Fédération des médecins spécialistes du Québec c. Procureur général du Québec | 2025 QCCS 3854 |
COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT DE | MONTRÉAL |
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No : | 500-17-131782-248 |
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DATE : | 27 octobre 2025 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | LUC MORIN, J.C.S. |
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FÉDÉRATION DES MÉDECINS SPÉCIALISTES DU QUÉBEC |
Demanderesse |
c. |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
Défendeur |
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JUGEMENT
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- APERÇU
- La Fédération des médecins spécialistes du Québec (la « Fédération ») a intenté une demande d’injonction et en pourvoi judiciaire visant à : d’une part (i) contraindre le Gouvernement du Québec à négocier l’inclusion d’un mécanisme de règlement de différend dans le cadre de ses négociations collectives, et d’autre part (ii) contester la constitutionnalité des articles 14 et 15 de la Loi favorisant l’exercice de la médecine au sein du réseau public de la santé et des services sociaux [1], dispositions visant à assujettir le droit de pratique éventuel des étudiants et résidents en médecine à des engagements et clauses pénales afin de moduler leur lieu de pratique.
- Coup de théâtre, le hasard aura voulu que durant la pause matinale de l’audition, le Gouvernement du Québec introduise une loi spéciale visant à imposer de nouvelles conditions de travail aux médecins[2].
- Nous sommes manifestement aux confins du politique et du juridique et le contexte est fort chargé.
- Une lecture de la demande sert d’ailleurs de rappel que des générations de politiciens et de médecins ont tenté de résoudre ce cube Rubik que représente le droit à la négociation collective des médecins garantie par la liberté d’association et les limites inhérentes à leur droit de grève découlant du caractère essentiel de leurs services.
- Au fil des dernières années, les médecins et le gouvernement du Québec ont réussi à s’entendre in extremis, chaque fois en remettant aux calendes grecques l’épineuse question de l’absence d’un mécanisme de règlement de différend à la disposition des médecins, et ce malgré les enseignements de la Cour Suprême dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.)[3].
- Jusqu’à maintenant.
- La Fédération semble résolument vouloir adresser cet enjeu de front et crever l’abcès au terme de sa demande.
- Cependant, le Tribunal n’est pas appelé à trancher du mérite de l’affaire. Plutôt, le rôle du Tribunal à ce stade est de trancher certaines demandes préliminaires en route vers une audition au mérite.
- L’objectif étant de favoriser l’avancement du dossier tout en préservant le proverbial « level playing field » entre les parties.
- Plus précisément, il est question de précisions exigées par le Procureur général du Québec (« PGQ ») eu égard à certaines allégations contenues à la demande et de radiation d’allégations visant à remettre en question la constitutionnalité des articles 14 et 15 du PL83 visant à assujettir le droit de pratique des jeunes médecins à des restrictions territoriales, clauses pénales à l’appui.
- Pour les motifs ci-après détaillés, le Tribunal est d’avis que les demandes du PGQ doivent être rejetées.
- ANALYSE
- Les précisions ont été fournies par la Fédération
- Un défendeur a le droit d’exiger du demandeur les renseignements qui lui sont nécessaires pour éviter d’être pris par surprise et, aussi, pour lui permettre de plaider intelligemment. Mais, cela ne veut pas dire qu’il a le droit d’exiger du demandeur tout ce qu’il juge à propos de lui demander et, ainsi, le forcer à lui dévoiler tous ses moyens de preuve.
- Dans l’arrêt Procureur général du Québec c. Beaulieu[4], la Cour d’appel rappelle que la communication préalable de la preuve n’est pas une entreprise sans limite et ne vise pas à encourager la recherche à l’aveuglette.
- Le Tribunal est souvent confronté en matière de précisions à devoir soupeser deux potentielles sources d’excès. Dans un premier temps, de la part de celui qui doit fournir les détails, une réticence à les révéler autrement qu’au compte-goutte et un souci de cacher son jeu le plus possible. Ensuite, de la part de celui qui a droit aux précisions, un acharnement à compter les virgules et une inclinaison à s’offusquer que toutes ne soient pas là[5].
- La demande de la Fédération initialement intentée en octobre 2024 a été précisée et modifiée une première fois en février 2025 et une seconde fois en juin 2025 afin, notamment, de répondre aux demandes de précisions formulées par le PGQ.
- Ne reste que deux précisions qui demeurent non répondues, soutient le PGQ. Celles visant les paragraphes 36 et 87 de la demande.
- Dans les deux cas, la Fédération a répondu ne pas être en mesure de préciser davantage, ayant fourni l’ensemble de l’information dont elle disposait en réponse aux demandes de précisions.
- Par rapport aux demandes de précisions visant le paragraphe 36 de la demande, la Fédération fait de plus valoir que les circonstances factuelles remontent à plus de 25 ans et qu’il n’est tout simplement pas possible pour elle de retracer les documents qui auraient alors été remis aux médecins par des huissiers à la demande du gouvernement. La Fédération argue aussi avoir fourni un certain nombre de publications faisant référence à des situations où des huissiers se sont pointés au domicile de médecins durant cette période.
- En ce qui a trait aux demandes de précisions relatives au paragraphe 87 de la demande, la Fédération soutient que le nombre de rencontres et les dates spécifiques de celles-ci ayant eu cours entre elle et le gouvernement dans le cadre du processus d’adoption du PL130 ne sont pas retraçables.
- Dans les deux cas, la Fédération indique qu’elle entend obtenir de l’information supplémentaire dans le cadre d’interrogatoires qu’elle entend mener.
- Avec égard, les demandes de précisions ont fait l’objet d’un travail sérieux de recherche d’informations et de documents de la part de la Fédération et il serait difficile de soutenir que ces demandes n’ont pas été répondues.
- Les réponses peuvent certes être considérées insuffisantes ou insatisfaisantes par le PGQ, mais ceci ne saurait lui permettre de prétendre que les allégations contenues aux paragraphes 36 et 87 sont imprécises au point de l’empêcher de se préparer adéquatement pour la suite des choses, de répondre intelligemment à la demande ou encore de craindre d’être pris par surprise. Il s’agit plutôt d’une demande qui vise à attaquer la force probante des réponses transmises, et ceci ne relève pas d’une demande pour précisions.
- Le Tribunal est par conséquent d’avis que les demandes de précisions ont été répondues par la Fédération et que la demande du PGQ doit être rejetée.
- Il faut en outre prévoir que ces précisions pourront donner un éclairage plus détaillé à la suite des interrogatoires qui seront manifestement tenus de part et d’autre auprès d’acteurs directement impliqués dans les événements relatés par ces paragraphes.
- La demande de radiation du PGQ doit être rejetée
- Dans sa demande ré-amendée de juin 2025, la Fédération a ajouté une conclusion demandant l’invalidité des articles 14 et 15 du PL83 étant d’avis que ceux-ci étaient en contravention de la liberté d’établissement prévue à l’article 6(2) de la Charte canadienne[6] dont jouissent les jeunes médecins en devenir; étudiants et résidents en médecine au Québec.
- Ces dispositions attaquées autorisent le Gouvernement du Québec à exiger des étudiants et résidents en médecine qu’ils souscrivent à un engagement assorti d’une clause pénale afin de les contraindre à exercer la médecine au Québec après leur formation pour une période fixée de manière purement potestative par le Gouvernement.
- La Fédération argue que :
- Ces dispositions restreignent la liberté des étudiants et résidents en médecine de choisir librement le lieu d’exercice de leur emploi, une situation unique au Canada, les plaçant en situation discriminatoire par rapport aux étudiants et résidents d’autres provinces.
- D’un point vu plus macro, de telles dispositions risquent d’entraîner des répercussions fort négatives sur l’accès et la qualité des services qui seront rendus aux citoyens. Partant, se drapant d’une mission enchâssée au terme de la Loi sur les syndicats professionnels[7], la Fédération soutient que l’intérêt public est en jeu.
- De son côté, le PGQ argue que :
- La Fédération, tout don d’ubiquité, puisse-t-elle prétendre avoir, n’a pas l’intérêt juridique requis pour agir au nom des résidents et étudiants en médecine. Ce sont ces étudiants et résidents qui auraient l’intérêt personnel et direct pour soutenir une telle demande d’invalidité eu égard aux articles 14 et 15 du PL83.
- Les pouvoirs prévus à ces dispositions attaquées n’ont toujours pas été exercés par le Gouvernement à ce jour, privant la Cour de tout contexte factuel suffisant pour lui permettre de trancher.
- Cette conclusion d’invalidité a pour effet d’introduire une toute nouvelle cause d’action sans connexité avec les autres conclusions injonctives recherchées au terme de la demande de la Fédération.
- Qu’en est-il ?
- Le Tribunal est d’avis que les arguments soulevés par le PGQ à ce stade ne peuvent mener à la radiation des allégations souhaitées.
- Voici pourquoi.
- La prudence s’impose au stade préliminaire
- D’abord, rappelons qu’au stade préliminaire, le Tribunal se voit offrir un aperçu sommaire d’un litige dont le relief est aplani par sa distance de vue. La prudence s’impose. L’idée étant d’outiller le juge qui sera éventuellement saisi du mérite de l’affaire le mieux possible tout en préservant le droit des parties de gérer leur preuve en fonction des paramètres stratégiques et de proportionnalité.
- Cette prudence s’impose d’autant plus lorsque la seule procédure au dossier est la demande introductive d’instance.
- Dans un tel contexte, lorsque la partie défenderesse demande la radiation d’allégations de la demande introductive d’instance qui est la seule procédure au dossier, le tribunal doit éviter de statuer de manière précipitée sans risquer de couper court à un litige dont la joute judiciaire mérite rigueur. Au stade des moyens préliminaires, la radiation d’allégations ne doit être accordée que dans les cas les plus évidents[8].
- Dit sommairement, seulement dans les cas évidents, le Tribunal doit répondre favorablement à une demande de radiation, n’ayant après tout qu’un aperçu superficiel de la preuve que la partie demanderesse entend faire[9].
- Avec égard, les arguments soulevés par le PGQ pour justifier la radiation des paragraphes et conclusions visés ne révèlent pas une telle évidence justifiant l’intervention du Tribunal.
- Le PGQ ne s’est pas déchargé de son fardeau d’établir que la Fédération n’a manifestement pas l’intérêt juridique requis pour agir
- C’est l’article 85 C.p.c. qui encadre la notion d’intérêt, prérogative essentielle à l’institution de quelque recours judiciaire que ce soit.
- Cette disposition distingue l’intérêt juridique direct de l’intérêt juridique d’intérêt public. La Fédération se targue de posséder l’intérêt suffisant sous les deux angles alors que le PGQ soutient l’exact contraire.
- L’article 168(3) C.p.c. prévoit par ailleurs que le fardeau d’établir l’absence d’intérêt revient à celui qui l’invoque. Un fardeau lourd dont le standard est élevé, le défendeur devant faire montre d’une absence d’intérêt manifeste.
- Évident, très apparent, voici comment la jurisprudence a défini le caractère manifeste prévu à l’article 168 C.p.c., en faisant preuve la décision Asaduzzaman c. Léonard[10] où s’exprimait ainsi l’honorable Janick Perreault, j.c.s. :
[104] Le défaut d’intérêt doit être manifeste. L’adjectif « manifeste » réfère à « ce qui est très apparent, que l’on peut déceler à la seule vue ou lecture d’un document, d’un dossier, d’un jugement ». À ce stade, le Tribunal ne peut aller aussi loin que le juge du fond sur l’existence ou la suffisance de l’intérêt; il limite son étude à la question de l'absence « manifeste » d'intérêt.
[Soulignements ajoutés – références omises]
- La Cour d’appel dans Droit de la famille — 20271[11] s’exprimait de manière similaire en rappelant que le juge au stade préliminaire doit agir avec prudence lorsqu’il est question de la suffisance de l’intérêt d’une partie :
[13] À cette étape préliminaire, le juge doit être prudent avant de mettre fin à un recours. Le moyen d’irrecevabilité ne sera donc accueilli que si la demanderesse n’a manifestement pas d’intérêt. Le juge saisi de la requête ne peut aller aussi loin que le juge du fond sur l’existence ou la suffisance de l’intérêt; « il doit limiter son étude à la question de l'absence “manifeste d'intérêt. ».
[Soulignements ajoutés – références omises]
- L’avocat du PGQ argumentera habilement qu’avant de se rendre à l’article 168(3) C.p.c, il faut traverser le pont de l’article 85 C.p.c.
- Alors, qu’en est-il en l’espèce?
- La Fédération a établi un intérêt direct prima facie
- Commençons par l’intérêt direct.
- Le C.p.c. ne définit pas la notion d’intérêt suffisant; il s’agit là d’une question de droit substantiel qui n’appartient pas à la procédure. L’intérêt c’est l’avantage que retirera la partie demanderesse du recours qu’elle exerce, s’il est fondé[12]. Sauf exceptions spécifiquement prévues par la loi, pour être suffisant, l’intérêt doit notamment être direct et personnel[13].
- L’intérêt requis ne se présume pas. S’il n’est pas spécifiquement plaidé, il doit s’inférer nécessairement du libellé de la procédure; ainsi, une allégation vague et générale de préjudice ne suffit pas.
- Le PGQ argue que ce sont les associations d’élèves et d’étudiants accréditées qui ont le monopole de la représentation de l’intérêt des étudiants en médecine[14] alors que pour les résidents, ce serait une association accréditée en vertu du Code du travail.
- La Fédération soutient quant à elle avoir le droit et la mission de faire valoir les droits de ses membres et de la profession médicale en général. Ceci comprend non seulement ses membres actuels, mais aussi ses membres prospectifs, en l’occurrence une quantité non négligeable d’étudiants et de résidents en médecine.
- Le Tribunal partage ce point de vue.
- D’abord, plusieurs de ces étudiants et résidents seront membres de la Fédération au terme de leurs études et résidences. Le Tribunal est d’avis que ceci confère, prima facie, un intérêt direct et personnel de la Fédération qui agit ici pour ses membres, tant actuels que prospectifs.
- Par ailleurs, les articles 6 et 9 de la LSP précisent que le droit d’ester en justice de la Fédération s’étend à tous « faits portant préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent ».
- Difficile de soutenir que les articles 14 et 15 du PL83 ne pourraient se qualifier de faits pouvant porter préjudice à l’intérêt collectif de la profession médicale. Ces dispositions parlent d’assujettir un droit d’exercice professionnel à la signature d’un engagement lui-même assujetti à une clause pénale.
- Le Tribunal ne partage pas le point de vue du PGQ voulant que la Fédération empiète sur un soi-disant monopole de représentation conféré aux associations étudiantes. D’autant que la déclaration assermentée de Monsieur Maxence Pelletier-Lebrun, président de la Fédération médicale étudiante du Québec qui regroupe les associations étudiantes des quatre facultés de médecine au Québec appuie sans réserve la démarche entreprise par la Fédération.
- Ceci serait suffisant pour rejeter la demande de radiation du PGQ, mais considérant que les parties ont consacré beaucoup de temps sur l’intérêt public, le Tribunal estime opportun de se prononcer sur cet enjeu aussi.
- La Fédération a établi un intérêt public prima facie
- La qualité pour agir dans l’intérêt public est expressément prévue au second alinéa de l’article 85 C.p.c.
- Lorsqu’il s’agit de décider s’il est justifié de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public, les tribunaux doivent soupeser trois facteurs. Ces facteurs prévus au second alinéa de l’article 85 C.p.c. reprennent ceux établis dans l’arrêt phare de la Cour Suprême dans Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society[15] :
- L’affaire doit soulever une question justiciable sérieuse.
- La partie qui a intenté la poursuite doit avoir un intérêt réel dans les procédures ou être engagée quant aux questions qu’elles soulèvent.
- La poursuite proposée, compte tenu de toutes les circonstances et à la lumière d’un grand nombre de considérations, doit constituer une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour.
- Le demandeur qui souhaite se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public doit convaincre le Tribunal que ces facteurs, appliqués d’une manière souple et téléologique, militent en faveur de la reconnaissance de cette qualité.
- L’approche souple qui reconnaît le pouvoir discrétionnaire des juges quant à la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public doit être guidée par tous les objectifs sous-jacents à la reconnaissance de la qualité pour agir, et aucun objet, principe ou facteur particulier n’a préséance dans l’analyse.
- C’est ce que nous rappelle la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences[16] en réitérant cette importance d’adopter une attitude libérale face à la notion de qualité pour agir au nom de l’intérêt public :
[42] La cadre d’analyse prescrite par l’arrêt Downtown Eastside répond à un grand nombre de préoccupations qui sous‑tendent les règles de droit relatives à la qualité pour agir. La légalité et l’accès à la justice sont deux de ces préoccupations. Ce cadre tient toutefois également compte de préoccupations traditionnelles relatives à l’expansion de la notion de qualité pour agir dans l’intérêt public, y compris la façon dont sont réparties les ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les « trouble‑fête », l’importance de garantir que les tribunaux disposent des points de vue divergents de ceux qui sont le plus directement touchés par les questions et celle d’assurer que les tribunaux puissent jouer leur rôle au sein de notre démocratie constitutionnelle.
[…]
[46] Le fait d’entendre les points de vue divergents de ceux qui sont le plus touchés par les questions soulevées dans le recours permet aux tribunaux d’effectuer leur travail : en effet, ces derniers « dépendent des parties quant à la présentation complète et adroite des éléments de preuve et des arguments » (Downtown Eastside, par. 29). L’absence de faits et d’arguments propres aux parties touchées « compromet la capacité de la Cour de s’assurer qu’elle entend ceux qui sont le plus directement touchés et que les questions relatives à la Charte sont tranchées dans un contexte factuel approprié » (Hy and Zel’s Inc. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675, p. 694).
[…]
[51] Le deuxième facteur, à savoir si le demandeur a un intérêt véritable dans les questions, traduit aussi la préoccupation de conserver les ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les simples trouble‑fête. Il s’agit de répondre à « la question de savoir si le demandeur a un intérêt réel dans les procédures ou est engagé quant aux questions qu’elles soulèvent » (Downtown Eastside, par. 43). Pour juger de l’existence d’un intérêt véritable, le tribunal peut faire référence, notamment, à la réputation du demandeur ainsi qu’à la question de savoir s’il a un intérêt constant dans l’action et un lien continu avec elle (voir, p. ex., Conseil canadien des Églises, p. 254).
[Soulignements ajoutés – référence omises]
- Cette attitude souple et libérale vise à fournir un prisme d’analyse différent au Tribunal face à des enjeux qui pourraient avoir un impact au-delà des parties directement impliquées à l’instance. Lui fournir un éventail de perspectives provenant d’acteurs susceptibles d’être affectés par une éventuelle décision du Tribunal. Ultimement, il s’agit de permettre aux Tribunaux de disposer de points de vue divergents et « d’assurer qu’ils puissent jouer leur rôle au sein de notre démocratie constitutionnelle. »[17].
- Ce que confirme la Cour d’appel dans une décision récente, Communauté Droit animalier Québec - DAQ c. Festival Western de St-Tite inc.[18] qui en plus nous enseigne que la qualité pour agir dans l’intérêt public est mue par des considérations sous-jacentes visant à promouvoir notamment un plus grand accès à la justice :
[21] La décision de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public suppose donc de soupeser, en fonction des circonstances, les trois considérations suivantes : (1) l’existence d’une question sérieuse et justiciable; (2) l’intérêt véritable dans l’affaire que détient la partie qui a intenté la poursuite; et (3) le fait que la poursuite proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux.
[22] Lors de cette analyse contextuelle de la qualité pour agir dans l’intérêt public, certains grands objectifs fondamentaux doivent être considérés, dont : (a) le respect du principe de la légalité; (b) la préservation de l’accès à la justice; (c) l’affectation efficace des ressources judiciaires; et (d) le respect du principe du débat contradictoire et la nécessité pour le tribunal de bénéficier d’un cadre factuel suffisant.
[Soulignements ajoutés – références omises]
- À la lecture de ce généreux corpus jurisprudentiel, est-ce que l’absence d’intérêt public de la Fédération est manifeste en l’espèce?
- Le Tribunal ne peut s’en convaincre. Il n’est très certainement pas manifeste que la Fédération n’a pas l’intérêt requis pour mettre de l’avant le recours entrepris au terme de sa demande.
- D’abord, la demande s’inscrit en droite ligne avec la mission de la Fédération consacrée au terme de la LSP qui est de promouvoir et défendre les intérêts de plus de 10 000 médecins spécialistes, autant sur le plan économique, que social et moral[19].
- Ensuite, le Tribunal ne peut faire abstraction du contenu de la déclaration assermentée par Monsieur Maxence Pelletier-Lebrun, président de la Fédération médicale étudiante du Québec qui regroupe les associations étudiantes des quatre facultés de médecine au Québec.
- Il ressort de cette déclaration que la Fédération étudiante appuie sans réserve la démarche entreprise par la Fédération, soulevant au passage des inquiétudes tangibles quant aux risques pour le citoyen québécois qui pourraient découler de l’application des articles 14 et 15 du PL83 tant sur l’accès que sur la qualité des services médicaux.
- Mais il y a plus.
- La déclaration y confirme que ses ressources financières limitées l’empêchent de mener une cabale juridique coûteuse contre le Gouvernement. Il y a du moins apparence de vulnérabilité économique.
- À une ère où l’accès à la justice ne saurait être galvaudé, et considérant les préceptes de proportionnalité et de collaboration enchâssés au C.p.c.[20], le Tribunal ne peut souscrire à la position avancée par le PGQ qui revient à favoriser le morcellement d’un recours en fonction des acteurs impliqués. Particulièrement dans un contexte où manifestement il y a disparité de ressources entre le Gouvernement du Québec et les associations étudiantes et de résidents en médecine.
- Avec égard, cette approche visant à diviser et fractionner est à proscrire. Le litige opposant la Fédération au Gouvernement du Québec est tentaculaire et une certaine flexibilité est de mise afin d’en permettre le plein déploiement.
- Pour éviter toute ambiguïté, le Tribunal conclut donc que, prima facie :
- L’application des articles 14 et 15 du PL83 et l’absence de mécanisme de règlement de différend dans la négociation d’ententes collectives au cœur de la demande constituent des questions sérieuses et d’intérêt public.
- La demande de la Fédération soulève des questions pouvant valablement être résolues par le Tribunal.
- La demande de la Fédération est certainement un moyen efficace pour adjudiquer de ces questions devant le Tribunal.
- Cependant, le Tribunal tient à le souligner, cette conclusion ne saurait lier le juge qui sera saisi du mérite de l’affaire.
- Lorsque l’absence d’intérêt est soulevée au stade préliminaire, cette absence doit être manifeste notamment aux vues des diverses allégations contenues dans les procédures, mais cela ne signifie pas que cette question est définitivement tranchée.
- Rien n’empêchera le PGQ de soulever de nouveau devant le juge qui sera chargé d’examiner le mérite de l’affaire le défaut d’intérêt allégué[21].
- Les modifications de juin 2025 n’introduisent pas une demande nouvelle au sens de l’article 206 C.p.c.
- À l’audition, le PGQ a soulevé que les modifications apportées à la demande en juin 2025 sont de nature à introduire une toute nouvelle demande en contravention de l’article 206 C.p.c.
- Le droit à la modification est la règle, et non l’exception[22]. L’article 206 C.p.c. doit recevoir une interprétation large et libérale.
- Le juge saisi d’une contestation à une modification doit procéder à un exercice de pondération qui ne neutralise pas le droit de modifier tout en étant respectueux des règles de la proportionnalité, d’une saine gestion d’instance et de l’équilibre entre les parties[23].
- Il ne suffit pas de conclure que les modifications introduisent une demande entièrement nouvelle pour refuser de les autoriser, puisque l’article 206 C.p.c. n’interdit la modification que si elle n’a aucun rapport avec la demande initiale. Or, ceci ne vise que la demande additionnelle qui est porteuse d’une cause d’action entièrement nouvelle, sans rapport avec la demande originelle[24].
- Un amendement ne doit par ailleurs pas être refusé pour la seule raison qu’il a pour effet de rendre encore plus complexe un dossier qui l’est déjà[25].
- Le PGQ plaide que toutes les allégations[26] et conclusions[27] visant à déclarer invalides les articles 14 et 15 du PL83 n’ont aucune connexité raisonnable avec la demande initiale dont la portée visait à forcer le Gouvernement du Québec à négocier l’inclusion d’un mécanisme de règlement de différend dans leurs négociations collectives afin de compenser l’interdiction statutaire et déontologique du droit de grève des médecins.
- La Fédération rétorque en disant que les articles 14 et 15 du PL83 participent à la même logique et ne sont que les plus récentes illustrations de tactiques gouvernementales visant à restreindre le droit de pratique des médecins au Québec en effritant un peu plus l’équilibre des forces à la table des négociations face au Gouvernement du Québec.
- Le Tribunal est d’avis que les modifications ne sont pas dénuées de connexité avec la demande originale. D’autant qu’il faut souligner que l’instance en est toujours au stade embryonnaire dans son déroulement.
- Le PGQ ne remet pas en question la possibilité pour la Fédération d’instituer une autre instance portant sur cette question d’invalidité des articles 14 et 15 du PL83, admettant candidement que ce seraient les mêmes acteurs qui seraient impliqués, incluant les avocats de chaque partie.
- À quoi bon servirait un tel morcellement, dans ce cas?
- Le fractionnement d’enjeux entre les mêmes parties eu égard à une même trame factuelle est à décourager dans une perspective de proportionnalité et de maximisation de l’utilisation des ressources judiciaires, surtout dans le contexte actuel où l’intérêt public est à l’avant-plan.
- La prétention du PGQ voulant que les modifications du mois de juin 2025 aient introduit une toute nouvelle cause d’action doit par conséquent être rejetée.
- CONCLUSION
- Derrière l’inévitable populisme du politique et le cycle médiatique qui s’en nourrit se cache l’amertume et l’anxiété des médecins actuels et en devenir dont le quotidien est tiraillé avec une certaine désinvolture.
- Les enjeux au cœur de la demande sont de nature sociétale et les questions qu’elle soulève sont sérieuses.
- La liberté d’association des médecins, l’absence de mécanisme de règlement de différend afin de compenser les empêchements légaux et déontologiques les privant d’un droit de grève, la liberté d’établissement des étudiants et résidants en médecine. Ce qui est en jeu, ce sont les conditions d’exercice assortissant la pratique de la médecine au Québec.
- Des enjeux qui sont au cœur du quotidien des médecins et qui ne sauraient être minimisés.
- Des enjeux visant l’exercice de droits fondamentaux enchâssés tant par la Charte canadienne que la Charte québécoise[28].
- Des enjeux qui pourraient avoir un impact significatif sur l’accessibilité et la qualité des services médicaux pour les citoyens.
- Des enjeux sur lesquels les médecins et les différents Gouvernements du Québec se sont froissés routinièrement au cours des dernières décennies.
- Il ne peut être fait abstraction de ce contexte particulier.
- C’est un litige qui mérite toute la robustesse qu’une joute judiciaire en bonne et due forme peut offrir et dont les multiples facettes ne sauraient être évacuées au stade préliminaire.
- Les parties ont fait remarquer au Tribunal qu’une demande de gestion particulière est pendante afin de faciliter le bon déroulement de ce litige. Considérant l’impact encore inconnu de la loi spéciale qui a été promulguée par le Gouvernement du Québec séance tenante, l’avocat de la Fédération a tenu à souligner qu’il y a un risque réel que son recours doive subir des modifications supplémentaires.
- Ceci dit, le Tribunal se doit de manifester un certain étonnement quant à la lenteur observée eu égard au déroulement de l’instance. Considérant le ton de la demande, les enjeux soulevés et cette insistance pour une gestion particulière, le Tribunal s’étonne que la demande ait été introduite il y a maintenant plus d’un an et que nous en soyons toujours au stade embryonnaire de l’instance.
- Maintenant que le pouvoir politique semble avoir fait son lit sur ceux-ci, il est temps pour le judiciaire d’accorder toute l’attention que ces enjeux et questions commandent. Et aux avocats de redoubler d’efforts afin de mener l’instance avec une célérité renouvelée afin « que les tribunaux puissent jouer leur rôle au sein de notre démocratie constitutionnelle »[29].
- En terminant, bien que ce litige soulève des questions sensibles entre les parties, le Tribunal tient à souligner le travail exemplaire des avocats du PGQ et de la Fédération dont les représentations verbales et écrites ont été fort utiles et pertinentes dans le processus de réflexion du Tribunal.
POUR TOUS CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- REJETTE les demandes du PGQ pour l’obtention de précisions additionnelles et pour radiations d’allégations et de conclusions.
- LE TOUT, frais à suivre.
| __________________________________LUC MORIN, J.C.S. |
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Me Jean Philippe Groleau |
Me Bradley Wiseman |
DAVIES WARD PHILLIPS ET VINEBERG, S.E.N.C.R.L/ S.R. L |
Avocats de la Demanderesse – La Fédération des médecins spécialistes du Québec |
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Me Michel Déom |
Me Marie Couture-Clouâtre |
BERNARD ROY (JUSTICE QUÉBEC) |
Avocats du Défendeur – Procureur général du Québec |
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Date d’audience : | 24 octobre 2025 |
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[1] Projet de loi no. 83 Loi favorisant l’exercice de la médecine au sein du réseau public de la santé et des services sociaux. Ce projet de loi a été sanctionné et mis en vigueur le 24 avril 2025. Le Tribunal a choisi d’utiliser pour les fins du présent jugement l’acronyme PL83 pour définir cette loi considérant que les parties dans leurs procédures font référence à cette loi sous ce même acronyme.
[2] Projet de loi no 2 – Loi visant principalement à instaurer la responsabilité collective quant à l’amélioration de l’accès aux services médicaux et à assurer la continuité de la prestation de ces services.
[3] Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, par. 116.
[4] Procureur général du Québec c. Beaulieu, 2021 QCCA 1305.
[5] Gestion J.C.L. (1978) inc. c. Commission scolaire crie, 1991 CanLII 2848.
[6] Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11.
[7] Loi sur les syndicats professionnels, RLRQ c. S-40, art. 6 (« LSP »).
[8] Bracken c. Agence du revenu du Québec, 2024 QCCA 595.
[9] Thomas c. Transport Watson Montréal ltée, 2011 QCCA 262.
[10] Asaduzzaman c. Léonard, 2022 QCCS 4054 (maintenu en appel (2023) et demande pour autorisation de pourvoi à la CSC rejetée (2024). Voir aussi : Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55 par. 18.
[11] Droit de la famille — 20271, 2020 QCCA 347.
[12] Lafond c. Comité du fonds d'indemnisation du Barreau du Québec, 2022 QCCA 595, par. 50-52.
[13] Morin Gonthier c. Bernstein, 2018 QCCA 795. Voir aussi: Jeunes canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau-Monde, (1979) C.A. 491, conf. (1979) C.S. 181.
[14] Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves ou d’étudiants, LRQ c. A-3.01
[15] Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society , 2012 CSC 45.
[16] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27.
[18] Communauté Droit animalier Québec - DAQ c. Festival Western de St-Tite inc., 2024 QCCA 1069.
[20] Articles 18 et 20 C.p.c.
[21] A.B. c. Leblanc, 2023 QCCA 1267.
[22] Droit de la famille — 221096, 2022 QCCA 919.
[23] Doron c. Roch, A.E./P.C., 2018 QCCA 453.
[24] Leduc c. Elad Canada inc., 2024 QCCA 152.
[25] Sœurs du Bon-Pasteur de Québec c. Banque Royale du Canada, 2000 CanLII 4645 (QC CA).
[26] Paragraphes 1h), 2.1, 132.1 à 132.14 et 155.1 à 155.3 de la Demande réamendée.
[27] Conclusion [C.1] de la Demande réamendée.
[28] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
[29] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, par. 42.