Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Marchand) c. Girard |
2016 QCTDP 23 |
JM2166 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
QUÉBEC |
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N° : |
200-53-000066-154 |
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DATE : |
24 août 2016 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
ROSEMARIE MILLAR |
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AVEC L'ASSISTANCE DES ASSESSEURS : |
Me Mélanie Samson Me Pierre Angers, avocat à la retraite |
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COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, agissant en faveur de NANCY MARCHAND |
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Partie demanderesse |
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c. |
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SIMON GIRARD |
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Partie défenderesse |
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et |
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NANCY MARCHAND |
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Partie victime et plaignante
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JUGEMENT |
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[1] Le Tribunal doit décider si madame Nancy Marchand a été victime de discrimination à cause de sa condition sociale parce qu’elle était prestataire de l’assurance-emploi lorsque monsieur Simon Girard a refusé de lui louer sa maison au mois de mai 2013 et si, par la même occasion, monsieur Girard a porté atteinte de façon discriminatoire au droit de madame Marchand à la reconnaissance et à l’exercice en pleine égalité de son droit à la dignité.
[2] C’est ce que prétend la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Commission) qui réclame à monsieur Girard les sommes de 5000$ et de 500$ à titre de dommages moraux et punitifs.
I. LES FAITS
A. La preuve en demande
[3] Au cours du mois de mai 2013, madame Marchand, actuellement comptable agréée, est étudiante et prestataire de l’assurance-emploi et elle est à la recherche d’un nouveau logement.
[4] Par l’intermédiaire de son conjoint, elle prend connaissance sur un site internet d’une annonce offrant en location une maison située à Saint-Apollinaire.
[5] Aussitôt, le conjoint de madame Marchand entreprend des démarches auprès du propriétaire, monsieur Girard, pour visiter la maison.
[6] La visite de la maison a lieu dans l’après-midi du 25 mai 2013. Quatre personnes sont présentes, soit madame Marchand et son conjoint, monsieur Girard et le beau-père de ce dernier, monsieur Denis Rousseau.
[7] Au cours de la visite, madame Marchand informe le propriétaire qu’elle est étudiante et prestataire de l’assurance-emploi. Elle lui mentionne également qu’elle entend quitter son logement actuel en raison de dégâts d’eau.
[8] À la fin de la visite, madame Marchand manifeste à monsieur Girard son intérêt pour la maison.
[9] Madame Marchand mentionne également à monsieur Girard qu’elle visitera une autre maison et qu’elle communiquera avec lui en soirée pour lui confirmer ou non son désir de louer la maison.
[10] Madame Marchand téléphone à monsieur Girard le soir même pour lui dire qu’elle veut louer la maison et elle lui laisse un message en ce sens dans sa boîte vocale.
[11] Puisque monsieur Girard ne rappelle pas madame Marchand, son conjoint prend l’initiative de le rappeler le lendemain, un dimanche, pour confirmer l’intérêt de sa conjointe à louer la maison. Monsieur Girard demande alors des informations personnelles la concernant, telles que son numéro d’assurance sociale, le nom d’une personne pouvant agir à titre de référence à son ancien emploi, le montant de ses prestations de l’assurance-emploi, le nom de son propriétaire actuel ainsi que le montant de son loyer.
[12] Madame Marchand précise dans son témoignage que le montant du loyer demandé par monsieur Girard était de 600 $ alors que le loyer de l’appartement qu’elle louait était de 755 $. Elle ajoute n’avoir jamais été en défaut de paiement pendant les trois années où elle a occupé son logement et souligne qu’elle avait la capacité financière d’assumer le paiement du loyer demandé par monsieur Girard.
[13] Selon madame Marchand, monsieur Girard la rappelle le lendemain, soit le lundi, pour lui annoncer qu’il refuse de signer un bail avec elle parce qu’elle est prestataire de l’assurance-emploi et qu’elle veut quitter son appartement alors que son bail n’est pas expiré.
[14] Malgré les efforts qu’elle met pour contrer ses arguments, soit le fait que son conjoint peut cautionner le bail et qu’elle entend suivre les prescriptions de la Loi pour quitter son logement, monsieur Girard ne veut pas revenir sur sa décision; il répète que la situation est trop risquée.
[15] Pendant sa période de prestation de l’assurance-emploi, madame Marchand prépare à plein temps son examen d’admission à la profession de comptable agréé.
[16] Lors de cette période, madame Marchand avise son propriétaire de son intention de résilier son bail en raison de l’état d’insalubrité du logement, le tout en conformité avec les dispositions de la Loi. L’avis de résiliation du bail est déposé en preuve (pièce P-5).
[17] Après le refus de monsieur Girard, madame Marchand interrompt pendant quelques mois ses démarches en vue de se trouver un nouveau logement parce qu’elle priorise la préparation de son examen. En octobre 2013, elle loue un nouveau logement dont le loyer est de 756 $ par mois. Son conjoint se porte caution pour la moitié du bail.
[18] Madame Marchand mentionne qu’en raison de son manque de temps pour chercher un nouveau logement, elle a été contrainte d’habiter chez son conjoint. Elle précise qu’en raison de son caractère indépendant, ce fut difficile pour elle d’accepter cette situation et que la présence de ses trois chiens représentait également un irritant pour son conjoint.
[19] Selon madame Marchand, le refus de monsieur Girard de lui louer la maison, ce qui lui aurait donné la possibilité d’étudier la tête libre, sans stress, à un moment où elle jouait sa carrière, l’a contrainte à une cohabitation difficile avec son conjoint et leur a fait « vivre l’enfer ». Elle ajoute que cette décision du défendeur, sans motif valable, l’a forcée à payer un loyer plus élevé de 150 $ par mois, lui occasionnant une perte cumulative de plusieurs milliers de dollars et lui laissant la désagréable sensation de devoir mettre de côté le rêve d’avoir une petite maison avec ses trois chiens.
[20] Madame Marchand précise en contre-interrogatoire qu’elle et son conjoint ont proposé à monsieur Girard que ce dernier fournisse une caution, ce que monsieur Girard a refusé, trouvant le tout trop risqué.
[21] Monsieur Sébastien Ginestet est le conjoint de madame Marchand depuis quatre ans.
[22] Il accompagne sa conjointe lors de la visite de la maison. Selon monsieur Ginestet, madame Marchand informe le propriétaire qu’elle est prestataire de l’assurance-emploi et étudiante et qu’elle prépare un examen pour septembre. Monsieur Ginestet propose au propriétaire de se porter caution dans l’éventualité où la condition de sa conjointe serait problématique. Madame Marchand mentionne qu’elle cherche un meilleur logement que celui où elle habite puisqu’elle le considère insalubre.
[23] Lorsque sa conjointe l’informe que monsieur Girard refuse de lui louer la maison parce que la situation est trop risquée du fait qu’elle est prestataire de l’assurance-emploi, monsieur Ginestet téléphone à monsieur Rousseau, le beau-père de monsieur Girard présent lors de la visite de la maison, pour qu’il fasse pression sur ce dernier. Il offre de payer comptant six mois de loyer pour s’assurer que sa conjointe puisse louer la maison. Monsieur Rousseau refuse d’intervenir en disant que c’est trop compliqué.
B. La preuve en défense
[24] Monsieur Simon Girard est âgé de 26 ans. Il est un militaire à la retraite. Depuis 2011, il est propriétaire d’une maison située à Saint-Apollinaire. Il a mis une annonce sur internet en vue de la louer au printemps 2013.
[25] Vers le 25 mai 2013, monsieur Girard reçoit un appel pour visiter sa maison; la visite s’effectue la même journée. Quatre personnes sont alors présentes sur les lieux, soit son beau-père monsieur Rousseau, madame Marchand, le conjoint de cette dernière et lui-même. Au cours de cette visite qui dure environ vingt minutes, madame Marchand semble être intéressée par la maison. Il est discuté notamment de son travail, du fait qu’elle est prestataire de l’assurance-emploi et du fait qu’elle travaille dans un bar (ce qui n’est pas nié par la plaignante) ainsi que des problèmes rencontrés avec le propriétaire de son logement actuel en lien avec des dégâts d’eau. Madame Marchand veut quitter sans autre démarche alors que son bail n’est pas arrivé à échéance.
[26] Monsieur Girard propose au conjoint de madame Marchand de mettre son nom sur le bail, ce qui est refusé par le couple.
[27] À la fin de la rencontre, monsieur Girard est inquiet parce que madame Marchand veut résilier un bail encore en vigueur.
[28] Monsieur Girard reçoit le soir même ou le lendemain un appel lui confirmant l’intérêt de la plaignante à louer la maison. Il note alors des informations lui permettant d’effectuer une enquête de crédit. Il mentionne s’être engagé à redonner des nouvelles au couple le lendemain. Il a l’intention de communiquer au préalable avec la Régie du logement (Régie).
[29] Le lundi suivant, monsieur Girard communique avec la Régie afin de s’assurer que la plaignante a le droit de quitter son logement sans « casser » le bail. Il se fait conseiller de ne pas « prendre de risque et de ne pas s’embarquer ». Il donne ensuite une réponse négative à madame Marchand. Il justifie sa décision auprès de madame Marchand en lui expliquant qu’il avait consulté la Régie et que, sur la base des informations reçues, il estime trop risqué de lui louer alors qu’elle veut quitter son logement. C’est la raison de son refus.
[30] En contre-interrogatoire, monsieur Girard admet que la plaignante lui a mentionné être en période de chômage. Il dit toutefois ne pas se souvenir qu’elle lui ait mentionné être étudiante en comptabilité.
[31] Monsieur Girard affirme ne pas avoir demandé à la plaignante son revenu, ni avoir effectué d’enquête de crédit à son sujet, pas plus qu’il n’a effectué quelque démarche que ce soit auprès de son locateur.
[32] Monsieur Girard réitère que madame Marchand lui a mentionné lors de la visite qu’elle travaillait comme serveuse dans un bar et répète qu’elle lui a dit vouloir quitter son appartement sans faire mention d’un avis au propriétaire.
[33] Mis en contradiction avec une partie de sa déclaration à l’enquêteur de la Commission concernant le moment où il aurait proposé qu’on lui fournisse une caution, monsieur Girard maintient l’avoir fait lors de la visite du couple.
[34] Monsieur Girard réitère également qu’après lui avoir donné des informations légales concernant un bail en vigueur, la personne qu’il a consultée auprès de la Régie du logement lui a dit « de ne pas s’embarquer dans une telle situation, que c’était trop ‘’touched’’ ». Il maintient donc que sa décision de ne pas louer à madame Marchand s’appuyait sur sa volonté de quitter son logement alors que le bail était encore actif et non sur le fait qu’elle était prestataire de l’assurance-emploi. Il ajoute que le conjoint de cette dernière n’a pas voulu ajouter son nom sur le bail, comme il le lui avait proposé initialement.
[35] Monsieur Rousseau est présent lors de la visite de la maison en mai 2013 par madame Marchand et son conjoint, afin d’aider son beau-fils.
[36] Monsieur Rousseau n’est présent cependant que pour une partie seulement de la visite. Il quitte avant que les parties discutent des détails du bail. Il est toutefois présent lorsque madame Marchand mentionne vouloir quitter son logement en raison de dégâts d’eau, sans faire état d’autres problèmes.
[37] Après la visite, lorsque son beau-fils lui demande son avis, monsieur Rousseau lui conseille de vérifier si le propriétaire de madame Marchand l’autorise à partir et de se renseigner auprès de la Régie.
[38] Monsieur Rousseau affirme ne pas avoir été témoin d’autres discussions. Il mentionne toutefois avoir reçu un appel de madame Marchand lui demandant d’essayer de convaincre monsieur Girard de revenir sur sa décision. Il affirme lui avoir répondu de ne pas insister et de passer à autre chose.
[39] En contre-interrogatoire, monsieur Rousseau dit ne pas se souvenir si le défendeur a demandé à madame Marchand quels étaient ses revenus et ne pas être en mesure de dire s’il lui a posé des questions sur son travail. Il n’a pas été partie à toutes les discussions.
[40] Monsieur Rousseau précise enfin que son beau-fils a communiqué avec la Régie le lundi suivant la visite.
II. LES QUESTIONS EN LITIGE
[41] Le litige soulève les questions suivantes :
a) Le défendeur a-t-il refusé de conclure avec madame Marchand un acte juridique ayant pour objet la location d’un bien ordinairement offert au public, soit la location d’une maison dont il est propriétaire, en considération de sa condition sociale, le tout contrairement aux articles 10 et 12 de la Charte?
b) Le défendeur a-t-il, à cette occasion, porté atteinte de façon discriminatoire au droit de la plaignante à l’exercice en pleine égalité de son droit au respect de sa dignité, contrairement aux articles 4 et 10 de la Charte?
c) Dans l’affirmative, a-t-elle droit à une réparation?
III. LE DROIT APPLICABLE
[42] Les articles pertinents de la Charte des droits et libertés de la personne[1] (Charte) sont les suivants :
Art. 4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
Art. 10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
Art. 12. Nul ne peut, par discrimination, refuser de conclure un acte juridique ayant pour objet des biens ou des services ordinairement offerts au public.
Art. 49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnue par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
[43] Sur le plan international, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels énonce le droit de toute personne à un logement suffisant, lequel doit être exercé sans discrimination[2].
IV. L’ANALYSE
[44] De façon générale, la discrimination se définit comme « une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société »[3].
[45] C’est à la Commission qu'il incombe d'établir que la plaignante a été victime de discrimination. Pour prouver l’existence d’une discrimination au sens de l’article 10 de la Charte, la demanderesse doit établir, selon la prépondérance des probabilités[4], les trois éléments suivants :
1) une distinction, exclusion ou préférence,
2) fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 10 de la Charte, et,
3) qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à une pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne[5].
[46] Contrairement à la Charte canadienne, la Charte québécoise ne protège pas le droit à l’égalité en soi. Le droit à l’égalité n’est protégé que dans l’exercice des autres droits et libertés garantis par la Charte[6]. Le droit à l’absence de discrimination ne peut donc à lui seul fonder un recours; il doit nécessairement être rattaché à un autre droit ou à une autre liberté de la personne[7]. L'article 10 de la Charte se conjugue notamment avec l’article 12, qui interdit la discrimination dans la conclusion d'un acte juridique ayant pour objet un bien ou un service ordinairement offert au public. Il peut aussi être combiné à l’article 4 de la Charte, qui protège le droit à la dignité de la personne.
[47] Les logements sont sans contredit les biens qui donnent le plus souvent lieu à l’application de l’article 12 de la Charte. Le propriétaire d'un immeuble à logements contrevient à cette disposition lorsque, pour un motif discriminatoire, il refuse à une personne la possibilité de louer un logement ou lui impose des conditions de location moins avantageuses[8]. Les mêmes principes s’appliquent à la location d’une maison.
[48] La Commission soutient que le défendeur a refusé de louer une maison à la plaignante en raison de sa condition sociale.
[49] Le premier élément constitutif de la discrimination ne présente pas de difficultés. Il a été prouvé que le défendeur a refusé de louer une maison à la plaignante.
[50] C’est le deuxième élément constitutif de la discrimination qui est au cœur du litige en l’espèce. La Commission avait le fardeau d’établir que la décision du défendeur de ne pas louer sa maison à la plaignante était « fondée » sur un motif énuméré à l’article 10 de la Charte, celui de la condition sociale.
[51] Le Tribunal estime que la Commission ne s’est pas déchargée de ce fardeau.
[52] Il convient d’abord de déterminer si le fait d’être prestataire de l’assurance-emploi ou étudiant est une condition sociale protégée par l’article 10 de la Charte.
[53] En tant que motif interdit de discrimination mentionné à l’article 10 de la Charte, « la condition sociale peut être définie comme la situation qu’une personne occupe au sein d’une communauté, notamment de par ses origines, ses niveaux d’instruction, d’occupation et de revenu, et de par les perceptions et représentations qui, au sein de cette communauté, se rattachent à ces diverses données objectives »[9]. Contrairement à d’autres motifs interdits de discrimination tels que la race et la couleur, la condition sociale peut représenter un état temporaire[10].
[54] La Cour d’appel du Québec a reconnu qu'en certaines circonstances, le fait d'être étudiant peut être considéré comme une « condition sociale » au sens de l’article 10 de la Charte[11]. Dans la décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Brodeur-Charron[12], le Tribunal a retenu une interprétation large et libérale de la notion de condition sociale et a fait siens les propos du juge Yves Mayrand dans l’affaire Champagne :
[i]l est clair que les étudiants constituent un groupe défini, une certaine « classe » ou tranche de la société. Les étudiants ont un statut particulier et plusieurs caractéristiques sont rattachées au groupe « étudiant » (ils n'ont pas beaucoup de revenus, ne contribuent pas encore è l'économie de la société, mais représentent les travailleurs futurs, l'économie future). Ainsi, le fait d’être étudiant peut être considéré comme une condition sociale. Il ne faudrait pas effectivement priver les membres de ce groupe de tout recours en excluant le fait d'être étudiant de la notion de « condition sociale ». [13]
[55] Le Tribunal retient que le fait d’être étudiant constitue une condition sociale au sens de l’article 10 de la Charte.
[56] Il faut maintenant déterminer si le fait de toucher des prestations d’assurance-emploi constitue une condition sociale visée par l’article 10 de la Charte. La Cour d’appel du Québec a reconnu que la catégorisation financière d'une personne est l’un des principaux éléments de la condition sociale[14]. Ainsi, il est bien établi que le statut de prestataire d’aide sociale est une condition sociale au sens de l’article 10 de la Charte[15]. Le Tribunal a jugé que le fait de toucher une rente de la Société de l’assurance automobile du Québec est aussi une condition sociale protégée par l’article 10 de la Charte[16]. De même, le Tribunal estime que le fait d’être prestataire de l’assurance-emploi doit être considéré comme une condition sociale au sens de la Charte.
[57] En matière de louage de logement, l’interdiction de discriminer sur la base de la condition sociale impose au propriétaire une obligation de vérification[17]. Un propriétaire peut refuser de louer à une personne ayant des revenus insuffisants pour payer le loyer ou exiger d’elle une caution[18]. Cependant, l'une ou l'autre de ces décisions doit être précédée d'une vérification permettant d'évaluer le risque d'un défaut de paiement. Le refus de louer ou l’exigence d’une caution ne sauraient être fondés sur des stéréotypes, des généralités ou de mauvaises expériences antérieures[19]. Dans l’affaire Whittom, le Tribunal, saisi du litige en première instance, explique que :
[d]écider de ne pas louer à une personne parce [que] ses revenus sont insuffisants sans faire aucune vérification quant à la réalité de cette personne, soit par un appel à l'ancien locateur ou de toute autre manière, c'est prendre une décision qui contrevient aux prescriptions de l'art. 10 de la Charte lorsque le refus s'exerce à l'endroit d'une personne pauvre qui tire principalement ses revenus de l'aide sociale. La décision de ne pas louer préjuge que la personne pauvre ne pourra effectivement payer le loyer, et la stigmatise en prenant en compte un des principaux éléments de la condition sociale, soit la catégorisation financière d'une personne et la place qu'elle occupe dans la société. Cette catégorisation de la situation financière d'une personne, une des facettes spécifiques de la condition sociale, comporte préjugés et mépris.[20]
[58] Ce raisonnement est aussi valable lorsque le refus de louer s’exerce à l’endroit d’une personne qui tire ses revenus de l’assurance-emploi.
[59] Après avoir conclu que le statut d’étudiant ou celui de prestataire d’assurance-emploi sont des conditions sociales au sens de l’article 10 de la Charte, le Tribunal doit déterminer si l’une ou l’autre de ces caractéristiques - ou les deux - ont servi de fondement à la décision de monsieur Girard de ne pas louer sa maison à madame Marchand.
[60] La teneur du lien qui doit exister entre la différence de traitement et un motif prohibé de discrimination a été précisée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bombardier[21]. Le plus haut tribunal du pays a établi clairement « qu’il n’est pas nécessaire que la personne responsable de la distinction, de l’exclusion ou de la préférence ait fondé sa décision ou son geste uniquement sur le motif prohibé; il est suffisant qu’elle se soit basée partiellement sur un tel motif » pour que sa décision soit jugée discriminatoire[22]. En d’autres termes, « il suffit que le motif ait contribué aux décisions ou aux gestes reprochés pour que ces derniers soient considérés comme discriminatoires »[23].
[61] Ainsi, selon la Cour, « les actions en matière de discrimination fondées sur la Charte n’exigent pas un rapport étroit » entre le motif interdit de discrimination et la mesure litigieuse[24]. En une phrase, « le demandeur a le fardeau de démontrer qu’il existe un lien entre un motif prohibé de discrimination et la distinction, l’exclusion ou la préférence dont il se plaint ou, en d’autres mots, que ce motif a été un facteur dans la distinction, l’exclusion ou la préférence »[25].
[62] Le Tribunal a entendu des versions contradictoires au sujet des discussions qui ont entouré le refus de monsieur Girard de louer sa maison à madame Marchand. Pour trancher le litige, le Tribunal doit apprécier ces versions contradictoires. Le témoignage de madame Marchand est corroboré, en partie, par celui de monsieur Ginestet. Le témoignage de monsieur Girard est corroboré, en partie, par celui de son beau-père et, en partie, par celui de monsieur Ginestet.
[63] La plaignante a témoigné d’un ton calme et posé. Elle a le sentiment d’avoir été victime « d’une injustice totale » pour laquelle elle « exige réparation ».
[64] Selon son témoignage, la possibilité que son conjoint agisse comme caution a été mentionnée pendant la visite de la maison. C’est son conjoint qui aurait fait cette proposition. Madame Marchand avait précisé auparavant à monsieur Girard qu’elle était prestataire de l’assurance-emploi et qu’elle étudiait en prévision d’un examen. Madame Marchand aurait relancé l’idée d’une caution lorsque monsieur Girard lui a annoncé sa décision de ne pas lui louer la maison. Selon elle, monsieur Girard ne comprenait pas le principe d’une caution, ou ne voulait pas comprendre. Ce dernier aurait souhaité que son conjoint mette son nom sur le bail. Il aurait déclaré qu’une personne ne pouvait être caution sans habiter le logement. Madame Marchand lui aurait alors donné l’exemple de ses parents qui ont cautionné le bail de son logement pendant ses études.
[65] La raison pour laquelle elle souhaitait quitter son ancien logement a aussi fait l’objet de discussion pendant la visite. Selon son témoignage, madame Marchand aurait expliqué à monsieur Girard que son logement était insalubre en raison de dégâts d’eau qui perduraient depuis « un bon bout de temps ».
[66] Madame Marchand a témoigné que le lendemain de la visite, son conjoint a parlé à monsieur Girard par téléphone. Ce dernier a demandé le numéro d’assurance sociale de la plaignante ainsi que des informations lui permettant de faire des vérifications auprès de son ancien propriétaire et de son ancien employeur.
[67] Selon son témoignage, monsieur Girard lui aurait finalement dit ne pas vouloir lui louer la maison parce qu’elle touchait de l’assurance-emploi et qu’elle quittait son logement avant la fin du bail. Il lui aurait dit que c’était « trop risqué ».
[68] Le conjoint de madame Marchand n’a pas pris part à la conversation au cours de laquelle monsieur Girard a informé madame Marchand de son refus. Il confirme qu’au moment de la visite, il s’est dit prêt à agir comme caution. Sa proposition n’aurait généré aucune réponse de la part de monsieur Girard. Cela dit, selon le témoignage de monsieur Ginestet, le fait que madame Marchand ait été prestataire de l’assurance-emploi n’a pas semblé déranger monsieur Girard au moment de la visite.
[69] Le défendeur a aussi témoigné d’un ton calme et posé. Il confirme que pendant la visite, madame Marchand lui a dit être prestataire de l’assurance-emploi et vouloir quitter son logement en raison de dégâts d’eau. Il confirme avoir proposé que le conjoint de madame Marchand mette son nom sur le bail, ce qui a été refusé. Selon son témoignage, c’est le fait que madame Marchand soit liée par un bail encore actif qui l’inquiétait.
[70] Monsieur Girard confirme avoir pris note du numéro d’assurance sociale de la plaignante en vue d’effectuer une enquête. Il ressort clairement de son témoignage qu’il attendait de pouvoir communiquer avec la Régie du logement avant de prendre une décision.
[71] Monsieur Girard témoigne avoir appelé la Régie le lundi suivant la visite pour demander si un locataire a le droit de quitter un logement sans « casser » le bail. Après s’être fait conseiller de ne pas « s’embarquer dans ça », il a informé madame Marchand de ses vérifications auprès de la Régie et de sa décision de ne pas lui louer la maison. C’est parce qu’elle voulait quitter son autre appartement dont le bail était « actif » qu’il a refusé de la lui louer.
[72] Il ressort de son témoignage que monsieur Girard n’a fait aucune enquête de crédit et n’a pas communiqué avec le propriétaire du logement habité par madame Marchand.
[73] Le témoignage de monsieur Girard est corroboré sur plusieurs points par celui de monsieur Rousseau. Monsieur Rousseau ne se souvient pas de l’occupation de madame Marchand, mais il se souvient que celle-ci disait vouloir quitter son logement en raison des dégâts d’eau. Monsieur Rousseau n’a fait aucune remarque à ce sujet en présence de madame Marchand, mais après la visite, il a abordé la question avec son beau-fils. C’est d’ailleurs pour conseiller ce dernier qu’il était présent lors de la visite. Lorsque ce dernier lui a demandé son avis, son seul commentaire portait sur les circonstances dans lesquelles madame Marchand voulait quitter son logement. Monsieur Rousseau a expliqué à son beau-fils que pour quitter un logement dont le bail n’est pas terminé, il faut l’autorisation du propriétaire ou un jugement. Monsieur Rousseau a suggéré à son beau-fils d’appeler à la Régie, ce qu’il a fait.
[74] Le Tribunal constate que les témoignages divergent au sujet de la possibilité que monsieur Ginestet cautionne le bail. Il n’est pas possible de déterminer, selon la prépondérance des probabilités, qui a proposé l’idée d’une caution. Il est, par ailleurs, possible que le défendeur ait confondu la possibilité que le conjoint de madame Marchand soit caution et la possibilité que son nom apparaisse sur le bail. De l’ensemble des témoignages, le Tribunal retient surtout que ces considérations financières n’étaient pas une priorité dans l’esprit du défendeur. Le défendeur a recueilli les informations nécessaires à une enquête de crédit, mais sur les conseils de son beau-père, dont le Tribunal estime qu’ils ont eu une influence déterminante sur la conduite du défendeur, il s’est d’abord adressé à la Régie. C’est sur la base des informations obtenues auprès de la Régie, telles qu’il les a comprises, que monsieur Girard a pris la décision de ne pas louer à madame Marchand. Or, les circonstances dans lesquelles la plaignante souhaitait quitter son logement ne relèvent aucunement de sa condition sociale.
[75] Le Tribunal n’a pas de raison de douter de la version du défendeur, laquelle est corroborée en partie par celle de son beau-père. Placé devant des témoignages contradictoires mais également crédibles, le Tribunal conclut que la Commission ne s’est pas déchargée de son fardeau[26] de démontrer l’existence d’un « lien »[27] entre la condition sociale de la plaignante et le refus de location du défendeur. Il est possible qu’il y ait eu malentendu quant à la façon dont madame Marchand entendait quitter son logement. En raison de ce malentendu, cette dernière a peut-être été victime d’une « injustice », pour reprendre ses mots, mais le Tribunal conclut qu’elle n’a pas été victime de discrimination au sens des articles 10 et 12 de la Charte.
[76] Pour les mêmes motifs, le Tribunal considère que madame Marchand n’a pas été victime de discrimination au sens des articles 10 et 4 de la Charte.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[77] REJETTE la demande;
[78] AVEC LES FRAIS JUDICIAIRES.
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__________________________________ ROSEMARIE MILLAR, Juge au Tribunal des droits de la personne |
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Me Maurice Drapeau BOIES DRAPEAU BOURDEAU |
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360, rue Saint-Jacques Ouest, 2e étage Montréal (Québec) H2Y 1P5 |
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Pour la partie demanderesse |
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Me Lisa Savoie TASSÉ BERTRAND AVOCATS |
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2954, boulevard Laurier, bureau 440 Québec (Québec) G1V 4T2 |
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Pour la partie défenderesse
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Date d’audience : |
12 avril 2016 |
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[1] RLRQ, c. C-12
[2] Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 16 décembre 1966, 993 R.T.N.U. 3 (entré en vigueur au Canada le 19 août 1976 et ratifié par le Québec le 21 avril 1976), art. 2(2) et 11.
[3] Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, 174.
[4] Art. 2804 C.c.Q.; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, par. 56, 59, 65 [Bombardier].
[5] Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525, 538; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665.
[6] Bombardier, préc., note 4, par. 53.
[7] Id., par. 54.
[8] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Panacci, 2013 QCTDP 28, par. 83.
[9] Commission des droits de la personne c. Gauthier, 1993 CanLII 8751 [Gauthier]. Voir aussi : Whittom c. Commission des droits de la personne, [1997] R.J.Q. 1823 (C.A.) [Whittom]; Commission des droits de la personne du Québec c. J.M. Brouillette Inc., [1994] 23 CHRR D/495, par. 13 (QC. T.D.P.) [J.M. Brouillette Inc.] ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Sinatra, 1999 CanLII 52 (QC T.D.P.); Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Fondation Abbé Charles-Émile Gadbois, 2001 CanLII 9093 (QC T.D.P.) [Fondation Abbé Charles-Émile Gadbois]; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Brodeur-Charron, 2014 QCTDP 10 [Brodeur-Charron].
[10] Johnson c. Commission des affaires sociales du Québec, [1984] C.A. 61; Gauthier, id.; J.M. Brouillette Inc., id., par. 13.
[11] Lévesque c. Québec (Procureur général), 1987 CanLII 964 (QC C.A.).
[12] Brodeur-Charron, préc., note 9, par. 61 et 62.
[13] Champagne c. Tribunal administratif du Québec, [2001] R.J.Q. 1788, 1796-1797 (C.S.), inf. par C.A. Montréal, 2003 CanLII 72172 (QC C.A.).
[14] Whittom, préc., note 9.
[15] Id. ; Procureur général du Québec c. Lambert, [2002] R.J.Q. 599, par. 78 (C.A.), autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée : [2003] 1 R.C.S. xii; Gauthier, préc., note 9; Fondation Abbé Charles-Émile Gadbois, préc., note 9; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bernier, EYB 2005-82766 (T.D.P.Q.); Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Huong Thu Do, EYB 2005-86206 (T.D.P.Q.).
[16] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Blanchette, 2014 QCTDP 9.
[17] Whittom, préc., note 9.
[18] Brodeur-Charron, préc., note 9.
[19] Fondation Abbé Charles-Émile Gadbois, préc., note 9, par. 28; Sinatra, préc., note 9, par. 34; Brodeur-Charron, préc., note 9, par. 53.
[20] Québec (Commission des droits de la personne) c. Whittom, 1993 CanLII 8742 (QC T.D.P.), conf. par Whittom, préc., note 9.
[21] Bombardier, préc., note 4.
[22] Id., par. 48.
[23] Id.
[24] Id., par. 51.
[25] Id., par. 52.
[26] De Gaston c. Wojcik, 2012 QCTDP 20, par. 64; Hall c. Leclerc, 2012 QCTDP 8, par. 72-81; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Brault, 2012 QCTDP 2, par. 40-48; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Auger, 2015 QCTDP 24, par. 55.
[27] Bombardier, préc., note 4, par. 52.
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