Syndicat des employés de la Traverse Matane-Baie-Comeau-Godbout et Société des traversiers du Québec |
2020 QCTAT 4159 |
______________________________________________________________________
______________________________________________________________________
[1] La Société des traversiers du Québec est un service public[1] qui effectue du transport par bateaux sur le fleuve Saint-Laurent. Elle exploite plusieurs traverses, dont celle qui relie la ville de Matane à celle de Baie-Comeau et à la municipalité de Godbout[2].
[2] Le Syndicat des employés de la Traverse Matane-Baie-Comeau-Godbout est accrédité pour représenter « tous les employés au sens du Code du travail, à l’exception des capitaines, des chefs-mécaniciens, des chargés d’opérations, des commissaires de bord, tous ceux qui travaillent à bord des traversiers ainsi que ceux déjà accrédités ».
[3] Il regroupe 52 salariés qui travaillent sur les quais soit à titre de préposé ou responsable de quais, de préposé aux réservations ou encore d’agent de bureau ou de secrétariat.
[4]
Le Tribunal doit décider s’il y a lieu d’assujettir l’employeur et le
syndicat à l’obligation de maintenir des services essentiels en cas de grève.
Ce sera le cas si une interruption du travail des salariés peut avoir pour
effet de mettre en danger la santé ou la sécurité publique, comme le prévoit
l’article
[5] Jusqu’à récemment, les parties étaient assujetties à une telle obligation par décret gouvernemental. Depuis 2019 toutefois, cette compétence est confiée au Tribunal[3] et celui-ci n’est pas lié par l’existence de tels décrets.
[6] Pour les motifs exposés dans la décision Société des traversiers du Québec c. Le Syndicat international des marins canadiens[4] (la décision SIMC), le Tribunal conclut que l’interruption de la traverse ne met pas en danger la santé ou sécurité publique. Il en va de même du report des arrêts techniques et des « cales sèches » aux fins d’entretien et de certification du navire. Enfin, l’interruption du travail des préposés au quai ne met pas non plus la santé ou la sécurité publique en danger.
[7] Le personnel salarié de la traverse de Matane est regroupé au sein de trois associations accréditées, incluant celle visée par la présente décision.
[8] Ainsi, le personnel travaillant à bord du traversier, à l'exception des officiers, est représenté par le Syndicat international des marins canadiens. L’employeur et les salariés du SIMC n’ont pas à maintenir de services advenant une grève[5].
[9] Quant au Syndicat des Métallos, section locale 9599, il représente les employés brevetés qui naviguent non seulement sur le traversier de Matane, mais sur quatre autres traversiers, soit L’Isle-aux-Coudres, Québec, Sorel-Tracy et Tadoussac. Une vingtaine de ses membres sont affectés à la traverse de Matane. Le Syndicat des Métallos et l’employeur sont assujettis à l’obligation de maintenir des services essentiels en cas de grève, puisqu’au moins une des cinq traverses où travaillent ses membres le requiert[6].
[10] La décision d’assujettir les parties à l’obligation de maintenir des services essentiels en cas de grève implique de restreindre l’exercice de ce droit fondamental protégé par la Charte canadienne des droits et libertés[7]. En conséquence, cette restriction doit être aussi limitée que possible pour être justifiée[8].
[11] Seule la protection de la santé et de la sécurité publique permet une telle limite et oblige les parties à maintenir des salariés au travail pendant une grève. En effet, les inconvénients, difficultés ou autres conséquences potentiellement néfastes d’une grève ne peuvent pas donner lieu à une telle ordonnance.
[12] Enfin, ce sont les caractéristiques de l’entreprise et les fonctions des salariés qui doivent être considérées pour décider si la grève peut provoquer un danger[9].
[13] Pour l’employeur, le fait que le transport de passagers soit désigné « service prioritaire » pendant la pandémie causée par le virus de la COVID-19[10] démontre qu’il s’agit d’un service essentiel qui ne peut pas être interrompu sans mettre en danger la santé et sécurité publique.
[14] Pour les motifs plus largement exposés dans la décision SIMC, cette prétention est écartée.
[15] Les services de prioritaires décrits par le gouvernement ne visent pas uniquement la protection de la santé ou sécurité publique. D’autres considérations ont pu être prises en compte, qu’elles soient économiques ou sociétales. Ainsi, la Société des alcools du Québec y est décrite comme un commerce prioritaire dont les services sont maintenus pendant la pandémie alors que cet employeur n’est pas assujetti à l’obligation de maintenir des services essentiels en cas de grève. Les services prioritaires énoncés au décret ne sont donc pas forcément des services essentiels au sens du Code du travail.
[16] L’employeur affirme également que l'arrêt du traversier peut mettre en danger la santé ou la sécurité publique.
[17] Le Tribunal considère que la preuve soumise par les parties démontre le contraire.
[18] Le traversier effectue l’aller-retour, une à deux fois par jour, soit entre Matane et Baie-Comeau ou Matane et Godbout, et ce, presque chaque jour de l’année[11]. Annuellement, près de 160 000 passagers et 76 000 véhicules, dont 5 900 camions[12], utilisent la traverse. Selon l’employeur, la clientèle est principalement composée de voyageurs de commerce, de travailleurs forestiers et de camionneurs transportant des produits industriels, mais aussi des denrées alimentaires.
[19] L’approvisionnement en aliments est certes un enjeu de santé publique. Cependant, rien n’indique que celui-ci serait compromis pour les agglomérations de la Côte-Nord ou celles de la rive sud par l’arrêt du traversier pendant la grève. Déjà en 1989, le Conseil des services essentiels constatait que c’est par la route que les entrepôts des supermarchés sont ravitaillés :
[…] L’audition tenue le 12 septembre 1989 a révélé au contraire que des chaînes alimentaires importantes avaient des entrepôts à Québec, Chicoutimi ou même Sept-Îles pour approvisionner la Côte-Nord. La preuve a plutôt révélé que la principale route pour l’approvisionnement serait la route reliant Québec à Sept-Îles et non pas la traverse du fleuve à partir de Matane. La population de cette région ne serait pas privée de denrées alimentaires advenant une interruption du service de traversiers entre Matane/Baie-Comeau-Godbout[13].
[20] Par ailleurs, l’employeur mentionne qu’à sa connaissance, l’accès par la population à des services de santé ne serait pas empêché par une interruption du service de traverse. La preuve syndicale démontre en effet que les services de santé sont offerts dans chacune de ces régions. Il n’y a pas lieu de remettre ces faits en question.
[21] L’employeur est d'avis que l'entretien de ses navires au moment planifié est essentiel. En effet, sa planification, faite annuellement, tient compte des entretiens et inspections de tous ses bateaux, lesquels sont nécessaires pour conserver la certification requise pour naviguer. Selon lui, le respect de ce calendrier impose aux salariés de travailler pour assurer le déplacement sécuritaire des bâtiments, même pendant la grève.
[22] Bien que la modification de cette planification soit complexe, la preuve révèle qu'elle est parfois nécessaire. C’est le cas, par exemple, lorsqu’une réparation est plus longue que prévu ou qu’un bris inopiné survient. Or, le Tribunal est d’avis que l’exercice du droit de grève correspond à l’une des circonstances exceptionnelles. En conséquence, dans la mesure où la grève survient alors qu’un entretien est planifié, il sera reporté. Un tel retard d’entretien ne peut pas mettre en danger la santé ou la sécurité publique, puisque le navire est à l’arrêt pendant la grève. Une fois celle-ci terminée, l’entretien sera planifié à nouveau.
[23] Voici comment l’employeur explique le rôle des salariés à cet égard :
Les préposés au quai doivent être présents en tout temps pour procéder à l’ajustement des débarcadères ainsi que pour effectuer les branchements pour l’eau potable et l’évacuation des eaux usées. Au surplus, si le navire doit être déplacé ou mis à l’ancre en raison des conditions climatiques, les préposés au quai sont requis.
[24] La règlementation fédérale impose aux armateurs d’assurer la surveillance des navires, même lorsqu’ils sont au quai, pour la sécurité publique et celle de l’environnement[14]. Pour ce faire, il peut utiliser le personnel du navire ou d’autres moyens. L’employeur fait valoir que ce choix lui appartient et que c’est aux préposés au quai que revient cette tâche. Dès lors, leur présence au travail serait essentielle.
[25] Pour le Tribunal, il s’agit d’un argument circulaire qui ne peut pas être retenu. Ni la règlementation sur le personnel maritime, ni la décision de l’employeur ne justifie que les parties soient obligées de maintenir des services malgré la grève. Seul un possible danger pour la santé ou sécurité publique permet l’assujettissement à une telle obligation. Or, l’interruption du travail de surveillance des préposés au quai ne permet pas de conclure à l’existence d’un tel danger.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
DÉCLARE que la Société
des traversiers du Québec et le Syndicat
des employés de la Traverse Matane-Baie-Comeau-Godbout ne sont pas assujettis à l’obligation de maintenir des
services essentiels en cas de grève en vertu de l’article
|
|
|
Annie Laprade |
|
|
|
|
|
|
|
|
Me Mathieu Labbé |
|
Laroche Martin, Service juridique de la CSN |
|
Pour l’association accréditée |
|
|
|
Me Karine Brassard |
|
Cain Lamarre S.E.N.C.R.L. |
|
Pour l’employeur |
|
|
|
|
|
Date de la mise en délibéré : 25 septembre 2020 |
/js
[1] Tel
que prévu par l’article
[2] Dans le but d’alléger le texte, elle sera désignée la traverse de Matane.
[3] Loi modifiant le Code du travail concernant le maintien des services essentiels dans les services publics et dans les secteurs public et parapublic (L.Q. 2019, c. 20.), adoptée le 30 octobre 2019.
[4] Société des traversiers du Québec c. Le Syndicat international des marins canadiens, TAT, 1040089-31-2004 (CM-2020-2338), 13 novembre 2020, A. Laprade.
[5] Voir la décision SIMC.
[6] Société des traversiers du Québec c. Syndicat des métallos, section locale 9599,
[7] Charte
canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle
de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U., c. 11)]
1982, ch. II (R.-U) dans
L.R.C. (1985), App. II. Voir aussi Saskatchewan Federation of Labour c.
Saskatchewan,
[8] Autobus
Fleur de Lys, division Shawinigan inc. c. Syndicat des salariés
d'entreprises en transport par autobus de la région de la
Mauricie-Centre-du-Québec (CSD),
[9] Fabrique
de la paroisse Notre-Dame de Montréal c. Syndicat des employé-e-s de
bureau du Cimetière Notre-Dame-des-Neiges — CSN,
[10] Décret no 223-2020 Concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de la COVID-19, (2020) 152 G.O. II, 1140A..
[11] À l’exception du 25 décembre et du 1er janvier.
[12] Selon les données cumulées pour l’année 2018-2019.
[13] Société des traversiers du Québec c. Syndicat des employés de la Société des traversiers Québec-Lévis (CSN), 1989 CanLII 3874 (QC CSE), p. 5.
[14] Règlement sur le personnel maritime, DORS/2007-115, articles 252 et 253.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.