Décision

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Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail c. 3223701 Canada inc.

2021 QCCQ 4195

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

GATINEAU

LOCALITÉ DE

GATINEAU

« Chambre criminelle et pénale »

N° :

550-63-000045-197

 

 

 

DATE :

26 mai 2021

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE CHRISTINE LAFRANCE

JUGE DE PAIX MAGISTRAT ______________________________________________________________________

 

 

COMMISSION DES NORMES, DE L'ÉQUITÉ, DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL

Poursuivant

c.

3223701 CANADA INC.

Défendeur

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]           Le 16 janvier 2019, des travaux de briquetage sont en cours sur un bâtiment multi résidentiel de la défenderesse (Brigil).  En début de journée, monsieur Jean-Yves Provost (Provost) doit déplacer la plateforme de l’échafaudage en hauteur.  Afin de changer la position de la plateforme, les madriers servant de plancher à extension du pont (outrigger) doivent être enlevés afin de dégager la zone autour de l’ancrage.  Provost s’exécute et dépose les madriers sur l’ancrage du mat de l’échafaudage. 

[2]           Il demande ensuite l’aide de monsieur Jean-Yves Ritchie (Ritchie) pour démarrer le moteur servant à changer de niveau l’échafaudage à tour (de type Hydromobile).  À ce moment, Ritchie est attitré comme manœuvre dans une section adjacente à Provost.  Pour le rejoindre, Ritchie passe par les balcons de bois de l’échafaudage en voulant marcher sur les madriers posés sur l’ancrage.  Ceux-ci n’étant pas sécurisés, il fait une chute jusqu’au sol de 7,6 mètres, avec les madriers. 

[3]           De cet événement découle l’infraction d’avoir contrevenu au Code de sécurité pour les travaux de construction[1] en ayant un travailleur non protégé contre les chutes alors qu’il a été exposé à une chute de plus de trois mètres de sa position de travail[2].

[4]           La défenderesse reconnaît qu’en tant que maître d’œuvre, elle a la même responsabilité que l’employeur en matière de santé et de sécurité des travailleurs[3].  Elle soumet cependant que la poursuivante n’a pas prouvé hors de tout doute raisonnable les éléments de l’infraction.

[5]           Subsidiairement, elle soumet qu’elle a démontré sa diligence raisonnable en raison des différentes mesures en place pour assurer la sécurité des travailleurs, dont la surveillance du chantier. 

[6]           De son côté, la poursuivante prétend que tous les éléments de l’infraction sont prouvés.  De plus, Brigil n’a pas démontré sa diligence raisonnable.  Elle soumet que le devoir de prévoyance n’est pas rencontré vu l’absence de méthode de travail établie lors du déplacement de l’échafaudage.  

QUESTIONS EN LITIGE

1.    Existait-il un risque de chute pour le travailleur Ritchie?

2.    Est-ce que Brigil a démontré sa diligence raisonnable?

ANALYSE

1.    Existait-il un risque de chute pour le travailleur Ritchie?

[7]           La poursuivante doit démontrer hors de tout doute raisonnable chacun des éléments suivants[4] :

1.    Brigil est le maître d’œuvre;

2.    Des travailleurs sont présents;

3.    Sur le chantier de construction;

4.    Que ceux-ci sont exposés à une chute de plus de trois mètres de leur position de travail et;

5.    Sans être protégés par une mesure de sécurité.

[8]           De ceux-ci, seul le 4e élément est litigieux, soit l’exposition de Ritchie à une chute de plus de trois mètres.

[9]           La preuve démontre que Brigil est le maître d’œuvre du chantier.  Le briquetage est effectué par le sous-contractant Maçonnerie Lareau inc., employeur de Provost et Ritchie.  Il n’est pas contesté que Ritchie n’est pas protégé par des mesures de sécurité au moment des événements.  Le Tribunal doit déterminer si la poursuite a démontré hors de tout doute raisonnable qu’il existe un risque de chute pour le travailleur Ritchie. 

[10]         La Loi ne donne pas la définition du mot risque.  Le dictionnaire Larousse en ligne[5] définit le risque comme étant la possibilité, la probabilité d’un fait, d’un événement considéré comme un mal ou un dommage.  De son côté, la jurisprudence définit le risque comme étant de moindre gravité qu’un danger, s’agissant plutôt d’une simple possibilité[6].

[11]        Comme l’explique l’inspectrice, lorsque la plate-forme d’échafaudage doit être déplacée en hauteur, on doit retirer le plancher pour passer l’ancrage.  Il y a donc enlèvement des madriers et des garde-corps.  Ces modifications ont pour conséquence d’exposer les travailleurs à des chutes de plus de trois mètres. 

[12]        Lors de cette opération, les travailleurs doivent s’attacher au mât de la tour afin d’être protégés contre les chutes.  D’ailleurs, Provost est attaché, mais pas Ritchie, car ce dernier ignore que les madriers ne sont plus fixes. 

[13]        De l’avis du Tribunal, la nature même du déplacement de l’échafaudage en hauteur constitue un risque, car on enlève le plancher.  Il devient évident que les risques de chute sont réels et qu’il faut s’attacher.  Il y a donc un risque de chute pour tous les travailleurs qui sont dans cette section, incluant Ritchie qui s’y rend pour aider Provost.

2.    Est-ce que Brigil a démontré sa diligence raisonnable?

[14]        Pour s’exonérer de sa responsabilité, Brigil doit démontrer, par prépondérance de preuve, qu’elle a agi de façon raisonnablement prudente et diligente en tant que maître d’œuvre.  Il lui appartient de démontrer qu’elle a pris toutes les précautions qu’une personne raisonnable aurait prises pour éviter la commission de l’infraction.[7] Il ne s’agit pas de démontrer son comportement généralement prudent, mais bien l’attention particulière démontrée pour prévenir l’infraction.[8]

[15]        La jurisprudence reconnaît que « les obligations imposées à l’employeur ne peuvent s’appliquer sans nuances au maître d’œuvre, tout étant une question de contexte […] ».[9]  Cependant, les obligations du maître d’œuvre ne se limitent pas à un devoir de supervision générale : « […] la barre est haute pour le maître d’œuvre et (qu’) il doit manifester sa diligence par des gestes concrets. »[10]

[16]        La diligence raisonnable ne se limite pas à se fier sur l’expérience et le bon sens des travailleurs.  Brigil doit « s’assurer positivement de façon attentive et constante, que l’organisation du travail et les méthodes et techniques utilisées pour accomplir les tâches sont sécuritaires. »[11] Ainsi, Brigil doit démontrer qu’elle est prévoyante, efficace et intolérante à l’égard des conduites dangereuses.[12]

[17]        Qu’en est-il?

[18]        D’abord, la preuve révèle que l’événement survient suite à une problématique mécanique du moteur de type Hydromobile.  Le levier de l’étrangleur du moteur (choke) étant défectueux, Provost doit le tenir en plus de tourner la clé pour démarrer le moteur.  Cependant, la manœuvre est physiquement impossible à réaliser, car il ne rejoint pas les deux simultanément.  Ainsi, il demande l’aide de Ritchie pour tourner la clé. 

[19]        Pour se rendre à la clé, Ritchie fait le tour d’une bâche, qui est installée pour garder la chaleur lors de la pose de la brique et du mortier.  Cette bâche lui bloque la vue et il ne voit pas que les madriers sont déplacés.  Ensuite, sa chute survient alors qu’il croit que le passage est sans danger et que les madriers sont toujours sécurisés.   

[20]        Lorsque Provost lui demande de l’aide, ce dernier ne l’avise pas qu’il a déplacé les madriers.  Il a déjà reçu les consignes de son employeur, Maçonnerie Lareau Inc., concernant l’obligation de s’attacher lors de l’enlèvement des madriers et des garde-corps.  Il a déjà participé à une telle opération et il sait qu’il doit s’attacher.  

[21]        Monsieur Serge Gélinas (Gélinas), directeur chez Brigil, voit au bon déroulement du projet.  Il indique que Brigil a un contrat avec Maçonnerie Lareau Inc. depuis 2016[13] et qu’il n’y a jamais eu de problématique avec ce type d’échafaudage. 

[22]        Il est clair que Maçonnerie Lareau Inc. doit respecter les règles de la santé et la sécurité du travail.  Pour Brigil, c’est primordial.  D’ailleurs, Gélinas fait le tour des chantiers une fois par semaine afin de vérifier ce point et que tout se déroule comme prévu.  Il ajoute que chez Brigil, il y a un programme de prévention en matière de santé et sécurité au travail. 

[23]        Monsieur Jimmy Caron (Caron) est le contremaître du chantier.  Il fait des réunions hebdomadaires sur la santé et sécurité.  Ces réunions comportent toujours une section sur le port de l’équipement pour prévenir les chutes en hauteur (garde-corps, harnais, port du casque, dossard, angle de levage, etc.).  De plus, il est présent sur le chantier tous les jours et fait une inspection chaque matin. 

[24]        Il indique qu’il n’y a jamais eu de problématique ni de danger pour la sécurité des travailleurs lors du déplacement de l’échafaudage à l’aide de l’Hydromobile.  Il précise que Ritchie aurait dû être attaché, car lors de l’enlèvement des garde-corps et des madriers, tous les travailleurs à proximité doivent être attachés.  Il n’était pas au courant de la problématique avec le « choke ». 

[25]        À la lumière de la preuve, le Tribunal constate qu’il y a clairement un manque de communication entre les intervenants sur le chantier.  D’abord, Provost n’avise pas Ritchie du déplacement des madriers.  Pourtant, Ritchie se déplace dans cette section à la demande de Provost, qui a lui-même déplacé les madriers afin de modifier la hauteur de l’échafaudage et qu’il est attaché avec son harnais.

[26]        Ensuite, Provost n’avise pas Caron de la défectuosité mécanique du moteur de l’Hydromobile.  Pourtant, Caron indique qu’il fait toujours une inspection du chantier.  Il ajoute que le sous-traitant doit l’aviser s’il y a un problème avec la machinerie si les travaux risquent d’être affectés.  L’incapacité de démarrer le moteur a certainement un impact sur les travaux, car ne pas modifier la hauteur de l’échafaudage signifie que le briquetage ne se poursuit pas à l’étage suivant. 

[27]        Bien que Gélinas affirme que Brigil a un programme de prévention et un responsable de la santé et la sécurité, la preuve est muette sur une procédure quelconque concernant le déplacement d’un échafaudage.  Il n’y a aucun risque d’identifié lors d’une telle procédure ni de mesures exigées de Maçonnerie Lareau Inc.  La preuve est également muette concernant la délimitation d’une aire de travail. Il n’existe que la mesure générale de s’attacher lorsqu’il y a un risque de chute en hauteur.  Brigil n’a donc pas démontré qu’elle est prévoyante face aux risques reliés au déplacement de l’échafaudage. 

[28]        Relativement au devoir d’efficacité, Brigil ne démontre pas qu’elle s’assure de la qualification des travailleurs de Maçonnerie Lareau Inc. lorsqu’il est question de déplacement d’échafaudage.  De plus, Brigil ne démontre pas qu’elle approuve ou non la méthode utilisée par son sous-traitant.  En fait, rien ne démontre qu’elle la connaît ou qu’elle existe.  Pourtant, c’est elle qui dirige le chantier, qui surveille l’avancement des travaux et leur bonne exécution. 

[29]        Gélinas indique que Brigil exige que les gens travaillent de façon sécuritaire.  Si un sous-traitant ne respecte pas le contrat, notamment l’obligation de respecter les normes en santé et sécurité du travail,  les conséquences vont de l’avertissement verbal à l’annulation du contrat, selon la gravité du comportement.  Cependant, cette affirmation générale est insuffisante pour démontrer le devoir d’autorité de Brigil.  Dans les circonstances décrites précédemment, il est manifeste que Brigil ne peut exercer de contrôle sur le respect d’une procédure qu’elle ignore. 

[30]        En somme, l’absence d’une procédure claire à suivre et à respecter lors du déplacement d’un échafaudage présente des risques de chute pour les travailleurs.   Brigil ne s’est pas assuré que la méthode de travail de Maçonnerie Lareau Inc. était sécuritaire.  En conséquence, elle n’a pas établi avoir agi avec diligence raisonnable pour éviter l’accident.

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[31]        DÉCLARE la défenderesse coupable de l’infraction reprochée.

 

 

 

 

 

__________________________________

CHRISTINE LAFRANCE, J.P.M.

 

Me Abira Selvarasa

Procureure de la poursuite

 

Me Martin Binet

Procureur de la défense

 

 

Date d’audience :

13 avril 2021.

 



[1]     Code de sécurité pour les travaux de construction, RLRQ, C. S-2.1, r. 4. Art.2.9.1 al.1 (1)

[2]     Art. 236 Loi sur la santé et sécurité au travail, RLRQ, S-2.1.

[3]     Id., art.196.

[4]     CNESST c. GBV Construction inc., 2020 QCCQ 53, par.13.

[5]     LAROUSSE en ligne, définition de risque, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/risque/69557.

[6]     Préc., note 3, par.18; CSST c. 9189-5201 Québec inc., 2013 QCCQ 10572;  CSST c. Toitures Couture & associés inc., 2009 QCCQ 2392.

[7]     Ville de Lévis c. Tétreault, 2006, CSC 12, par.15.

[8]     Plastipro Canada Ltée c. CSST, 2011 QCCS 6960, par.20 et suivants.

[9]     CNESST c. Construction Vergo inc., 2021 QCCQ 2717, par. 19; CSST c. Société d’énergie de la Baie James, 2012 QCCA 1910, par.16 et 17; CSST c. Qualité Construction (CDN) ltée, 2014 QCCQ 13156, par.26 et suivants.

[10]    CSST c. Construction Cybco inc., 2009 QCCQ 6574, par.44.

[11]    CSST c. Toitures Dussault inc. 2016 QCCQ 2789, par.57.

[12]    Compagnie Abitibi-Consolidated du Canada c. CSST, 2009 QCCS 4707, par.44.

[13]    Pièce D-1.

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