Lamothe c. Boucher |
2021 QCTAL 7471 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT |
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Bureau dE Montréal |
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No dossier : |
551889 31 20210111 G |
No demande : |
3150926 |
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Date : |
22 mars 2021 |
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Devant le juge administratif : |
Alexandre Henri |
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Maxime Lamothe |
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Locateur - Partie demanderesse |
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c. |
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Geneviève Boucher |
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Locataire - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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[1] Le Tribunal est saisi d’une demande du locateur qui requiert l'autorisation pour reprendre le logement de la locataire afin d’y loger Karine Desjardins. Cette dernière est l’ex-conjointe du locateur ainsi que la mère de ses deux enfants.
Preuve et prétentions des parties
[2] De l'ensemble des témoignages et de la preuve administrée à l'audience, le Tribunal retient les éléments pertinents ci-après énoncés.
[3] Les parties sont liées par un bail reconduit jusqu’au 30 juin 2021, au loyer mensuel de 970 $.
[4] La locataire occupe un logement de 5½ pièces, situé à l’étage d’un duplex. Son logement comprend deux chambres fermées, un salon double, une cuisine et une salle de bain.
[5] Elle y habite avec son fils de 20 ans, depuis le 1er juillet 2019.
[6] L’autre logement du duplex est réparti sur deux étages, soit le rez-de-chaussée et le sous-sol, ainsi que l’usage du garage. On y trouve à l’étage principal, une chambre fermée, un salon double, une cuisine et une salle de bain. Le sous-sol comporte deux chambres fermées, une salle de bain et une salle de lavage.
[7] Ce logement est présentement loué jusqu’au 30 juin 2021, et le locateur n’a reçu aucun avis de non-renouvellement de la part du locataire actuel.
[8] Le locateur est propriétaire du duplex depuis 1999. Il a déjà occupé le logement du rez-de-chaussée pendant une quinzaine d’années.
[9] Le locateur est également propriétaire d’une maison unifamiliale à Blainville, qu’il détient en copropriété indivise avec Mme Desjardins.
[10] Le locateur et Mme Desjardins habitent cette maison avec leurs deux jeunes garçons âgés de 1 et 3 ans, ainsi que la fille de 20 ans de Mme Desjardins, issue d’une autre union. Cette dernière agit également comme famille d’accueil pour un jeune homme de 18 ans qui habite avec eux.
[11] Le locateur et Mme Desjardins se sont séparés au mois d’octobre 2020. Ils sont toujours mariés, mais ils sont présentement en instance de séparation devant un médiateur.
[12] Malgré leur rupture amoureuse, ils cohabitent toujours dans leur maison de Blainville, mais ils cherchent une solution pour se reloger ailleurs, chacun de leur côté, tout en se partageant la garde de leurs deux jeunes enfants.
[13] Le locateur désire reprendre le logement de la locataire pour que Mme Desjardins puisse s’y loger. Ses deux jeunes enfants habiteront également avec elle lorsqu’elle en aura la garde.
[14] Le locateur prétend que Mme Desjardins est un « parent ou un allié » dont il est le principal soutien, en vertu de l’article 1957 du Code civil du Québec (C.c.Q.). Il n’invoque pas le deuxième alinéa de cet article puisqu’ils ne sont pas encore séparés de corps ni divorcés.
[15] Le locateur fait valoir qu’il apporte à Mme Desjardins un soutien financier, moral et familial.
[16] Depuis qu’ils ont emménagé dans leur maison de Blainville il y a environ cinq ans, le locateur assume l’ensemble des dépenses ainsi que l’hypothèque, compte tenu que Mme Desjardins n’a pas travaillé pendant plusieurs années, en raison de ses deux grossesses, retraits préventifs et congés de maternité.
[17] Mme Desjardins est de retour au travail depuis le mois novembre 2020, mais seulement à temps partiel. Elle bénéficie d’un congé sans solde partiel, ce qui lui permet de travailler trois jours par semaine tout en continuant de s’occuper de ses deux jeunes enfants le reste du temps.
[18] Compte tenu des moyens financiers limités dont dispose Mme Desjardins, le locateur affirme qu’il n’a pas l’intention pour l’instant de lui charger de loyer pour son utilisation du logement convoité.
[19] Le locateur assume aussi la majeure partie des dépenses reliées aux enfants (vêtements, nourriture, etc.) puisqu’il dispose d’un salaire plus élevé que celui de Mme Desjardins.
[20] En plus du soutien financier, Mme Desjardins affirme que le locateur lui apporte également un soutien moral et familial, dans le contexte où ils se partagent la garde de leurs deux enfants. À titre d’exemple, elle souligne que le locateur s’occupe la plupart du temps du transport des enfants au service de garde, matin et soir, car ce dernier bénéficie d’un horaire plus flexible que le sien.
[21] Afin d’enclencher l’exercice de son recours, le locateur transmet à la locataire, le 16 novembre 2020, un avis de reprise de logement afin de l’aviser de son intention de reprendre le logement à l’expiration de la durée du bail. Cet avis indique que le logement sera habité par « Karine Desjardins (mère de mes enfants) ».
[22] La locataire reconnaît avoir reçu cet avis de reprise de logement au début du mois de décembre 2020, mais elle n’y a pas répondu, de sorte qu’elle est présumée avoir refusé de quitter le logement, obligeant ainsi le locateur à introduire la présente demande afin d’obtenir l’autorisation du Tribunal pour reprendre le logement.
[23] Le 11 janvier 2021, le locateur dépose une demande de reprise de logement dans laquelle il indique que la bénéficiaire sera « Karine Desjardins, ex-conjointe et mère [de mes enfants] ».
[24] Le locateur préfère reprendre le logement de la locataire plutôt que celui du rez-de-chaussée, car il comporte deux chambres fermées sur le même étage, ce qui permettra à ses deux jeunes enfants de dormir sur le même étage que leur mère. L’autre logement du duplex est moins pratique, car il dispose d’une seule chambre fermée au rez-de-chaussée.
[25] Par ailleurs, Mme Desjardins mentionne que sa fille de 20 ans n’emménagera pas avec elle dans le logement convoité. En ce qui concerne le jeune homme de 18 ans qu’elle héberge en famille d’accueil, elle ne sait pas encore si celui-ci viendra ou non habiter avec elle.
[26] Le locateur et Mme Desjardins ont l’intention de vendre leur maison de Blainville, mais ils attendent de savoir si la demande de reprise de logement sera accordée avant de la mettre en vente.
[27] Lorsque leur maison sera vendue, le locateur ira vivre temporairement chez son père à Lasalle, à proximité du logement convoité.
[28] Par la suite, le locateur projette de reprendre l’autre logement du rez-de-chaussée pour s’y loger lui-même, ce qui permettrait aux enfants de se promener d’un logement à l’autre, tout en vivant séparément de son ex-conjointe.
[29] À cet effet, il mentionne avoir déjà fait part au locataire du rez-de-chaussée de son intention de reprendre son logement l’an prochain.
[30] Finalement, le locateur ajoute que si jamais le projet de divorce tombe à l’eau et qu’il revient en couple avec Mme Desjardins, il a alors l’intention d’aller habiter avec elle dans le logement convoité avec leurs deux enfants.
[31] Ainsi se résume l’essentiel du projet envisagé par le locateur.
[32] La locataire est triste de devoir quitter son logement actuel, d’autant plus qu’elle avait été forcée de quitter son logement précédent suite à une autre reprise de logement.
[33] Lorsqu’elle a trouvé ce nouveau logement en juillet 2019, elle croyait pouvoir s’y établir pendant de nombreuses années, mais voilà que la rupture amoureuse du locateur vient contrecarrer ses plans.
[34] Elle apprécie beaucoup son logement qui convient tout à fait à ses besoins et à son budget. Elle aimerait bien pouvoir continuer à y vivre encore pendant de nombreuses années.
[35] Dans l’optique où elle entrevoyait y vivre longtemps, la locataire mentionne avoir investi plus de 3 300 $ dans son logement afin d’y apporter diverses améliorations et aménagements, le tout tel qu’il appert des factures déposées en preuve[1].
[36] Dans ce contexte, elle refuse de quitter son logement, et elle remet en question le choix du locateur de vouloir reprendre son logement plutôt que l’autre logement du duplex.
[37] De plus, elle soutient que Mme Desjardins s’est contredite lors de son témoignage en ce qui concerne le paiement du loyer. Lors de la première audience, cette dernière a mentionné qu’elle paierait un loyer d’environ 1 200 $, alors qu’elle a indiqué qu’elle ne paierait aucun loyer lors de la seconde audience.
[38] Selon elle, il est faux de prétendre que Mme Desjardins ne dispose pas de moyens financiers suffisants pour payer un loyer.
[39] Advenant que le Tribunal autorise la reprise de logement, la locataire réclame une indemnité au montant total de 11 270 $, laquelle se détaille comme suit :
- 4 200 $ pour les frais de déménagement[2], incluant une somme de 1 800 $ pour l’emballage de ses boîtes;
- 3 310 $ pour le remboursement des améliorations locatives effectuées dans le logement;
- 160 $ pour les frais de branchement d’internet et pour les frais de réacheminement de courrier; et
- 3 600 $ pour la différence entre le loyer qu’elle paie actuellement et le loyer plus élevé qu’elle devra payer pour se reloger, pendant une période de douze mois.
[40] La locataire soutient qu’elle devra débourser un loyer beaucoup plus élevé pour pouvoir se reloger dans un logement comparable dans le même quartier, en raison de la difficulté à se trouver un nouveau logement en pleine pandémie alors qu’il y a une pénurie de logements disponibles. Elle évalue la différence de loyer à environ 300 $ à 400 $ de plus par mois.
[41] Pour justifier les frais additionnels pour l’emballage de ses biens, la locataire explique qu’elle a besoin d’aide, car elle souffre d’une maladie qui occasionne des douleurs chroniques dans le dos, surtout lorsqu’elle lève les brais dans les airs. Dans ce contexte, il est impensable pour elle de pouvoir emballer et désemballer ses boîtes.
[42] Le locateur rétorque que la locataire pourrait très bien se faire aider par son fils de 20 ans qui habite avec elle, et ainsi éviter d’avoir à encourir des frais élevés pour faire emballer ses boîtes par des déménageurs. Dans ce contexte, le locateur refuse de payer pour les frais d’emballage réclamés par la locataire, mais il est toutefois en accord avec le montant de 2 400 $ qu’elle réclame pour ses frais de déménagement.
[43] Pour ce qui est des améliorations locatives apportées au logement par la locataire, le locateur allègue que cette dernière a encouru ces dépenses sans lui en avoir parlé ni obtenu son accord au préalable. Quoi qu’il en soit, il offre néanmoins à la locataire de lui racheter les luminaires, le ventilateur de plafond et le robinet, au prix qu’elle a payé, soit une somme de 560 $ selon la facture déposée en preuve.
Analyse et décision
[44] Le recours du locateur se fonde sur les articles 1957 et 1963 C.c.Q., lesquels énoncent ce qui suit :
1957. Le locateur d’un logement, s’il en est le propriétaire, peut le reprendre pour l’habiter lui-même ou y loger ses ascendants ou descendants au premier degré, ou tout autre parent ou allié dont il est le principal soutien.
Il peut aussi le reprendre pour y loger un conjoint dont il demeure le principal soutien après la séparation de corps, le divorce ou la dissolution de l’union civile.
1963. Lorsque le locataire refuse de quitter le logement, le locateur peut, néanmoins, le reprendre, avec l'autorisation du tribunal.
Cette demande doit être présentée dans le mois du refus et le locateur doit alors démontrer qu'il entend réellement reprendre le logement pour la fin mentionnée dans l'avis et qu'il ne s'agit pas d'un prétexte pour atteindre d'autres fins.
[45] D’entrée de jeu, il convient de souligner qu’en matière de reprise de logement, deux droits importants s'opposent, soit le droit de la locataire au maintien dans les lieux et le droit du propriétaire de jouir de son bien comme bon lui semble[3].
[46] Tel que le mentionne la Cour du Québec[4], il s’agit de deux droits irréconciliables, mais le droit du locateur de reprendre le logement doit prévaloir lorsque les exigences prévues à la loi sont respectées :
« [8] Ces deux droits sont, par définition, irréconciliables et le choix de l'un au détriment de l'autre, par les conséquences humaines qui en résultent, est toujours difficile. Cependant, lorsque les exigences des articles 1957 et 1963 du Code civil du Québec sont rencontrées, la loi donne préséance au droit du locateur de reprendre possession du logement qui lui appartient pour s'y loger. »
[47] Compte tenu que la reprise d’un logement constitue une exception au principe du droit au maintien dans les lieux dont bénéficie la locataire, le législateur impose diverses conditions et formalités qui doivent être respectées par le locateur afin de pouvoir reprendre un logement.
[48] Tout d'abord, l'article 1960 C.c.Q. exige qu'un avis soit transmis à la locataire au moins six mois avant l'expiration du bail, et cet avis doit contenir les informations prévues à l'article 1961 C.c.Q. En l'espèce, la preuve révèle que le locateur a respecté ces formalités.
[49] Ensuite, l'article 1963 C.c.Q. prévoit que le locateur doit déposer une demande dans le mois suivant le refus de la locataire afin de requérir l'autorisation du Tribunal pour reprendre le logement. Cette formalité a également été remplie par le locateur.
[50] De plus, l’article 1963 C.c.Q. impose au locateur le fardeau de prouver qu’il entend réellement reprendre le logement pour la fin mentionnée dans son avis et non pas pour atteindre d'autres fins. Pour ce faire, il doit en quelque sorte prouver sa bonne foi et établir qu’il ne s’agit pas d’un faux prétexte[5].
[51] Afin d’évaluer la bonne foi du locateur, il faut examiner l’ensemble de la preuve afin de déterminer quelle est sa réelle intention, ce qui implique l’analyse d’éléments subjectifs et objectifs[6].
[52] Le locateur étant le seul propriétaire de l’immeuble, la loi lui permet de reprendre le logement, notamment, pour y loger ses descendants au premier degré ou tout autre parent ou allié dont il est le principal soutien.
[53] En ce qui concerne les deux jeunes enfants du locateur qui habiteront également avec leur mère dans le logement convoité, ceux-ci pourraient se qualifier pour la reprise du logement puisqu’ils sont des descendants au premier degré du locateur. D’ailleurs, la jurisprudence reconnait le droit d’un locateur de reprendre un logement pour ses enfants d’âge mineur tout en permettant à leur mère d’habiter avec eux[7].
[54] Toutefois, ce n’est pas ce que prévoit l’avis de reprise de logement ni la demande déposée par le locateur.
[55] Ceux-ci sont rédigés de telle sorte que la reprise du logement est demandée d’abord et avant tout pour l’ex-conjointe du locateur qui y habitera à temps plein, et les enfants y habiteront également lorsqu’elle en aura la garde. Le locateur est lié par le contenu de l’avis de reprise, et il n’est pas possible d’y remédier par la suite[8].
[56] Qui plus est, le Tribunal note que seul le nom de Mme Desjardins est mentionné à titre de bénéficiaire dans l’avis et la demande, alors que les noms des enfants n’y sont aucunement mentionnés, tel que l’exige l’article 1961 C.c.Q.
[57] À l’audience, l’avocat du locateur reconnait que la demande ne vise pas directement les enfants du locateur comme bénéficiaires de la reprise, et c’est la raison pour laquelle il plaide que le locateur assure le « principal soutien » de son ex-conjointe afin que cette dernière puisse se qualifier comme bénéficiaire de la reprise.
[58] Qu’en est-il en l’instance? Cette dernière peut-elle se qualifier de parent ou d’allier dont le locateur est le principal soutien, au sens de l’article 1957 C.c.Q.?
[59] En ce qui a trait à la signification des termes « parent ou allier », la version anglaise du premier alinéa de l’article 1957 C.c.Q. apporte un éclairage additionnel quant au sens à donner à ces termes. Comme on peut le constater à la lecture des versions française et anglaise reproduites ci-dessous, la version anglaise est plus détaillée et explicite :
1957. Le locateur d’un logement, s’il en est le propriétaire, peut le reprendre pour l’habiter lui-même ou y loger ses ascendants ou descendants au premier degré, ou tout autre parent ou allié dont il est le principal soutien.
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1957. The lessor of a dwelling who is the owner of the dwelling may repossess it as a residence for himself or herself or for ascendants or descendants in the first degree or for any other relative or person connected by marriage or a civil union of whom the lessor is the main support. |
[60] Selon la version anglaise de cet article, un allier inclut les personnes mariées, ce qui est le cas en l’espèce puisque le locateur est toujours marié avec Mme Desjardins.
[61] Il est donc possible pour le locateur de reprendre le logement pour y loger son ex-conjointe avec laquelle il est toujours marié, mais en autant bien entendu que ce dernier en soit le principal soutien.
[62] La jurisprudence reconnait que le soutien auquel il est fait référence à l’article 1957 C.c.Q. n’est pas seulement d’ordre financier, mais il comprend aussi le soutien moral, psychologique, familial et social[9].
[63] En l’instance, après analyse de la preuve et des témoignages, le Tribunal conclut que Mme Desjardins se qualifie à titre de bénéficiaire autorisée à reprendre le logement convoité.
[64] En effet, la preuve prépondérante démontre que le locateur assure un important soutien financier auprès de son ex-conjointe, en plus de la soutenir d’un point de vue moral et familial.
[65] Malgré les contradictions soulevées par la locataire dans le témoignage de Mme Desjardins, le Tribunal est satisfait des explications fournies à l’audience par cette dernière en ce qui concerne le paiement du loyer.
[66] Les doutes et appréhensions soulevés par la locataire s’avèrent insuffisants pour remettre en question la bonne foi du locateur. Le témoignage de ce dernier ainsi que celui de Mme Desjardins sont crédibles et probants quant au projet de loger cette dernière dans le logement concerné avec leurs deux jeunes enfants.
[67] Le locateur a convaincu le Tribunal qu’il avait réellement l’intention de reprendre le logement convoité pour les fins mentionnées dans son avis de reprise et qu’il ne s’agit pas d’un prétexte pour atteindre d’autres fins.
[68] Malgré l'empathie qu'éprouve le Tribunal face au désir de la locataire de demeurer dans son logement, il appert que le locateur remplit toutes les formalités et conditions prévues à la loi pour lui permettre de reprendre le logement pour y loger Mme Desjardins.
[69] Conséquemment, le Tribunal fera donc droit à la demande du locateur, sous réserve de ce qui suit.
[70] Lorsqu’une reprise de logement est autorisée, l’article 1967 C.c.Q. permet au Tribunal d’imposer des conditions justes et raisonnables, y compris le paiement à la locataire d'une indemnité pour ses frais de déménagement :
1967. Lorsque le tribunal autorise la reprise ou l'éviction, il peut imposer les conditions qu'il estime justes et raisonnables, y compris, en cas de reprise, le paiement au locataire d'une indemnité équivalente aux frais de déménagement.
[71] La détermination du montant de cette indemnité est laissée à la discrétion du Tribunal. La jurisprudence énumère divers critères pouvant être considérés, dont notamment l'âge et la condition physique du locataire, la durée d'occupation du logement, la dimension du logement, les coûts du transport des biens et la valeur des meubles à déménager ainsi que les frais de branchement aux services publics et de réacheminement de courrier.
[72] Dans l’affaire Boulay c. Tremblay[10], le juge Jacques Lachapelle de la Cour du Québec mentionne ce qui suit concernant l’indemnité payable en matière de reprise de logement :
« Il convient ici de rappeler que la reprise de possession est une exception au droit du maintien dans les lieux du locataire et qu'elle est provoquée par le locateur. Il est en conséquence légitime que le locataire se voit indemnisé pour les dépenses et les inconvénients qu'il a subis. Ce droit est cependant balisé par le droit du locateur de disposer de ses biens et, par conséquent, de son droit à la reprise de possession. Si le Tribunal a discrétion pour déterminer le montant, il doit tenir compte de ce droit du locateur et ne peut certes pas condamner aux dommages-intérêts qui découlent d'une reprise de possession abusive.
[73] Au soutien du montant réclamé par la locataire pour ses frais de déménagement, cette dernière dépose en preuve des estimés provenant de deux firmes de déménagement, soit Le Clan Panneton et La Capitale.
[74] Le Tribunal retiendra la moins élevée des deux, soit celle de La Capitale au montant total de 4 200 $ (plus les taxes). Celle-ci se ventile comme suit :
- Frais de déménagement : 2 400 $; et
- Frais d’emballage : 1 800 $.
[75] Puisque le locateur est en accord avec le montant des frais de déménagement réclamés par la locataire, le Tribunal accorde donc à cette dernière la somme de 2 400 $ pour ses frais de déménagement, plus les taxes applicables, soit un montant total de 2 759,40 $.
[76] En ce qui a trait aux frais d’emballage réclamés par la locataire, la preuve soumise par cette dernière convainc le Tribunal que sa condition physique et ses problèmes de santé l’empêchent d’emballer ses biens elle-même. Toutefois, le Tribunal diminuera de moitié la somme réclamée, compte tenu que le fils de la locataire, qui habite avec elle, pourra prêter main forte et aider sa mère à emballer ses biens.
[77] Conséquemment, le Tribunal accorde donc à la locataire 50 % des frais d’emballage qu’elle réclame, soit une somme de 900 $, plus les taxes applicables, pour un montant total de 1 034,78 $.
[78] Passons maintenant à l’analyse des autres montants réclamés par la locataire.
[79] Le Tribunal estime justifiés les frais réclamés pour les frais de branchement d’internet et pour les frais de réacheminement de courrier (160 $).
[80] Pour ce qui est de la somme de 3 600 $ réclamée par la locataire afin d’être indemnisée pour la différence entre le loyer qu’elle paie actuellement et le loyer plus élevé qu’elle devra payer pour se reloger, le Tribunal rejette cette réclamation puisqu’il s’agit de frais éventuels, incertains et indirects qui ne peuvent d’aucune façon être considérés aux fins de l’établissement de l’indemnité prévue à l’article 1967 C.c.Q.
[81] Tel que l’énonce avec justesse la juge administrative Chantale Bouchard dans l’affaire Hammi c. Dubois[11], il ne saurait être question d’octroyer de tels dommages-intérêts en matière de reprise de logement :
« [44] En ce qui a trait à la compensation liée à l'expectative d'augmentation du loyer d'un nouveau logis comparable, son éloignement ou même les débours envisagés pour son aménagement, ces dépenses sont considérées comme éventuelles, imprévisibles et indirectes. Le Tribunal ne saurait les octroyer à ce titre, rappelant que l'indemnité dont il est question ici n'est pas en lien avec une faute ou un manquement aux obligations du locateur. Elle découle de l'exercice d'un droit, ne participe pas de la nature des dommages-intérêts, mais vise à compenser raisonnablement les frais liés et inhérents au départ de la locataire. Il en est de même pour « l’émotion et la perte de temps au travail ». Bref, qu’ils soient matériels ou moraux, les dommages-intérêts ne peuvent être ici compensés. »
[Notre soulignement]
[82] Finalement, en ce qui concerne la somme de 3 310 $ réclamée par la locataire pour les améliorations locatives qu’elle a effectuées dans le logement, le Tribunal prend acte de l’offre formulée à l’audience par le locateur afin de lui racheter les luminaires, le ventilateur de plafond et le robinet pour une somme totale de 560 $. Le locateur sera donc condamné à verser cette somme à la locataire, étant entendu que cette dernière devra laisser ces biens dans le logement à son départ, lesquels deviendront alors la propriété du locateur.
[83] En ce qui a trait aux autres améliorations apportées par la locataire à son logement, dont notamment l’installation de panneaux muraux, de cabinets de cuisine et de gazon artificiel sur le balcon, le Tribunal ne peut faire droit aux montants réclamés, et ce, pour deux motifs.
[84] Premièrement, il appert que la locataire a unilatéralement entrepris d’effectuer ces travaux et améliorations, sans obtenir au préalable l’accord du locateur. Elle a donc pris un risque en décidant d’engager ces dépenses à l’insu du locateur, et ce dernier ne peut en être tenu responsable.
[85] Deuxièmement, l’article 1891 C.c.Q. prévoit spécifiquement ce qu’il advient, à la fin du bail, des constructions et ouvrages effectués par la locataire :
1891. Le locataire est tenu, à la fin du bail, d’enlever les constructions, ouvrages ou plantations qu’il a faits.
S’ils ne peuvent être enlevés sans détériorer le bien, le locateur peut les conserver en en payant la valeur au locataire ou forcer celui-ci à les enlever et à remettre le bien dans l’état où il l’a reçu.
Si la remise en l’état est impossible, le locateur peut les conserver sans indemnité.
[86] En additionnant tous les montants accordés ci-dessus par le Tribunal, le montant de l’indemnité afférente aux frais de déménagement à laquelle la locataire aura droit s’élève à une somme totale de 4 514,18 $, laquelle sera arrondie à un montant forfaitaire total de 4 600 $.
[87] Ce montant apparait juste et raisonnable dans les circonstances afin de compenser adéquatement la locataire pour l’ensemble des dépenses reliées directement à son déménagement.
[88] Rappelons que l’objectif de l’indemnité prévue à l’article 1967 C.c.Q. vise à compenser la locataire pour les frais reliés à son déménagement dans le cadre de l’exercice par le locateur d’un droit prévu à la loi. Il ne s’agit aucunement ici de la dédommager en raison d’une faute commise par le locateur.
[90] En conséquence, le Tribunal permettra donc à la locataire de quitter le logement avant le 30 juin 2021 en transmettant au préalable au locateur un préavis d’au moins trente jours avant son départ, auquel cas la locataire sera alors libérée du paiement du loyer à compter de la date de son départ et le loyer sera ajusté au prorata du nombre de jours occupés pendant le dernier mois d’occupation.
[91] À titre informatif, il convient de souligner qu’en cas de défaut de la part du locateur de reprendre le logement pour les fins mentionnées dans son avis de reprise de logement, l'article 1968 C.c.Q. prévoit un recours en faveur de la locataire en recouvrement de dommages-intérêts et de dommages punitifs advenant que la reprise de logement soit obtenue de mauvaise foi. De plus, l'article 1970 C.c.Q. prévoit qu'un logement qui a fait l'objet d'une reprise ne peut, sans l'autorisation du Tribunal, être reloué ou utilisé pour une autre fin que celle pour laquelle le droit a été exercé.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[92] AUTORISE le locateur à reprendre le logement pour y loger Mme Karine Desjardins, et ce, dès le départ de la locataire ou au plus tard à compter du 1er juillet 2021;
[93] PERMET à la locataire de quitter le logement avant la date prévue pour la reprise en transmettant au locateur un préavis d’au moins trente jours avant son départ, auquel cas la locataire sera alors libérée du paiement du loyer à compter de la date de son départ et le loyer sera ajusté au prorata du nombre de jours occupés pendant le dernier mois d’occupation;
[94] ORDONNE à la locataire et aux autres occupants du logement de quitter le logement au plus tard le 30 juin 2021 à 23h59, et à défaut de quitter volontairement, ORDONNE l'expulsion de la locataire et des autres occupants du logement à compter du 1er juillet 2021;
[1] En liasse, Pièce L-5.
[2] Tel qu’il appert d’un estimé de la firme de déménagement La Capitale déposée en preuve sous la cote L-2.
[3] Dagostino c. Sabourin (R.D.L., 2000-01-26), SOQUIJ AZ-50736447.
[4] Chen c. Alexandre, 2011 QCCQ 4147.
[5] Hajjali c. Tsikis, 2008 QCCQ 16.
[6] Simard-Godin c. Gibeault, J.L. 87-82 (R.L.).
[7] Laroche c. Morin, 2010 QCCQ 11636; Cheng c. Kedan, 2010 QCRDL 28724.
[8] Barile c. Lazanas, 2012 QCRDL 1358.
[9] Pierre-Gabriel Jobin, Le louage, 2e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1996, par. 20, p. 565; Ignelzi c. Girard, 2019 QCRDL 13592.
[10] [1994] J.L. 132.
[11] 2021 QCTAL 5416.
AVIS :
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