Décision

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COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

Montréal

22 mars 2006

 

Région :

Laurentides

 

Dossier :

227187-64-0402-R

 

Dossier CSST :

124053547

 

Commissaire :

Claude-André Ducharme

 

Membres :

Jean E. Boulais, associations d’employeurs

 

Paul Auger, associations syndicales

 

 

______________________________________________________________________

 

 

 

Martin Lamer (Succession

 

Partie requérante

 

 

 

et

 

 

 

Snc-Lavalin Profac inc.

 

Partie intéressée

 

 

 

et

 

 

 

Commission de la santé

et de la sécurité du travail

 

Partie intervenante

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION RELATIVE À UNE REQUÊTE EN RÉVISION OU EN RÉVOCATION

______________________________________________________________________

 

 

[1]                Le 6 février 2002, SNC-Lavalin Profac inc. (l'employeur) dépose une requête par laquelle il demande la révision d'une décision rendue par la Commission des lésions professionnelles le 19 décembre 2005.

[2]                Par cette décision, la Commission des lésions professionnelles infirme une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 2 février 2004, à la suite d'une révision administrative, et déclare que la Succession Martin Lamer a droit aux indemnités reliées au décès de monsieur Martin Lamer (le travailleur).

[3]                La Commission des lésions professionnelles a tenu une audience le 13 février 2006 à Saint-Jérôme. L'employeur et la Succession Martin Lamer étaient représentés à l'audience.

L’OBJET DE LA REQUÊTE

[4]                L'employeur prétend que la décision rendue le 19 décembre 2005 comporte des vices de fond qui sont de nature à l'invalider. Il demande de la réviser et de déclarer que monsieur Martin Lamer n'a pas subi de lésion professionnelle et que sa succession n'a pas droit aux indemnités de décès prévues par la Loi sur Les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi).

LES FAITS

[5]                Pour les fins de la présente décision, il convient de rappeler les éléments suivants du dossier.

[6]                À partir de 1996, monsieur Lamer occupe un emploi de «personne ressource » chez l'employeur, lequel est un sous-contractant de Postes Canada. Dans le cadre de son travail, il doit développer un processus pour la réparation des boîtes à lettres et une méthode de gestion des clés des boîtes à lettres.

[7]                Selon ce qui est rapporté à la décision du 19 décembre 2005, il adorait son travail et s'y impliquait entièrement, effectuant même des tâches qui n’étaient pas prévues au contrat de sous-traitance. La première commissaire écrit à ce sujet :

[20]      Monsieur Bernardin, supérieur hiérarchique de monsieur Lamer, témoigne à l’audience. Il commente une description de tâches très détaillée préparée par monsieur Lamer en 2000. Passant en revue plusieurs tâches décrites, monsieur Bernardin mentionne que le travailleur n’avait pas la responsabilité de plusieurs d’entre elles. Il ne nie pas cependant la possibilité qu’en réalité le travailleur effectuait le travail décrit, même si celui-ci n’était pas prévu au contrat de sous-traitance que détenait l’employeur avec Postes Canada. Cela est d’autant plus possible que Postes Canada faisait régulièrement des demandes directement à monsieur Lamer. Le tribunal considère ainsi que le travail hors contrat effectué par monsieur Lamer bénéficiait à l’employeur.

 

[…]

 

[23]      Madame Raby témoigne que le travailleur adorait son travail, qu’il le prenait au sérieux et qui le valorisait. Il semblait y puiser son énergie. Selon elle, monsieur Lamer se percevait comme un homme important aux yeux des maîtres de poste. Madame Houle, conjointe de monsieur Lamer, témoigne dans le même sens. Elle déclare que le travail de monsieur Lamer lui tenait réellement à cœur. « C’était son bébé » dira-t-elle. Le travailleur se réalisait professionnellement à travers ce projet. Il était très fier de sa contribution et se sentait important. Il avait même été question que les méthodes et processus créés par lui soient mis en place partout au Canada dans les bureaux de Postes Canada, du moins, c’est la compréhension qu’en a la conjointe du travailleur. Il vivait pour son travail et s’investissait complètement dans la réalisation de celui-ci.

 

 

[8]                La première commissaire fait état d’une histoire de fraude au travail survenue en 1999 qui a été source de stress pour monsieur Lamer et sa conjointe, madame Houle, dans la mesure où il a été soupçonné au début de l’enquête pour finalement être exonéré de tout blâme.

[9]                La première commissaire relate également qu’au cours des années suivantes, monsieur Lamer s’est plaint à ses superviseurs d’une surcharge de travail. Elle écrit :

[26]      Entre temps, il y a de plus en plus d’installations de nouvelles boîtes aux lettres à s’occuper puisque la région se développe rapidement. Les appels de service augmentent constamment, la quantité de travail s’accroît considérablement. Le travailleur demande de l’aide qui ne lui est fournie que de façon sporadique, soit à quelques reprises en 2001 et en 2002, pour des périodes de une semaine à deux mois. Des personnes de la famille donnent un coup de mains à monsieur Lamer, dont madame Houle, la sœur adoptive du travailleur, un beau-frère de même qu’un bon ami, monsieur Sébastien Narbonne. Le travailleur mentionne à sa conjointe que l’aide fournie n’est pas suffisante. Il craint de prendre des vacances sachant qu’au retour, le retard dans le travail sera presque impossible à récupérer. Lors des pauses à l’heure du midi, il continue à répondre aux demandes de service en faisant suivre les appels.

 

[27]      Monsieur Lamer se plaint à ses superviseurs, à plusieurs reprises, de surcharge de travail. Un document déposé par l’employeur montre que le travailleur a demandé, le 12 septembre 2002, à monsieur Tremblay une ressource supplémentaire pour l’aider dans certaines tâches pour une période de 60 à 65 heures. Monsieur Tremblay a acheminé la demande à Postes Canada qui a accepté, dans ce cas, de fournir l’aide demandée. Monsieur Tremblay répond au travailleur de la façon suivante : « Bravo mais assure toi que l’on prenne le temps prévu ou moins ».

 

[28]      Selon madame Houle, au fil des années, le travail devient de plus en plus exigeant. Le travailleur est seul pour assumer l’ensemble des responsabilités. Il ne prend que très peu de vacances, le travail l’accaparant trop. Madame Houle témoigne que même en vacances, il prenait ses appels à distance et ne relaxait jamais tout à fait. De plus, lorsqu’il accompagne son épouse enceinte à l’examen obstétrique par échographie, il répond aux appels de son travail. Madame Houle ajoute que son conjoint était très perfectionniste.

 

[29]      Au sujet des vacances, monsieur Bernardin précise que le travailleur avait droit à trois semaines par année. Il dépose une copie d’une note qu’il a envoyée à monsieur Lamer indiquant, à la fin décembre 2000, un solde de vacances non prises de 62,42 heures. Monsieur Bernardin indique accepter que le solde des vacances non prises soit payé en argent, comme ce fut le cas dans le passé. « You have in the past expressed your desire to receive payment in lieu of the accumulated vacation time. We can at this time make such  arrangements ».

 

[30]      De plus, la succession dépose un rapport qui indique un solde de vacances non prises au 28 décembre 2002 de 34,50 heures. Un autre document préparé par l’employeur laisse voir que le travailleur aurait pris deux fois une semaine de vacances au cours de l’été 2002, en plus de journées prises sporadiquement.

 

 

[10]           En mai 2002, monsieur Lamer consulte son médecin de famille pour un problème d’anxiété relié au stress au travail. La première commissaire retient ce qui suit à ce sujet :

[31]      Soulignons que le dossier comporte les notes évolutives médicales du 21 mai 2002 de la docteure N. Monarque, médecin de famille du travailleur. Il est alors question de manque de motivation depuis plusieurs mois, de problème de stress au travail, de fatigue, de perte de libido et d’ « écoeurantite ». Le médecin pose le diagnostic d’anxiété situationnelle et indique que le travailleur vit de l’insomnie. Elle prescrit des médicaments pour dormir et le dirige en psychologie. Les notes médicales de la visite suivante du 19 juillet 2002 ne font pas état de problèmes d’anxiété ou autres du même genre et le dossier ne comporte pas d’autres documents concernant les problèmes d’anxiété diagnostiqués en mai 2002.

 

[32]      D’ailleurs, madame Houle témoigne qu’à l’automne 2002, le travailleur semble se porter mieux, mais il est fatigué de la surcharge de travail qui ne semble pas diminuer. Elle dit qu’il aimait tant son travail qu’il redoublait d’effort pour satisfaire les maîtres de postes, même à son propre détriment. Madame Houle répète que le travailleur donnait tellement d’efforts par amour de son travail. Les maîtres de postes lui faisaient savoir à quel point ils étaient satisfaits de son travail, de sorte que le travailleur en ressentait satisfaction et fierté.

 

 

[11]           En janvier 2003, l'employeur annonce à monsieur Lamer que son poste est aboli parce que Postes Canada a décidé de reprendre la responsabilité de la gestion des boîtes à lettres et des clés. Sa mise à pied est prévue en juin 2003 et entre-temps, on lui demande de former un employé de Postes Canada, en plus de continuer son travail auprès des maîtres de poste.

[12]           La première commissaire rapporte la suite des événements comme suit :

[36]      Selon madame Houle, après le choc initial de l’annonce de l’abolition de son poste en janvier 2003, le travailleur s’inquiète de ce qui va arriver aux maîtres de poste, il s’inquiète pour le service à donner au client. Il dit à sa conjointe, selon ce qu’elle rapporte à l’audience, « ils vont être dans la marde », « ils vont se planter ». Par ailleurs, le travailleur se sent trahi et il réalise l’ingratitude de son employeur. Il devient de plus en plus stressé. Madame Houle mentionne qu’il commence à avoir des problèmes d’insomnie et s’inquiète de son avenir.

 

[37]      Le 12 mars 2003, le travailleur consulte à nouveau la docteure Monarque. Celle-ci prend note que le travailleur sait depuis deux mois qu’il va perdre son emploi. Il est anxieux et ne dort pas. Il a une perte d’estime de soi, est agressif au travail, vit des sautes d’humeur, une diminution de la libido et il a des idées noires ++. La docteure Monarque pose le diagnostic de dépression majeure avec anxiété. Elle prescrit des médicaments anti-dépresseurs et somnifères (Effexor 37,5mg/jr dose à être augmentée à 75 mg/jr et du Serax 30 mg h.s.).

 

[37]      Le dossier comporte un rapport montrant que le travailleur a utilisé les services d’aide au personnel offert par l’employeur et a rencontré un psychologue à deux reprises, soit les 20 et 24 mars 2003. Le rapport du 20 mars 2003 laisse voir que l’abolition de son poste qu’il voyait comme « la job idéale », l’inquiète. Il n’accepte pas la décision. Il a alors des idées suicidaires mais se sent retenu de poser le geste par sa famille. Il fait un contrat verbal de non suicide avec le psychologue.

 

[38]      Le rapport du psychologue du 24 mars 2003 démontre que le travailleur vit des crises d’angoisse, des tremblements, un manque de motivation et de concentration. Il est abattu, considère que c’est la pire période de sa vie. Il voit avec appréhension venir la date de la fin de son emploi. Le psychologue écrit « il continue à travailler malgré la pression vécue ».

 

[39]      Madame Houle témoigne que le travailleur a cessé de prendre ses médicaments anti-dépresseurs le dimanche précédent son geste fatal. La veille du suicide, il dit à sa conjointe qu’il va finalement accepter de prendre le poste à temps partiel que lui offre l’employeur en attendant de trouver autre chose. Madame Houle n’a aucune idée de ce qui s’est passé au cours de la journée du 26 mars 2003 jusqu’au moment où on l’informe du décès de son conjoint.

 

[40]      Dans les faits, monsieur Lamer se suicide sur les lieux de son travail le 26 mars 2003. Il utilise un instrument de travail en occurrence un couteau exacto et se tranche la gorge. Avec son sang, il écrit sur le sol une note à sa conjointe et une invective destinée au grand patron de Postes Canada en ces termes : « Fuck Bates ».

 

 

[13]           La première commissaire rapporte également des extraits d’une expertise complétée le 25 août 2004 par le docteur Lionel Béliveau, psychiatre. Ce dernier formule l’opinion qu’il existe, à tout le moins partiellement, une relation entre l’événement du 26 mars 2003 et le travail de monsieur Lamer. Il s’est fondé sur les notes du dossier ainsi que sur des entrevues réalisées avec la conjointe de monsieur Lamer et un ami d’enfance de ce dernier.

[14]           Ce médecin a également témoigné lors de l’audience initiale. La première commissaire résume son témoignage comme suit :

[43]      À l’audience, le docteur Béliveau ajoute qu’après avoir entendu le témoignage de madame Houle et de madame Raby, il confirme les conclusions de son rapport d’autopsie psychiatrique. Le travailleur a surinvesti dans son emploi, il s’était engagé à faire un succès de son projet de travail qu’il considérait comme son bébé. Le médecin interprète le geste de suicide comme étant relié à l’emploi et à l’importance que celui-ci revêtait pour le travailleur et non seulement à la fin d’emploi. Il souligne la montée du stress avec l’annonce de l’abolition de son poste et la réalisation de l’échec de son projet. À cela s’ajoute la détresse psychologique liée au stress et à la surcharge de travail causée entre autres par la formation de son futur remplaçant. Selon le médecin, le travailleur aurait en somme été confronté à l’échec du projet qu’il avait trop valorisé et aurait réagi non seulement à cause de l’annonce de la fin de son emploi. L’annonce de la fin d’emploi y est pour quelque chose, mais n’explique pas le geste disproportionné du travailleur. Il faut voir le contexte général. Le médecin explique qu’il ne peut tenir compte du fait que le père du travailleur se soit suicidé dans le cadre d’une autopsie psychiatrique, cette information étant plutôt utile à déterminer le pronostic.

 

 

[15]           Après avoir rappelé, au début de sa décision, les paramètres établis par la jurisprudence en matière de reconnaissance de lésions professionnelles de nature psychique, la première commissaire en vient à la conclusion que monsieur Lamer a subi une lésion professionnelle pour les raisons suivantes.

[16]           En premier lieu, elle retient que monsieur Lamer a été confronté à une série d’événements à son travail qui peuvent correspondre à la notion d’événement imprévu et soudain. Elle écrit à ce sujet :

[44]      Le tribunal estime que l’ensemble de la preuve établit que le cadre de travail de monsieur Lamer s’écarte de ce qu’on retrouve de façon générale en milieu de travail. Certes, une annonce de fin d’emploi n’est pas anormale de nos jours et de nombreux travailleurs y sont confrontés régulièrement, mais les circonstances particulières de l’emploi de monsieur Lamer se surajoutent en tant que facteurs stressant au travail. En effet, soulignons que déjà en 1999, il y a enquête de fraude dans laquelle le travailleur est d’abord soupçonné, puis il y a cette surcharge de travail pour laquelle les solutions ne sont que sporadiques. Bien que monsieur Bernardin indique que le travailleur n’était pas obligé de faire certaines tâches, la preuve démontre qu’il les exécutait, et ce, au bénéfice des clients de l’employeur et ultimement à l’employeur lui-même. Cela contribue donc à la surcharge et confirme le caractère objectif de la dite surcharge de travail. L’employeur n’arrivait pas à apporter le support suffisant au travailleur dans l’exécution de ses fonctions, de sorte que des amis ou des membres de la famille devaient lui procurer de l’aide. Au surplus, lorsque de l’aide était apportée, l’employeur demandait au travailleur de faire le travail dans le temps prévu ou moins, ce qui laisse présager qu’une pression supplémentaire était imposée au travailleur et ce, même si l’employeur demandait au travailleur de s’en tenir aux 37,5 heures hebdomadaires.

 

[45]      D’ailleurs, en 2002, la docteure Monarque rapporte un épisode de manque de motivation depuis plusieurs mois, de problème de stress au travail et « d’écoeurantite » Elle pose alors le diagnostic d’anxiété situationnelle. Bien que le travailleur semble aller mieux à l’automne 2002, les problèmes s’intensifient à compter de janvier 2003 avec l’annonce de l’abolition de son poste. Non seulement l’employeur ne lui fournit pas d’aide pour finaliser ses tâches, il lui demande de former son remplaçant. Le travailleur se plie à ces exigences mais non sans développer davantage de stress et d’anxiété, selon ce qui est rapporté par sa conjointe. Selon elle, il maintient le focus sur le service aux clients en même temps qu’il se sent trahi et réalise l’ingratitude de l’employeur.

 

[46]      Ajoutons que la preuve disponible a établi que, pour le travailleur, son travail et le projet qu’il avait développé étaient « son bébé ». Il y vouait une très grande importance et y puisait sa satisfaction professionnelle. D’ailleurs, la preuve a démontré que le travailleur n’arrivait pas à épuiser toutes ses vacances par souci professionnel.

 

[47]      Le tribunal constate que tous ces éléments mis en preuve ont un caractère objectif et ne relèvent aucunement de la simple perception de la part du travailleur. Cette situation dans son ensemble ne constitue donc pas une facette du cadre habituel de l’emploi du travailleur et en ce sens, le tribunal lui attribue la qualification d’événement imprévu et soudain.

 

 

[17]           Elle retient de plus que la preuve médicale non contestée, notamment le témoignage du docteur Béliveau, est en faveur de l’existence d’une relation entre la maladie du travailleur et son emploi.

[18]           Elle considère qu’il n’y a de preuve démontrant qu’une « condition personnelle, qui n’aurait rien à voir avec les difficultés du travail, serait à l’origine ou serait déterminante du développement de l’état dépressif qui a conduit au geste fatal posé par le travailleur ».

[19]           Enfin, la première commissaire estime que, même si monsieur Lamer pouvait avoir une certaine fragilité de par sa personnalité et le suicide de son père, cela ne faisait pas échec à la reconnaissance d’une lésion professionnelle et ce, en vertu de la règle du « crâne fragile » et du fait qu’il n’y avait aucune « preuve d’antécédents de nature psychologique pour expliquer la maladie du travailleur qui l’a amené au suicide ».

[20]           Au soutien de la requête en révision, la représentante de l’employeur soumet que la première commissaire a adopté une méthode d’analyse de la preuve qui est injuste pour l’employeur. Elle prétend que cette dernière a transigé avec la preuve pour relier la dépression et le suicide de monsieur Lamer à un événement imprévu et soudain survenu au travail alors que la preuve établit clairement qu’ils sont reliés à la fin de son emploi.

[21]           Les principaux arguments qu’elle invoque sont contenus aux paragraphes suivants de la requête :

11.        Au paragraphe 47 de la décision, la commissaire identifie l’ensemble des conditions de travail du travailleur avant l’annonce de la fin d’emploi comme événement imprévu et soudain et insiste sur le caractère « objectivement inhabituel » de l’emploi du travailleur ;

 

12.        Nous soumettons respectueusement que ni le caractère distinctif de l’emploi du travailleur, ni la quantité de travail impliquée ne sauraient être assimilables à un événement imprévu et soudain ni à une surcharge de travail équivalente à un événement imprévu et soudain, la preuve ayant largement démontré que la quantité de travail a toujours été la même et toujours été satisfaisante parce que le travailleur se valorisait par son travail;

 

[…]

 

14.        De plus, au paragraphe 44 de la décision, la commissaire s’égare en comparant l’emploi de monsieur Lamer à « ce qu’on retrouve de façon générale en milieu de travail ». En l’absence de toute preuve d’une réelle surcharge dans le travail habituellement effectué par le travailleur, la commissaire élargit déraisonnablement la notion d’événement imprévu et soudain en inférant une surcharge dans le travail du travailleur par simple comparaison avec le milieu de travail en général, alors que c’est le travailleur qui est « hyperzélé et perfectionniste ».

 

            Quoiqu’il en soit, il n’existe aucune preuve que ces conditions de travail ont mené au suicide du travailleur.

 

[…]

 

17.        Nous soumettons respectueusement que la commissaire se contredit et commet ainsi une erreur de fond grave et déterminante quand elle conclut à l’application de la règle « crâne fragile » alors qu’elle constate pourtant l’absence d’une preuve d’antécédents de nature psychologique;

 

[…]

 

21.        De plus, la commissaire comment une erreur déterminante en omettant de tenir compte du dossier médical du travailleur, qui démontre que le médecin et la psychologue ayant vu le travailleur de son vivant ont tous deux établi clairement le lien entre la dépression du travailleur et l’annonce de la fin d’emploi;

 

22.        Ainsi, selon la preuve médicale, l’annonce de la fin d’emploi aurait été le « facteur déclenchant » (la cause) de la dépression du travailleur alors que la commissaire retient au paragraphe 57 une multitude de facteurs objectivement normaux comme événement imprévu et soudain, greffés sur un « fond de fatigue » pourtant non soutenu par la preuve médicale :

 

« En outre, dans la présente affaire, le tribunal retient qu’il s’agit d’une situation objectivement traumatisante au plan psychologique du fait notamment de l’annonce de la disparition du poste, de l’obligation pour le travailleur de former ses remplaçants à Postes Canada, de l’insécurité en regard de la date de sa fin réelle d’emploi le tout sur un fond de fatigue accumulée par la surcharge de travail et le manque de ressources. »

 

23.        Cette erreur est déterminante en ce que cette conclusion contredit l’avis du témoin expert et amène à un résultat illogique, tel que plus amplement discuté ci-après;

 

 

[22]           La représentante de l’employeur dépose une décision de la Cour d’appel[2] pour appuyer son argumentation.

L’AVIS DES MEMBRES

[23]           Le membre issu des associations d’employeurs et le membre issu des associations syndicales sont d’avis que la requête doit être rejetée.

[24]           Ils considèrent que la conclusion à laquelle en vient la première commissaire relève de son appréciation de la preuve et n’est fondée sur aucune erreur manifeste et déterminante de fait ou de droit qui justifierait la révision de la décision.

LES MOTIFS DE LA DÉCISION

[25]           La Commission des lésions professionnelles doit décider s'il y a lieu de réviser la décision rendue le 19 décembre 2005.

[26]           Le pouvoir de la Commission des lésions professionnelles de réviser ou révoquer une décision qu'elle a rendue est prévu par l'article 429.56 de la loi, lequel se lit comme suit :

429.56. La Commission des lésions professionnelles peut, sur demande, réviser ou révoquer une décision, un ordre ou une ordonnance qu'elle a rendu :

 

1°   lorsqu'est découvert un fait nouveau qui, s'il avait été connu en temps utile, aurait pu justifier une décision différente;

 

2°   lorsqu'une partie n'a pu, pour des raisons jugées suffisantes, se faire entendre;

 

3°   lorsqu'un vice de fond ou de procédure est de nature à invalider la décision.

 

Dans le cas visé au paragraphe 3°, la décision, l'ordre ou l'ordonnance ne peut être révisé ou révoqué par le commissaire qui l'a rendu.

__________

1997, c. 27, a. 24.

 

 

[27]           Cet article apporte une dérogation au principe général énoncé par l'article 429.49 de la loi voulant qu’une décision de la Commission des lésions professionnelles soit finale et sans appel. La décision ne peut être révisée ou révoquée que si l’un des motifs prévus par l’article 429.56 est établi.

[28]           L'employeur invoque le troisième motif, soit que la décision du 19 décembre 2005 comporte des vices de fond qui sont de nature à l'invalider.

[29]           La jurisprudence assimile cette notion de « vice de fond qui est de nature à invalider une décision » à une erreur manifeste de fait ou de droit qui a un effet déterminant sur le sort du litige[3]. Elle précise par ailleurs qu’il ne peut s'agir d'une question d'appréciation de la preuve ni d'interprétation des règles de droit parce que le recours en révision n'est pas un second appel[4].

[30]           Dans l'arrêt Bourassa c. Commission des lésions professionnelles[5], la Cour d'appel rappelle ces règles comme suit :

[21]      La notion (de vice de fond de nature à invalider une décision) est suffisamment large pour permettre la révocation de toute décision entachée d'une erreur manifeste de droit ou de fait qui a un effet déterminant sur le litige. Ainsi, une décision qui ne rencontre pas les conditions de fond requises par la loi peut constituer un vice de fond.

 

[22]      Sous prétexte d'un vice de fond, le recours en révision ne doit cependant pas être un appel sur la base des mêmes faits. Il ne saurait non plus être une invitation faite à un commissaire de substituer son opinion et son appréciation de la preuve à celle de la première formation ou encore une occasion pour une partie d'ajouter de nouveaux arguments1.

_______________

1.       Voir: Y. OUELLETTE, Les tribunaux administratifs au Canada, Procédure et Preuve, Montréal, Les Éditions Thémis, 1997, p. 506-508.  J.P. VILLAGI, dans Droit public et administratif, Vol. 7, Collection de droit 2002-2003, Éditions Yvon Blais, 2002, p. 127-129.

 

 

[31]           Plus récemment, la Cour d'appel a réitéré sa position dans l'arrêt Commission de la santé et de la sécurité du travail et Fontaine[6]. Pour le juge Morissette qui rédige les motifs de l'arrêt, l'exercice trop libéral du pouvoir de révision peut compromettre les objectifs de qualité, de célérité et d'accessibilité poursuivis par la justice administrative et cette situation commande de ne pas recourir à la légère à la notion de vice de fond pour réviser une décision. Il écrit :

[41]      (…) La jurisprudence de notre Cour, sur laquelle je reviendrai, est à juste titre exigeante sur ce point. La faille que vise cette expression dénote de la part du décideur une erreur manifeste, donc voisine d'une forme d'incompétence, ce dernier terme étant entendu ici dans son acception courante plutôt que dans son acception juridique. (…)

 

 

[32]           Après avoir fait état des positions adoptées dans certaines décisions, le juge Morissette conclut dans les termes suivants :

On voit donc que la gravité, l'évidence et le caractère déterminant d'une erreur sont des traits distinctifs susceptibles d'en faire un «vice de fond de nature à invalider [une] décision».

 

[51]      En ce qui concerne la raison d'être de la révision pour un vice de fond de cet ordre, la jurisprudence est univoque. Il s'agit de rectifier les erreurs présentant les caractéristiques qui viennent d'être décrites. Il ne saurait s'agir de substituer à une première opinion ou interprétation des faits ou du droit une seconde opinion ni plus ni moins défendable que la première [51].

_______________

[51]         Voir l'arrêt Godin, supra, note 11, paragr. 47 (le juge Fish) et 165 (le juge Chamberland) et l'arrêt Bourassa, supra, note 10, paragr. 22.

 

 

[33]           La Cour d'appel reprend cette notion d'erreur grave, évidente et déterminante dans l'arrêt CSST c. Toulimi rendue subséquemment[7] :

[5]        Il ressort nettement de l’arrêt Fontaine qu’une décision attaquée pour motif de vice de fond ne peut faire l’objet d’une révision interne que lorsqu’elle est entachée d’une erreur dont la gravité, l’évidence et le caractère déterminant ont été démontrés par la partie qui demande la révision.

 

 

[34]           Comme l'indique la Commission des lésions professionnelles dans la décision Savoie et Camille Dubois (fermé)[8], ces décisions de la Cour d'appel n'ont pas pour effet de modifier le critère de l'erreur manifeste et déterminante adopté par la jurisprudence pour définir la notion de vice de fond. Toutefois, ils invitent à une très grande retenue dans l'exercice du pouvoir de révision.

[35]           La commissaire qui rend cette décision écrit à ce sujet :

[17]      La soussignée estime qu’effectivement le critère du vice de fond, défini dans les affaires Donohue et Franchellini comme signifiant une erreur manifeste et déterminante, n’est pas remis en question par les récents arrêts de la Cour d’appel. Lorsque la Cour d’appel écrit que «la gravité, l’évidence et le caractère déterminant d’une erreur sont des traits distinctifs susceptibles d’en faire «un vice de fond de nature à invalider une décision», elle décrit la notion en des termes à peu près identiques. L’ajout du qualificatif «grave» n’apporte rien de nouveau dans la mesure où la Commission des lésions professionnelles a toujours recherché cet élément aux fins d’établir le caractère déterminant ou non de l’erreur.

 

[18]      Toutefois, l’invitation à ne pas utiliser la notion de vice de fond à la légère et surtout l’analyse et l’insistance des juges Fish et Morrissette sur la primauté à accorder à la première décision et sur la finalité de la justice administrative, invitent et incitent la Commission des lésions professionnelles à faire preuve d’une très grande retenue. La première décision rendue par la Commission des lésions professionnelles fait autorité et ce n'est qu'exceptionnellement que cette décision pourra être révisée.

 

 

[36]           Ce devoir de retenue s'impose particulièrement à la Commission des lésions professionnelles lorsque ce qui est visé par la requête concerne une question d'appréciation de la preuve, comme c'est le cas dans la présente affaire.

[37]           En effet, malgré les termes employés dans la requête, les arguments qu’invoque la représentante de l’employeur n’établissent aucunement que la décision rendue le 19 décembre 2005 comporte une erreur manifeste de fait ou droit. Ils visent essentiellement à remettre en cause l’appréciation que la première commissaire  faite de la preuve au dossier.

[38]           La conclusion à laquelle elle en vient s’appuie sur des éléments de la preuve et tient compte des paramètres jurisprudentiels concernant la reconnaissance de lésions professionnelles de nature psychique, notamment en ce qui a trait à l’application en cette matière de la notion d’événement imprévu et soudain et de celle du « crâne fragile ».

[39]           Le fait qu’une autre conclusion que celle à laquelle en vient la première commissaire puisse être retenue, comme celle souhaitée par l’employeur, ne donne pas ouverture à la révision de la décision parce que le recours prévu à l’article 429.56 de la loi n’est pas un second appel.

[40]           La décision de la Cour d’appel que la représentante de l’employeur a déposée au soutien de son argumentation n’a pas d’incidence en l’espèce puisqu’elle concerne une situation qui est nettement différente de celle qui est en cause dans la présente affaire. Il ne s’agissait pas d’une question d’appréciation de la preuve mais plutôt d’une conclusion de la Commission des lésions professionnelles qui était considérée confuse et incompréhensible, ce qui n’est pas le cas ici.

[41]           Après considération des arguments soumis par les représentants des parties, la Commission des lésions professionnelles en vient donc à la conclusion que l’employeur n’a pas démontré que la décision rendue le 19 décembre 2005 comporte un vice de fond qui est de nature à l’invalider et que sa requête doit être rejetée.

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

REJETTE la requête en révision de SNC-Lavalin Profac inc.

 

 

__________________________________

 

Claude-André Ducharme

 

Commissaire

Me Denis Lapierre

LALONDE GERAGHTY RIENDEAU LAPIERRE

Représentant de la partie requérante

 

 

Me Valérie Dufour

BORDEN LADNER GERVAIS

Représentante de la partie intervenante

 



[1]          L.R.Q. c. A-3.0001

[2]          Bélanger c. Commission scolaire des navigateurs, C.A. Québec, 200-09-004867-047, 8 décembre 2005, jj. Morin, Doyon, Larouche.

[3]          Produits forestiers Donohue inc. et Villeneuve, [1998] C.L.P. 733 ; Franchellini et Sousa, [1998] C.L.P. 783 .

[4]          Sivaco et C.A.L.P., [1998] C.L.P. 180 ; Charrette et Jeno Neuman & fils inc., C.L.P. 87190-71-9703, 26 mars 1999, N. Lacroix.

[5]          [2003] C.L.P. 601 (C.A.).

[6]          [2005] C.L.P. 626 (C.A.).

[7]          C.A. 500-09-015132-046, 6 octobre 2005, jj. Robert, Morissette, Bich, 05LP-159.

[8]          C.L.P. 224235-63-0401, 12 janvier 2006, L. Nadeau.

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