8168091 Canada inc. (Résidences Soleil Manoir Plaza) c. Lechasseur |
2018 QCRDL 36004 |
RÉGIE DU LOGEMENT |
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Bureau dE Montréal |
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No dossier : |
416886 31 20180905 G |
No demande : |
2578609 |
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Date : |
29 octobre 2018 |
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Régisseure : |
Sophie Alain, juge administrative |
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8168091 Canada Inc. Les Résidences Soleil Manoir Plaza. |
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Locateur - Partie demanderesse |
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c. |
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Francine Lechasseur |
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Locataire - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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[1] Le 5 septembre 2018, le locateur produit une demande de résiliation de bail au motif que la locataire trouble la jouissance paisible des autres occupants de l’immeuble.
[2] Bien que convoquée, la locataire est absente à l’audience. La preuve n’est donc pas contestée. Précisons que le mandataire du locateur déclare avoir avisé le fils de la locataire de l’audience le vendredi 18 octobre dernier.
[3] Les parties sont liées par un bail reconduit du 1er août 2018 au 31 juillet 2019 au loyer mensuel de 1 825,57 $.
[4] La preuve s’est limitée aux événements dont messieurs Tremblay et De Buissezon ont été personnellement témoins[1].
Question en litige
[5] Pour trancher le litige, le Tribunal doit répondre à la question suivante :
· Le comportement de la locataire est-il suffisamment grave pour justifier la résiliation du bail ?
Contexte
[6] Le locateur offre un service de résidence avec services à une clientèle de personnes âgées autonome et semi-autonome. L’immeuble comporte 24 étages et offre 417 logements.
[7] La cafétéria et la salle à dîner sont situées au 24e étage. Cet étage accueille également les résidents pour divers loisirs, dont la période d’exercices physiques. C’est un lieu qui se veut convivial et agréable.
[8] La résidence du locateur offre également un service de court séjour. C’est d’ailleurs dans le cadre d’un court séjour que la locataire est venue habiter dans l’immeuble en 2016.
[9] Le 26 juillet 2016, la locataire signe un bail pour une location d’un logement de 1½ pièces, situé au 9e étage. Au même moment, la locataire s’engage à respecter le Code d’éthique du locateur; la locataire s’engage, notamment, à se comporter, en tout temps, dans le respect des droits de la personne et des règles de civisme et de politesse.
[10] Monsieur Michel Tremblay est le Directeur général chez le locateur. Il habite dans la résidence, mange à la cafétéria et offre un support plus important à l’arrivée de chaque nouveau résident pour une meilleure adaptation. Il expose que, pour plusieurs nouveaux locataires, la transition entre la résidence familiale à celle de vivre en communauté peut être anxiogène.
[11] Il rencontre assez souvent la locataire au début de son occupation, car elle vient le voir à son bureau notamment. Il donne l’exemple suivant : la locataire lui rapporte qu’elle est victime d’agression de la part d’une employée à la cafétéria qui occupe le poste à l’arrière de la table chaude. En septembre 2016, la locataire entre dans son bureau avec une assiette à la main et lui déclare qu’il y a des excréments dans celle-ci. Monsieur Tremblay ne voit aucun excrément et fait son enquête. Il montre la vidéo d’enregistrement à la cafétéria pour rassurer la locataire que l’employée qu’elle accuse n’a fait que mettre la nourriture dans l’assiette.
[12] Le 14 octobre 2016, alors que monsieur Tremblay est à la cafétéria, il est témoin d’un événement où la locataire a les poings en l’air, est choquée et agresse verbalement une employée et crie qu’elle va la frapper. Il intervient et lui demande de se calmer. Il l’amène à son bureau, et avec beaucoup de tact, déclare-t-il, il lui explique qu’il serait bon qu’elle voit son médecin. Celle-ci reçoit très mal la suggestion, ajoute-t-il.
[13] Le même jour, le Directeur-adjoint, monsieur Maxence De Boissezon, communique avec le fils de la locataire, David, qui approuve la suggestion de voir un médecin, car sa mère a des épisodes de paranoïa.
[14] Monsieur Tremblay ne notera pas les divers événements qui suivront se contentant de l’aider.
[15] Cependant, en novembre 2017, le comportement de la locataire se dégrade, imposant au locateur de la rencontrer formellement et de lui adresser une mise en demeure de changer son comportement. La mise en demeure du 23 novembre 2017 se lit comme suit :
Montréal, le 23 novembre 2017 SANS PRÉJUDICE
Madame Françine Lechasseur,
Au cours des dernières semaines, plusieurs résidents et employés se sont plaints de votre attitude et de votre comportement, lors de vos apparitions dans les lieux publics et communs des Résidences Soleil Manoir Plaza, immeuble ou vous occupez l’appartement numéro [...].Voici les principales causes de ces plaintes :
· Vous avez régulièrement des altercations verbales avec d’autres résidents. Vous élevez le ton, vos propos sont inapproprié et blessants, vous êtes agressives envers les gens et vous les insultés, et ce, devant les autres résidents et visiteurs. Ces comportements sont inacceptables dans une résidence comme la nôtre, et bien sûr, pourraient engendrer de la part des gens qui en sont victimes, des plaintes aux autorités policières.
Votre manquement au Code
d’Éthique, et votre comportement vont aussi à l’encontre des règlements de la
maison et nuisent à la jouissance des lieux pour les autres locataires (art.
Nous vous rappelons Madame Lechasseur que nous sommes une résidence pour personnes autonomes et semi-autonomes. Nos résidents doivent se sentir en sécurité et vos différents comportements indisposent et nuisent à ceux-ci.
Vous êtes donc formellement avisé qu’aucun manquement à vos obligations ne sera toléré, sinon nous devrons présenter une demande à la Régie du logement, afin de demander votre expulsion, et ce, afin d’assurer la tranquillité et la sécurité de nos résidents et de nos employés.
Bien à vous,
[Reproduit tel quel]
[16] En effet, monsieur Tremblay reçoit cinq plaintes de résidents relatives à des agressions verbales. Il doit agir fermement. Il l’invite à éviter les contacts avec les autres résidents et réitère qu’elle devrait partager ses craintes avec un professionnel pour l’aider.
[17] Monsieur Tremblay soutient que la locataire s’en prend à certaines personnes, de préférence les nouveaux venus. Il donne l’exemple suivant : elle dévisage les gens en les regardant dans les yeux et en les traitant de toutes sortes de mots.
[18] Chaque fois, il doit intervenir pour la déplacer. Il rapporte avoir vu une petite dame se faire traiter de « toi ma maudite vache… ». Humainement, c’est tout simplement intolérable pour la résidente de vivre un tel événement. Chaque fois, pour rassurer les autres résidents, il doit intervenir assez fortement.
[19] Le locateur transmet une réquisition au CLSC le 22 novembre 2017 exposant la problématique[2]. Monsieur Tremblay déclare n’avoir obtenu aucun support du CLSC à ce jour.
[20] Le 19 décembre, monsieur Tremblay rencontre la locataire en adaptant son langage pour la convaincre. Il lui parle que le « Bon Dieu » aimerait qu’elle aille chercher de l’aide auprès d’un médecin. Elle accepte, mais deux jours plus tard, soit le 21 décembre 2017, la locataire agresse un nouveau résident, monsieur Moreau.
[21] En janvier et février 2018, la police est appelée d’urgence à la suite du comportement agressif de la locataire à la salle à manger. À l’événement du 7 février, les ambulanciers amènent la locataire, mais celle-ci sera ramenée à la résidence le lendemain.
[22] Le 13 mars 2018, la locataire intimide à nouveau monsieur Moreau à l’aire des repas et à nouveau le 12 juin.
[23] Au soutien de la demande, monsieur De Boissezon témoigne qu’il a toujours été à l’écoute de la locataire et tente du mieux qu’il peut de la rassurer. Cependant, elle a des propos incohérents. Elle est persuadée qu’on l’espionne. Il rapporte qu’elle se sent attaquée et qu’elle réplique. Au départ, elle utilisait les mots comme arme, mais plus récemment, elle attaque physiquement, il y a une escalade.
[24] Par contre, il explique que les autres résidents sont aussi des personnes âgées qui lui sollicitent de l’aide pour que cessent les altercations verbales et, plus récemment, physiques.
[25] Il donne l’exemple, où monsieur Moreau a changé ses habitudes de vie pour éviter de la croiser. Il s’empêche d’aller au 24e étage tôt le matin, car elle y est. Il a refusé d’aller à la cafétéria et maintenant il va manger à des heures différentes, toujours pour l’éviter. Il a vu des résidents sortir de l’ascenseur pour en prendre un autre lorsque la locataire y entrait. Il doit aussi gérer les familles des résidents qui appellent pour se plaindre du comportement de la locataire envers leur être bien-aimé. Autre exemple, Mme Martineau n’assiste plus à la période d’exercices après avoir été victime de mots peu élogieux de la part de la locataire.
[26] Des résidents se rendent à l’infirmerie faire prendre leur tension artérielle, car ils sont stressés.
[27] Mais le 18 août 2018, la locataire frappe de trois coups de poings monsieur Marcel Bergeron, un résident. Celui-ci a porté plainte à la police. Le dossier au criminel pour voie de faits est actuellement en cours.
[28] Monsieur Tremblay rencontre la locataire qui est alors explosive, elle crie, reste difficilement assise et elle est certaine qu’il est son ennemi et qu’il a comploté pour appeler la police. Elle sacre après monsieur Tremblay, mais il est alors insistant et a demandé à la locataire de ne plus avoir de contacts avec les autres résidents. Il réitère qu’elle doit voir un médecin. Elle accepte de ne plus venir au 24e étage, car le locateur va lui offrir, à ses frais, la livraison de ses repas à son logement.
[29] La locataire signe une entente qu’elle accepte de recevoir ses repas à son logement sans frais et de débuter des démarches pour se trouver une autre résidence.
[30] Même s’il n’est pas médecin, monsieur Tremblay estime que la locataire est visiblement malade.
[31] Le 24 août 2018, le locateur envoie une deuxième mise en demeure à la locataire.
[32] Depuis, la locataire n’a pas invectivé d’autres résidents. Cependant, il constate que depuis quelques semaines, la locataire commence à rôder au 24e étage même si elle ne vient pas manger. Ils craignent, de leur expérience des deux dernières années, qu’une situation malheureuse se produise.
[33] Monsieur Tremblay ajoute que les résidents le perçoivent comme « la police » et viennent lui rapporter divers événements survenus.
[34] Quant aux préjudices sérieux pour le locateur, monsieur De Buissezon explique que le locateur encourt une perte d’environ 300 $ par mois de ne pas facturer la livraison des repas au logement de la locataire, mais il le fait pour le mieux-être des autres résidents.
[35] À ce jour, trois résidents ont quitté la résidence en raison des troubles causés par la locataire. Il y a actuellement trois autres résidents qui hésitent à renouveler leur bail.
[36] En résidence pour aînés, les résidents s’identifient à travers les autres. Or, à titre de dommages collatéraux, les autres résidents voient que la locataire a des troubles et ils se questionnement s’ils ne sont pas dans une aile psychiatrique. Cela soulève bien des questionnements des autres résidents.
[37] Les employés du locateur sont formés pour répondre aux comportements perturbateurs légers de psychologie, mais pas à répondre à des troubles de comportement aussi délicats que ceux de la locataire.
[38] Finalement, le mandataire du locateur témoigne avoir tout fait depuis les deux dernières années pour convaincre la locataire d’obtenir de l’aide médicale, mais que celle-ci refuse, au motif que son médecin serait malade. Le locateur n’a pas les ressources pour suivre la locataire et offrir l’aide médicale dont elle requiert.
Le droit
[39] Entre autres obligations, un locateur doit procurer la jouissance paisible des lieux à tous ses locataires[3]. Cette obligation est qualifiée d'obligation « de résultat »; le locateur doit alors prendre les moyens nécessaires afin de faire cesser le trouble lorsque des plaintes lui sont acheminées. Il doit agir avec diligence afin de ne pas exposer sa responsabilité. C’est dans ce contexte, que le locateur agit actuellement à la suite de plaintes de locataires de l’immeuble.
[40] En corollaire, un locataire doit se conduire de manière à ne pas troubler la jouissance normale des autres locataires.
[41] En cas de non-respect de cette obligation, le locateur peut demander la résiliation du bail[4].
[42] Pour obtenir la résiliation du bail pour troubles de comportement, la preuve doit démontrer que le locateur, ou les autres locataires, subissent un préjudice sérieux[5].
[43] Néanmoins, le Tribunal rappelle que les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n'excèdent pas les limites de la tolérance[6]. Ce critère des « inconvénients normaux du voisinage » est repris par la doctrine en matière résidentielle. L'auteur Pierre-Gabriel Jobin[7] écrit :
Conciliation d'intérêts contraires, tolérance, situation des lieux et usage seront donc les guides du juge pour apprécier la conduite du locataire prétendument fautif. Ainsi, le niveau critique d'un trouble de voisinage peut varier sensiblement d'un contexte à un autre. On tiendra compte des mœurs, du niveau général de tolérance du milieu social ainsi que des caractéristiques inhérentes à l'usage pour lequel les lieux ont été loués (par exemple, une famille ayant des enfants fait plus de bruit qu'un couple sans enfant). Par ailleurs, pour apprécier ce qui constitue « la jouissance normale » du locataire victime, les tribunaux, en principe, ne tiendront pas compte de sa sensibilité particulière (due par exemple à son âge ou à son état de santé): dans cette mesure, le test des inconvénients excessifs paraît bien être objectif. Cependant, à juste titre, les tribunaux insistent sur leur pouvoir d'apprécier un trouble de voisinage suivant les circonstances de chaque espèce.
[44] En cette matière, le Tribunal doit fonder son appréciation sur des considérations objectives et probantes. Il doit chercher à déterminer si une situation, par sa répétition, insistance et ampleur constitue une atteinte grave, excessive ou déraisonnable justifiant la résiliation du bail du locataire fautif. En bref, il doit s’agir d’une situation extraordinaire et inhabituelle.
DÉCISION
· Le comportement de la locataire est-il suffisamment grave pour justifier la résiliation du bail ?
[45] En l’instance, la preuve se fonde sur le comportement de la locataire.
[46] Les témoignages de messieurs Tremblay et De Buissezon sont probants et crédibles de la présence d’une escalade dans les troubles de comportement de la locataire; au début il y avait les paroles et maintenant, ce sont les gestes.
[47] Le locateur a démontré que la locataire fait défaut d'exécuter ses obligations découlant du bail puisqu’elle trouble la jouissance normale des autres occupants de l’immeuble. Certains se privent d’aller manger à la cafétéria, d’autres, de participer à des activités. Et cela est sans compter ceux qui ne parlent pas.
[48] Au surplus, toute cette situation crée un alourdissement anormal de la gestion de l'immeuble pour le locateur, lequel doit constamment gérer les plaintes et les conflits entourant le comportement de la locataire. Après trois départs, le locateur craint la perte d’autres locataires, dont deux qui sont actuellement en renouvellement de bail.
[49] Le Tribunal ne peut pas cautionner le comportement de la locataire qui ne respecte pas le droit de jouissance des autres locataires. Ce comportement est inapproprié et cause un préjudice sérieux au locateur ainsi qu’aux autres locataires de l’immeuble.
[50] Mais il y a plus.
[51] Par l’article 48 de la Charte des droits et libertés de la personne[8], le législateur québécois accorde une importance à la protection des personnes âgées. Cet article se lit ainsi :
48. Toute personne âgée ou toute personne handicapée a droit d'être protégée contre toute forme d'exploitation.
Telle personne a aussi droit à la protection et à la sécurité que doivent lui apporter sa famille ou les personnes qui en tiennent lieu.
[Caractère gras ajouté]
[52] Évidemment, il ne faut pas faire preuve d’âgisme, car ce ne sont pas toutes les personnes âgées qui ont besoin d’être protégées. Cependant, en l’instance, les témoignages entendus sont convaincants que les « victimes » de la locataire ont besoin de se sentir protégées en résidence, un milieu de vie particulier.
[53] Par conséquent, le Tribunal n’a d’autres choix que de résilier le bail.
[54]
Par ailleurs, vu l’absence de la locataire
à l’audience et vu l’escalade des comportements dérangeants, malgré la mise en
demeure de novembre 2017, le Tribunal ne croit pas qu’il faille surseoir à la
résiliation du bail et y substituer une ordonnance selon l'article
[55]
Le préjudice causé au locateur justifie
l'exécution provisoire de la décision, comme il est prévu à l'article
[56] Finalement, respectueusement soumis, le Tribunal estime qu’il serait souhaitable que la locataire obtienne l’aide d’un CLSC local, d'un organisme social, de l’urgence psychosociale ou autrement, pour l’aider dans sa recherche d’un nouveau milieu de vie qui soit adapté à ses besoins physiques et psychologiques. En effet, le Tribunal est sensible aux arguments du locateur qu’il serait triste de simplement « déplacer la problématique » sans soutenir la locataire, car elle a besoin d’une ressource intermédiaire avec des soins de 3 heures par jour.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[57] ACCUEILLE la demande du locateur;
[58] RÉSILIE le bail entre les parties aux torts de la locataire;
[59] ORDONNE l’expulsion de la locataire et de tout autre occupant du logement;
[60] CONDAMNE la locataire à payer au locateur les frais judiciaires de 75 $;
[61] PREND ACTE que, pour des raisons humanitaires, le locateur s’engage à garder la locataire en court séjour en raison de sa chirurgie à venir, et le Tribunal RÉSERVE les droits du locateur quant à l’expulsion;
[62] PREND ACTE de l’engagement du locateur d’aviser les services sociaux de la présente décision.
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Sophie Alain |
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Présence(s) : |
le mandataire du locateur |
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Date de l’audience : |
22 octobre 2018 |
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[1] Car ceux-ci expliquent que les résidents ont peur de la locataire et ne veulent pas aller devant le Tribunal ne cherchant pas les troubles.
[2] Pièce P-11.
[3] Article
[4] Article
[5] Article
[6] Par analogie, l'on retrouve au titre des règles
particulières à la propriété immobilière, l'article
[7] Pierre-Gabriel JOBIN,
[8] RLRQ c. C-12.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.