V.P. c. Compagnie d'assurance-vie Manufacturers |
2020 QCCS 838 |
JG-1462 |
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(Chambre civile) |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-17-106068-185 |
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DATE : |
11 mars 2020 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
PIERRE-C. GAGNON, J.C.S. |
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Défenderesse |
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C... N... |
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Co-défenderesse |
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et |
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D... T... |
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Mis en cause |
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JUGEMENT |
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A. APERÇU EN LITIGE
[1] Mme V... P... réclame de la Compagnie d’assurance vie Manufacturers (« Manuvie »), le paiement d’une indemnité d’assurance sur la vie de 155 000 $, plus intérêt légal et indemnité additionnelle, calculée à partir du 13 septembre 2018.
[2] L’assuré était M. Y... V..., décédé le 9 mai 2018[1]. Lui et Mme V... P... avaient célébré leur mariage le 14 décembre 1996. Leur divorce avait été prononcé par jugement de la Cour supérieure du Québec le 19 mars 2012.
[3] Le jugement de divorce[2] ordonnait aux ex-époux de se conformer à la convention sur mesures accessoires du 19 mars 2012, dont les clauses 13 à 16 énonçaient ce qui suit :
L’ASSURANCE VIE
13. L’époux s’engage à maintenir en vigueur la police d’assurance sur sa vie avec la compagnie Financière Manuvie portant le numéro de contrat [...] et d’un capital assuré de 300 000,00 $, désignant l’épouse, madame V… P… (sic), bénéficiaire jusqu’à concurrence d’un montant de 155 000,00 $;
14. L’époux devra toujours maintenir en vigueur ladite police d’assurance et la désignation à titre de bénéficiaire de madame V… P… (sic) et ce, nonobstant le jugement de divorce à intervenir et nonobstant l’article 2459 du C.C.Q.;
15. Les parties reconnaissent que le maintient (sic) de la désignation de bénéficiaire de l’assurance vie de l’épouse compense notamment le partage du patrimoine familial et se veut une compensation offerte pour régler le présent dossier;
16. Advenant le cas où l’époux décéderait sans qu’une assurance sur sa vie d’un montant minimal de 155 000,00 $ ne soit en vigueur au bénéfice de l’épouse, il reconnait dès à présent sa succession et ses ayants droits endettés envers l’épouse, d’une somme de 155 000,00 $, qui devra être payée par préférence à même les biens plus clairs de sa succession;
[4] Subséquemment au jugement de divorce, M. Y… N… a donné avis qu’il modifiait sa désignation du bénéficiaire du contrat d’assurance, en faveur de ses ayants droit[3], puis de son « business friend » D... T...[4], et ce, malgré que Mme V... P... avait été désignée bénéficiaire le 24 septembre 2003[5], donc alors qu’elle était son épouse.
[5] Selon l’article 2449 du Code civil du Québec (le « C.c.Q. » ), cette désignation était irrévocable, du moins tant que le mariage n’était pas dissous.
[6] L’indemnité de 300 000 $ était disponible auprès de Manuvie au moment du décès de Y... N....
[7] Manuvie a payé une première tranche de 145 000 $ à M. D… T...
[8] Quant au solde de 155 000 $, Manuvie a invoqué l’article 2459 C.c.Q. en vertu duquel le divorce rend caduque toute désignation du conjoint à titre de bénéficiaire de l’assurance vie[6].
[9] À la demande de Mme V... P..., Manuvie a déposé le montant litigieux de 155 000 $ auprès du ministère des Finances du Québec[7], où il se trouve toujours.
[10] À l’audience du 2 mars 2020, après révision en fonction de la jurisprudence (analysée plus loin), Manuvie déclare s’en remettre à la justice.
[11] La liquidatrice de la succession est Mme C... N... Elle est la fille née d’une autre union de Y... N.... Mme V... P... n’est pas sa mère.
[12] Mme C… N… a veillé à la cession de biens de la succession de feu Y... V.... Ni elle ni le syndic de faillite ne contestent la présente demande de Mme V... P...
[13] En conséquence, Mme V... P... demande de surseoir pour l’instant à la conclusion subsidiaire qui condamnerait la succession à payer les 155 000 $ advenant que Manuvie n’y soit pas tenue par le présent jugement; ainsi qu’à la réclamation envers Manuvie de dommages-intérêts au montant de 50 000 $.
[14] M. D… T… a lui aussi reçu signification de l’action mais ne s’est pas manifesté.
B. QUESTION EN LITIGE
[15] Le sort du litige repose sur la réponse à l’unique question suivante : L’article 2459 C.c.Q. fait-il échec aux mesures accessoires auxquelles Y... N... était tenu aux termes du jugement de divorce?
C. ANALYSE ET DÉCISION
[16] Il s’agit donc de déterminer si le jugement de divorce a fait échec à l’article 2459 C.c.Q. en obligeant Y... N..., au-delà du divorce, à honorer l’irrévocabilité de la désignation de son ex-épouse Mme V... P..., du moins jusqu’à concurrence de 155 000 $.
[17] Étonnamment, il n’y a que peu de jurisprudence et de doctrine pour éclairer la discussion. Mais le droit paraît clair.
[18] Dans le jugement Gagnon c. Succession Martin[8] de 2005, le juge Michael Sheehan de la Cour du Québec avait à se pencher sur une convention entérinée par jugement de séparation de corps de 1986, suivi en 1990 par un jugement de divorce. La convention de 1986 procurait à l’épouse le bénéficie d’une assurance vie de 25 000 $.
[19] Le juge Sheehan statuait que l’article 2459 C.c.Q. n’était pas d’ordre public. La convention de 1986, préservée expressément par le jugement de divorce, constituait une dérogation explicite et valable au principe de l’article 2459 C.c.Q.
[20] En conséquence, le juge Sheehan condamnait la succession de l’ex-mari à payer 25 000 $ à l’ex-épouse.
[21] Le juge Sheehan déclarait suivre en cela le précédent de la Cour supérieure dans L’Heureux-Lévesque c. Côté[9]. Il s’agissait d’une affaire analogue où, par le jugement de divorce, l’ex-époux s’obligeait à maintenir en vigueur une assurance vie de 60 000 $ en faveur de l’ex-épouse, bénéficiaire irrévocable.
[22] Dans un jugement rendu en 2002 dans J.D. c. G.P.[10], le juge Yves Alain de la Cour supérieure était lui aussi appelé à prononcer le divorce d’un couple neuf ans après un jugement de séparation de corps. Le juge Alain statuait que l’article 2459 C.c.Q. ne faisait pas échec à la convention de 1993 par laquelle le mari s’engageait à désigner l’épouse bénéficiaire irrévocable d’une assurance vie d’au moins 68 000 $. Le juge Alain intégrait cet engagement au jugement de divorce de 2002.
[23] En 2018, dans Grenier c. Union-Vie[11], le juge Claude Bouchard de la Cour supérieure statuait à son tour que l’article 2459 C.c.Q. n’est pas une disposition d’ordre public. Il invoquait à cet effet le jugement dans Maltais c. Agence du revenu du Québec[12], où le juge Paul Corriveau retenait du comportement de l’ex-époux l’engagement de maintenir un contrat d’assurance vie en vigueur au bénéfice de l’ex-épouse, après le divorce des parties.
[24] Par ailleurs, dans le jugement Couture c. Desjardins Sécurité financière, compagnie d’assurance vie[13], le juge Désy s’appuie sur une doctrine constante pour rappeler que le caractère révocable ou irrévocable d’une désignation de bénéficiaire s’apprécie au moment de la désignation[14].
[25] Or, clairement, Mme V... P... était l’épouse de l’assuré au moment de sa désignation en septembre 2003, désignation qui était irrévocable en vertu de l’article 2459 C.c.Q.
[26] Ces précédents amènent à conclure que Y... N... ne pouvait, après le divorce, prétendre désigner un autre bénéficiaire que Mme V... P..., bénéficiaire irrévocable[15].
[27] Même au-delà du divorce, et par l’effet du jugement de divorce, Mme V... P... était bénéficiaire d’une stipulation pour autrui au sens de l’article 1444 C.c.Q.[16], qui obligeait Manuvie et l’oblige encore en date du présent jugement.
[28] Mme V... P... réside présentement au Laos, ce qui explique son consentement écrit du 1er mars 2020 demandant que le paiement du ministère des Finances du Québec s’effectue plutôt à son avocat, nommément « Me Jean-François Lépine en fiducie ».
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[29] ACCUEILLE en partie la demande introductive d’instance de V... P...;
[30] DÉCLARE que celle-ci est bénéficiaire irrévocable, jusqu’à concurrence de 155 000 $ en capital du contrat d’assurance-vie no [...] délivrée par Compagnie d’assurance vie Manufacturers ( « Manuvie » );
[31] CONDAMNE Manuvie à payer à Mme V... P... le montant de 155 000 $ plus intérêt légal et indemnité additionnelle au sens de l’article 1619 C.c.Q., calculés à partir du 13 septembre 2018;
[32] AUTORISE Me Jean-François Lépine, en qualité d’avocat spécifiquement désigné de Mme V... P..., à retirer en totalité le montant détenu, en capital et intérêts, dans le dossier no 201012132 du ministère des Finances du Québec, Bureau général des dépôts pour le Québec;
[33] AVEC FRAIS de justice contre Manuvie.
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__________________________________ PIERRE-C. GAGNON, j.c.s. |
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Me Jean-François Lépine Me Marie L’Allier |
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LINTEAU SOULIÈRE & ASSOCIÉS |
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Avocats pour la demanderesse |
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Me Louis-Stéphane Rousseau |
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MANUVIE |
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Avocat pour la défenderesse Manuvie
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Date d’audience : |
2 mars 2020 |
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[1] Pièce P-3.
[2] Pièce P-2, C.S.Montréal no 500-12-306968-102.
[3] Le 19 juin 2012, pièces P-6 et P-8A.
[4] Le 23 janvier 2015, pièce P-10A.
[5] Pièce P-1.
[6] Pièce P-5, lettre du 13 septembre 2018.
[7] Pièce P-12.
[8] 2005 CanLII 49235 (QC CQ).
[9] (1989) R.J.Q. 1940.
[10] [2002] R.D.F. 194 (C.S.).
[11] 2018 QCCS 616.
[12] 2015 QCCS 4122.
[13] 2010 QCCQ 7194.
[14] D. LUELLES, Précis des assurances terrestres, 5e éd., Éditions Thémis, 2009, p. 442, note 8; J.-F. LAMOUREUX, « Contrats, sûretés et publicité des droits », Collection de droit 2009-2010, vol. 6, École du Barreau du Québec, Éditions Yvon Blais, 2009; J.-G. BERGERON, Les contrats d’assurance (terrestre), Éditions SEM inc., 1992, p. 467.
[15] J.-F. GERMAIN, « Chap. VIII - De la cession et de l’hypothèque d’un droit résultant d’un contrat d’assurance (art. 2461-2462 C.c.Q.), dans S. LANCTÔT et P.A. MELANÇON, Commentaires sur le droit des assurances, 3e éd., LexisNexis, 2017, p. 146-147.
[16] Y. CAMPAGNOLO, A.-F. DEBRUCHE, S. GRAMMOND, Quebec Contrat Law, 2e éd., Wilson & Lafleur ltée, 2015, par. 428.
AVIS :
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