Décision

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RNC Média inc. c. Bell Média inc.

2024 QCCS 561

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE QUÉBEC

 

200-17-035535-236

 

DATE :

Le 22 février 2024

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE ALICIA SOLDEVILA, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

RNC MÉDIA INC.

Demanderesse

c.

BELL MÉDIA INC.,

ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC.

-et-

TELUS COMMUNICATIONS INC.

Défenderesses  

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

1.                  L’APERÇU

[1]                RNC Média inc. (« RNC ») possède la station CHOI-FM 98.1, aussi appelée Radio X. Elle demande au Tribunal de prononcer une ordonnance de type « Norwich » ordonnance Norwich ») afin d’obtenir des défenderesses les informations qu’elles seules détiendraient à l’égard de l’identité d’utilisateurs anonymes (qu’elle qualifie de malveillants) faisant partie d’un groupe ayant créé une page Facebook sous le nom « Sortons les radios-poubelles ».

[2]                Le matin de l’audience, RNC se désiste de sa demande contre deux des défenderesses, Bell Média inc. et TELUS Communications inc., de sorte que sa demande est dirigée uniquement à l’encontre de Rogers Communications Canada inc. (« Rogers »).

[3]                Rogers s’en remet à la décision du Tribunal[1].

2.                  LE CONTEXTE PROCÉDURAL ET FACTUEL

[4]                Il s’agit de la cinquième demande d’ordonnance Norwich présentée par RNC. Quatre jugements ont déjà été prononcés. Le Tribunal reprendra ci-après les références à ces dossiers selon la nomenclature utilisée par RNC à l’audience :

  • Dossier 2 : RNC Média inc. c. Meta Platforms inc., 2022 QCCS 4299, jugement du 11 octobre 2022 du juge Alain Michaud;
  • Dossier 3 : RNC Média inc. c. Videotron ltée, Rogers Communications Canada inc. et TELUS Communications inc., 200-17-034449-231. Trois décisions ont été prononcées par la juge Marie-Paule Gagnon à l’endroit de chacune des défenderesses désignées à la procédure.
  • Dossier 4 : RNC c. Bell Média inc., Roger Communications Canada inc. et TELUS Communications inc., dont le Tribunal est saisi.

[5]                Ces quatre décisions sur ordonnance Norwich sont en lien avec une demande d’injonction permanente et dommages-intérêts engagée en juin 2021 par RNC à l’encontre de Julien Gaudreau et Patrice Vachon (« Gaudreau et Vachon ») dans le dossier de la Cour supérieure du district de Québec portant le numéro 200-17-032501-215, désigné comme « le dossier principal » ou « le dossier 1 ».

[6]                RNC allègue entre autres, au soutien de sa demande dans le dossier principal :

8. Les Défendeurs opèrent notamment un site web, une page Facebook et un compte Twitter qui compilent des extraits hors contextes et ciblés de la station Radio X, le tout en y apportant leurs commentaires visant à détourner le message passé par ses animateurs et chroniqueurs, tel qu’il appert des captures d’écran des pages d’accueil du site web de SLP, pièce P-4, de la page Facebook de SLP, pièce P-5 et du compte Twitter de SLP, pièce P-6.

9. Les Défendeurs agissent de concert avec d’autres personnes qui conservent leur anonymat ou utilisent de fausses identités pour nuire à Radio X.

10. Une des tactiques privilégiées par les Défendeurs constitue à inciter les internautes à communiquer de façon massive et constante avec les partenaires de Radio X afin de les inciter à cesser leur partenariat avec la station.

11. Suivant ces encouragements, de nombreuses personnes tentent d’entrer en contact avec les partenaires de Radio X à de nombreuses reprises par téléphone, par courriel et par Facebook Messenger.

12. Les partenaires de Radio X touchés se comptent par plusieurs dizaines.

13. Aux fins de précision, Radio X ne se plaint pas de l’exercice de la liberté d’expression des Défendeurs, mais est particulièrement interpellée par les stratagèmes utilisés par les Défendeurs lorsqu’ils impliquent l’incitation au harcèlement de tiers et à l’utilisation constante d’ano­nymat et de pseudonymes, lesquels n’apportent rien aux débats publics.

14. En effet, les comportements des dernières années des Défendeurs sont la démonstration claire et constante d’un comportement dénotant une intention de nuire aux intérêts commerciaux de Radio X, en passant anonymement par le harcèlement de tiers, ce qui dépasse le cadre de la liberté d’expression.

14.1 Les comportements reprochés aux Défendeurs durent depuis près de 10 ans, mais considérant la prescription extinctive de 3 ans suspendue pendant 170 jours par les décrets relatifs à la Covid-19, la Demanderesse limite sa réclamation à celles qu’elle peut faire valoir depuis le mois de janvier 2018.

[…]

36. Les fautes commises par les Défendeurs prennent ainsi notamment la forme d’usurpation d’identité, de communications harcelantes et de dénigrement public, directement ou par encouragement actifs, le tout dans le but avoué de nuire aux activités commerciales légitimes de Radio X et d’entrainer une atteinte à la réputation de ses partenaires.

37. Ces fautes causent des pertes d’affaires, lesquelles sont impossibles ou difficiles à quantifier en nature.

[…]

39. Les partenaires de Radio X demandent aux Défendeurs que soit cessée toute communication avec eux.

[…] 

48. Considérant que les Défendeurs collaborent avec un nombre de personnes inconnu et qui agissent anonymement dans l’objectif de nuire de façon illicite à la réputation et aux affaires de la Demanderesse, la Demanderesse est en droit de connaître les noms des autres personnes ayant ou ayant eu le pouvoir d’administrer les diffé­rentes pages existantes ou ayant existé sous le nom de Sortons les radio-poubelles de Québec ou autres noms similaires.

[…]

57.  Considérant la campagne de salissage auxquels [sic] se livrent les Défendeurs à l’endroit de Radio X et de ses partenaires depuis de nombreuses années, et ce, malgré de nombreuses demandes de s’en abstenir, la Demanderesse est en droit de demander au Tribunal d’ordonner aux Défendeurs de cesser toute forme, directe, indirecte ou par encouragement, de harcèlement ou de dénigrement envers la Demanderesse, ses administrateurs ou ses partenaires.

61.  Comme précédemment décrits, les agissements des Défendeurs témoignent d’une malveillance intentionnelle, d’un désir de nuire et d’une volonté de sabotage et ce, au moins depuis le mois de janvier 2018.

62.  À cette fin, la Demanderesse à l’intention de parfaire ses droits à des dommages exemplaires lorsque l’implication des Défendeurs et la portée réelle de leurs fautes seront davantage connues.

62.1 Toutefois, en date des présentes, la Demanderesse évalue les dommages exemplaires qu’elle a le droit de réclamer aux Défendeurs à 10 000 $ chacun, sauf à parfaire, pour les dommages dont ils sont responsables depuis le mois de janvier 2018.

[7]                Le 2 décembre 2021, le juge Martin Dallaire rejette la demande en rejet pour abus de procédures (art. 51 C.p.c.) et pour motif de prescription soumise par les défendeurs.

[8]                Parmi les faits que le juge Dallaire expose, qui sont admis, il relève :

[20] De son côté, la demanderesse prétend que cette procédure n’est pas prescrite puisque les défendeurs ont été des administrateurs d’une corporation sans but lucratif qui fut dissoute en avril 2019.

[21] Il ne s’agit pas d’un recours en diffamation, mais bien plutôt d’un harcèlement en dommages et intérêts dont la prescription est de trois ans.

[22] Leur participation à la corporation sans but lucratif n’est pas contestée, étant par ailleurs admise.[2]

[9]                Les motifs du juge Dallaire à l’égard de l’argument de la prescription sont les suivants :

[27] Ainsi, force est de constater que les défendeurs ont été administrateurs d’une corporation sans but lucratif dissoute en avril 2019.

[28] Or, au vu même des allégués, il ne s’agit pas d’une demande visant une diffamation, mais bien plutôt d’une procédure mandatoire visant à ce que cesse un comportement qu’on estime être du harcèlement.

[Soulignements du Tribunal]

[10]           Quant à l’argument de l’abus de droit soulevé par les défendeurs, voici ses motifs :

[31] Le Tribunal constate, à titre de première prémisse, que les défendeurs furent administrateurs de cette corporation sans but lucratif pour la période impliquée par un processus pouvant mener à un stratagème.

[…]

[33] S’agit-il d’un stratagème ou modus operandi qui aurait été initié à l’époque par les défendeurs? S’agit-il d’un stratagème qu’ils ignorent? S’agit-il d’un stratagème qui est repris par des tiers? Seule une preuve plus déterminante permettra d’en faire le point.

[…]

[35] D’ailleurs, la demanderesse ajoute qu’il s’agit, à cette étape-ci, de la procédure d’éléments d’information que possède le représentant de la demanderesse relevant du privilège relatif au litige, tel qu’en réfère le dossier Blank c. Canada (ministre de la justice).

[Références omises]

[11]           Le juge Dallaire conclut finalement :

[41] De l’avis du Tribunal, pour reprendre un sage propos de notre collègue feu Jean-Claude Larouche, voici ce qu'il écrivait à cet effet dans une décision de Vital Lévesque c. Marlène Martel et Réjean Poulin du 15 novembre 2010 :

« [40] Le tribunal est d'avis que le recours exercé par le demandeur est sans doute particulièrement difficile, voire même périlleux mais pas nécessairement abusif. Il faut éviter de faire une adéquation entre «recours difficile» et «recours abusif ».

[41] En retenant une telle optique, cela éliminerait, dès l'introduction des procédures, plusieurs recours exercés par des justiciables et conduirait à leur rejet à une étape préliminaire. Ce n'est certes pas ce que le législateur recherchait en adoptant les articles 54.1 et suivants du Code de procédure civile. Le tribunal est d'avis qu'une telle façon de voir les choses servirait mal les fins de la justice ».

[42] Force est de conclure qu’à cette étape-ci, nous sommes dans un contexte où le fardeau de la preuve appartient à la demanderesse et celle-ci devra étayer suffisamment sa preuve pour permettre d’établir une corrélation.

[43] Néanmoins, les prémisses factuelles de base s’y retrouvent pour permettre une interpellation judiciaire.

[Références omises]

[12]           RNC cherche, par sa demande d’ordonnance Norwich dans la présente affaire, à identifier d’autres personnes responsables des torts qu’elle affirme subir pour les ajouter à titre de défendeurs dans le dossier principal.

[13]           Forte du jugement prononcé par le juge Dallaire, RNC plaide que sa demande d’ordonnance Norwich répond au premier facteur exigé par la jurisprudence, soit celui d’établir « qu’il existe à première vue quelque chose à reprocher à l’auteur du préjudice »[3]. Le Tribunal reviendra sur cette question au chapitre « ANALYSE ».

[14]           Selon les énoncés des demandes Norwich dans les dossiers 3 et 4, Gaudreau et Julien ont été interrogés au préalable le 23 février 2022 dans le dossier principal. Ils ont affirmé ne pas avoir tenu les propos qu’on leur reproche sur les réseaux sociaux; or, la demanderesse ne croit pas leur version « ni leur témoignage qu’ils ne connaissent pas l’identité des utilisateurs anonymes du groupe Facebook »[4]. Elle s’adresse donc au Tribunal, une nouvelle fois, pour obtenir des informations additionnelles qui lui permettraient d’identifier « les utilisateurs anonymes » du site Facebook « Sortons les radios-poubelles ».

[15]           Pour mieux comprendre la demande dont est saisi le Tribunal à l’encontre de Rogers, il faut d’abord examiner les conclusions des jugements prononcés par les juges Michaud et Gagnon ainsi que les informations que RNC a obtenues des défenderesses ciblées, soit Meta, Videotron, Telus et Rogers, puisque RNC veut en obtenir davantage. Le Tribunal signale que seules les informations soumises par Meta et Rogers ont été portées à sa connaissance.

[16]           Dans le dossier numéro 2, RNC Média inc. c. Meta Platforms inc.[5], le juge Alain Michaud écrivait :

[8] ORDERS the defendant Meta Platforms, Inc. to provide to the attorneys of the plaintiff, RNC Média inc., within twenty-one (21) days of the present judgment, basic subscriber information, to the extent that it exists and is reasonably accessible, and which may include: vanity, account closure date, if applicable; name, and email address(es) and/or telephone number(s) at the time of production; date, time and IP addresses of registration; and date, time and IP addresses for recent logins and logouts, associated with the following Facebook page:

i. « Sortons les radios-poubelles » with the following URL: http://www.facebook.com/radiopoubelle (la “Page Facebook”).

[9] AUTORISE la demanderesse RNC Média inc. à utiliser les informations obtenues de la défenderesse, en vertu du présent jugement, dans un recours judiciaire éventuel, dans un district judiciaire distinct si nécessaire, contre les opérateurs de la Page Facebook;

[Soulignements du Tribunal]

[17]           À la suite de ces ordonnances, Meta fournit les informations consignées dans le document versé dans le dossier de la demande Norwich numéro 3, sous la cote P-6. La juge Marie-Paule Gagnon prononcera à son tour trois ordonnances, chacune à l’encontre de l’une des défenderesses, tenant compte des informations déjà contenues à la pièce P-6, qui comprennent une adresse IP, le nom de son créateur, deux adresses internet ainsi que deux numéros de téléphone cellulaire.

[18]           L’ordonnance de la juge Marie-Paule Gagnon à l’encontre de Vidéotron comporte la conclusion suivante :

[19] AUTORISE et ENJOINT la défenderesse Vidéotron ltée de commu­niquer aux avocats de la demanderesse RNC Média inc., dans un délai de quatorze (14) jours à partir de la notification du présent jugement, linformation requise permettant d’identifier le ou les Utilisateurs liés à l’adresse de protocole Internet mentionnée dans les pièces P-6 et P-7, à savoir : l’adresse civique, le prénom, le nom, l’adresse courriel, le numéro de téléphone;

[Soulignements du Tribunal]

[19]           Dans le dossier à l’encontre de Telus, la juge Gagnon prononce l’ordonnance suivante :

[19] AUTORISE la défenderesse TELUS Communications inc. de commu­niquer aux avocats de la demanderesse RNC Média inc., dans un délai de trente (30) jours à partir de la notification du présent jugement, les informations suivantes : prénom, le nom et l'adresse civique liées au compte pour le numéro de téléphone mentionné dans les pièces P-6 et P-9 concernant TELUS Communications inc., pour la période du 21 juin 2018 au 14 février 2023;

[Soulignements du Tribunal]

[20]           À l’endroit de Rogers, la juge Gagnon énonce, dans un troisième jugement :

[19] AUTORISE la défenderesse Rogers Communications Canada inc., ainsi que ses filiales affiliées et ENJOINT à celles-ci de communiquer aux avocats de la demanderesse RNC Média inc., dans un délai de quatorze (14) jours à partir de la notification du présent jugement, l’information requise permettant d’identifier le ou les Utilisateurs liés à l’adresse de protocole Internet mentionnée dans les pièces P-6 et P-8 concernant Rogers Communications Canada inc., à savoir : l’adresse civique, le prénom, le nom, l’adresse courriel et les autres numéros de téléphone associés au compte, et ce, pour la période de 2012 à ce jour;

[Soulignements du Tribunal]

[21]           Comme exposé plus haut, la pièce P-6, qui est soumise par RNC à la juge Gagnon dans le cadre de ces trois demandes d’ordonnances Norwich, contient les informations livrées par Meta, dont deux numéros de téléphone, l’un deux se terminant par 271. Ceci a permis à RNC d’effectuer des vérifications sur le site web www.pagesjaunes.ca et de relier ce numéro au fournisseur sans fil Rogers.

[22]           Ce que permet l’ordonnance de la juge Gagnon à RNC, c’est d’obtenir des informations additionnelles relativement à tous les usagers associés au numéro de téléphone initialement révélé par Meta ainsi que l’adresse civique associée au compte, de même que l’identité de la personne facturée (pour la période de 2012 à ce jour).

[23]           Rogers se conforme à l’ordonnance prononcée par la juge Gagnon qui la vise et soumet à RNC les informations de l’abonné demandées. Celles-ci sont versées sous la cote P-14 au soutien de la présente demande d’ordonnance Norwich dirigée à nouveau à l’encontre de Rogers.

[24]           Voici comment RNC formule sa nouvelle demande à l’endroit de Rogers visant à obtenir des informations reliées aux numéros de téléphone obtenus à la suite de la production de P-14 par Rogers :

43.  Dans ces trois jugements, l’honorable Marie-Paule Gagnon, j.c.s. a émis des ordonnances de type Norwich ordonnant aux sociétés mentionnées ci-devant de transmettre à la Demanderesse les informations requises permettant d’identifier le ou les Utilisateurs reliés aux adresses de protocole Internet et aux numéros de téléphone obtenus dans le cadre d’un dossier précédent.

44. Le 29 mai 2023, la Demanderesse a obtenu de Rogers diverses informations reliées à l’un des numéros de téléphone en question, ainsi que des numéros de téléphone additionnels, lesquels étaient reliés au compte des abonnés identifiés, tel qu’il appert d’un Document détenant des informations confidentielles transmises par Rogers, pièce P-14.

[…]

46. À l’aide du site Web www.canada411.ca et suivant la réception du document de Rogers (P-14), la Demanderesse a découvert que le fournisseur sans-fil lié à l’un des numéros de téléphone est la Défenderesse, Rogers, tel qu’il appert du résultat d’une page web du site Internet canada411.ca, pièce P-16.

[Soulignements du Tribunal]

[25]           Le Tribunal relève que le nom de l’utilisateur déjà décrit à la pièce P-6 dans le dossier 3, dont les initiales sont O.G., se retrouve de nouveau dans la pièce P-14.

[26]           De plus et tel qu’autorisé par la juge Gagnon, le nom de la personne à qui est facturé ce compte est également révélé. Il s’agit d’un nom différent, dont les initiales sont M.D. L’adresse civique est fournie ainsi que deux autres adresses courriel et, enfin, quatre nouveaux numéros de téléphone auxquels le numéro principal se terminant par 271 est associé. L’activation de ces quatre numéros de téléphone, selon les informations soumises par Rogers, est faite en 2018.

[27]           RNC demande maintenant au Tribunal d’ordonner à Rogers de communiquer l’information requise permettant d’identifier le ou les utilisateurs liés aux quatre autres numéros de téléphone associés au numéro principal se terminant par 271 (prénom, nom, adresse civique, adresse courriel et autres numéros de téléphone associés au compte) et de l’autoriser à utiliser ces informations dans un recours judiciaire éventuel contre les utilisateurs anonymes du site.

[28]           Rappelons qu’à l’origine, l’autorisation donnée par le juge Michaud était à l’encontre des créateurs du site[6] et que les ordonnances de la juge Gagnon ont élargi cette autorisation aux utilisateurs du site.

3.                  LA QUESTION EN LITIGE

1.- RNC a-t-elle droit aux informations qu’elle recherche par le biais d’une ordonnance de type Norwich?

4.                  ANALYSE ET DÉCISION

[29]           Tel qu’exposé par la juge Gagnon dans les trois ordonnances Norwich qu’elle a prononcées à la demande de RNC :

[7] L’ordonnance de type Norwich, de nature extraordinaire et discré­tionnaire, vise à faire apparaître le droit en permettant à une partie de connaître la personne qui lui a causé du tort. D’origine britannique, elle est reconnue en common law canadienne à compter de 1998 et un peu plus tard au Québec, alors notamment que la Cour d’appel accueille l’appel d’une décision de première instance ayant refusé l’ordonnance de type Norwich dans l’affaire Fers et métaux américains s.e.c. c. Picard. […][7]

[Références omises]

[30]           Dans l’affaire Corbeil c. Caisse Desjardins De Lorimier[8], la juge Marie-Anne Paquette (tel qu’elle l’était alors) est d’opinion que les articles 20 et 46 (25 et 49 C.p.c. actuels) ouvrent la porte au prononcé de tel type d’ordonnance dans la mesure où les facteurs prévus pour la prononcer sont démontrés[9].

[31]           Ces facteurs élaborés à l’origine par les tribunaux anglais dans le contexte de la recherche des auteurs de la violation de brevets pharmaceutiques (Norwich Pharmacal Co. c. Customs and Excise Commissionners[10]) ont été repris par les tribunaux canadiens de Common Law, puis, comme exposé plus haut, par les tribunaux québécois.

[32]           L’essentiel de ces facteurs est rappelé par la Cour suprême dans l’arrêt Rogers Communications inc. c. Voltage Pictures, LLC[11] dans un contexte où Voltage se plaignait de la violation de ses droits d’auteur dans le cadre de prestations de services liés à l’exploitation d’internet. Toutefois, la question soulevée dans cet arrêt était davantage reliée au remboursement des coûts associés à la démarche exigée de Rogers pour répondre à l’ordonnance Norwich. Il convient de reproduire les facteurs du test rappelés par la Cour suprême, dans leur version française :

[18] Formulée initialement comme une ordonnance de communication en equity (Norwich; Glaxo Wellcome PLC c. M.R.N., 1998 CanLII 9071 (CAF), [1998] 4 C.F. 439 (C.A.)), l’ordonnance de type Norwich est un type de communication préalable qui, notamment, permet au titulaire du droit d’identifier les auteurs de la faute (Alberta (Treasury Branches) c. Leahy, 2000 ABQB 575, 270 A.R. 1, par. 59, conf. par 2002 ABCA 101, 303 A.R. 63). Les éléments du test à respecter pour obtenir une ordonnance de type Norwich (qui sont parfois décrits comme des [traduction] « facteurs » à examiner (Leahy (B.R.), par. 106)), ne sont pas contestés devant nous. Le titulaire du droit d’auteur doit démontrer ce qui suit :

a) [il existe à première vue] quelque chose à reprocher à l’auteur inconnu du préjudice;

b) la personne devant faire l’objet d’un interrogatoire préalable doit avoir quelque chose à voir avec la question en litige — elle ne peut être un simple spectateur;

c) la personne devant faire l’objet de l’interrogatoire préalable doit être la seule source pratique de renseignements dont disposent les demandeurs;

d) la personne devant faire l’objet de l’interrogatoire préalable doit recevoir une compensation raisonnable pour les débours occasionnés par son respect de l’ordonnance portant interrogatoire préalable, en sus de ses frais de justice;

e) l’intérêt public à la divulgation l’emporte sur l’attente légitime de respect de la vie privée. [Je souligne.]

[33]           Par ailleurs, d’autres préoccupations émergent de la décision antérieure, Voltage Pictures LLC c. Untel[12], dont celles entourant l’encadrement des informations obtenues, l’imposition de restrictions quant à leur usage de même que l’évaluation de la proportionnalité de la mesure de réparation :

[35] Tel qu’on y a déjà fait allusion et qu’on l’examinera plus longuement par la suite, la décision d’octroyer ou non une ordonnance de type Norwich dans une situation comme la nôtre met en jeu d’importantes considérations de politique générale contradictoires. Une telle ordonnance constitue un recours extraordinaire de nature discrétionnaire. Pour les motifs que je vais exposer, et comme Voltage a démontré disposer d’une véritable demande en violation du droit d’auteur, toutefois, la Cour va rendre une ordonnance de type Norwich. L’ordonnance sera assortie de conditions visant à protéger le droit au respect de la vie privée des intéressés, et à faire en sorte qu’on n’utilise pas le processus judiciaire au profit d’un modèle commercial ayant pour objet de forcer des personnes innocentes à verser de l’argent pour éviter d’être poursuivies.

[Soulignements du Tribunal]

[34]           Dans l’arrêt Fers et métaux américains s.e.c. c. Picard[13], la Cour d’appel prononçait une ordonnance Norwich et l’assortissait d’une conclusion visant à ce que les informations obtenues soient versées au dossier de la Cour supérieure et que ces informations servent à la seule fin d’exercer un recours judiciaire pour recouvrer les dommages allégués[14].

[35]           Ces préoccupations sont importantes. Il s’agit, pour le Tribunal, de déterminer s’il y a lieu de favoriser la divulgation recherchée plutôt que de préserver l’attente légitime à la vie privée de l’usager (des usagers), détenteur(s) du numéro de téléphone ciblé, dont le droit à la vie privée est protégé par l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne[15], et ceci, dans un contexte où la procédure se déroule ex parte.

[36]           Examinons les cinq facteurs principaux nécessaires au prononcé d’une ordonnance Norwich :

a) [Il existe, à première vue], quelque chose à reprocher à l’auteur inconnu du préjudice :

[37]           RNC soutient avoir une cause d’action raisonnable à l’encontre des utilisateurs anonymes qu’elle qualifie de malveillants.

[38]           Les faits allégués au soutien de cette cinquième demande d’ordonnance Norwich, la deuxième à l’encontre de Rogers, gravitent autour de trois sources de reproches.

      Détournement, par les utilisateurs anonymes, des messages des animateurs et chroniqueurs de la station Radio X par la captation d’extraits cités hors contexte[16].

[39]           Au soutien de cette affirmation, RNC verse au dossier une capture d’écran de la page Facebook dont il y a lieu de reproduire certains extraits :

Plus d’informations.

I À propos, observer et agir contre le racisme, le sexisme, l’homophobie et l’anti-journalisme ordinaire.

I Informations supplémentaires.

Nous nous opposons à la radio-poubelle de Québec. La radio-poubelle est une façon de faire de la radio.

Elle est systématiquement raciste, sexiste, homophobe et transphobe. Elle fustige des boucs-émissaires contre les pauvres, les cyclistes, les gauchistes, les féministes et les étudiants.

Elle est aussi anti-journalistique. Tout en bradant les attributs du journalisme, elle en piétine tous les principes. C’est-à-dire qu’elle désinforme au lieu d’informer. Elle fournit du prêt-à-penser plutôt que de faire réfléchir. Elle fustige les idées divergentes plutôt que de les débattre.

Quoi qu’en disent de nombreux commentateurs, la vulgarité, les insultes, les accrochages au bon parler français et la diffamation sont ici des caractéristiques secondaires.

Puisque nous souhaitons montrer l’exemple, tous les messages contenant des insultes ou des grossièretés seront modérés.

Vous pourriez être bloqués pour des propos sexistes, racistes, homophobes et transphobes. Voir moins.[17]

      Une incitation à la mobilisation des internautes afin que ceux-ci communiquent avec les partenaires de RNC, ce qu’ils auraient fait massivement, dénotant une intention de nuire aux intérêts commerciaux de RNC, ceci plus particulièrement depuis le printemps 2020. Les utilisateurs anonymes ont nui à la réputation et aux affaires de RNC en ciblant les annonceurs de RNC pour les inciter à cesser leur partenariat. Ces clients sont victimes de menaces de boycottage, sont harcelés par de nombreuses communications, le tout dans l’objectif de nuire à RNC[18].

[40]           Au soutien de ces affirmations, RNC verse au dossier des captures d’écran des publications Facebook du 4 octobre 2020, du 6 avril 2021 et 13 avril 2021 (P-8, P-9 et P-10) dont il convient de reproduire certains extraits :

Pièce P-8 : 4 octobre 2020

Des questions pour les annonceurs de CHOI Radio X?

Nous avons questionné cette semaine plusieurs annonceurs de CHOI Radio X afin de savoir comment une collaboration avec cette station correspondait à leurs valeurs d’entreprises. Plusieurs nous ont finalement mentionné ne pas ou ne plus collaborer avec elle…

Nous avons compilé de nombreux extraits audios à leur partager et nous vous les rendons disponibles ici :

https […]

Les clients et clientes des entreprises qui annoncent à CHOI souhaitant continuer la discussion sont invités à se servir de ce lien pour leur faire parvenir les audios avec leurs questionnements. Il est tout à fait légitime de savoir comment notre argent, en tant que client, sert ensuite à financer une entreprise médiatique qui ne correspond pas à nos valeurs personnelles.

[…]

Pièce P-9 : 6 avril 2021

Nous sommes déjà à mi-chemin vers la campagne « 10 jours pour assumer votre CHOI ». C’est encore le temps pour vous, à titre de consommateurs, de contacter les annonceurs de Radio X afin de comprendre pourquoi ils font le choix de s’associer à cette station.

Comment peut-on financer ce média qui présente de la désinformation dangereuse au sujet de la pandémie en plus de tenir régulièrement des propos injurieux? C’est la question que nous nous posons tous.

[…]

Pièce P-10 : 13 avril 2021

C’est aujourd’hui que prend fin la campagne de sensibilisation des annonceurs. Merci à toutes les personnes qui ont fait l’effort de questionner leurs commerçants préférés sur leurs préférences publicitaires.

Ces commerçants ont une grande responsabilité quant aux propos diffusés à Radio X. Acheter de la pub à cette radio très controversée, c’est mettre du charbon dans le fourneau de la haine.

[…]

Plusieurs annonceurs nous ont aussi contactés pour les supplier de les enlever de la liste de sensibilisation. Prenez note que vous pouvez toujours les contacter via la page de notre site web consacré à cet effet.

[…]

[41]           RNC allègue l’existence de courriels la dénigrant (ou Radio X) auprès de tiers et plaide que les gestes posés par les utilisateurs anonymes relèvent d’actes de la nature du harcèlement criminel, tel que prévu à l’article 264 du Code criminel[19]. Rien ne soutient les affirmations de RNC quant à la possible commission d’un acte criminel dont auraient été victimes des tiers. Le seul élément de preuve soumis consiste en l’affirmation générale contenue à la déclaration assermentée d’un représentant de la demanderesse affirmant que tous les faits allégués à la demande d’ordonnance Norwich sont vrais[20]. Si ces faits étaient démontrés, ils seraient certes troublants.

[42]           Cependant, RNC ne peut plaider pour autrui, alors qu’elle soulève une infraction de cette nature. Il est manifeste qu’un comportement visant à harceler une personne au sens où l’entend le Code criminel mérite sanction, sauf qu’aucune telle personne ne s’est jointe à la demande d’ordonnance Norwich ni au recours principal intenté par RNC pour s’en plaindre.

      Divulgation d’informations sur les administrateurs de RNC accompagnées de leur photographie et de leur adresse personnelle.

[43]           Les captures d’écran Facebook P-6 et P-7 versées au dossier de la Cour pour documenter cette source de reproche comportent le texte suivant (P-6) :

Ces propriétaires ont choisi ce contenu éditorial pour faire de l’argent. C’est juste que c’est dangereux. Ils sont devenus dangereux. Ils s’en foutent, ils sont cachés quelque part à Montréal.

Et pendant ce temps-là ils font du cash.

[44]           La publication des noms et adresses des administrateurs et dirigeants de RNC ne peut, en soi, constituer une faute. Ces informations sont de nature publique et se retrouvent à l’État des renseignements des personnes morales au registraire des entreprises du Québec. D’ailleurs, RNC produit elle-même ce document au soutien de sa demande d’ordonnance (P-1).

[45]           Le commentaire contenu à P-6 publié sur la page Facebook « Ils sont devenus dangereux » est certes de trop, mais il n’y a pas, dans cette publication, d’incitation à contacter les administrateurs. Ceux-ci ne sont pas partie à la procédure et le Tribunal ignore si, dans les faits, ceux-ci ont pu être harcelés personnellement depuis les publications plus haut mentionnées P-6 et P-7 qui semblent avoir été faites en 2021[21].

[46]           Le premier facteur est-il démontré? Le Tribunal est réticent à conclure par l’affirmative.

[47]           Selon la version française de l’arrêt de la Cour suprême Rogers Communications inc. c. Voltage Pictures, LLC[22], il s’agit de savoir s’il existe « à première vue » quelque chose à reprocher à l’auteur inconnu du préjudice.

[48]           Certes, la barre n’est pas très haute. Pourtant, le critère original, souvent repris dans sa version originale anglaise, semblait plus exigeant. Dans l’arrêt Fers et métaux américains, s.e.c. c. Picard[23], la Cour d’appel rappelait :

[6] La Cour constate qu’en effet, l’ordonnance Norwich peut être consentie dans des circonstances plus étendues que celles envisagées par la juge de première instance. La Cour d’appel d’Ontario s’est prononcée en ce sens dans GEA Group AG v. Flex-N-Gate Corporation, 2009 ONCA 619, où elle rejoignait sur ce point la position de la Cour d’appel d’Alberta :

[50]      A similar approach to Norwich orders has been adopted in Alberta. In Alberta (Treasury Branches) v. Leahy (2000), 2000 ABQB 575 (CanLII), 270 A.R. 1 (Q.B.), aff'd (2002), 2002 ABCA 101 (CanLII), 303 A.R. 63 (C.A.), leave to appeal refused [2002] S.C.C.A. No. 235, after an extensive review of the relevant authorities in England and Canada, Mason J. described the variety of situations in which Norwich relief has been granted by the courts (at para. 106) :

            (i)         where the information sought is necessary to identify wrongdoers;

            (ii)        to find and preserve evidence that may substantiate or support an action against either known or unknown wrongdoers, or even determine whether an action exists; and

            (iii)      to trace and preserve assets.

[51]      Justice Mason then offered the following formulation of the test for a Norwich order (at. Para. 106) :

            The court will consider the following factors on an application for Norwich relief :

(i)            Whether the applicant has provided evidence sufficient to raise a valid, bona fide or reasonable claim;

(ii)           Whether the applicant has established a relationship with the third party from whom the information is sought such that it establishes that the third party is somehow involved in the acts complained of;

(iii)         Whether the third party is the only practicable source of the information available;

(iv)         Wheter the third party can be indemnified for costs to which the third party may be exposed because of the disclosure, some [authorities] refer to the associated expenses of complying with the orders, while others speak of damages; and

(v)         Whether the interests of justice favour the obtaining of the disclosure.[24]

[Soulignements du Tribunal]

[49]           Il appert que le test de la preuve suffisante bona fide de l’existence d’une réclamation raisonnable a été préférée par les tribunaux à celui plus exigeant d’une preuve prima facie. Le contexte des demandes Norwich dans Fers et métaux c. Picard[25] en était un de fraude où il fallait agir vite; celui dans Rogers c. Voltage[26], d’une violation de droits d’auteur. Ces affaires revêtaient une certaine situation d’urgence qui semble absente ici.

[50]           Les faits allégués dont RNC se plaint durent depuis dix ans et se sont accentués durant la pandémie de la Covid, selon ce qu’elle-même affirme dans sa procédure.

[51]           Les auteurs Sébastien Caron et Nicholas Daudelin ont signalé être en désaccord avec ce qu’ils estiment être un assouplissement de ce facteur en droit civil québécois. Selon eux, l’exigence d’une apparence de droit quant à la réclamation au fond apparaît nécessaire afin de fonder une atteinte justifiée à la vie privée[27].

[52]           Il ne s’agit pas ici de cautionner ou d’encourager le sentiment d’impunité favorisé par « l’anonymat du clavier ou la diffusion de faussetés dans l’espace public »[28]. Il s’agit du devoir fait au Tribunal de procéder à une pondération sérieuse requise par l’article 9.1 de la Charte québécoise[29] au stade de l’analyse de ce premier facteur qui pose des enjeux relativement à l’atteinte d’un droit reconnu par la Charte québécoise.

[53]           L’argument du rejet de la demande en rejet par le juge Dallaire dans le dossier principal n’est pas suffisant à lui seul pour convaincre le Tribunal que ce facteur est démontré. Dans le dossier principal, deux personnes sont nommément visées par la demande introductive d’instance. On leur fait le reproche d’être les créateurs du site et les instigateurs d’un stratagème qui nuit à la défenderesse. Ceci pose des enjeux différents. Le juge Dallaire signalait déjà la nature difficile du recours entrepris par son rappel d’une décision du juge Larouche dans l’affaire Lévesque c Martel[30] :

[41]  De l’avis du Tribunal, pour reprendre un sage propos de notre collègue feu Jean-Claude Larouche, voici ce qu'il écrivait à cet effet dans une décision de Vital Lévesque c. Marlène Martel et Réjean Poulin du 15 novembre 2010 :

« [40] Le tribunal est d'avis que le recours exercé par le demandeur est sans doute particulièrement difficile, voire même périlleux mais pas nécessairement abusif. Il faut éviter de faire une adéquation entre «recours difficile» et «recours abusif ».

[41] En retenant une telle optique, cela éliminerait, dès l'introduction des procédures, plusieurs recours exercés par des justiciables et conduirait à leur rejet à une étape préliminaire. Ce n'est certes pas ce que le législateur recherchait en adoptant les articles 54.1 et suivants du Code de procédure civile. Le tribunal est d'avis qu'une telle façon de voir les choses servirait mal les fins de la justice ».[31]

[Soulignements du Tribunal - référence omise]

[54]           Plusieurs questions se soulèvent sur le fondement du recours envisagé à l’encontre des utilisateurs anonymes en regard des pièces qui ont été versées pour soutenir les affirmations de l’existence de comportements blâmables et fautifs à l’endroit de ceux-ci et des dommages qu’aurait pu en subir RNC.

[55]           D’une part, RNC précise, dans sa demande d’ordonnance Norwich :

11. Aux fins de précision, la Demanderesse ne se plaint pas de l’exercice de la liberté d’expression des Utilisateurs anonymes, mais est particulièrement interpelée par les stratagèmes utilisés celles-ci lorsqu’elle implique l’incitation au harcèlement de tiers et à l’utilisation constante d’anonymat et de pseudonymes, lesquels n’apportent rien au débat public.

[Reproduction textuelle]

[56]           D’autre part, devant le juge Dallaire, la demanderesse a reconnu que son recours n’en est pas un en diffamation, mais bien en dommages. Elle devait donc faire une démonstration minimale que ses partenaires et/ou annonceurs ont diminué ou cessé leur partenariat avec elle à la suite des démarches des internautes ou utilisateurs anonymes.

[57]           Finalement, et comme déjà soulevé, il y a lieu de se questionner sur l’insistance de la demanderesse relativement aux dommages subis par les tiers qui auraient été victimes de harcèlement en raison des agissements des utilisateurs anonymes, dont elle cherche à découvrir l’identité. Ces tiers ne sont pas parties au litige principal et n’ont pas supporté la démarche de RNC devant le Tribunal, d’aucune façon. Il aurait été pourtant facile de requérir la mise sous scellés d’informations probantes à cette étape de l’affaire.

[58]           Puisqu’il s’agit de considérer « à première vue » que les faits allégués pourraient justifier les dommages dont se réclame RNC, le Tribunal a de la difficulté à les saisir concrètement; en effet, l’appel au boycott pour des motifs relevant de la liberté d’expression, dans un contexte où un recours en diffamation est exclu, n’est pas en soi une faute. RNC reconnaît que, depuis dix ans, les internautes la critiquent et que c’est particulièrement lors de la pandémie (aujourd’hui terminée) que les internautes ont été mobilisés pour faire des pressions sur les annonceurs.

[59]           Pour le Tribunal, ce facteur n’est pas démontré suffisamment de façon bona fide. Le Tribunal est conscient que le degré de preuve exigé est faible mais il est tout de même nécessaire d’apporter des éléments de preuve suffisants pour soutenir ce qui est avancé et requérir une ordonnance dont la portée porte ombrage à un droit protégé par la Charte. Des affirmations d’ordre général ne convainquent pas le Tribunal. Mais il y a plus. La demande Norwich ne peut, de toute façon, être accueillie en raison du fait que le troisième facteur n’est pas démontré non plus.

[60]           Le Tribunal traitera ensemble les deux facteurs suivants :

b) La personne devant faire l’objet d’un interrogatoire au préalable doit avoir quelque chose à voir avec la question en litige.

[61]           Rogers est le fournisseur internet identifié comme étant lié au numéro de téléphone se terminant par 271 auxquels sont associés quatre autres numéros de téléphone au sujet desquels RNC veut obtenir davantage d’informations. Ces faits ne sont pas discutés.

[62]           Rogers a indiqué s’en remettre à la décision du Tribunal.

c) La personne devant faire l’objet de l’interrogatoire au préalable doit être la seule source pratique de renseignements dont disposent les demandeurs.

[63]           Un des facteurs importants du test pour permettre au Tribunal d’ordonner à Rogers de divulguer des renseignements autrement protégés exige la démonstration par RNC que Rogers est la seule personne ou source en mesure de fournir cette information.

[64]           Or, tel que déjà mentionné par le Tribunal, RNC dispose, grâce aux informations déjà soumises par Rogers elle-même, à la pièce P-14, du nom de deux personnes identifiées au numéro de téléphone principal se terminant par 271 et auquel sont associés quatre autres numéros. Les noms de ces deux personnes sont déjà révélés par les pièces P-6 et P14, de même que l’adresse de l’utilisateur et l’adresse de facturation.

[65]           RNC dispose également au total de quatre adresses courriel pour communiquer avec ces personnes. Elle peut, dans le cadre de la procédure principale, demander à interroger celles-ci (art. 221.2 C.p.c., al. 2) afin de vérifier si elles ont une implication quelconque dans cette affaire ou si elles possèdent des informations pertinentes au sujet des quatre numéros de téléphone associés à leur numéro principal.

[66]           Rogers n’est pas la seule source pratique de renseignements dont dispose la demanderesse.

[67]           Considérant les conclusions du Tribunal sur les facteurs a) et c) de ce test, il n’apparaît pas nécessaire de traiter des deux derniers facteurs. Le Tribunal signale toutefois que si une preuve suffisante (evidence sufficient to raise a valid, bona fide or reasonable claim) avait été soumise en lien avec les dommages allégués, le Tribunal aurait conclu que l’intérêt de la justice aurait effectivement été servi par la divulgation d’informations utiles à identifier les auteurs fautifs. Comme déjà mentionné, les informations générales de RNC n’ont pas convaincu le Tribunal qu’elle détient une réclamation raisonnable à l’endroit des utilisateurs anonymes. Elle possède déjà deux sources identifiées qui pourront répondre aux questionnements qu’elle soulève à l’égard des quatre numéros de téléphone associés au numéro principal de ces deux abonnés dans le cadre d’un interrogatoire dans le dossier principal à l’encontre de Gaudreau et Vachon.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[68]           REJETTE la demande d’ordonnance Norwich;

[69]           Avec frais de justice contre la demanderesse.

 

 

_______________________________

ALICIA SOLDEVILA, j.c.s.

 

Me  Philippe Boily

Lévesque Lavoie avocats inc.

Pour la demanderesse

 

Me Matthew Millman-Pilon

matthew.millmanpilon@rci.rogers.ca

Pour la défenderesse Rogers Communications Canada inc.

 

 

 

Date d’audience :

Le 18 janvier 2024

 


[1]  Courriel des procureurs de Rogers du 17 janvier 2024.

[2]  Rnc Média inc. c. Gaudreau, 2021 QCCS 5225.

[3]  Fers et métaux américains, s.e.c.. c. Picard, 2013 QCCA 2255, par. 6; Groupe de sécurité Garda inc. c. Snyder, 2016 QCCA 1181, par. 7-9 et 19.

[4]  Par. 39 de la présente demande d’ordonnance Norwich; par. 49-51 de la demande Norwich dans le dossier 3 – no 200-17-034449-231.

[5]  2022 QCCS 4299.

[6]  Jugement du juge Michaud, par. 8-9.

[7]  Jugements du 5 mai 2023 (dossier 3).

[8]  2011 QCCS 6867.

[9]  Id., par. 34.

[10]  [1973] 2 ALL E.R. 943 (H.L.).

[11]  [2018] 2 R.C.S. 643.

[12]  [2015] 2 R.C.F..540.

[13]  Préc., note 3.

[14]  Id., par. 12 C et 12 J.

[15]  RLRQ, c. C-12.

[16]  Par. 7, 20.

[17]  Pièce P-5.

[18]  Par. 8 à 13 et 18 à 29.

[19]  Demande Norwich (4), par. 20-24; plan de plaidoirie de RNC, par. 6.

[20]  Déclaration assermentée de Philippe Lefebvre, vice-président de RNC Média inc., du 5 décembre 2023.

[21]  Ces pièces ne sont pas datées, sauf pour P-6 qui semble être une capture d’écran peut-être du 4 avril 2021.

[22]  Préc., note 11.

[23]  Préc., note 3.

[24]  Fers et métaux américains, s.e.c. c. Picard, préc., note 3; voir également Groupe de sécurité Garda c. Snyder, préc., note 3, par. 12.

[25]  Fers et métaux américains, s.e.c. c. Picard, préc., note 3.

[26]  Rogers Communications inc. c. Voltage Pictures, LLC., préc., note 11

[27]  Sébastien Caron et Nicholas Daudelin, « Les ordonnances de type Norwich et Anton Piller dans un contexte d’enquête interne », Développements récents en enquête interne et réglementaire 2021 dans Barreau du Québec, Service de la formation continue, Montréal, Éditions Yvon Blais 2021, p. 75.

[28]  Dis Son Nom c. Marquis, 2022 QCCA 841, par. 83.

[29]  9.1 Les droits et libertés de la personne s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’importance accordée à la protection du français, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec

[30]  Lévesque c. Martel, 2010 QCCS 5958.

[31]  Rnc Media inc. c. Gaudreau, préc., note 2.

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