Décision

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Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse  (Lussier) c. Ville de Montréal (arrondissement d'Outremont)

2022 QCTDP 9

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

 :

500-53-000577-203

 

DATE :

 29 mars 2022

______________________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

LUC HUPPÉ, J.C.Q.

Avec l’assistance des assesseurs :

Me Jacqueline Corado

Me Pierre Deschamps

______________________________________________________________________________

 

 

COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, agissant dans l’intérêt public et en faveur d’ALEXANDRE LUSSIER

Demanderesse

c.

VILLE DE MONTRÉAL (Arrondissement d’Outremont)

et

PHILIPE TOMLINSON

et

fanny magini

et

valérie patreau

et

mindy pollak

Défendeurs

et

ALEXANDRE LUSSIER

Plaignant et victime

 

______________________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________________

 

 

[1]          Candidat défait à la mairie de l’arrondissement d’Outremont aux élections municipales de 2017, M. Alexandre Lussier est exclu du Comité consultatif d’urbanisme de l’arrondissement (ci-après appelé le « CCU ») par le nouveau maire, M. Philipe Tomlinson, ainsi que par les conseillères Fanny Magini, Valérie Patreau et Mindy Pollak, qui détiennent désormais la majorité au conseil d’arrondissement. M. Lussier considère que la révocation de son mandat au CCU constitue de la discrimination fondée sur ses convictions politiques. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse réclame à son bénéfice des dommages moraux et des dommages punitifs.

 

[2]   Niant le caractère discriminatoire de la révocation du mandat de M. Lussier, les défendeurs soutiennent que la décision du conseil d’arrondissement a été prise conformément à la loi, dans l’exercice légitime de la discrétion qui lui est accordée. Ils invoquent également l’immunité de poursuite protégeant les membres du conseil d’arrondissement pour les actes posés dans l’exercice de leurs fonctions.

 

[3]   Après avoir été avisé de la réclamation de la Commission, en vertu de l’article 76 du Code de procédure civile[1], le Procureur général du Québec a indiqué son intention de ne pas participer au débat.

 

CONTEXTE

 

[4]   M. Lussier est avocat. Il réside dans l’arrondissement d’Outremont de la Ville de Montréal depuis 2012. Au printemps 2014, il prend connaissance d’un appel de candidatures invitant les personnes souhaitant devenir membres du CCU à manifester leur intérêt.

 

[5]          Comme l’indique cet appel de candidatures, le CCU a pour fonction d’étudier et de soumettre au conseil d’arrondissement des recommandations en matière d’urbanisme. À cette époque, il se composait de treize membres, résidents d’Outremont, désignés par le conseil d’arrondissement. Sept de ces membres, soit les membres professionnels, étaient choisis pour leur formation et leur expertise dans les domaines pertinents, dont l’urbanisme, le génie, l’aménagement, l’architecture, le paysagisme ou le patrimoine. Trois ou quatre autres membres étaient choisis pour représenter les citoyens de l’arrondissement.

 

[6]          Cherchant à s’impliquer dans sa communauté, M. Lussier soumet sa candidature à ce poste. Le comité de sélection formé pour étudier les candidatures reçues est composé de Mme Jacqueline Gremaud, qui préside le CCU et qui est membre du conseil d’arrondissement depuis l’élection municipale de 2013, du directeur de l’urbanisme, du directeur d’arrondissement, d’un conseiller d’arrondissement et de Mme Marie Cinq-Mars, la mairesse de l’arrondissement.

 

[7]          Au cours de son témoignage à l’audience, Mme Gremaud explique que la candidature de M. Lussier est retenue pour assurer un certain équilibre au sein du CCU, déjà composé de plusieurs architectes et de professionnels dans le domaine. Son statut d’avocat est considéré comme un atout pour participer aux échanges qui se déroulent au sein du CCU.

 

[8]          Le conseil d’arrondissement procède, le 7 juillet 2014, à la nomination des membres du CCU pour un mandat débutant le 1er août suivant[2]. Six membres professionnels sont nommés, ainsi que quatre membres résidents, dont M. Lussier. Cette décision est prise à l’unanimité. À cette époque, le conseil d’arrondissement est composé de la mairesse et des conseillères Lucie Cardyn, Céline Forget, Jacqueline Gremaud et de la défenderesse Mindy Pollak.

 

[9]          Avant d’entrer en fonction, M. Lussier prête un serment de confidentialité. Il reçoit aussi une formation donnée par un avocat de la Ville. M. Lussier s’implique ensuite activement dans ses fonctions de membre du CCU. Les réunions se tiennent sur une base mensuelle, le mercredi suivant la réunion du conseil d’arrondissement. Le vendredi qui précède la réunion, M. Lussier reçoit la documentation afférente et l’analyse en détail, ce qui l’occupe pendant plusieurs heures. Mme Gremaud le décrit comme un homme droit, sérieux, rigoureux et minutieux, qui connaît à fond les dossiers et que ses collègues respectent. Pendant toute la durée de son mandat, il s’absente une seule fois, en raison d’une mauvaise planification de ses vacances.

 

[10]      Bien que M. Lussier ait été nommé pour une période de deux ans, son premier mandat se prolonge jusqu’en décembre 2016. Par résolution unanime du 5 décembre 2016[3], le conseil d’arrondissement nomme un membre résident et deux membres professionnels au CCU. Il procède aussi au renouvellement du mandat, pour une période de deux ans, de deux membres professionnels et de deux membres résidents, dont M. Lussier. À cette date, le conseil d’arrondissement est composé de la mairesse Marie Cinq-Mars et des conseillères Céline Forget, Jacqueline Gremaud, Marie Potvin et de la défenderesse Mindy Pollak. Au cours de son témoignage à l’audience, Mme Gremaud explique que le mandat de tous les membres du CCU qui souhaitaient continuer leur implication était renouvelé sans autre formalité.

 

[11]      En vertu de cette résolution, le mandat de M. Lussier au CCU, en tant que membre résident, est donc prolongé jusqu’au 5 décembre 2018.

 

[12]      Par résolution unanime du 1er mai 2017[4], le conseil d’arrondissement nomme M. Lussier comme second vice-président du CCU. C’est Mme Gremaud qui propose cette nomination. Elle témoigne qu’à ce moment, elle ne connaissait pas de projet politique de la part de M. Lussier. Elle considérait que celui-ci possédait les qualités requises pour présider les séances du CCU. Une autre résolution[5], adoptée à la majorité, désigne Mme Pollak comme membre du CCU pour une période de six mois, en remplacement de Mme Marie Potvin. Au moment de l’adoption de ces deux résolutions, le conseil d’arrondissement est composé des mêmes personnes qui ont unanimement renouvelé le mandat de M. Lussier quelques mois plus tôt.

 

[13]      À l’été 2017, M. Lussier cherche à donner une autre forme à son implication communautaire. Il rassemble les signatures nécessaires puis, par lettre du 3 septembre 2017, il informe le Directeur général des élections de sa décision de se porter candidat indépendant à la mairie de l’arrondissement d’Outremont à l’élection du 5 novembre suivant. L’un de ses adversaires à ce poste est le défendeur Philipe Tomlinson.

 

[14]      Lors de son témoignage à l’audience, M. Lussier qualifie de décevante la campagne électorale à laquelle il participe. Contrairement à d’autres élections, celle qui se déroule dans l’arrondissement d’Outremont ne comporte pas de débats entre les candidats. Chacun choisit les moyens de se faire connaître, par exemple en effectuant du porte-à-porte. Pendant la campagne électorale, M. Lussier met en évidence les fonctions qu’il exerce au CCU, où il continue par ailleurs d’occuper ses fonctions. Ainsi, dans un document du 10 septembre 2017 destiné aux électeurs, il fait état de ce qui suit :

 

Vice-président du Comité consultatif d’urbanisme d’Outremont (CCU), sous serment d’honnêteté, d’impartialité et de confidentialité, j’étudie avec rigueur plus de 200 dossiers par année en matières d’architecture, d’urbanisme et de patrimoine, sujets sur lesquels le CCU formule ses recommandations au Conseil d’arrondissement.

 

[15]      M. Lussier obtient 20 % des voix lors de cette élection. C’est M. Tomlinson qui est élu maire de l’arrondissement d’Outremont. Mme Pollak, qui appartient à la même formation politique que M. Tomlinson, est réélue comme conseillère. Trois nouvelles personnes font leur entrée au conseil d’arrondissement d’Outremont comme conseillères : Mme Valérie Patreau et Mme Fanny Magini, qui appartiennent à la même formation politique que M. Tomlinson, ainsi que M. Jean-Marc Corbeil, qui fait partie d’une autre formation politique.

 

[16]      Le 20 novembre 2017, Mme Patreau est nommée membre du CCU[6] et Mme Pollak en est nommée présidente[7].

 

[17]      Par résolution du 18 décembre 2017[8], soit approximativement un an avant l’arrivée de son terme, le mandat de M. Lussier comme membre et vice-président du CCU est révoqué par résolution du conseil d’arrondissement. Cette résolution est adoptée à la majorité, soit par les votes de M. Tomlinson, de Mme Patreau, de Mme Magini et de Mme Pollak. M. Jean-Marc Corbeil vote contre la résolution. Au cours de la même séance, Mme Patreau est nommée vice-présidente du CCU[9].

 

[18]      Pendant la séance du conseil d’arrondissement au cours de laquelle cette résolution est adoptée, M. Tomlinson explique sommairement cette décision en qualifiant de politique la nomination de M. Lussier au poste de second vice-président du CCU, dans le cadre de la campagne électorale. Il ne donne toutefois aucune explication pour mettre fin à la participation de M. Lussier aux fonctions du CCU en tant que membre résident. Aucune des conseillères qui votent en faveur de la révocation ne s’exprime à propos des raisons qui justifient une telle décision. M. Tomlinson fait aussi état de son souhait de faire de la place à Mme Patreau au CCU.

 

[19]      M. Lussier apprend cette révocation en direct, puisqu’il visionne en ligne la réunion du conseil d’arrondissement, comme il le fait régulièrement. Bien que l’ordre du jour transmis au préalable fasse état de la révocation d’un membre du CCU, qui n’est pas identifié, il n’avait pas été prévenu qu’il s’agissait de lui. Aucun reproche ne lui avait été adressé quant à sa participation aux activités du CCU, personne n’avait auparavant remis en cause sa présence au sein de ce comité.

 

[20]      Cette révocation, qui intervient 1 ½ mois après sa défaite électorale, lui cause un choc. Il est estomaqué d’entendre le maire donner une dimension politique à sa participation au CCU, un organisme par définition apolitique. M. Lussier ne mesure pas tout de suite la portée de cette révocation, puisqu’il se relève à ce moment du deuil de son père, décédé le 20 novembre précédent, et qu’il est absorbé par le règlement de la succession. Quatre jours après la résolution du conseil d’arrondissement, soit le 22 décembre 2017, M. Lussier dépose néanmoins une plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de le jeunesse, dans laquelle il demande sa réintégration au CCU.

 

[21]      La révocation du mandat de M. Lussier ne passe pas inaperçue au sein de l’arrondissement. Au cours des semaines suivantes, le conseil d’arrondissement fait l’objet de demandes pressantes pour reconsidérer sa décision, mais en vain.

 

[22]      Dans les heures qui suivent l’adoption de la résolution de révocation par le conseil d’arrondissement, Mme Marylise Lapierre, une citoyenne de l’arrondissement, écrit à M. Tomlinson pour l’informer qu’elle a été choquée par cette décision : « démettre des personnes compétentes et engagées parce qu’elles n’appartiennent pas à notre parti, c’est de la petite politique », lui fait-elle savoir. Elle lui demande de revenir sur cette décision. N’ayant reçu de la part du maire qu’un accusé de réception dans lequel il ne prend pas position par rapport à sa demande, Mme Lapierre publie sa lettre dans un journal local le 20 décembre 2017.

 

[23]      Au cours d’une réunion du CCU tenue le 10 janvier 2018, la résolution suivante est adoptée[10] :

 

Les membres regrettent le renvoi de M. Lussier de son poste de membre résident. Ils indiquent pouvoir comprendre le retrait du titre de vice-président, mais pas le renvoi comme membre résident. Ils soulignent la qualité de son implication et la pertinence de ses interventions. Son expertise légale est un apport important aux réflexions du CCU. Ils auraient souhaité être consultés et informés en amont de cette décision. Cette destitution leur semble injustifiée. Ils craignent une influence accrue du politique dans ce comité qu’ils voient comme devant être apolitique. L’ensemble des membres non élus déplore la destitution de M. Lussier et demande au Conseil d’arrondissement de reconsidérer leur position et de réintégrer M. Lussier à titre de membre résident.

 

[24]      Le conseil d’arrondissement ne donne pas suite à cette demande de reconsidération de sa décision.

 

[25]      À son retour d’un voyage familial, au début janvier 2018, M. Lussier prend concrètement conscience du manque qu’il ressent à la suite de la révocation de son mandat au CCU. Il perd la possibilité de contribuer à la société dans un domaine qui le passionne. Ayant reçu des témoignages d’appui de personnes qui ne comprennent pas cette décision, il se présente aux réunions du conseil d’arrondissement de janvier et de février.

 

[26]      Lors de la séance du conseil d’arrondissement du 15 janvier 2018, Mme Jacqueline Gremaud s’adresse à M. Tomlinson à propos de la révocation du mandat de M. Lussier. Elle dément formellement toute considération politique dans la nomination de celui-ci au CCU en 2014. À la suite de cette mise au point, l’échange suivant intervient entre M. Tomlinson et M. Jean-Marc Corbeil, le seul conseiller ayant voté contre la révocation du mandat de M. Lussier :

 

Jean-Marc Corbeil : Juste avant, juste avant de terminer, très rapidement suite à l’explication de madame Gremaud au sujet de monsieur Lussier, est-ce que vous maintenez que c’est une nomination politique ou est-ce que, il y a une autre explication, que c’était une nomination politique, parce que madame Gremaud, ce qu’elle nous explique, c’est qu’il n’y avait rien de politique là-dedans. Alors, c’est l’explication que vous nous avez donnée pour la destitution de monsieur Lussier. J’aimerais vous entendre revenir là-dessus, parce que ça me semble important.

Philipe Tomlinson : Oui, en effet, je maintiens ma décision, je maintiens la raison pourquoi j’ai pris cette décision là?. Et voilà je n’étais pas là en effet en 2014, mais j’étais là au début de la campagne lorsque monsieur Lussier a reçu un poste privilégié au sein du CCU. Il a utilisé ce poste-là tout au long de la campagne. Et voilà ce qui motivait ma décision, c’est ce qui a motivé la décision qui a été prise.

(Soulignements ajoutés)

[27]      Au cours de cette séance, parmi les diverses interventions relatives à la révocation du mandat de M. Lussier, un autre citoyen, M. Pierre Lacerte, dénonce ce qu’il considère comme une décision partisane. M. Tomlinson lui répond de la manière suivante :

 

Philipe Tomlinson : Bien je pense que le raisonnement que j’avais derrière la décision était 100% transparent. C’est-à-dire, je considère que M. Lussier a reçu la promotion au poste de vice-président dans un contexte politique, juste au début des élections, et il l’a utilisé lors de sa campagne, et c’est justement

Pierre Lacerte : Comment a-t-il pu utiliser ça ? Le CCU.

Philipe Tomlinson : Bien, vous retournerez dans tous les messages de la campagne, monsieur Lussier, vous verrez la façon dont il utilisait ce poste-là pour promouvoir la campagne. Donc, moi je considère que ça n’a pas sa place au sein d’un organisme comme le CCU et ma décision a été prise comme ça. C’est la transparence que je vous offre là-dedans.

Pierre Lacerte : Il a été nommé avant la campagne électorale.

Philippe Tomlinson : Oui, mais le poste qu’il a promu tout le long de la campagne était celui qu’il a été nommé juste au début de la campagne. Et une des raisons pourquoi on a changé le poste de monsieur Lussier, c’est justement. On voulait mettre une élue, madame Patreau, en considérant en conséquence au poste de vice-président. C’est exactement le même raisonnement que vous me donnez.

(Soulignements ajoutés)

[28]      Le sujet de la révocation du mandat de M. Lussier est de nouveau abordé au cours de la réunion du conseil d’arrondissement tenue le 5 février 2018. À la suite d’une intervention de Mme Marylise Lapierre, l’échange suivant intervient avec le maire d’arrondissement :

Philipe Tomlinson : Je l’ai clairement expliqué madame. Moi, je considère en premier lieu que la nomination de monsieur Lussier était une décision politique dans le cadre de la campagne électorale. Et c’est pour cela que j’ai pris la décision dans ce sens là. Je vais toujours aller avec ça, parce que c’est ça qu’on a senti nous, Et en plus, bien le CCU n’est pas la même chose qu’un comité de travail. Le CCU, Oui, on a beaucoup de réorientation à faire au CCU, on veut revoir la mission même du CCU, on veut revoir la façon qu’il travaille, on veut revoir la façon qu’il traite les dossiers, le temps qu’ils prennent pour chaque dossier. On va le voir encore ce soir dans l’un des dossiers. Des fois, ils n’ont pas toujours le temps de bien décider des choses dans les dossiers, donc on veut s’assurer que, il y ait des gens qui sont de la même orientation pour faire avancer les choses.

Marylise Lapierre : C’est-à-dire le même parti politique. C’est ça.

Philipe Tomlinson : Non, ce n’est pas la même chose madame. Je fais la distinction entre orientation et je vous dis, je fais la distinction entre nomination politique et nomination tout court dans [inaudible] citoyen.

Marylise Lapierre : Mais madame Gremaud nous a expliqué, elle qui était sur le comité de sélection, que monsieur Lussier n’avait pas été nommé pour des raisons politiques mais sur la base de son c.v.

Philipe Tomlinson : Hum, sa nomination à la vice-présidence a été faite juste avant la campagne électorale, dans le but qu’il puisse l’utiliser pour l’ensemble de la campagne.

(Soulignements ajoutés)

[29]      En janvier 2019, le conseil d’arrondissement modifie le règlement constitutif du CCU, notamment pour changer sa composition : le nombre de membres est réduit à sept personnes, soit un ou deux membres du conseil d’arrondissement et cinq membres professionnels réguliers de l’aménagement urbain ou de disciplines connexes résidents de l’arrondissement. À cette occasion, la catégorie des membres résidents, dont M. Lussier faisait partie, est retirée de la composition du CCU. Toute réintégration devient donc pour lui impossible.

 

ANALYSE

 

A)    Le cadre d’analyse de la discrimination

 

[30]      L’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne[11] interdit la discrimination fondée sur les convictions politiques :

 

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

(Soulignement ajouté)

[31]      Selon le texte de cette disposition, l’existence d’une discrimination repose sur trois conditions[12] : 1) il doit exister une distinction, une exclusion ou une préférence; 2) qui soit fondée sur l’un des motifs énumérés; et 3) qui a pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance et l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne. Il n’est pas nécessaire que la décision ou la conduite reprochée soit fondée uniquement sur l’un des motifs énumérés, il suffit que ce motif ait contribué à la décision ou à la conduite qui constitue le fondement de la réclamation[13].

 

[32]      Le fardeau de prouver l’existence de ces conditions repose sur le demandeur – en l’occurrence la Commission – et la norme de preuve est celle de la prépondérance des probabilités[14]. Lorsque ces conditions sont établies, il incombe au défendeur de justifier sa décision ou sa conduite. S’il échoue, le Tribunal conclura à l’existence de discrimination.

 

[33]      En l’instance, la première condition d’application de l’article 10 de la Charte est remplie : la révocation du mandat de M. Lussier constitue clairement une « exclusion » au sens de cette disposition. Elle constitue aussi une « distinction » puisque la décision prise par le conseil d’arrondissement le 18 décembre 2017 ciblait exclusivement M. Lussier. Le mandat d’aucun autre membre du CCU, qu’il soit un membre professionnel ou un membre résident, n’a été révoqué par le conseil d’arrondissement, ni au cours de cette séance, ni par la suite.

 

[34]      La deuxième condition d’application de l’article 10 de la Charte est aussi remplie. M. Tomlinson a clairement énoncé et répété à plusieurs reprises que la révocation du mandat de M. Lussier résultait du caractère politique de sa nomination à titre de second vice-président du CCU en mai 2017. Les extraits reproduits ci-dessus le démontrent. Étant donné que M. Tomlinson n’a pas témoigné à l’audience, à laquelle il était d’ailleurs absent, le Tribunal est justifié de conclure que ces extraits reflètent adéquatement son point de vue.

 

[35]      Les témoins entendus sur cette question, et plus particulièrement Mme Gremaud, ont nié toute connotation politique à la nomination de M. Lussier au CCU en 2104 et à sa désignation comme second vice-président en 2017. Rien dans la preuve ne soutient les affirmations catégoriques de M. Tomlinson quant au caractère politique de la nomination de M. Lussier au poste de second vice-président du CCU ou quant au fait que cette nomination serait liée à la campagne électorale qui s’annonçait.

 

[36]      Pour les fins de l’application de l’article 10 de la Charte, il importe seulement de constater que la perception de la majorité des membres du conseil d’arrondissement quant au caractère politique de la nomination de M. Lussier en lien avec la campagne électorale de 2017 a contribué à la décision de l’exclure du CCU. La preuve permet même d’affirmer que cette perception en représente l’unique fondement.

 

[37]      Les défendeurs soulignent que le motif de discrimination prohibé par l’article 10 de la Charte concerne les convictions politiques. De leur point de vue, la preuve que des motifs politiques ont contribué à la décision de révoquer le mandat de M. Lussier ne serait pas suffisante pour conclure à la discrimination. Il faudrait démontrer que la distinction, l’exclusion ou la préférence est liée aux idées politiques défendues par M. Lussier, aux projets qu’il cherchait à mettre en œuvre, au programme dont il faisait la promotion.

 

[38]      Avec égards, cette position donne une interprétation trop limitative de l’expression « convictions politiques », utilisée à l’article 10 de la Charte de même que dans quelques autres dispositions législatives[15] et réglementaires[16]. La portée de cette expression demeure encore largement indéfinie. Dans l’arrêt Morel c. Corporation de Saint-Sylvestre[17], qui concernait le refus du maire d’une municipalité d’autoriser l’enregistrement des débats du conseil municipal, la Cour d’appel en donne cependant une interprétation ouverte :

 

En substance, l'appelant invoquait une discrimination illicite, basée, d'une part, sur ses convictions politiques et d'autre part, sur son infirmité, la cécité. J'hésiterais, ici, à conclure que l'on se trouve devant un cas de discrimination basée sur des convictions politiques. En effet, les électeurs de la municipalité de St-Sylvestre se débattaient dans un pur problème d'organisation administrative, c'est-à-dire, le choix d'une municipalité régionale de comté à laquelle se rattacher. La question enflammait sûrement les opinions — on le voit par les procédures; il n'est pas certain qu'elle ait impliqué des convictions politiques, des débats sur l'organisation ou le fonctionnement de la société, ses buts ou sa nature.

Certes, en un sens, dans une société démocratique, tout est, en quelque sorte, politique. Il ne m'apparaît pas, cependant, certain que la protection quasi constitutionnelle de l’article 10 doive s'étendre à tous les différends qui peuvent, à l'occasion, opposer une municipalité, un quartier ou un voisinage. Ce n'est sûrement pas le meilleur cas pour définir ici, la nature des convictions politiques visées par l’article 10 de la Charte.

(Soulignement ajouté)

 

[39]      Une jurisprudence constante invite le Tribunal à adopter une interprétation large et libérale des droits et des libertés garantis par la Charte. Dans cet esprit, il n’y a pas de raison de limiter au seul contenu des opinions ou des idées d’une personne la portée de l’expression « convictions politiques ». Certes, une personne peut exprimer ses convictions politiques en défendant des idées, en les diffusant, en cherchant à convaincre les autres. Mais il existe d’autres manifestations possibles des convictions politiques : selon les circonstances, l’adhésion à un parti politique ou le versement d’une contribution à un candidat, par exemple, peuvent refléter les convictions politiques d’une personne sans que celle-ci n’exprime de manière explicite ses propres opinions.

 

[40]      Le fait de se porter candidat à une élection constitue nécessairement l’expression de convictions politiques, et ce, indépendamment du contenu des opinions mises de l’avant. Une candidature à une élection constitue l’une des formes les plus fondamentales d’engagement politique dans une démocratie représentative. Un système qui invite des candidats à se mettre en concurrence, dans le but d’obtenir le plus grand nombre de votes au cours d’une élection pour pouvoir accéder à une fonction publique, est par essence politique puisqu’il concerne l’organisation et le fonctionnement du gouvernement. Dans un tel contexte, les éléments par lesquels les candidats se différencient les uns des autres expriment forcément les convictions politiques qui les animent.

 

[41]      Le candidat qui souhaite remporter une élection accorde au poste qu’il convoite une importance sociale si élevée qu’il est prêt à y consacrer l’essentiel de ses énergies et de son temps pour une période plus ou moins longue. Il considère que ses aptitudes, ses connaissances, ses relations et son expérience le placent dans une meilleure position que ses adversaires pour représenter la population dans des fonctions officielles. Il offre à l’électorat « une option politique viable »[18], incarnée dans sa personne et opposée à celle des autres candidats.

 

[42]      Dans le cadre d’un processus électoral par lequel une communauté se désigne un représentant, les convictions politiques s’expriment au moyen de la confiance accordée à une personne, tout autant que par des idées ou des opinions. Le choix entre les divers candidats constitue l’acte politique essentiel auquel se livre la personne qui vote. En briguant les suffrages des électeurs, un candidat exprime par le fait même le point de vue que, dans l’intérêt de la communauté dont il fait partie, il représente le meilleur choix pour occuper le poste à combler. Sa candidature fait donc intrinsèquement valoir ses convictions quant à l’identité de la personne la plus apte à représenter les électeurs.

 

[43]      En outre, une personne qui, comme M. Lussier à l’élection municipale de 2017, se présente comme candidat indépendant plutôt que comme membre d’une formation politique, manifeste clairement ainsi une distance prise à l’égard du programme, des méthodes ou de la composition des formations politiques dont il choisit de ne pas joindre les rangs. Son statut de candidat indépendant de tout parti exprime intrinsèquement certaines convictions politiques de sa part quant à la meilleure façon d’organiser la détention et l’exercice du pouvoir au sein de l’institution municipale.

 

[44]      La preuve démontre donc que M. Lussier a été exclu du CCU en raison de l’expression de convictions politiques, soit sa décision de se porter candidat à la mairie de l’arrondissement d’Outremont.

 

[45]      Au cours de son témoignage, Mme Pollak a tenté d’expliquer cette exclusion par la volonté du conseil d’arrondissement de professionnaliser le CCU : outre les membres élus, seuls des membres professionnels devraient en faire partie. Elle en donne pour preuve l’adoption par le nouveau conseil d’arrondissement d’un Règlement modifiant le Règlement sur le Comité consultatif d’urbanisme[19], qui remplace l’article 2 de ce règlement par le suivant :

 

2.  Le comité est composé de sept (7) membres réguliers répartis comme suit :

  1. un (1) ou deux (2) membres du conseil de l’arrondissement :
  2. cinq (5) membres professionnels réguliers de l’aménagement urbain ou de disciplines connexes résidents de l’arrondissement.

De plus, deux (2) membres professionnels suppléants de l’aménagement urbain ou de disciplines connexes résidents de l’arrondissement sont également nommés afin de remplacer, au besoin, les membres réguliers lors d’un comité.

 

[46]      Cette modification a pour conséquence que le CCU n’est plus composé, comme auparavant, de trois ou quatre résidents de l’arrondissement qui ne se qualifient pas comme professionnels de l’aménagement urbain ou de disciplines connexes.

 

[47]      L’explication avancée par Mme Pollak ne peut être retenue, pour les raisons suivantes :

 

  • rien dans la preuve ne permet de constater que cette volonté de modifier la composition du CCU en excluant les membres non professionnels aurait été exprimée lors du débat sur la révocation du mandat de M. Lussier;

 

  • la modification au règlement constitutif du CCU a été adoptée le 14 janvier 2019, soit près de treize mois après la révocation du mandat de M. Lussier et le dépôt de sa plainte auprès de la Commission;

 

  • le conseil d’arrondissement n’a révoqué le mandat d’aucun des autres membres du CCU qui ne se qualifiaient pas comme professionnels.

 

[48]      La Commission a fait la preuve que les deux premières conditions d’application de l’article 10 de la Charte sont remplies en l’instance. En ce qui concerne la troisième condition, la Commission allègue que la décision d’exclure M. Lussier du CCU a pour effet de détruire ou de compromettre son droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits garantis par les articles 3, 16 et 22 de la Charte. Cet argument doit être analysé distinctement pour l’article 16, d’une part, et pour les articles 3 et 22, d’autre part.

 

B)    Le droit garanti par l’article 16 de la Charte

 

[49]      L’article 16 de la Charte garantit le droit suivant :

 

16. Nul ne peut exercer de discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi.

 

[50]      Les défendeurs soutiennent que cette disposition est inapplicable au poste occupé par M. Lussier au sein du CCU. Leur argument exige une analyse de l’encadrement juridique des comités consultatifs d’urbanisme, et plus particulièrement de celui de l’arrondissement d’Outremont.

 

[51]      La création de comités consultatifs d’urbanisme est encadrée par les dispositions suivantes de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[20] :

 

146. Le conseil d’une municipalité peut, par règlement:

   constituer un comité consultatif d’urbanisme composé d’au moins un membre du conseil et du nombre de membres qu’il détermine et qui sont choisis parmi les résidents du territoire de la municipalité;

   attribuer à ce comité des pouvoirs d’étude et de recommandation en matière d’urbanisme, de zonage, de lotissement et de construction;

   permettre au comité d’établir ses règles de régie interne;

   prévoir que la durée du mandat des membres est d’au plus deux ans et qu’il est renouvelable.

147. Les membres et officiers du comité sont nommés par résolution du conseil de la municipalité.

Le conseil peut également adjoindre au comité les personnes dont les services peuvent lui être nécessaires pour s’acquitter de ses fonctions.

148. Le conseil peut voter et mettre à la disposition du comité les sommes d’argent dont il a besoin pour l’accomplissement de ses fonctions.

 

[52]      Selon cette Loi, les municipalités dotées de tels comités doivent les consulter à propos de diverses questions, telles les dérogations mineures au règlement d’urbanisme[21], les plans d’aménagement d’ensemble[22], les plans d’implantation et d’intégration architecturale[23], les usages conditionnels[24], les projets particuliers de construction, de modification ou d’occupation d’un immeuble[25], ou encore certaines restrictions à la délivrance de permis[26]. La participation effective de citoyens non élus constitue l’une des caractéristiques des comités consultatifs d’urbanisme[27].

 

[53]      Dans la version en vigueur au moment des événements en litige, le Règlement sur le comité consultatif d’urbanisme[28] de l’arrondissement d’Outremont prévoit que le CCU est composé de treize membres, répartis comme suit[29] : un ou deux membres du conseil d’arrondissement; sept membres professionnels de l’aménagement urbain ou de disciplines connexes résidents de l’arrondissement; au moins trois ou au plus quatre résidents de l’arrondissement.

 

[54]      Ces membres sont nommés par le conseil d’arrondissement[30]. D’une durée de deux ans[31], leur mandat est renouvelable, mais peut aussi prendre fin prématurément dans les circonstances suivantes :

 

8.  Le mandat d’un membre de comité prend fin prématurément dans les cas suivants :

a)      le décès du membre ;

b)      la démission du membre ;

c)      la perte de la qualité de membre du conseil, pour un membre du comité qui est membre du conseil ;

d)      la perte de la qualité de résident ou de professionnel, pour un membre du comité qui n’est pas membre du conseil ;

e)      le fait pour un membre du comité de ne pas assister à trois (3) séances consécutives du comité sans explication jugée satisfaisante par le conseil ;

f)        la révocation du membre;

g)      l’incapacité pour le membre d’accomplir sa fonction.

 

[55]      Le pouvoir de révoquer un membre est attribué comme suit par le second alinéa de l’article 7.1 du Règlement : « [u]n mandat est révocable en tout temps par résolution du conseil ».

 

[56]      Avant de pouvoir exercer leurs fonctions, les membres du CCU autres que ceux qui font partie du conseil d’arrondissement doivent prêter un serment d’honnêteté, d’impartialité et de confidentialité[32]. Ils sont aussi tenus de divulguer, le cas échéant, leur intérêt personnel dans une question étudiée par le CCU et de s’abstenir de participer aux délibérations, de voter ou de tenter d’influencer le vote en cas de conflit d’intérêts[33].

 

[57]      Le CCU doit se réunir au moins dix fois par année[34] et il tient ses séances à huis clos[35]. Chaque membre a droit à un vote[36]. C’est le conseil d’arrondissement qui choisit le président du CCU, qui doit être un membre du conseil d’arrondissement, de même que le premier vice-président et le second vice-président[37]. Les séances du CCU sont présidées par le président ou, en son absence, par le premier vice-président; s’ils sont tous deux absents, c’est le second vice-président qui assume cette fonction[38]. Les décisions sont prises à la majorité des voix[39].

 

[58]      Dans l’arrondissement d’Outremont, les pouvoirs du CCU sont décrits comme suit[40] :

 

5.  Le comité peut :

a)      assister le conseil dans l’élaboration de ses politiques d’urbanisme, de design, d’habitation et du patrimoine;

b)      étudier toute question relative à la réglementation d’urbanisme que lui soumet le conseil ou le directeur du Service de l’aménagement urbain et du patrimoine et faire rapport au conseil à cet effet dans les délais fixés par ce dernier;

c)      faire rapport au conseil de ses observations et recommandations en vue du développement et de l’utilisation la plus rationnelle du territoire de l’arrondissement;

d)      recommander au conseil des modifications aux règlements qui portent sur le chapitre d’arrondissement du plan d’urbanisme de la ville ou sur la réglementation d’urbanisme de l’arrondissement;

e)      soumettre au conseil des projets de programme visant l’embellissement de l’arrondissement;

f)        étudier pour évaluation urbanistique, architecturale et esthétique, tous cas, permis et certificat que lui soumet le directeur du Service de l’aménagement urbain et du patrimoine;

g)      faire des recommandations concernant un cas visé au paragraphe f);

h)      analyser toute demande d’ouverture de rue que lui soumet le directeur du Service de l’aménagement urbain et du patrimoine;

i)        analyser et soumettre au conseil tout avis relatif à une demande de dérogation mineure;

j)        analyser et soumettre au conseil tout avis relatif à un plan d’implantation et d’intégration architecturale et à un plan d’aménagement d’ensemble;

k)      analyser et soumettre au conseil tout avis relatif à une démolition;

l)        analyser et soumettre au conseil tout avis relatif à la citation de biens culturels;

m)    faire rapport au conseil de ses observations et recommandation en matière de toponymie;

n)      formuler au conseil tout autre avis qui peut être requis du comité en vertu de toute loi, de tout règlement et de toute résolution applicable.

 

[59]      Ces diverses fonctions positionnent essentiellement le CCU comme un organisme de soutien aux instances décisionnelles de l’arrondissement. Le CCU ne prend pas lui-même de décisions liant les citoyens. Forts de leur expertise respective et de leur connaissance personnelle du milieu dans lequel ils résident, les membres du CCU formulent des recommandations et des avis qui contribuent à la qualité et à la justesse des décisions prises au sein de l’arrondissement.

 

[60]      Aucun jugement étendant l’application de l’article 16 de la Charte à une fonction de la nature de celle occupée par M. Lussier au CCU n’a été porté à l’attention du Tribunal.

 

[61]      Le champ d’application de cette disposition est défini de manière large. Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Sauvé) c. Spa Bromont[41], qui concernait le statut d’une travailleuse autonome, le Tribunal élabore comme suit à propos de sa portée :

 

[138]  Le texte de l’article 16 réfère aux « personnes » et non aux « employés » ou aux « salariés ». Le mot « emploi » n’est utilisé qu’en rapport à l’établissement de catégories ou de classifications : « Nul ne peut exercer de discrimination dans […] les conditions de travail d'une personne ainsi que dans l'établissement de catégories ou de classifications d'emploi ».

[139]  Par ailleurs, la Charte doit recevoir une interprétation généreuse, large et libérale, de façon à assurer la protection constante des droits et libertés individuels, principe d'interprétation maintes fois rappelé. La finalité de la Charte commande donc une analyse assouplie des éléments qui composent la relation d'emploi de sorte que des situations non généralement reconnues comme étant des relations d'emploi au sens du droit du travail par exemple, pourront dans un contexte légal ou factuel différent, revêtir les attributs d'une telle relation. (…)

[142]  L’article 16 de la Charte vise plus que la situation des seuls salariés au sens du droit du travail et englobe les situations où, dans les faits, la personne est à l’emploi d’une autre personne. Cette interprétation est conforme au texte de loi et à l’interprétation généreuse qui est de mise en la matière. Il faut donc examiner la situation particulière de madame Sauvé.

(Soulignement ajouté)

[62]      Même en adoptant l’interprétation large mise de l’avant par le Tribunal dans ce jugement, le statut de membre non élu du CCU ne constitue clairement pas un « emploi » au sens de l’article 16 de la Charte. Ce membre n’est pas non plus assujetti à des « conditions de travail ». Les mots utilisés par le législateur dans cette disposition ne correspondent pas à l’encadrement juridique du CCU, tel que décrit ci-dessus :

 

  • le membre n’est pas « embauché », il est nommé par résolution du conseil;

 

  • bien qu’il reçoive une formation à son entrée en poste, il n’est soumis ni à un apprentissage, ni à une période de probation;

 

  • il ne peut faire l’objet de promotion, de mutation ou de déplacement; les fonctions de vice-président sont purement administratives[42];

 

  • il ne fait l’objet d’aucune classification d’emploi;

 

  • il ne peut être mis à pied ou suspendu.

[63]      Le vocabulaire utilisé par le législateur à l’article 16 de la Charte laisse entendre que la protection procurée par cette disposition ne s’étend pas à l’exercice d’une charge publique comme celle de membre du CCU. Ce membre n’occupe pas un emploi et ne fournit pas une prestation de travail à l’arrondissement. Il est nommé afin de participer à un processus au terme duquel le CCU émet un avis ou une recommandation au conseil d’arrondissement. Il participe aux séances du CCU[43], qui donnent lieu à l’adoption de résolutions[44] à propos desquelles il est tenu de voter[45]. Il n’est ni un fonctionnaire ni un employé de la municipalité[46].

 

[64]      On ne retrouve pas dans la Charte de disposition semblable à celle contenue, par exemple[47], à l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui traite spécifiquement du droit à l’égalité dans l’accès aux charges publiques :

 

1. Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis.

2. Toute personne a droit à accéder, dans des conditions d'égalité, aux fonctions publiques de son pays.

(Soulignement ajouté)

[65]      Au sein du CCU, M. Lussier exerçait une charge publique et non un emploi. Les caractéristiques de cette charge publique ne concordent pas avec celles énumérées à l’article 16 de la Charte. Il en résulte que la Commission ne peut se prévaloir de cette disposition pour fonder sa réclamation contre les défendeurs.

 

C)    Les droits garantis par les articles 3 et 22 de la Charte

 

[66]      La Commission soutient aussi que les défendeurs ont compromis l’exercice par M. Lussier, en pleine égalité, des droits qui lui sont garantis par les articles 3 et 22 de la Charte :

 

3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.

22. Toute personne légalement habilitée et qualifiée a droit de se porter candidat lors d’une élection et a droit d’y voter.

[67]      Les défendeurs rétorquent que M. Lussier n’a pas été privé de ces droits. Il s’est effectivement présenté comme candidat à la mairie de l’arrondissement d’Outremont, exerçant ainsi le droit que lui reconnaît l’article 22 de la Charte[48]. Pendant la campagne électorale, il a librement exercé sa liberté d’expression et sa liberté d’opinion comme candidat et comme citoyen. Même après la révocation de son mandat au CCU, il a continué d’exercer le droit que lui reconnaît l’article 3 de la Charte en s’impliquant dans sa communauté, comme l’illustre entre autres un mémoire présenté le 19 février 2020 dans le cadre d’une consultation publique sur le stationnement et la circulation à Outremont.

 

[68]      Avec égards, le Tribunal est d’avis que la question doit être envisagée dans une autre perspective. La preuve démontre que la révocation du mandat de M. Lussier au CCU est essentiellement liée à l’exercice de son droit de se porter candidat lors d’une élection, soit sa participation à la campagne électorale de 2017 à la mairie de l’arrondissement d’Outremont.  C’est en raison de sa candidature au poste de maire d’arrondissement qu’il a été exclu du CCU, après avoir été défait lors de l’élection. Son exclusion n’a pas d’autre justification, comme le montre l’utilisation persistante de considérations d’ordre politique par M. Tomlinson pour expliquer la décision du conseil d’arrondissement. La révocation du mandat de M. Lussier au CCU constitue en quelque sorte une sanction prise par le conseil d’arrondissement en raison de sa candidature au poste de maire d’arrondissement.

 

[69]      Or, l’exercice en pleine égalité d’un droit ou d’une liberté peut être compromis ou détruit, au sens de l’article 10 de la Charte, non seulement lorsque son titulaire est empêché de l’exercer ou qu’il ne peut l’exercer que de manière limitée, mais aussi lorsqu’il encourt des conséquences négatives ou préjudiciables en raison de l’exercice de ce droit ou de cette liberté.

 

[70]      La protection offerte par cette disposition ne vise pas les seules conduites qui se produisent au moment même où une personne cherche à exercer ses droits ou ses libertés, ou encore préalablement à cet exercice. Elle couvre l’ensemble des conduites qui en entravent l’exercice pour l’un ou l’autre des motifs énumérés à l’article 10, quel que soit le moment où elles se produisent. L’exercice en pleine égalité d’un droit ou d’une liberté peut être compromis ou détruit si celui qui en bénéficie s’expose à des sanctions, lorsqu’il s’en prévaut, de la part de personnes ou d’organismes en mesure d’exercer une autorité ou un pouvoir à son égard.

 

[71]      C’est ce qui s’est produit pour M. Lussier. Parce qu’il a exercé son droit de se porter candidat à une élection, au cours de laquelle il a exercé sa liberté d’expression, il est privé de son poste au sein du CCU. La décision du conseil d’arrondissement envoie un message clair aux membres du CCU comme aux membres d’autres comités sur lesquels s’étend son autorité : si vous choisissez d’exercer votre droit de vous porter candidat à une élection municipale pendant la durée de vos fonctions, vous risquez de perdre votre poste. Une telle position est incompatible avec la Charte.

 

[72]      Dans l’arrêt Néron c. Bilodeau, la Cour d’appel considère la faculté pour une personne d’être élue à une charge municipale comme l’exercice d’un droit « qui est à la base même du système démocratique dans lequel nous vivons »[49]. En outre, ce que la Cour suprême du Canada exprime dans l’arrêt Frank c. Canada (Procureur général)[50] à propos du droit de vote garanti par l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés est aussi valable pour la candidature à une élection, quel que soit le niveau de gouvernement concerné :

 

[26]  L’objectif principal de l’art. 3 est d’accorder à tous les citoyens le droit de jouer un rôle significatif dans le processus électoral (…). La participation citoyenne revêt une importance capitale pour la santé d’une société libre et démocratique. La démocratie exige que tout citoyen ait la possibilité réelle de prendre part au gouvernement du pays au moyen du processus électoral. Si ce droit n’est pas protégé adéquatement, notre système n’est pas véritablement démocratique (…).

(Soulignements ajoutés)

[73]      La Commission a fait la preuve que l’exclusion de M. Lussier du CCU en raison de ses convictions politiques a compromis son droit à l’exercice, en pleine égalité, de ses droits garantis par les articles 3 et 22 de la Charte. L’ensemble des conditions d’application de cette disposition sont donc remplies. Conformément à la méthode exposée ci-dessus[51], il incombe alors aux défendeurs de justifier leur conduite.

 

D)    La responsabilité de la Ville de Montréal

 

[74]      L’article 54 de la Charte, qui énonce que « la Charte lie l’État », contient une règle semblable à l’article 1376 du Code civil du Québec, qui prévoit que les règles du livre portant sur les obligations s’appliquent à l’État, ainsi qu’à ses organismes et à toute autre personne morale de droit public, sous réserve des autres règles de droit qui leur sont applicables. Cette similitude permet de recourir à la jurisprudence rendue en vertu du Code civil du Québec pour déterminer la portée de la Charte à l’égard de l’État et de ses divers démembrements.

 

[75]      Dans l’arrêt Prud’homme c. Prud’homme, la Cour suprême du Canada établit que la règle énoncée à l’article 1376 du Code civil du Québec « dispense le justiciable qui poursuit une autorité publique de l’obligation d’identifier une règle de common law publique rendant applicable le droit civil à son action »[52]. Elle en tire comme conséquence que « le régime civiliste de la responsabilité s’applique en principe à l’acte fautif de l’administration » et qu’il revient à la partie qui souhaite écarter l’application du régime général de responsabilité civile « de démontrer, le cas échéant, que des principes de droit public pertinents priment sur les règles du droit civil »[53].

 

[76]      En outre, dans Entreprises Sibeca inc. c. Frelighsburg (Municipalité)[54], la Cour suprême du Canada constate que le Code civil du Québec « ne précise pas de norme particulière pour établir la responsabilité d’un corps public pour les actes accomplis dans un contexte de politique générale ».

 

[77]      La logique exposée dans ces arrêts peut être transposée au recours fourni par l’article 49 de la Charte en cas d’atteinte aux droits et aux libertés qu’elle garantit. Cette disposition prévoit ce qui suit :

 

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnue par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.

 

[78]      Selon les règles énoncées ci-dessus, la Ville de Montréal est en principe responsable, comme tout autre justiciable assujetti à la Charte, des atteintes qu’elle ou ses représentants portent aux droits et libertés garantis par la Charte. Il lui incombe d’identifier une règle juridique qui l’exempterait, totalement ou partiellement, de la responsabilité établie par cette disposition. En l’instance, la Ville de Montréal n’invoque aucune immunité comme celle qui, par exemple, couvre son activité réglementaire[55].

 

[79]      La résolution du conseil d’arrondissement révoquant le mandat de M. Lussier au CCU constitue l’application, dans un cas particulier, du pouvoir conféré au conseil d’arrondissement par l’article 7.1 du Règlement sur le comité consultatif d’urbanisme. Or, la jurisprudence établit que l’application d’un règlement municipal n’est protégée par aucune forme d’immunité par rapport à la responsabilité civile extracontractuelle[56]. Il doit en être de même pour la responsabilité découlant de l’article 49 de la Charte, étant donné que le régime établi par la Charte « peut être considéré comme un complément des règles de responsabilité extracontractuelle »[57].

 

[80]      En l’absence d’une règle de droit public contraire, l’adoption d’une résolution portant atteinte au droit à l’égalité garanti par l’article 10 de la Charte engage la responsabilité d’une municipalité aux conditions prévues par cette disposition. En l’instance, ces conditions sont remplies. La Ville de Montréal est donc responsable du préjudice subi par M. Lussier en raison de la révocation de son mandat au CCU pour un motif discriminatoire.

 

[81]      Même s’il comporte une marge importante de discrétion, le pouvoir de révocation octroyé au conseil d’arrondissement par le règlement constitutif du CCU ne pouvait être utilisé en faisant abstraction des droits et des libertés reconnus à M. Lussier par la Charte, en l’occurrence son droit à la pleine égalité dans l’expression de ses convictions politiques et dans sa décision de se porter candidat à l’élection au poste de maire d’arrondissement. L’utilisation du pouvoir de révocation pour sanctionner une telle démarche constituait une atteinte illicite à ce droit.

 

[82]      Dans l’arrêt Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), la Cour suprême du Canada établit que « l’État est tenu d’agir dans le respect de la liberté de conscience et de religion de chacun »[58]. Il en est de même en ce qui concerne la liberté d’opinion et d’expression politiques, comme la Cour suprême du Canada l’exprime dans l’arrêt R. c. Keegstra[59] :

 

Un troisième ordre d'idées avancées pour justifier la protection de la liberté d'expression touche plus particulièrement le domaine politique.  Le lien entre la liberté d'expression et le processus politique est peutêtre la cheville ouvrière de la garantie énoncée à l'al. 2b), et ce lien tient dans une large mesure à l'engagement du Canada envers la démocratie.  La liberté d'expression est un aspect crucial de cet engagement démocratique, non pas simplement parce qu'elle permet de choisir les meilleures politiques parmi la vaste gamme des possibilités offertes, mais en outre parce qu'elle contribue à assurer un processus politique ouvert à la participation de tous.  Cette possibilité d'y participer doit reposer dans une mesure importante sur la notion que tous méritent le même respect et la même dignité.  L'État ne saurait en conséquence entraver l'expression d'une opinion politique ni la condamner sans nuire jusqu'à un certain point au caractère ouvert de la démocratie canadienne et au principe connexe de l'égalité de tous.

(Soulignements ajoutés)

[83]      La discrétion attribuée au conseil d’arrondissement quant à la révocation du mandat des membres du CCU ne peut être exercée pour des raisons partisanes. Elle ne peut servir, de manière discriminatoire, à exclure des membres sur la base de leur allégeance politique ou à mettre à l’écart une personne qui, dans une campagne électorale, s’est positionnée comme adversaire d’une personne ayant ultimement remporté l’élection.

 

[84]      La Ville de Montréal n’a fait valoir aucune justification valable à l’exclusion de M. Lussier. Rien dans la preuve ne permet de conclure que sa candidature malheureuse au poste de maire compromettait la continuation de sa participation aux activités du CCU jusqu’au terme de son mandat. Rien ne démontre que cette candidature altérait les qualités personnelles ayant préalablement conduit le conseil d’arrondissement à le nommer à ce poste, à renouveler son mandat et à lui confier la charge de second vice-président du CCU.

 

[85]      Les défendeurs soutiennent que la réclamation de la Commission constitue une contestation indirecte de la validité de la résolution adoptée par le conseil d’arrondissement pour mettre fin au mandat de M. Lussier au CCU. Ils invoquent l’absence de compétence du Tribunal quant à la révision judiciaire d’une décision du conseil d’arrondissement. Avec égards, les défendeurs se méprennent sur la compétence exercée par le Tribunal dans le présent dossier.

 

[86]      La résolution révoquant le mandat de M. Lussier a produit tous ses effets juridiques à l’égard de celui-ci : elle l’a privé de sa charge au CCU. Le pouvoir de révocation conféré au conseil d’arrondissement par le règlement constitutif du CCU a été exercé dans sa plénitude. Étant donné la modification apportée au règlement en janvier 2019, il est maintenant devenu impossible pour M. Lussier de réintégrer cet organisme.

 

[87]      L’objet du recours dont le Tribunal est saisi consiste plutôt à faire établir que l’exercice du pouvoir de révocation attribué au conseil d’arrondissement a porté atteinte au droit garanti à M. Lussier par l’article 10 de la Charte et que cette atteinte donne ouverture à un recours en réparation en vertu de l’article 49 de la Charte. La résolution du conseil d’arrondissement n’est pas privée d’effets. Au contraire, c’est précisément en raison des effets qu’elle produit que M. Lussier subit une atteinte à ses droits et qu’il peut être indemnisé pour le préjudice qui en résulte.

 

[88]      La responsabilité de la Ville de Montréal a été engagée par l’adoption d’une résolution discriminatoire par le conseil d’arrondissement d’Outremont. Celle-ci n’invoque aucune règle juridique l’exemptant de la responsabilité établie par l’article 49 de la Charte en cas de contravention aux droits et libertés qui y sont garantis. La réclamation de la Commission à l’encontre de la Ville de Montréal est donc bien fondée.

 

E)    L’immunité personnelle des membres du conseil d’arrondissement

 

[89]      Tant à l’Assemblée nationale du Québec[60] qu’à la Chambre des communes du Canada[61], les élus bénéficient d’une immunité de poursuite civile relativement aux paroles prononcées et aux actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires. Aucune disposition législative n’accorde une telle protection aux élus municipaux à l’égard de leur participation aux décisions prises par le conseil municipal ou par un conseil d’arrondissement.

 

[90]      Bien que l’immunité des députés soit inapplicable aux élus municipaux[62], la jurisprudence a toutefois développé à leur bénéfice une immunité de poursuite relative en ce qui a trait à leur participation aux décisions de la municipalité. Tout autant que ses homologues provinciaux et fédéraux, l’élu municipal a besoin de la protection que lui procure une immunité de poursuite. Elle lui permet d’exercer ses fonctions sereinement, en toute indépendance et sans être paralysé par la crainte d’engager sa responsabilité personnelle lorsqu’il prend les décisions qu’il considère être dans l’intérêt public de la municipalité ou de l’arrondissement qu’il représente.

 

[91]      Dans l’arrêt Prud’homme c. Prud’homme, la Cour suprême du Canada décrit comme suit la portée de l’immunité dont bénéficient les élus municipaux[63] :

 

[21]  De façon générale, l’élu municipal est un administrateur de la corporation municipale (…).  À ce titre, ses droits et ses devoirs sont ceux d’un mandataire.  Aussi, dans le cadre de sa participation à l’action législative ou administrative du conseil, il n’est pas personnellement responsable de ses actes à moins qu’il n’ait agi frauduleusement ou avec une négligence grossière équivalant à une faute lourde.  Il n’est pas non plus responsable des actes ultra vires de la municipalité, sauf mauvaise foi ou intention de nuire de sa part (). Toutefois, hors du cadre de l’action collégiale du conseil, l’élu municipal demeure en principe personnellement responsable de son acte individuel fautif.

(Soulignement ajouté)

[92]      M. Tomlinson Mme Magini, Mme Patreau et Mme Pollak ont raison d’invoquer cette immunité de poursuite pour faire échec à la réclamation de la Commission.

 

[93]      La résolution révoquant le mandat de M. Lussier a été prise dans l’exercice de leurs fonctions en tant que membres élus du conseil d’arrondissement, en vertu d’un pouvoir spécifiquement accordé par le règlement constitutif du CCU. La preuve ne révèle aucune fraude de leur part. Bien que cette décision constitue une atteinte aux droits fondamentaux de M. Lussier, elle ne résulte pas d’une négligence grossière équivalant à une faute lourde. Elle représente plutôt un exercice à mauvais escient – en raison de son caractère discriminatoire – du pouvoir de révocation attribué au conseil d’arrondissement.

 

[94]      La Commission n’a soumis au Tribunal aucun jugement dans lequel un élu municipal aurait été personnellement tenu responsable dans un contexte semblable. Elle invoque que la Cour suprême du Canada a confirmé la condamnation personnelle du maire dans l’arrêt Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville)[64]. Il y a lieu cependant de noter que, dans cet arrêt, lorsque la Cour traite de l’immunité de droit public, elle souligne que « les dommages-intérêts accordés à M. Simoneau visent à notamment le compenser pour le préjudice subi avant même l’adoption du Règlement »[65].

 

[95]      La réclamation contre M. Tomlinson Mme Magini, Mme Patreau et Mme Pollak est rejetée sur la base de l’immunité de poursuite dont ils bénéficient dans le cadre de leur participation à l’action administrative du conseil d’arrondissement d’Outremont.

 

F)     La réparation appropriée

 

[96]      La Commission réclame les montants suivants au bénéfice de M. Lussier :

 

a)            contre tous les défendeurs, une somme de 7 000 $ à titre de dommages moraux;

 

b)            contre M. Tomlinson, une somme de 1 000 $ à titre de dommages punitifs;

 

c)             contre la Ville de Montréal, Mme Magini, Mme Patreau et Mme Pollak, une somme de 500 $ chacune à titre de dommages punitifs.

[97]      Étant donné que le Tribunal conclut que M. Tomlinson, Mme Magini, Mme Patreau et Mme Pollak bénéficient d’une immunité de poursuite, seule la réclamation contre la Ville de Montréal est prise en compte.

 

[98]      Le dommage moral subi par M. Lussier en raison de la révocation de son mandat au CCU dépasse la déception, la frustration et la colère ressenties pour avoir été exclu de cette fonction de manière discriminatoire par un conseil d’arrondissement désormais contrôlé par un adversaire politique et son équipe. En raison de la résolution unanime adoptée le 5 décembre 2016 par le précédent conseil d’arrondissement[66], le mandat de M. Lussier au CCU se prolongeait jusqu’au 5 décembre 2018. La révocation prématurée de son mandat le 18 décembre 2017 le prive de sa charge pour une période d’un peu moins d’un an. Dans le contexte du présent dossier, une telle privation constitue un préjudice moral justifiant une indemnisation.

 

[99]      La vigueur d’une communauté dépend de la participation active de ses membres dans les affaires publiques. Quelle que soit la forme qu’elle prenne, et peu importe le niveau de gouvernement auprès duquel elle se manifeste, l’implication citoyenne représente une condition vitale de la démocratie. En marge des mécanismes officiels d’expression de la volonté populaire, comme les élections et les référendums, la participation de citoyens non élus au fonctionnement des institutions qui gouvernent la société permet l’expression et la prise en compte de points de vue diversifiés à propos des politiques publiques. La collectivité ne peut qu’en tirer un grand bénéfice.

 

[100] L’implication citoyenne présente aussi une dimension individuelle tout aussi importante. Elle permet aux personnes qui se consacrent aux affaires publiques de prendre part de manière substantielle et concrète à la vie de la société dont elles font partie. Elle leur procure une occasion d’apporter leur contribution personnelle à l’élaboration, à la critique ou à la réforme des politiques publiques. Une telle participation leur donne une possibilité réelle de se réaliser, de mettre en valeur leur potentiel personnel et de produire des effets sur le monde qui les entoure.

 

[101] Dans l’arrêt R. c. Oakes, la Cour suprême du Canada souligne que les tribunaux doivent être guidés par les valeurs et les principes essentiels à une société libre et démocratique, ce qui comprend notamment « la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société »[67]. Les possibilités multiples que la société procure aux individus pour réaliser leur plein potentiel forment une dimension importante de leur liberté individuelle. La juge Wilson exprime comme suit, dans l’arrêt R. c. Jones[68], le lien entre la notion de liberté et la possibilité pour une personne de se réaliser pleinement :

 

Je crois que les rédacteurs de la Constitution en garantissant la "liberté" en tant que valeur fondamentale d'une société libre et démocratique, avaient à l'esprit la liberté pour l'individu de se développer et de réaliser son potentiel au maximum, d'établir son propre plan de vie, en accord avec sa personnalité; de faire ses propres choix, pour le meilleur ou pour le pire, d'être non conformiste, original et même excentrique, d'être, en langage courant, "luimême" et d'être responsable en tant que tel.

(Soulignement ajouté)

[102] Entre autres activités communautaires, M. Lussier a choisi de participer au CCU de l’arrondissement d’Outremont pour matérialiser son implication dans la société. Son statut de membre du CCU lui permettait de contribuer à la préservation du patrimoine bâti, une valeur à laquelle il accorde une grande importance. Au cours de son témoignage à l’audience, il a exprimé le manque ressenti quelques semaines après son exclusion du CCU lorsqu’il a pris concrètement conscience des conséquences de la décision discriminatoire du conseil d’arrondissement. En raison de cette décision, il a été écarté des délibérations à l’égard de projets étudiés au CCU qui le passionnaient.

 

[103] La perte subie par M. Lussier en raison de la privation de sa charge au CCU constitue intrinsèquement un préjudice, indépendamment des émotions ressenties par celui-ci à la suite de cette décision et de la divulgation publique par M. Tomlinson des motivations qui en constituent le fondement. Il est en droit d’être indemnisé pour cette perte.

 

[104] Le montant de 7 000 $ de dommages moraux réclamé par la Commission est raisonnable dans les circonstances. Compte tenu de la durée restante de son mandat au moment de son exclusion, M. Lussier a été privé pendant près d’un an d’une forme d’implication citoyenne qui lui permettait de contribuer activement à la société dans un domaine qui le motive. Il n’était pas tenu d’accepter de participer à d’autres comités, comme des membres du conseil d’arrondissement lui ont proposé. C’est à lui seul qu’il incombe de prendre les décisions concernant la façon dont il occupe son temps, selon ses champs d’intérêt.

 

[105] La réclamation de 500 $ à titre de dommages punitifs est rejetée. Pour que des dommages punitifs soient accordés, l’article 49 de la Charte exige une atteinte illicite et intentionnelle aux droits qui y sont garantis. En outre, les dommages punitifs doivent être adaptés à chaque personne ou entité contre lesquelles ils sont réclamés[69]. Dans cette perspective, quelles qu’aient pu être les intentions des membres du conseil d’arrondissement en révoquant le mandat de M. Lussier, ces intentions ne peuvent être imputées à la Ville de Montréal en tant qu’institution distincte des élus qui exercent ses pouvoirs.

 

[106] Par ailleurs, il est difficile de voir en quoi un montant de 500 $ de dommages punitifs pourrait, à l’égard d’une municipalité de l’ampleur de la Ville de Montréal, servir les fins recherchées par une telle sanction, soit la prévention, la dissuasion et la dénonciation d’une conduite répréhensible[70].

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

 

[107] ACCUEILLE en partie la demande;

 

[108] CONDAMNE la défenderesse Ville de Montréal (Arrondissement d’Outremont) à payer à M. Alexandre Lussier la somme de 7 000 $ à titre de dommages moraux, avec intérêts et l’indemnité additionnelle depuis le 17 novembre 2020, date de l’assignation;

 

[109] LE TOUT, avec les frais de justice;

 

[110] REJETTE la demande à l’égard des défendeurs Philipe Tomlinson, Fanny Magini, Valérie Patreau et Mindy Pollak;

 

[111] LE TOUT, avec les frais de justice.

 

 

 

___________________________________

luc huppé, j.c.q.

Juge au Tribunal des droits de la personne

 

Me Liz Lacharpagne

BITZAKIDIS, CLÉMENT-MAJOR, FOURNIER

Avocats de la demanderesse

 

Me Daniel Aubé

GAGNIER GUAY BIRON

Avocats des défendeurs

 

M. Alexandre Lussier

Plaignant et victime

 

Dates d’audience :

24 et 25 janvier 2022

 


[1]  RLRQ, c. C-25.01.

[2]  Résolution CA14 16 0284.

[3]  Résolution CA16 16 0429.

[4]  Résolution CA17 16 0211.

[5]  Résolution CA17 16 0212.

[6]  Résolution CA17 16 0448.

[7]  Résolution CA17 16 0447.

[8]  Résolution CA17 16 0499.

[9]  Résolution CA17 16 0498.

[10]  Résolution CCU18-01-10/19.

[11]  RLRQ, c. C-12.

[12]  Étant donné que le présent dossier ne met pas en opposition deux droits protégés par la Charte, le cadre d’analyse particulier développé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, paragr. 44 est inapplicable.

[13]  Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789, p. 809 (paragr. 48).

[14]  Id., p. 805-806 (paragr. 35 à 37) et p. 812 (paragr. 59).

[15]  Loi proclamant la journée internationale de la non-violence, RLRQ, c. J-1.001, préambule; Loi sur les services de santé et les services sociaux pour les autochtones cris, RLRQ c. S-5, article 5.

[16]  Code de déontologie des médecins, RLRQ, c. M-9, r. 17, article 23; Code de déontologie des pharmaciens, RLRQ, c. P-10, r. 7, article 30; Code de déontologie des infirmières et infirmiers, RLRQ, c. I-8, r. 9, article 2; Code de déontologie des policiers du Québec, RLRQ, c. P-13.1, r. 1, article 5; Règlement sur les normes de comportement des titulaires de permis d’agent qui exercent une activité de sécurité privée, RLRQ c. S-3.5, r. 3, article premier; Règlement sur la formation, le contrôle de la compétence, la délivrance d’une attestation et la discipline des sténographes, RLRQ, c. B-1, r. 13, article 29.

[17]  [1987] R.L. 242 (C.A.), p. 245-246, 1987 CanLII 630 (QC CA), paragr. 10 et 11.

[18]  Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912, p. 936 (paragr. 29).

[19]  Règlement AO-423.

[20]  RLRQ, c. A-19.1. L’article 132 de la Charte de la Ville de Montréal, métropole du Québec, RLRQ, c. C-11.4, confère expressément aux conseils d’arrondissement le pouvoir de constituer un comité consultatif d’urbanisme conformément à la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme.

[21]  Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, article 145.7.

[22]  Id., article 145.12.

[23]  Id., article 145.19.

[24]  Id., article 145.34.

[25]  Id., article 145.38.

[26]  Id., article 145.42.

[27]  Marc-André LECHASSEUR, Les règlements à caractère discrétionnaire en vertu de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, (2000-2001) 31 Revue de droit de l’Université de Sherbrooke 199, p. 205.

[28]  Règlement AO-2.

[29]  Id., article 2.

[30]  Id., article 6.

[31]  Id., article 7.1.

[32]  Id., article 16.

[33]  Id., article 15.

[34]  Id., article 13.

[35]  Id., article 12.

[36]  Id., article 14.

[37]  Id., article 18.

[38]  Id., article 19.

[39]  Id., article 14.

[40]  Id., article 5.

[41]  2013 QCTDP 26, appel rejeté : Spa Bromont inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2015 QCCA 627.

[42]  Règlement sur le Comité consultatif d’urbanisme, précité note 28, article 19.

[43]  Id., article 11.

[44]  Id., article 23.

[45]  Id., article 14 c).

[46]  Plante c. Bois-Tremblay, J.E. 96-1441 (C.S.), paragr. 17; Marc-André LECHASSEUR, précité, note 27, p. 207.

[47]  L’article 25 c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques contient une garantie semblable.

[48]  Cette disposition s’applique notamment aux élections municipales : Néron c. Bilodeau, 1988 CanLII 920 (QC CA), [1988] R.J.Q. 2366 (C.A.), p. 2372; Procureur général du Québec c. Arnold, 2015 QCCS 3369, paragr. 60-61; Therrien c. Yockell, 2021 QCCQ 12121, paragr. 8-9.

[49]  1988 CanLII 920 (QC CA), [1988] R.J.Q. 2366 (C.A.), p. 2372.

[50]  2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, p. 24 (références omises).

[51]  Supra, paragr. 32.

[52]  2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, p. 681 (paragr. 27).

[53]  Id., p. 683 (paragr. 31).

[54]  2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304, p. 313 (paragr. 19).

[55]  Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789, p. 803 (paragr. 22).

[56]  Kosoian c. Société de transport de Montréal, 2019 CSC 59, paragr. 108.

[57]  Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621, p. 686 (paragr. 160).

[58]  2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, p. 14 (paragr. 1).

[59]  [1990] 3 R.C.S. 697, p. 763-764.

[60]  Loi sur l’Assemblée nationale, RLRQ c. A-23.1, art. 44.

[61]  Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985) ch. P-1, art.4 et 5.

[62]  Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, p. 690 (paragr. 49).

[63]  Id., p. 679, références omises. Dans le même sens, voir aussi : Ferme Carignan inc. c. Marquès, 2016 QCCA 1377, paragr. 6-7.

[64]  2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3.

[65]  Id., p. 71 (paragr. 158). La portée éventuelle d’une immunité de poursuite au bénéfice du maire n’avait pas été abordée par le Tribunal en première instance : Simoneau c. Tremblay, 2011 QCTDP 1.

[66]  Supra, note 3.

[67]  [1986] 1 R.C.S. 103, p. 136.

[68]  [1986] 2 R.C.S. 284, p. 318; la juge Wilson exprime ces propos dans le cadre d’une dissidence.

[69]  Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168, p. 1219 (paragr. 127).

[70]  Richard c. Time inc., 2012 CSC 8, [2012] 1 R.C.S. 265, p. 332 (paragr. 155).

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