Décision

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Jain-Fecteau c. Comité des requêtes du Barreau du Québec

2025 QCTP 24

TRIBUNAL DES PROFESSIONS

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

 

 :

200-07-000299-249

 

 

 

DATE :

 Le 6 mai 2025

______________________________________________________________________

 

CORAM :

LES HONORABLES

ÉRICK VANCHESTEIN, J.C.Q.

SUZANNE COSTOM, J.C.Q.

MÉLANIE DUGRÉ, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

VANESSA-MAYURA JAIN-FECTEAU

APPELANTE

c.

COMITÉ DES REQUÊTES DU BARREAU DU QUÉBEC

INTIMÉ

et

SARAH THIBODEAU, en qualité de secrétaire du Comité des requêtes du Barreau du Québec

MISE EN CAUSE

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

En vertu de l’article 173 du Code des professions[1], le Tribunal interdit la divulgation et la publication ou la diffusion de renseignements ou de documents relativement à la condition médicale de l’appelante, ceci pour assurer le respect de sa vie privée et de sa réputation.

  1.                 Le 24 mai 2023, Vanessa-Mayura Jain-Fecteau (l’appelante) dépose une demande d’admission à l’École du Barreau du Québec (l’École) pour l’année scolaire 2023-2024[2].
  2.                 Il s’agit de la troisième demande d’admission de l’appelante, qui a échoué aux examens de l’École pour l’année scolaire 2012-2013, et qui s’est désistée de son inscription pour les années scolaires 2011-2012 et 2013-2014.
  3.                 Le 2 août 2023, le Comité d’accès à la profession (le CAP) transmet à l’appelante l’avis de convocation en vertu de l’article 45 de la Loi sur le Barreau[3] (l’article 45), qui précise les motifs de la convocation, soit la conduite, la compétence, les connaissances et qualités requises en vue de l’admission de l’appelante à l’École[4].
  4.                 Le 15 août 2023, l’audition de l’appelante devant le CAP est tenue[5].
  5.                 Le 11 octobre 2023, le CAP déclare l’appelante inadmissible à la formation professionnelle de l’École pour l’année scolaire 2023-2024[6].
  6.                 Rappelant que l’admissibilité à la profession est un privilège et non un droit[7], le CAP conclut, après avoir entendu le témoignage de l’appelante et d’une de ses amies, que l’appelante s’est éloignée du droit et ne semble pas avoir mis à jour ses connaissances juridiques depuis 10 ans.
  7.                 Le CAP estime également que le diplôme d’études supérieures spécialisées en éthique appliquée obtenu par l’appelante ne porte pas sur les sujets abordés à l’École[8].
  8.                 De plus, les emplois occupés par l’appelante dans le domaine du droit ne convainquent pas le CAP qu’elle a suffisamment consolidé ses connaissances en lien avec les matières enseignées à l’École[9].
  9.                 Le 23 octobre 2023, l’appelante dépose un avis d’appel de la décision du CAP auprès du Comité des requêtes du Barreau du Québec (l’intimé)[10].
  10.            Le 30 avril 2024, l’intimé rejette l’appel de l’appelante, maintenant la décision rendue par le CAP[11]. Un membre dissident de l’intimé aurait toutefois accueilli l’appel, infirmé la décision du CAP et déclaré l’appelante admissible à la formation professionnelle.
  11.            Selon l’opinion majoritaire de l’intimé, la décision du CAP est fondée sur l’éloignement du droit et des notions juridiques de l’appelante. Le diplôme spécialisé et les emplois occupés dans le domaine du droit n’ont pas convaincu le CAP que l’appelante a suffisamment consolidé ses connaissances en lien avec les matières enseignées à l’École[12].
  12.            De plus, les questions délicates posées par le CAP sur la condition médicale de l’appelante étaient pertinentes dans la mesure où l’appelante a elle-même mis de l’avant sa condition médicale pour expliquer ses échecs académiques[13].
  13.            En outre, le CAP était justifié de s’inquiéter que l’appelante ne se consacre pas à temps plein à ses études, compte tenu de ses échecs passés et du fait que son baccalauréat date de 10 ans[14].
  14.            Enfin, le fait que le CAP ait laissé la porte ouverte à la possibilité pour l’appelante de soumettre une nouvelle demande lorsqu’elle pourra démontrer qu’elle possède les connaissances requises permet de conclure que la décision de déclarer l’appelante inadmissible ne découlait pas de ses problèmes de santé mentale[15];
  15.            Selon l’opinion dissidente de l’intimé, le CAP a imposé à l’appelante un fardeau de preuve plus élevé que la prépondérance des probabilités[16] et a exigé que l’appelante prouve qu’elle avait les meilleures chances de succès possibles à l’École[17].
  16.            Dans le contexte du présent appel, l’appelante soutient que l’intimé a erré en n’infirmant pas la décision du CAP et elle se pourvoit contre sa décision. Plus particulièrement, l’appelante allègue que le CAP lui a imposé un fardeau de preuve plus lourd que celui de la prépondérance des probabilités, a erré dans son interprétation et son application de l’article 45, a violé les garanties procédurales et a contrevenu aux dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne[18] (la Charte) en faisant preuve de discrimination à son égard.
  17.            L’appelante demande au Tribunal d’infirmer la décision de l’intimé et de la déclarer admissible à la formation professionnelle de l’École aux termes de l’article 45[19].

QUESTIONS EN LITIGE

  1.            a) L’intimé a-t-il commis une erreur de droit en n’identifiant pas de
     contravention par le CAP aux garanties procédurales?
  1.      L’intimé a-t-il commis une erreur de droit à l’égard du fardeau de preuve imposé par le CAP à l’appelante aux termes de l’article 45?
  2.      L’intimé a-t-il commis une erreur manifeste et déterminante quant à l’application de l’article 45?
  3.     L’intimé a-t-il commis une erreur de droit en concluant que le CAP n’a pas contrevenu aux droits et libertés fondamentaux de l’appelante et que cette dernière n’a pas subi de discrimination?
  1.            Pour les motifs qui suivent, le Tribunal conclut qu’en maintenant la décision du CAP, l’intimé n’a commis aucune erreur de droit ni d’erreur manifeste et déterminante qui justifierait son intervention.

ANALYSE ET DÉCISION

  1.            Les normes d’intervention ne sont pas contestées et le Tribunal détermine que la norme applicable est celle de la décision correcte[20] pour les questions de droit a), b) et d). Quant à la question c), la norme d’intervention est celle de l’erreur manifeste et déterminante[21], puisque l’enjeu consiste à établir si la décision du CAP se justifie au regard des faits mis en preuve et du droit applicable.
  1.      L’intimé a-t-il commis une erreur de droit en n’identifiant pas de contravention par le CAP aux garanties procédurales?
  1.            Pour les motifs qui suivent, le Tribunal conclut que l’intimé n’a commis aucune erreur en n’identifiant pas de contravention par le CAP aux garanties procédurales.
  2.            L’appelante allègue que le CAP a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable, qu’il a outrepassé son pouvoir d’enquête et qu’il a fait preuve de préjugés défavorables[22].
  3.            La jurisprudence établit que le CAP n’a pas à suivre une procédure contradictoire et n’est pas lié par la preuve présentée par le candidat[23]. La protection du public encadre la décision du CAP sur le fond et la justice naturelle (l’obligation de jouer franc-jeu) encadre la procédure du CAP[24].
  4.            Le Tribunal estime que le CAP n’a pas contrevenu à son obligation de jouer francjeu. Voici pourquoi.
  5.            D’entrée de jeu, l’appelante a été dûment informée du motif de la convocation, de la documentation soumise, de la possibilité d’être représentée par avocat et du fait que la crédibilité de son témoin pouvait être affectée, puisqu’elle avait assermenté l’appelante[25]. De même, l’appelante a pu faire entendre son témoin et témoigner sur l’ensemble des critères soulevés par l’avis de convocation[26].
  6.            Par ailleurs, contrairement à ce qu’allègue l’appelante, le CAP n’a pas abusé de son pouvoir de questionnement, puisque les questions posées à l’appelante s’inscrivaient dans le cadre des pouvoirs qui lui sont dévolus par la loi dans le contexte du processus inquisitoire prévu à l’article 45.
  7.            Le Tribunal rejette également l’argument de l’appelante selon lequel le CAP aurait abusé de ses pouvoirs d’enquête en l’interrogeant sur certains enjeux, tels que son diagnostic médical, sa médication et sa situation financière, malgré le dépôt de preuve documentaire à cet égard.
  8.            En effet, le dépôt de preuve documentaire n’empêche pas la preuve testimoniale, particulièrement dans le contexte où le fardeau de la preuve incombait à l’appelante.
  9.            De plus, puisque l’appelante a elle-même invoqué ses problèmes de santé mentale pour expliquer ses échecs académiques, elle ne peut reprocher au CAP d’avoir cherché à obtenir des précisions à ce sujet[27].
  10.            Enfin, l’appelante allègue que le CAP a entretenu des préjugés défavorables à son égard, ayant mené à une violation de son droit à une audition impartiale par un tribunal indépendant qui ne soit pas préjugé en vertu de l’article 23[28] de la Charte[29].
  11.            À titre de décideur administratif, le CAP a l’obligation d’agir équitablement[30]. Toutefois, le Tribunal n’identifie pas de contravention à cette obligation.
  12.            Par ailleurs, le CAP n’est pas une cour de justice et les exigences d'indépendance et d'impartialité institutionnelles qui lui sont applicables, lesquelles sont issues de la justice naturelle, varient selon la volonté du législateur et le contexte[31].
  13.            En l’espèce, le CAP, un comité d’enquête formé par le Conseil d’administration du Barreau, exerce une fonction administrative et n’est astreint à aucune règle de procédure et de preuve spécifique, outre l’obligation de jouer franc-jeu[32].
  14.            En conséquence, et contrairement au Conseil de discipline, le CAP n’est pas assujetti à l’article 23 de la Charte[33].
  15.            Quoi qu’il en soit, le Tribunal estime que les notes sténographiques de l’audience démontrent que les questions des membres du CAP sont demeurées ouvertes, respectueuses et exemptes d’inférences négatives, tout en s’inscrivant dans le cadre de l’exercice par le CAP de son pouvoir d’enquête.
  1.     L’intimé a-t-il commis une erreur de droit à l’égard du fardeau de preuve imposé par le CAP à l’appelante aux termes de l’article 45?
  1.            Le Tribunal répond négativement à cette question. Voici pourquoi.
  2.            Le fardeau qui incombait à l’appelante aux termes de l’article 45 est celui de la prépondérance des probabilités, selon laquelle les faits devant être prouvés doivent dépasser le seuil de la possibilité et s’avérer probables[34].
  3.            De plus, la prépondérance des probabilités présuppose un examen attentif et minutieux de tous les éléments de preuve pertinents qui permettent de conclure dans un sens ou dans l’autre[35].
  4.            Selon l’appelante, le fardeau de preuve imposé par le CAP et entériné par l’intimé s’approcherait plutôt de la certitude absolue[36].
  5.            L’intimé souligne que l’appelante n’a pas formulé cet argument lors de l’audience en appel de la décision du CAP[37].
  6.            En effet, il appert que cet argument s’inspire de l’opinion dissidente d’un membre de l’intimé.
  7.            Selon cette opinion, le fardeau imposé à l’appelante s’approche de la certitude absolue[38], puisque l’appelante a offert une preuve convaincante sur les raisons de son échec à l’École, la stabilisation de son état de santé mentale, l’appui de son employeur pour qui elle accomplit des tâches de nature juridique, et la réussite d’un certificat d’études supérieures pendant qu’elle occupait son emploi[39].
  8.            Le membre dissident ajoute que l’appelante n’avait pas à prouver qu’elle avait les meilleures chances de succès possibles à l’École[40].
  9.            Le Tribunal est en désaccord avec la position de l’appelante.
  10.            D’abord, l’examen de la décision de l’intimé révèle que le CAP énonce clairement le fardeau qui appartient à l’appelante[41].
  11.            Ensuite, le CAP considère les expériences professionnelles de l’appelante en lien avec le droit, mais il conclut que l’appelante ne l’a pas convaincu qu’elles lui ont permis de suffisamment consolider ses connaissances en lien avec les matières enseignées[42].
  12.            L’appelante ne démontre pas non plus, selon la prépondérance des probabilités, que le diplôme spécialisé en éthique appliquée qu’elle a complété a un lien avec les divers sujets couverts par l’École, notamment le droit de la famille, les sûretés et le droit criminel, alors que les connaissances de l’appelante dans ces domaines datent de plus de 10 ans[43].
  13.            En outre, le CAP n’est pas convaincu que les démarches de révision entreprises par l’appelante sont suffisantes et il estime qu’une meilleure consolidation de ses connaissances est nécessaire[44].
  14.            Par ailleurs, l’intimé détermine correctement que le CAP n’a pas imposé à l’appelante le fardeau de prouver qu’elle avait les meilleures chances de succès possibles à l’École[45].
  15.            En effet, le CAP doit s’enquérir si, au moment de la demande d’inscription à la formation professionnelle, l’appelante possède les connaissances pour exercer la profession[46].
  16.            Le CAP n’est pas convaincu par la preuve offerte à cet égard par l’appelante, compte tenu notamment que sa formation universitaire en droit date de plus de 10 ans.
  17.            Le CAP estime également que le contexte dans lequel se déroulerait l’année scolaire, notamment en ce qui a trait à la conciliation avec un emploi, augmenterait le coefficient de difficulté pour l’appelante[47].
  18.            Prise isolément, cette affirmation peut suggérer que le CAP va trop loin en exigeant de l’appelante qu’elle prouve qu’elle a les meilleures chances de succès à l’École.
  19.            Le Tribunal ne retient toutefois pas cet argument.
  20.            Bien que la notion de chances de succès à l’École ne soit pas incluse à l’article 45, il n’en demeure pas moins qu’elle est intrinsèquement liée aux connaissances. Ainsi, le CAP, jouissant d’un large pouvoir d’appréciation[48], doit évaluer les chances réalistes de succès du candidat dans le contexte de l’analyse globale du critère des connaissances énoncé à l’article 45.
  21.            Rappelons également que la réussite à l’École demeure une condition pour devenir membre du Barreau.
  22.            De plus, les propos du CAP s’inscrivent dans le contexte où il ne s’agissait pas de la première demande d’admission de l’appelante, les précédentes ayant mené à un échec aux examens et à deux désistements.
  23.            Énonçant sa décision de refuser la demande, le CAP salue les efforts de l’appelante, tout en soulignant les enjeux susceptibles d’interférer avec un parcours scolaire à l’École.
  24.            Ces propos, quoique maladroits, ne peuvent à eux seuls constituer un renversement du fardeau de preuve et permettre de conclure que le CAP a imposé à l’appelante un fardeau plus lourd que celui de la prépondérance des probabilités.
  1.      L’intimé a-t-il commis une erreur manifeste et déterminante quant à l’application de l’article 45?
  1.            Le Tribunal estime que l’appelante n’a soumis aucun argument quant à une interprétation erronée de l’article 45. Seule la décision de l’intimé quant à l’application par le CAP de l’article 45 est remise en cause par l’appelante, d’où la présente question en litige, à laquelle le Tribunal répond négativement pour les motifs qui suivent.
  2.            Le CAP est un comité d’enquête formé par le Conseil d’administration du Barreau dont le mandat est de s’enquérir si le candidat possède les mœurs, la conduite, la compétence, les connaissances et les qualités requises pour exercer la profession et se prononcer sur son admissibilité[49].
  3.            L’affaire Garber[50] établit que le CAP n’est astreint à aucune règle de procédure et de preuve spécifique durant son enquête. De plus, il incombe au candidat de prouver qu’il satisfait les exigences requises pour l’admissibilité à la formation professionnelle :

Le Comité de fait n'était soumis à aucune règle en matière de fardeau de preuve. Il lui appartenait simplement d’apprécier la compétence du requérant et de le faire "en jouant franc jeu". C'est ce qu'il a fait. Il n'était nullement déraisonnable de considérer qu'il appartenait au requérant de satisfaire le Comité de sa compétence puisqu'une conclusion positive du Comité à ce sujet était une condition de son droit de reprendre l'exercice de sa profession […] Une certaine preuve a été faite touchant sa compétence mais celle-ci n'a pas satisfait le Comité administratif ni les intimés.

La fonction du Comité administratif en l'espèce était de protéger le public tout en respectant vis-à-vis le requérant les règles de la justice naturelle. Il appartenait au Comité de se satisfaire quant à la compétence du requérant. Comme celui-ci recherchait un avantage particulier, il était raisonnable qu'on lui impose le fardeau de satisfaire le Comité de sa compétence. La jurisprudence tant du Tribunal des professions qui est le tribunal d'appel compétent en la matière que les tribunaux de droit commun reconnaissent cette façon de procéder.

  1.            Les décisions du CAP en matière d’admission et de réinscription résultent d’un exercice de jugement dans le contexte d’un processus de qualification. Ces décisions sont rendues par les pairs qui disposent à cette fin d’un large pouvoir d’appréciation[51].
  2.            L’appelante soutient que dans son application de l’article 45, le CAP n’a pas mis à l’avant-plan le principe de la protection du public. Elle ajoute que si le CAP, malgré une attestation médicale de juillet 2013 confirmant son aptitude à la profession d’avocat[52], estimait que sa condition psychique était incompatible avec l’exercice de la profession, il aurait dû ordonner un examen médical aux termes de l’article 48 C.prof.
  3.            L’intimé rétorque que le CAP n’a jamais mis en doute la capacité mentale de l’appelante et qu’en conséquence, il n’y avait pas lieu d’ordonner un examen médical.
  4.            En fait, l’intimé insiste que la décision du CAP s’est prise exclusivement sur le critère des connaissances prévu à l’article 45, puisque l’appelante n’a pas démontré que, de façon contemporaine à sa demande[53], elle possédait les connaissances pour être admise à l’École.
  5.            Dès lors, puisqu’il ne s’agissait pas de la première demande d’admission de l’appelante, les questions relatives aux ressources financières et à la gestion du stress visaient à vérifier si l’appelante avait élaboré un plan en vue d’acquérir les connaissances nécessaires.
  6.            S’il est vrai que le CAP a posé plusieurs questions à l’appelante sur son historique médical et peu sur son parcours professionnel, le Tribunal ne peut conclure qu’il s’agit là d’une erreur manifeste et déterminante dans l’application de l’article 45.
  7.            Le Tribunal est plutôt d’avis que dans le cadre de son enquête, le CAP a identifié des failles importantes dans les connaissances de l’appelante, par ailleurs considérées comme obsolètes[54], lesquelles constituaient un obstacle à une admission à l’École.
  8.            Une fois son constat posé à ce sujet, il aurait été vain pour le CAP de multiplier les questions sur le parcours professionnel de l’appelante.
  9.            Quant aux questions posées à l’appelante sur son état de santé, la jurisprudence[55] confirme que le CAP peut s’enquérir d’éléments liés à la prise en charge par les candidats de leur condition de santé afin de se prononcer sur leur admissibilité[56].
  10.            De plus, l’appelante a elle-même évoqué ses problèmes de santé mentale dans son exposé soumis au CAP pour expliquer ses deux désistements à l’École et son échec aux examens en 2012-2013[57].
  11.            Dans ces circonstances, l’ensemble des questions posées par le CAP à l’appelante, notamment celles relatives à son état de santé, ne révèlent aucune erreur manifeste et déterminante quant à l’application de l’article 45.
  1.     L’intimé a-t-il commis une erreur de droit en concluant que le CAP n’a pas contrevenu aux droits et libertés fondamentaux de l’appelante et que cette dernière n’a pas subi de discrimination?
  1.            L’appelante allègue avoir subi une atteinte à son droit à la dignité[58].
  2.            Le Tribunal est en désaccord.
  3.            Tel que mentionné précédemment, les notes sténographiques de l’audience démontrent que les questions des membres du CAP sont demeurées ouvertes et respectueuses, tout en s’inscrivant dans le cadre de l’exercice par le CAP de son pouvoir d’enquête.
  4.            Ainsi, la conduite du CAP ne révèle pas le degré de gravité élevé constituant une négation de la valeur de l’appelante en tant qu’être humain, lequel est requis pour constituer une violation du droit à la sauvegarde de la dignité[59].
  5.            L’appelante soutient également que le CAP aurait porté atteinte à son droit à la vie privée aux termes de l’article 5 de la Charte et des articles 3 et 35 du Code civil du Québec (C.c.Q.)[60] en posant des questions intrusives sur son état de santé[61].
  6.            Le Tribunal rejette cet argument, puisque la loi prévoit qu’une personne peut renoncer à son droit à la vie privée[62].
  7.            En l’espèce, non seulement le fait de soumettre une demande d’admission à l’École implique, en soi, une renonciation au droit à la vie privée, mais l’appelante a ellemême invoqué son état de santé dans le cadre de sa demande d’admission. Ce faisant, elle a renoncé à son droit au respect de la vie privée et ne peut légitimement alléguer une violation.
  8.            En outre, l’appelante allègue une violation de son droit de ne pas subir de discrimination dans la formation professionnelle en vertu de l’article 16 de la Charte[63].
  9.            Or, la Cour suprême a déterminé que l’article 16 de la Charte est circonscrit en matière d’emploi et ne s’applique pas dans un contexte d’admission à un ordre professionnel où seuls les articles 10[64] et 17[65] de la Charte sont applicables[66].
  10.            L’appelante soumet néanmoins que l’article 18.1 de la Charte devrait s’appliquer. Cette disposition prévoit que nul ne peut, dans un formulaire de demande d’emploi ou lors d’une entrevue relative à un emploi, requérir d’une personne des renseignements sur les motifs visés dans l’article 10 de la Charte.
  11.            Au soutien de son argument, l’appelante invoque la décision rendue dans l’affaire École nationale de police du Québec c. Robert[67] où la Cour d’appel a confirmé l’application de l’article 18.2[68] de la Charte à un candidat ayant soumis une demande d’admission à l’École nationale de police.
  12.            Dans cette affaire, l’étudiant avait été refusé à l’École nationale de police au motif qu’il avait, dans le passé, été reconnu coupable d’actes criminels pour lesquels il avait toutefois obtenu une réhabilitation. La Cour d’appel a conclu que l’étudiant bénéficiait de la protection de l’article 18.2 de la Charte.
  13.            L’appelante allègue que sa situation à titre de candidate à l’École s’apparente à celle de l’étudiant à l’École nationale de police et qu’en conséquence, elle devrait bénéficier des mêmes protections.
  14.            De l’avis du Tribunal, les nuances apportées par la Cour d’appel entraînent le rejet de l’argument de l’appelante.
  15.            En effet, la Cour d’appel s’exprime ainsi :

[23] Dès lors, si l'École a l'exclusivité de la formation policière, que l'accessibilité à un corps de police est assujettie à l’acquisition du diplôme conféré par l'École et qu'enfin, les conditions de l'accessibilité à l'École sont soumises aux mêmes règles minimales que celles applicables en vue de l’emploi, il s'ensuit un lien explicite, continu et nécessaire entre l'embauche et l'accès à la formation. La conséquence logique de cette situation, créée par la loi, est l'obligation d'interpréter les exigences d'entrée à l'École de la même manière que celles de l'emploi dans un corps de police. […]

 [Soulignements et caractères gras ajoutés]

  1.            Et plus loin :

[24] Il ne s'agit pas ici de contourner l'article 18.2 de la Charte conçu pour s'appliquer dans le cadre de l'emploi, mais de reconnaître que la loi a créé pour les policiers un régime si intégré qu'il faille considérer l'admission à l'École comme une forme de préembauche. […]

 [Soulignements ajoutés]

  1.            En d’autres mots, toute embauche comme policier au Québec est conditionnelle à l’obtention d’un diplôme à l’École nationale de police. Le passage dans cette institution est donc une étape préliminaire à l’emploi.
  2.            Quant à l’appelante, si son accession au Barreau est conditionnelle à un passage réussi à l’École, le fait de devenir membre du Barreau ne mène pas nécessairement à l’obtention d’un emploi comme avocate.
  3.            Il s’ensuit que l’École est une étape préliminaire à l’accession à un ordre professionnel et non à l’obtention d’un emploi. En conséquence, l’article 18.1 de la Charte ne trouve pas application et la protection offerte à l’appelante est plutôt celle prévue à l’article 17 de cette loi.
  4.            Toutefois, le Tribunal ne retient pas l’argument de l’appelante selon lequel dans le cadre du processus d’admission à l’École, elle a subi de la discrimination, soit une distinction ou une exclusion, sur la base de la condition sociale, en raison des questions posées par le CAP relativement à sa situation financière et à ses économies[69].
  5.            En effet, la notion de condition sociale fait référence au rang et à la place qu'occupe une personne dans la société. Dans le contexte plus pointu d'une allégation de discrimination, cette notion a été appliquée à des personnes démunies ou vulnérables qui subissent leur condition sociale plutôt que d'en jouir. Elle résulte le plus souvent d'une situation dont la personne ne peut pas s'affranchir facilement et qui n'est pas la conséquence d'un choix délibéré[70].
  6.            La situation financière et les économies d’une personne ne s’inscrivent donc pas dans la définition et la portée de la notion de condition sociale.
  7.            Enfin, l’appelante soumet un argument semblable quant au handicap, alléguant avoir subi de la discrimination sur la base du handicap en lien avec les questions posées sur sa condition médicale[71].
  8.            Le Tribunal rejette également cet argument.
  9.            D’abord, toute question en lien avec une condition médicale d’une personne ne revêt pas automatiquement un caractère discriminatoire.
  10.            En l’espèce, les questions posées par le CAP sur la condition médicale de l’appelante étaient conformes aux pouvoirs qui lui sont dévolus[72], sans compter que l’appelante avait elle-même fait état de ses problèmes de santé.
  11.        Surtout, les questions reprochées par l’appelante n’ont pas mené à son exclusion, puisque la décision du CAP est basée sur l’insuffisance de ses connaissances et non sur sa condition médicale.
  12.        Le Tribunal conclut donc que l’intimé n’a pas commis d’erreur en déterminant que le CAP n’a pas contrevenu aux droits et libertés fondamentaux de l’appelante et que cette dernière n’a pas subi de discrimination.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

  1.        REJETTE l’appel;
  2.        CONDAMNE l’appelante aux déboursés.

 

 

 

 

__________________________________

ÉRICK VANCHESTEIN, J.C.Q.

 

 

__________________________________

SUZANNE COSTOM, J.C.Q.

 

 

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MÉLANIE DUGRÉ, J.C.Q.

 

 

 

Mme Vanessa-Mayura Jain-Fecteau

Appelante agissant personnellement

 

Me Sylvie Champagne

Barreau du Québec

Pour l'intimé

 

Me Sarah Thibodeau

Secrétaire du Comité des requêtes du Barreau du Québec

Mise en cause

 

Date d'audience :

 

Dossier 00270803

 

 

Dossier 00273929

26 février 2025

 

Décision du Comité d’accès à la profession (CAP) rendue le 11 octobre 2023

 

Décision du Comité des requêtes rendue le 30 avril 2024

 

 


[1]  RLRQ, c. C-26 (C.prof.).

[2]  Dossier conjoint (D.C.), vol. 1, p. 170-175.

[3]  RLRQ, c. B-1.

[4]  D.C., vol. 1, p. 166-168.

[5]  Id., p. 66-83.

[6]  Id., p. 58-65.

[7]  Décision du Comité d’accès à la profession, D.C., vol. 1, p. 62, par. 31.

[8]  Id., p. 63, par. 38.

[9]  Id., p. 63, par. 39.

[10]  D.C., vol. 1, p. 2-56.

[11]  Décision du Comité des requêtes, D.C., vol. 18, p. 3404-3420.

[12]  Id., p. 3413, par. 34.

[13]  Id., p. 3412, par. 25.

[14]  Id., p. 3413, par. 27-29.

[15]  Id., p. 3415, par. 48 et 49.

[16]  Id., p. 3417, par. 56.

[17]  Id., p. 3420, par. 76.

[18]  RLRQ, c C-12.

[19]  À l’origine, l’appelante demandait également au Tribunal de condamner l’intimé à lui accorder une exemption à l’égard des frais d’admission et de scolarité de l’École, et que l’intimé crée un fond spécifique permanent de bourses scolaires pour les personnes en situation de handicap. L’appelante s’est désistée de ces demandes pécuniaires lors de l’audience.

[20]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 37.

[21] Hydro-Québec c. Matta, 2020 CSC 37, par. 33.

[22]  Mémoire de l’appelante (M.A.), p. 5-7.

[23]  Barreau du Québec c. Tribunal des professions, 2001 CanLII 17930 (QC CA), par. 60.

[24]  Garber c. Filion, J.E. 87-220 (C.S.), p. 12 et 13, confirmée en appel : 1996 CanLII 6007 (QC CA).

[25]  D.C., vol. 1, p. 89-95.

[26]  Id., p. 99-160.

[27]  Décision du Comité des requêtes, préc., note 13.

[28]  23.  Toute personne a droit, en pleine égalité, à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant et qui ne soit pas préjugé, qu’il s’agisse de la détermination de ses droits et obligations ou du bien-fondé de toute accusation portée contre elle.

Le tribunal peut toutefois ordonner le huis clos dans l’intérêt de la morale ou de l’ordre public.

[29]  M.A., p. 17, par. 60.

[30]  Baker c. Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 23.

[31]  Association des juges administratifs de la Commission des lésions professionnelles c. Québec (Procureur général), 2013 QCCA 1690, par. 25.

[32]  Garber c. Filion, préc., note 24, p. 14 et 15.

[33]  Petit c. Gagnon, 2023 QCCA 680, par. 64; Petit c. Gagnon, 2021 QCCS 5073, par. 66 et 67.

[34]  Vaillancourt c. Avocats (Ordre professionnel des), 2012 QCTP 126, par. 63.

[35]  Id., par. 65.

[36]  M.A., p. 3, par. 14.

[37]  Mémoire de l’intimé (M.I.), p.11, note de bas de page no 35.

[38]  Décision du Comité des requêtes, préc., note 11, p. 3418, par. 63.

[39]  Id., p. 3418 et 3419, par. 66-71.

[40]  Id., p. 3420, par. 76.

[41]  Décision du Comité d’accès à la profession, préc., note 7, p. 62, par. 32.

[42]  Id., p. 63, par. 39.

[43]  Id., par. 38.

[44]  Id., par. 40.

[45]  M.A., p. 13, par. 46.

[46]  M.I., p. 12, par. 55.

[47]  Décision du Comité d’accès à la profession, préc., note 7, p. 64, par. 46.

[48]  Barreau du Québec c. Tribunal des professions, 2001 CanLII 17930 (QC CA), par. 59 à 61.

[49]  Article 45 de la Loi sur le Barreau, préc., note 3.

[50]  Garber c. Filion, préc., note 24, p. 14 et 15.

[51]  Barreau du Québec c. Tribunal des professions, préc., note 23, par. 59 à 61.

[52]  D.C., vol. 2, p. 222.

[53]  Parizeau c. Avocats (Ordre professionnel des), 2008 QCTP 215, par. 75.

[54]  Décision du Comité d’accès à la profession, préc., note 7, p. 64, par. 46.

[55]  Lemieux c. Avocats (Ordre professionnel des), 1999 QCTP 092.

[56]  Id.

[57]  D.C., vol. 1, p. 51 et suiv.

[58]  M.A., p. 22 et 23, et p. 26 et 27.

[59]  Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, par. 57 et 58.

[60]  RLRQ, c. CCQ-1991.

[61]  M.A., p. 7, p. 22, et p. 23 et 26.

[62]  Art. 35 C.c.Q.

[63]  16.  Nul ne peut exercer de discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi.

[64]  10.  Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

[65]  17.  Nul ne peut exercer de discrimination dans l’admission, la jouissance d’avantages, la suspension ou l’expulsion d’une personne d’une association d’employeurs ou de salariés ou de tout ordre professionnel ou association de personnes exerçant une même occupation.

[66]  Forget c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 90, par. 9.

[67]  2009 QCCA 1557.

[68]  18.2.  Nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi une personne du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle, si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si cette personne en a obtenu le pardon.

[69]  M.A., p. 7, p. 13 et p. 21.

[70]  Ordre des comptables généraux licenciés du Québec c. Québec (Procureur général), [2004] R.J.Q. 1164, CanLII 20542 (QCCA), par. 69.

[71]  M.A., p. 7, par. 30.

[72]  Lemieux c. Avocats (Ordre professionnel des), préc., note 55.

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