Filiatrault et Ministère de la Sécurité publique | 2022 QCCFP 19 | ||
COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE | |||
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CANADA | |||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||
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DOSSIER No : | 2000011 | ||
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DATE : | 16 novembre 2022 | ||
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DEVANT LA JUGE ADMINISTRATIVE : | Nour Salah | ||
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MARC FILIATRAULT | |||
Partie demanderesse | |||
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MINISTÈRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE | |||
Partie défenderesse | |||
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DÉCISION SUR UNE DEMANDE D’ORDONNANCE DE SAUVEGARDE
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(Articles | |||
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[1] Le 26 septembre 2022, M. Marc Filiatrault, chef d’unité, cadre classe 7, à l’établissement de détention de Montréal, dépose un appel à la Commission de la fonction publique (Commission) en vertu de l’article
[2] M. Filiatrault conteste la décision administrative imposée le 9 septembre 2022 par son employeur, le ministère de la Sécurité publique (ministère), qui l’oblige à fournir systématiquement des certificats médicaux pour ses prochains congés de maladie, et ce, pour une période de six mois.
[3] Cette mesure est prise en raison du taux d’absentéisme de M. Filiatrault qui se serait absenté 25 jours en une année sans justification médicale, indique le ministère. Il considère que ses absences affectent les activités de son unité administrative.
[4] La première journée d’audience est prévue le 11 janvier 2023 devant la Commission.
[5] Le 9 octobre 2022, M. Filiatrault présente une demande d’ordonnance de sauvegarde. Il souhaite que la Commission suspende l'application de la mesure administrative qui lui a été imposée jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue sur le fond du litige.
[6] Étant donné la nature de la demande, la Commission décide de rendre une décision sur dossier et demande aux parties de produire leurs argumentations respectives par écrit.
[7] Le ministère s’oppose à la demande d’ordonnance et plaide qu’elle ne respecte pas les critères jurisprudentiels nécessaires à son émission, soit l’urgence, l'apparence de droit, le préjudice sérieux et la balance des inconvénients.
[8] La Commission doit donc répondre à la question en litige qui suit :
[9] Après lecture des argumentations présentées par les parties, la Commission conclut par la négative et rejette donc la demande d’ordonnance présentée par M. Filiatrault.
[10] La Commission s’est déjà prononcée[1] à de nombreuses reprises sur la nature urgente et exceptionnelle d’une ordonnance de sauvegarde. Avant d’émettre une telle ordonnance, la prudence est de mise comme le rappelle l’arbitre dans l’affaire Institut national de la recherche scientifique[2] :
De toutes les considérations qui précèdent il importe de se rappeler que l'ordonnance de sauvegarde, comme l'injonction d'ailleurs, constitue une mesure d'exception dont il faut en conséquence faire usage avec prudence, discernement et circonspection. Cette réserve qui apparaît nécessaire pour mieux distinguer entre ce qui pourrait être « souverainement désagréable à une partie » et ce qui lui serait carrément inacceptable se justifie encore plus en matière de relations de travail. Il en est ainsi principalement parce qu'à discuter de sauvegarde de droits on se retrouve très souvent à une grande proximité du fond, parce que l'arbitre qui doit disposer de la question interlocutoire est aussi celui qui est appelé à décider du mérite du litige, contrairement à ce qui se passe dans le cas d'une injonction, et parce que les parties sont destinées à poursuivre leur vie commune au lendemain d'une décision sur une requête en ordonnance de sauvegarde tout comme au lendemain de la sentence arbitrale au fond.
[Soulignement de la Commission]
[11] Pour que la Commission accueille une telle demande, M. Filiatrault doit prouver selon la prépondérance des probabilités les éléments suivants : l’urgence, l'apparence de droit ou une question sérieuse à juger ainsi que le préjudice sérieux ou irréparable. Il doit aussi démontrer que le critère de la balance des inconvénients est respecté. L’arrêt RJR[3] traite de ces conditions :
[…] existe-t-il une question sérieuse à juger, la personne sollicitant l’injonction subirait-elle un préjudice irréparable si cette mesure n’était pas accordée et la prépondérance des inconvénients favorise-t-elle l’octroi ou le refus de l’injonction interlocutoire? Il s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte.
[12] Or, dans le présent litige, le contexte n’est pas favorable à M. Filiatrault pour se voir accorder une ordonnance de sauvegarde. Ainsi, la position que doit adopter la Commission lui est dictée par la prudence.
L’urgence
[13] Le premier critère sur lequel se penche la Commission est celui de l’urgence, c’est‑à-dire que la situation nécessite une intervention urgente de la part du juge administratif afin de préserver les droits de la partie qui demande l’ordonnance.
[14] La décision Tremblay[4] définit ce qu’est l’urgence :
[32] […] la demande de sauvegarde est un outil « redoutable », « une mesure judiciaire, discrétionnaire, émise pour des fins conservatoires, dans une situation d’urgence, pour une durée limitée et au regard d’un dossier où la partie intimée n’a pu encore introduire tous ses moyens […] ».
[33] Plus loin, il rappelle que « obéissant aux mêmes critères que l’injonction provisoire, la partie requérante à une ordonnance de sauvegarde devra (notamment) remplir, pour son émission (…) l’urgence d’agir : le danger qu’elle vise à éviter doit être immédiat ou susceptible de survenir dans un avenir rapproché […].
[…]
[35] Même dans un contexte où les parties sont liées par un contrat synallagmatique la Cour d’appel souligne qu’une ordonnance de sauvegarde ne doit être émise que dans des cas urgents et exceptionnels […].
[Soulignements de la Commission]
[15] M. Filiatrault plaide qu’il est urgent d’agir puisque la mesure administrative a été imposée le 9 septembre 2022 et que la date d’audience pour que sa cause soit entendue par la Commission n’est prévue que le 11 janvier 2023. Plus de quatre mois se seront écoulés avant qu’il ne soit entendu.
[16] M. Filiatrault ajoute qu’en raison de l’écoulement du temps, même si la Commission annule la mesure administrative, cela ne pourra pas réparer les préjudices causés par la mesure administrative qui l’oblige à fournir un certificat médical pour chacune de ses absences durant six mois.
[17] Pour sa part, le ministère plaide que l’urgence est inexistante dans ce litige et cite la décision Global Tardif inc.[5] qui indique qu’une partie : « doit établir une situation urgente[6] » et que ces seuls cas doivent être considérés puisque l’objectif de l’ordonnance de sauvegarde est d’éviter « un mal évident, imminent et irréparable. ».
[18] Même si la Commission est sensible à la situation de M. Filiatrault, elle partage, cependant, la position du ministère. En effet, il est vrai que la demande d’ordonnance vise une situation hypothétique et non une situation existante ou qui surviendrait dans un avenir rapproché. Il est possible, certes, mais non certain que, durant les six mois suivant le 9 septembre 2022, M. Filiatrault soit malade et doive se déplacer pour obtenir un certificat médical pour justifier une ou des absences.
[19] Or, cette situation pourrait ne jamais survenir. Nul ne peut prévoir son état de santé pour les six prochains mois ni ses absences futures pour cause de maladie. Ainsi, la Commission voit mal le danger imminent que l’ordonnance de sauvegarde vise à éviter.
[20] De plus, il n’est pas interdit à M. Filiatrault de s’absenter du travail s’il est malade. Il doit uniquement obtenir un certificat médical pour justifier cette absence et le transmettre à son employeur.
[21] Ainsi, la Commission juge que M. Filiatrault ne remplit pas son fardeau de preuve pour ce critère.
L’apparence de droit
[22] La Commission doit s’assurer que le recours du demandeur n’est pas dénué de fondement, mais sans décider du fond du litige[7].
[23] Le ministère indique que les dispositions qu'il a utilisées sont claires et que ses actions sont basées directement sur l’article 115 de la Directive concernant l’ensemble des conditions de travail des cadres œuvrant en établissement de détention à titre d’agents de la paix à l'exclusion des directeurs des établissements de détention[8] (Directive) qui édicte au troisième alinéa que « [l]'employeur peut également en tout temps et à ses frais, exiger un certificat médical si le cadre est absent pour une durée inférieure à 4 jours. »
[24] Conséquemment, il est d'avis que M. Filiatrault ne démontre pas d’apparence de droit, car il demande à la Commission de suspendre une mesure qui se trouve dans ses propres conditions de travail.
[25] Or, M. Filiatrault indique que l'article
[46] Comme expliqué dans l’analyse de la coupure de traitement, l’article 2 du Règlement énonce qu’une décision prise en vertu de la Directive peut être contestée par un appel à la Commission prévu à l’article
[26] La Commission convient que le demandeur semble effectivement avoir une apparence de droit puisqu’il conteste la mesure administrative imposée par son employeur en vertu d’un recours qu’il peut effectivement exercer.
[27] Quant à savoir si le ministère avait le droit d'imposer cette mesure en fonction des conditions de travail applicables, c'est le litige qui est soumis à la Commission et qui fera l’objet de l’audition sur le fond.
Le préjudice sérieux ou irréparable
[28] Cependant, M. Filiatrault ne réussit pas à remplir son fardeau de preuve quant au préjudice sérieux ou irréparable. En effet, la Commission rappelle la définition du terme irréparable défini par la Cour suprême du Canada[10] :
Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise; le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale; ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsqu’une activité contestée n’est pas interdite.
[Soulignements de la Commission]
[29] Dans la décision Syndicat du transport de Montréal[11], l’arbitre indique que « [n]on seulement la partie requérante doit faire la preuve qu’elle subira un préjudice advenant que l’ordonnance ne soit pas rendue, mais elle doit, au surplus, démontrer que celui-ci est inacceptable, justifiant ainsi une intervention urgente et ne pouvant pas être réparé par le tribunal lorsqu’il tranchera le litige au fond. ».
[30] Cette décision illustre aussi que « [c]e préjudice ne doit pas être qu’appréhendé, la partie requérante doit faire la preuve d’un dommage réel et irréparable et non une preuve de dommages hypothétiques ou appréhendés. ».
[31] Finalement, le préjudice doit aussi dépasser les simples « inconvénients » et « désagréments »[12] :
[60] En effet, la preuve soumise par le Syndicat se compose principalement d’affidavits de certains membres témoignant des difficultés qu’ils rencontreraient si l’horaire 24 heures n’était pas maintenu. Ils témoignent de difficultés liées à leurs obligations familiales et aux changements générés par une modification d’horaire.
[61] Avec égard et sans remettre en cause le réel des difficultés soulevées par ces derniers, les faits relatés témoignent davantage d’inconvénients et de désagréments, aussi importants soient-ils, vécus par tout employé devant composer avec un changement d’horaire. Il n’y a pas une démonstration de préjudices « carrément inacceptables » justifiant une ordonnance exceptionnelle visant à empêcher la mise en œuvre d’une décision de l’Employeur jusqu’à la sentence sur le fond.
[32] En outre, le ministère souligne avec raison que l’ordonnance de sauvegarde est demandée en prévision d’absences qui ne se produiront peut-être jamais. Ainsi, le préjudice allégué n’existe pas encore et ne saurait justifier l’émission d’une ordonnance de sauvegarde.
[33] Il est vrai que se rendre aux urgences et y attendre de nombreuses heures au lieu de demeurer à la maison afin de se rétablir plus rapidement peut être perçu comme une perte de temps. Cela est, certes, désagréable pour une personne, mais sans être « carrément inacceptable » et ne peut absolument pas répondre à la définition du préjudice sérieux ou irréparable.
[34] De plus, un préjudice qui peut être compensé monétairement n’est habituellement pas considéré comme étant irréparable, sauf si la preuve démontre une impossibilité de recouvrement, ce qui n’est pas le cas dans la présente affaire.
[35] Même si la Commission comprend la crainte de M. Filiatrault qui estime que le simple écoulement du temps lui fera perdre son droit de contester la mesure administrative imposée, cela n’est pas tout à fait exact.
[36] Il sera toujours possible pour la Commission, après l’audience sur le fond, d’arriver à la conclusion que la mesure n’est pas indiquée. Elle pourrait l’annuler et ordonner au ministère, entre autres, de dédommager M. Filiatrault, le cas échéant, pour tous les frais encourus pour se déplacer et obtenir un certificat médical. Sans oublier qu’une décision de la Commission dissuaderait certainement le ministère d’administrer à nouveau, dans des circonstances similaires, une telle mesure à M. Filiatrault.
La balance des inconvénients
[37] La Commission estime que M. Filiatrault ne réussit pas à remplir son fardeau de preuve quant à la balance des inconvénients.
[38] La Commission rappelle que M. Filiatrault pourra continuer à s’absenter du travail en cas de maladie. La différence est qu’il doive dorénavant justifier une telle absence en soumettant un certificat médical. Certes, obtenir un billet médical peut sembler irritant pour lui, mais l’inconvénient semble plus lourd à porter pour le ministère si, tel qu’il le prétend dans sa thèse, il voit les activités de l’unité administrative du demandeur être affectées par ses absences. Rappelons que le travail de M. Filiatrault apparaît essentiel en tant que chef d’unité dans un établissement de détention.
[39] Conséquemment, M. Filiatrault respecte seulement le critère de l’apparence de droit, qui à lui seul ne suffit pas pour émettre une ordonnance de sauvegarde.
POUR CES MOTIFS, la Commission de la fonction publique :
REJETTE la demande d’ordonnance de sauvegarde présentée par M. Marc Filiatrault.
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| Original signé par :
__________________________________ Nour Salah |
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Me Martin Morin | |
Procureur de M. Marc Filiatrault Partie demanderesse | |
Me Anne-Marie Vézina | |
Procureure du ministère de la Sécurité publique Partie défenderesse |
Date de la prise en délibéré : 1er novembre 2022
[1] Boucher c. Secrétariat du Conseil du trésor,
[2] Syndicat des professeures et professeurs de l'Institut national de la recherche scientifique et Institut national de la recherche scientifique,
[3] RJR MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général),
[4] Tremblay c. Québec (Procureur général),
[5] Groupe manufacturier d'ascenseurs Global Tardif inc. c. Société de transport de Montréal, 2018
QCCS 5371.
[6] Préc., note 3,
[7] Marc-André LANDRY, « Injonction interlocutoire », dans JurisClasseur Québec, coll. « Droit civil », Procédure civile II, fasc. 14, Montréal, LexisNexis Canada, 2010, feuilles mobiles, à jour au 17 février 2012, point-clé 6 et par. 67.
[8] C.T. 170451 du 11 avril 1989 et ses modifications.
[9] Côté et Ministère de la Sécurité publique,
[10] Préc., note 3,
[11] Syndicat du transport de Montréal (employés des services d’entretien) et Société de transport de Montréal,
[12] Gatineau (Ville) c. Association des pompiers et pompières de Gatineau, 2021 CanLII 131555.
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