Fortier c. Geoffroy-Béliveau | 2024 QCCQ 2809 | ||||
COUR DU QUÉBEC | |||||
« Chambre civile » | |||||
CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC DISTRICT DE LONGUEUIL
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N° : | |||||
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DATE : | 27 juin 2024 | ||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | DANIEL LÉVESQUE, J.C.Q. | |||
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Alexandre fortier
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Partie demanderesse | |||||
c. | |||||
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PAULE GEOFFROY-BÉLIVEAU
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Partie défenderesse | |||||
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JUGEMENT sur une demande d’ordonnance de sauvegarde et de renvoi devant la division des petites créances | |||||
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[1] Le demandeur requiert une ordonnance de sauvegarde pour lui permettre d’obtenir, en alternance avec la défenderesse, la possession d’un chien dont les parties reconnaissent être copropriétaires en parts égales pour l’avoir acquis pendant leur vie commune qui s’est terminée à la fin novembre 2023. Cette mesure s’inscrit dans une demande de partage par laquelle le demandeur souhaite que la propriété de l’animal lui soit attribuée.
[2] Le demandeur prétend qu’une entente prévoyant cette possession en alternance a été conclue entre les parties, ce que la défenderesse nie.
[3] Les parties conviennent cependant, à tout le moins, qu’aucune entente n’a été conclue entre elles par laquelle la demanderesse était autorisée à conserver pour son seul bénéfice la possession de l’animal, ce qu’elle a fait à compter de la fin novembre 2023 et jusqu’à ce jour.
[4] Cette dernière explique sa décision de conserver l’animal du fait qu’elle aurait une part plus importante dans les soins de ce dernier et établit un lien plus significatif que le demandeur avec l’animal. Elle affirme aussi que les démarches du demandeur pour partager la possession sont une manifestation d’un comportement de violence familiale de la part du demandeur qui a marqué la relation.
[5] Elle estime également que l’alternance de possession serait susceptible de nuire à la santé psychologique de l’animal. Elle affirme cependant que l’animal lui paraît anxieux alors même cependant qu’il n’a pas été sujet à cette alternance, du moins depuis novembre 2023.
[6] Les parties ont choisi d’acquérir ensemble un animal sans convenir, alors ou depuis leur séparation, des modalités de la copropriété.
[7] Elles n’ont pas convenu plus particulièrement de déroger à la règle établie par l’article 1016 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») qui stipule que chaque indivisaire peut se servir du bien indivis, à la condition de ne porter atteinte ni à sa destination ni aux droits des autres indivisaires.
[8] Elles n’ont pas non plus convenu de déroger au principe voulant que les décisions relatives à l’administration du bien soient prises à la majorité des indivisaires, en nombre et en parts établis par l’article 1026 C.c.Q.
[9] L’article 898.1 C.c.Q. reconnaît le caractère particulier des animaux et les impératifs qui doivent être considérés dans les décisions qui les concernent:
898.1. Les animaux ne sont pas des biens. Ils sont des êtres doués de sensibilité et ils ont des impératifs biologiques.
Outre les dispositions des lois particulières qui les protègent, les dispositions du présent code et de toute autre loi relative aux biens leur sont néanmoins applicables.
[10] Malgré ces principes, il demeure qu’en l’occurrence aucune preuve, hormis les impressions de la défenderesse concernant l’anxiété de l’animal qui relève d’une expertise absente au dossier, ne s’oppose à ce que dans le respect de la sensibilité et des impératifs biologiques de l’animal les principes afférents à la copropriété et aux modalités de son exercice ne guident la décision du Tribunal.
[11] Il n’y a, en effet, aucune allégation de maltraitance de l’animal ou d’incompétence pour en assurer les soins. La volumineuse correspondance et les autres éléments de la preuve documentaire démontrent de part et d’autre un intérêt très marqué qui paraît sincère pour la santé et le bien-être de l’animal de la part de chacune des parties.
[12] Pour les fins des présentes, l’allégation voulant que la demande ne soit motivée que par l’intention de troubler la défenderesse ou de perpétuer un climat de violence paraît difficilement conciliable avec la correspondance électronique entre les parties qui tend à confirmer un intérêt profond du demandeur pour l’animal. S’il n’est pas question de se prononcer sur l’existence d’une problématique de violence en général, la preuve ne permet pas de conclure ou même de croire prima facie qu’elle est le moteur de la démarche du demandeur.
[13] Conscient de ces allégations de violence familiale, mais aussi de la dénégation vigoureuse du demandeur à ce sujet, le Tribunal a invité les parties à convenir, dans l’éventualité d’un jugement qui ordonnerait l’alternance, de modalités qui permettraient de minimiser ou d’éliminer les contacts entre eux par la désignation, par exemple, de tiers fiable pour assurer l’échange à la fin de chaque période de possession.
[14] Les parties n’ont pas choisi de requérir à l’intervention obligatoire de tiers, mais ont simplement convenu que l’échange s’effectuerait dans l’espace dit « lieu d'échange neutre » sécurisé par des caméras attenant au poste de la police de Longueuil qui est mis à la disposition des citoyens. Elles ont convenu également que l’alternance se ferait de mois en mois entre les parties.
[15] Les règles qui s’imposent peuvent être résumées comme suit :
[20] L’ordonnance de sauvegarde est une mesure discrétionnaire qui vise à maintenir ou à rétablir provisoirement l’équilibre des intérêts opposés (statu quo) et à minimiser les violations alléguées, et ce, dans les cas urgents et exceptionnels.
[21] Le demandeur doit, pour avoir gain de cause, démontrer que sans l’ordonnance recherchée, ses droits seront enfreints ou irrémédiablement perdus. Il doit en cela établir une apparence de droit, un préjudice sérieux et irréparable, que la prépondérance des inconvénients le favorise ainsi que l’urgence de la situation[1].
[16] La perpétuation de la possession exclusive par la défenderesse pendant l’instance est susceptible de mettre à néant le lien que le demandeur souhaite, tout comme la défenderesse, maintenir avec l’animal. Permettre le maintien d’une situation qui déroge à ce qui paraît être le statu quo antérieur risque de rendre caduque la démarche qu’il entreprend. Les avantages que l’une ou l’autre des parties voient dans le maintien de contact avec l’animal seraient irrémédiablement perdus, pendant la durée de l’instance, pour le demandeur à défaut de l’émission de l’ordonnance.
[17] Le droit du demandeur au partage de la possession de l’animal en alternance et le préjudice irréparable qui résulte de la situation contraire sont suffisamment clairs et emportent des conséquences assez significatives pour justifier l’intervention urgente du Tribunal.
[18] Par ailleurs, les parties demandent au Tribunal de renvoyer le dossier devant la division des petites créances de la Cour du Québec. Il faut noter que la demande d’abord entreprise devant la Cour supérieure a déjà été renvoyée par cette dernière devant la Chambre civile de cette Cour[2].
[19] En fait, le renvoi de l’instance devant la Division des petites créances n’est pas permis par l’article 536 du Code de procédure civile (« C.p.c. ») qui stipule que:
536. La demande en recouvrement d’une créance d’au plus 15 000 $, sans tenir compte des intérêts, ou celle visant la résolution, la résiliation ou l’annulation d’un contrat dont la valeur et, le cas échéant, le montant réclamé n’excèdent pas chacun 15 000 $, est introduite suivant les règles du présent titre si le demandeur agit en son nom et pour son compte personnel ou s’il agit comme administrateur du bien d’autrui, tuteur, représentant temporaire ou en vertu d’un mandat de protection. Il en est de même de la demande qui lui est accessoire portant sur la revendication d’un bien.
Une personne morale, une société ou une association ou un autre groupement sans personnalité juridique ne peut agir en demande suivant les règles du présent titre, à moins qu’en tout temps au cours de la période de 12 mois ayant précédé la demande, elle ait compté sous sa direction ou son contrôle au plus 10 personnes liées à elle par contrat de travail.
[20] La demande ne vise pas le recouvrement d’une créance, mais le partage d’un bien détenu en indivision[3]. Par ailleurs, cette demande même, dans l’hypothèse improbable où elle devait être assimilée à la revendication d’un bien, n’est pas l’accessoire d’une créance, mais l’objet même du litige.
[21] Rappelons par ailleurs que, contrairement aux hypothèses qui sont envisagées dans la présente instance, le Tribunal qui dispose d’une demande de partage ne dispose que de deux moyens de résoudre la situation en vertu de l’article 476 C.p.c., soit d’ordonner soit le partage en nature (qui est physiquement impossible en l’occurrence), soit la vente des biens.
Ainsi, le Tribunal n’a pas le pouvoir d’ordonner à une partie de racheter la part de l’autre. De la même manière, un des indivisaires ne peut demander de mettre fin à l’indivision par un simple transfert de propriété en sa faveur et le paiement d’une somme d’argent à l’autre indivisaire[4].
[22] Ainsi, malgré que le recours fasse état, du paiement d’une somme d’argent, on ne peut considérer que le litige vise à satisfaire une créance puisque de toute façon la solution proposée par le demandeur, mais que chacune des parties recherche pour son propre compte par ailleurs, paraît impossible dans le cadre des pouvoirs qui sont reconnus au Tribunal en ces matières. Le Tribunal a formulé, dans un souci de saine gestion de l’instance, des mises en garde aux parties à cet égard pour éviter qu’elles ne s’acharnent dans un mécanisme procédural qui, dans l’état actuel du dossier, paraît de part et d’autre, fondé sur une certaine confusion entre les règles afférentes au droit de la famille et celle régissant l’indivision. Le rappel de ces principes permet de constater à quel point le recours est incompatible avec le régime procédural particulier établi pour le recouvrement des petites créances.
[23] La compétence juridictionnelle étant par définition une question d’ordre public[5], le consensus des parties en faveur d’un renvoi devant la division des petites créances ne lie pas le Tribunal.
[24] Pour éviter toute confusion, il paraît utile de préciser le régime procédural auquel l’instance doit être assujettie. Il correspond à celui qui s’appliquait au moment où l’instance a été entreprise[6] d’abord devant la Cour supérieure.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[25] Ordonne, à titre de mesure de sauvegarde pendant l’instance, que les parties bénéficient en alternance et exclusivement de la possession du chien de race Shiba Inu né le 5 novembre 2020 portant le nom de « Hat'i d'Urajiro » ou « Hatï », chacun successivement pour une période d’approximativement un mois à compter du premier dimanche de chaque mois de calendrier et jusqu’au premier dimanche du mois suivant, le demandeur devant obtenir possession de l’animal exceptionnellement à compter du 30 juin 2024 et jusqu’au 4 août 2024.
[26] Ordonne que le transfert de possession soit effectué dans l’espace du stationnement du quartier général du Service de police de Longueuil, au 699, boulevard Curé-Poirier Ouest, à Longueuil désigné par l’indication « zone de rencontre neutre » à 17 h.
[27] Permet que le transfert de possession s’effectue par une ou des personnes interposées que chacune des parties ou l’une d’entre elles pourra désigner au besoin.
[28] Constate et déclare que l’objet du litige n’est pas assimilable à une petite créance telle que définie par l’article 536 C.p.c.
[29] Rejette la demande des parties de renvoi de l’instance devant la Division des petites créances de la Cour du Québec.
[30] Déclare, pour la gouverne des parties et la saine gestion de l’instance, que, l’instance initiale étant entreprise le 2 avril 2024, bien que devant la Cour supérieure qui a par la suite décliné compétence, sera régie par les règles s’appliquant au moment de son introduction.
[31] Ordonne aux parties de produire dans les 30 jours des présentes un protocole commun de gestion de l’instance.
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| __________________________________ DANIEL LÉVESQUE, J.C.Q. |
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Audition : 19 juin 2024
Me Noura Najem
Cardinal, Léonard, Denis, De Sua, Avocats
Avocat de demanderesse
Me Pascal Dupuis
Pascal Dupuis, avocat Inc
Avocat du défendeur
[1] Jack c. Jack, 2018 QCCS 718, par. 20.
[2] Elle a rappelé à cette occasion qu'en vertu de l'article 35 C.p.c., la Cour du Québec a compétence pour entendre des demandes accessoires à sa compétence dont des demandes de sauvegarde en vertu de l'article 49 C.p.c.
[3] Lavigueur c. Jarry, 2017 QCCQ 226, par.9; Vallée c. Beaulieu, 2014 QCCQ 11433, par. 7.
[4] Y.F. c. J.D., 2019 QCCS 2142, par. 24; Croisetière c. Boucher, 2002 CanLII 8237 (QC CS); Bélanger c. Bélanger, 2002 CanLII 18586 (QC CS).
[5] Xiong c. Wai, 2020 QCCQ 1762.
[6] Loi visant à améliorer l’efficacité et l’accessibilité de la justice, notamment en favorisant la médiation
et l’arbitrage et en simplifiant la procédure civile à la Cour du Québec, article 44.
AVIS :
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