7973985 Canada inc. (SC Capital) c. Ayotte | 2022 QCTAL 13095 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT | ||||||
Bureau dE Montréal | ||||||
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No dossier : | 550785 31 20201229 S | No demande : | 3409492 | |||
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Date : | 05 mai 2022 | |||||
Devant la juge administrative : | Camille Champeval | |||||
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7973985 Canada Inc. / SC Capital |
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Locatrice - Partie demanderesse | ||||||
c. | ||||||
Nathalie Ayotte |
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Locataire - Partie défenderesse | ||||||
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D É C I S I O N
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[1] Alléguant le bris d’une ou plusieurs ordonnances rendues en vertu de l’article 1973 C.c.Q., la locatrice réclame la résiliation du bail, l’exécution provisoire de la décision malgré l’appel et le paiement des frais judiciaires.
Le contexte
[2] Les parties sont liées par un bail reconduit, du 1er août 2021 au 31 juillet 2022 pour un loyer mensuel de 415 $.
[3] La locataire occupe ce logement depuis l’an 2000.
[4] La locatrice 7973985 Canada Inc. (ci-après désignée par « la locatrice ») s’est portée acquéreuse de cet immeuble en mars 2020.
[5] Le 26 octobre 2021, la soussignée rendait une décision sur trois demandes, réunies pour les fins de l’audience, dont un recours de la locatrice visant à obtenir la résiliation du bail en raison de l’état du logement et du manque de collaboration de la locataire avec la tenue des exterminations.
[6] Le Tribunal analysait la situation en ces termes :
[67] La preuve de la locatrice concernant l'état du logement est accablante.
[68] Les photographies déposées en preuve démontrent des lieux sales, mal entretenus, mais surtout très encombrés.
[69] Aussi, bien que les photographies ne soient pas datées, elles ajoutent du poids aux observations des exterminateurs et de celles des employés de la locatrice, Stevens Coulombe et Glenn Fredericks.
[70] Les explications de la locataire ne sont pas retenues. Justifier l'encombrement des comptoirs de cuisine ou encore de celui du canapé du salon par des actions ménagères en cours ou en attente d'être accomplies n'est tout simplement pas plausible.
[71] Il est manifeste que l'encombrement des lieux n'est pas un état temporaire ou circonstanciel, mais plutôt, à l'inverse, une situation qui perdure. D'ailleurs, les divers rapports d'extermination en attestent, puisque les observations des exterminateurs sont sensiblement les mêmes au fil des mois.
[72] Quant au manque de collaboration avec les traitements d'extermination, la locatrice n'a pas fait la preuve d'un refus de la locataire de donner accès au logement. Le témoignage de Stevens Coulombe à ce sujet est vague et non-concluant.
[73] Il n'en demeure pas moins, toutefois, que plusieurs traitements n'ont pas pu être administrés en raison de l'état d'encombrement des lieux.
[74] Pour tous ces motifs, donc, la locataire contrevient à ses obligations légales et contractuelles. De telles contraventions créent un préjudice sérieux pour la locatrice, qui n'est pas en mesure d'accomplir ses propres obligations de maintenir un environnement salubre et sécuritaire pour la locataire et les autres occupants de l'immeuble. L'intégrité du logement est par ailleurs compromise par la situation.
[75] La preuve soumise à l'instance est claire, probante et concluante et milite en faveur de la résiliation du bail de la locataire, la locatrice ayant démontré souffrir d'un préjudice sérieux en raison de ses divers manquements.
[76] Le Tribunal considère toutefois qu'il y a lieu de surseoir à la résiliation du bail pour ce motif et d'y substituer l'ordonnance prévue à l'article 1973 C.c.Q., communément désignée par le vocable « ordonnance de la dernière chance. »
[77] Certes, la locataire ne reconnaît toujours pas l'existence ou l'ampleur de l'encombrement du logement, ce qui peut, à première vue, être un indicatif de difficultés à collaborer dans le futur. La soussignée choisit cependant de lui faire confiance et de lui d'accorder l'opportunité de se mobiliser, de corriger la situation et possiblement de s'adresser à des organismes pouvant l'assister dans le processus de ménage de son logement.
[78] Il est donc ordonné à la locataire de nettoyer et de désencombrer son logement et de le maintenir dans un état convenable de propreté et de désencombrement.
[79] Il est également ordonné à la locataire de collaborer avec le processus d'extermination et plus particulièrement de préparer adéquatement le logement en vue des exterminations.
[80] Ces ordonnances seront en vigueur à compter du 1er décembre 2021, vu le délai légal d'exécution de la présente décision et elles le demeureront pour toute la durée du présent bail, de même que pour sa période de reconduction subséquente, le cas échéant, soit jusqu'au 31 juillet 2023.
[81] Il s'agit là d'ordonnances sévères. Advenant le défaut de la locataire de les respecter, le Tribunal, sur demande de la locatrice, résiliera son bail.
[82] La demande de la locatrice ayant été accordée, la locataire est condamnée à lui rembourser les frais judiciaires de 79 $ et de notification de 23 $. »
[7] Le 19 janvier 2022, la soussignée fait droit à une demande de remise présentée par la partie locataire.
[8] Assistée de son procureur, elle consent à prendre des engagements, sans admission quant aux doléances de la locatrice. Plus particulièrement, la locataire s’engage alors à :
« Donner accès au logement le 31 janvier 2022 entre 9 :00 et midi à l’exterminateur;
Préparer le logement en vue de l’extermination et plus particulièrement :
Les placards de la cuisine, la garde-robe de l’entrée et le garde-manger seront vidés de leurs contenus;
Les radiateurs seront désencombrés. »
Questions en litige
[9] Les photographies du logement prises par l’exterminateur lors de sa visite le 2 décembre 2021 sont-elles admissibles en preuve?
[10] Les vidéos du logement filmés le 31 janvier 2022 en dépit du refus de la locataire sont-ils admissibles en preuve?
[11] La locatrice a-t-elle démontré l’existence d’une ou plusieurs contraventions par la locataire aux ordonnances émises par le Tribunal le 15 octobre 2021?
La preuve
[12] Le présent recours est produit le 3 décembre 2021.
[13] Nadia Lyonnais est l’une des dirigeantes de la locatrice. Elle est signataire de la demande et représente la locatrice lors de l’audience.
[14] Elle ne peut témoigner des éléments mentionnés à la demande, ne possédant aucune connaissance personnelle des faits qui y sont allégués. Elle ignore en quoi la locataire ne s’était pas conformée à l’ordonnance rendue le 26 octobre 2021 lors de l’introduction du recours.
[15] Elle s’est cependant présentée chez la locataire le 31 janvier 2022. Conformément à ses engagements, celle-ci avait libéré ses armoires de cuisine et la pièce était très propre, dit-elle. Le reste du logement était toutefois extrêmement encombré il était impossible de s’y déplacer librement. Il n’y avait aucune place pour s’asseoir, aucune place pour manger. Elle avait dégagé un corridor pour permettre un passage parmi ses affaires. Aussi, bien que l’espace autour des radiateurs eût été libéré, il était impossible d’y accéder aisément vu le niveau d’encombrement.
[16] Alain Savoie est exterminateur. Il témoigne s’être rendu chez la locataire à deux reprises. Il ignore si la locataire a reçu un préavis annonçant ses visites. Il revient à la locatrice de s’acquitter de cette obligation, dit-il, ajoutant qu’il n’est pas non plus de son ressort d’instruire les locataires sur les méthodes de préparation de leur logement en vue d’une extermination future.
[17] Le 2 décembre 2021, Savoie se présente chez la locataire, accompagné de Steven Coulomb, autre dirigeant de la locatrice, et d’une inspectrice de la ville.
[18] Il lui est alors impossible de traiter le logement, témoigne Savoie, tellement les lieux sont encombrés. Il y a des boîtes, des chaudrons, des vêtements partout. L’évier est plein d’eau. Les armoires de cuisine sont pleines. Toutes les pièces sont encombrées, se remémore-t-il.
[19] Il voit des blattes dans la cuisine et dans le salon.
[20] Il confectionne un rapport se lisant ainsi :
« Lors de notre rendez-vous le 2 décembre 2021, Madame à d’abord refusé de nous donné accès à son appartement, mais sait rétracté par la suite.
Nous avons vu présence de blattes, nous n’avons pas pu traiter adéquatement l’appartement.
Côté salubrité l’appartement était très encombré et sale.
Sur une échelle de 1 à 10, 10 étant le maximum, l’encombrement de l’appartement est de 10.
Le niveau de mal propreté est de 10 voir photos.
Cet appartement ne pouvant être traité, les autres appartements de l’immeuble subissent la migration des blattes qui prolifère sans pouvoir être exterminé à l’intérieur de cet appartement. » (sic)
[21] La partie locatrice souhaite alors produire des photographies du logement en preuve, et se heure à une objection du procureur de la locataire. Celui-ci questionne d’abord la pertinence de ces clichés, mais surtout le fait qu’ils aient été pris par l’exterminateur, sans le consentement de la locataire. Il s’agit d’une contravention à son droit à la vie privée, garanti par la Charte, selon lui. Il souligne que le travail de l’exterminateur est d’exterminer et non de prendre des photos du logement pour faire la preuve de son état.
[22] L’objection est prise sous réserve.
[23] Questionné sur quelques photographies du lot présenté lors de son témoignage, Savoie ne peut les identifier. Il s’agit possiblement d’une erreur de l’imprimeur, suggère-t-il.
[24] Il retourne au logement le 31 janvier 2022, accompagné de Lyonnais et de Myriam Kharrat[1]. À cette date, les armoires de la cuisine sont vidées, mais le reste du logement est très encombré, décrit‑il. Il affirme n’avoir eu aucun accès aux radiateurs. La locataire avait poussé ses affaires de manière à créer un corridor étroit.
[25] Un second rapport est confectionné par Savoie suivant sa visite du 31 janvier. Il se lit ainsi :
« Madame avait vider ses armoires, mais tout mis à quelques mètre des armoires. Elle a déplacé le problème.
Nous appliquer du Temprid dans les armoires de cuisine, nous n’avons pas pu traiter adéquatement l’appartement.
Côté salubrité l’appartement était très encombré et sale.
Sur une échelle de 1 à 10, 10 étant le niveau maximum, l’encombrement de l’appartement est de 10.
Le niveau de mal propreté est de 10 voir photos » (sic)
[26] À ces deux occasions, il observe la présence de blattes. Il en voit beaucoup, précise-t-il. Il indiquera plus tard ne pas être en mesure de préciser le nombre de blattes vues. En contre‑interrogatoire, il précise avoir vu 5-10 blattes en cinq secondes. Les insectes se déplaçaient partout, dit-il, mais seulement dans la cuisine.
[27] Savoie n’a pris aucune photographie des autres logements traités lors de son passage à l’immeuble.
[28] À ce sujet d’ailleurs, il confirme que d’autres logements sont infestés de blattes. La problématique est étendue sur plusieurs étages, motif pour lequel plusieurs logements ont été traités lors de ses visites.
[29] Myriam Kharrat est employée de la locatrice depuis 2017. Elle s’occupe de la location des logements.
[30] Le 31 janvier 2022, elle se rend au logement avec Savoie et Lyonnais. Elle indique ne pas avoir eu de raison particulière de se rendre chez la locataire, pour ensuite mentionner qu’elle s’y est déplacée à la demande de Lyonnais.
[31] Elle observe que les armoires et les comptoirs de la cuisine sont vidés de tous leurs biens. Tout ce qui devait être rangé dans la cuisine est cependant entassé dans le salon, témoigne-t-elle, ajoutant voir aussi des boîtes et des cannettes.
[32] La partie locatrice souhaite produire deux vidéos filmés par Kharrat avec son téléphone. Le procureur de la locataire présente de nouveau une objection. Celui-ci soulève le refus exprimé par la locataire à ce que son logement soit filmé. Il s’agit d’une contravention à son droit à la vie privée, garanti par la Charte, selon lui.
[33] L’objection est prise sous réserve.
[34] Les vidéos du logement sont néanmoins écoutés à l’audience, sous réserve de l’objection du Tribunal. L’on y entend notamment la locataire demander à Kharrat de cesser de filmer.
[35] Kharrat témoigne avoir pris l’initiative de filmer le logement de la locataire.
[36] Interrogée plus amplement par le procureur de la locataire sur les véritables motifs de sa présence au logement, Kharrat répond avoir pris des cours sur l’extermination dans le passé, aussi était-elle intéressée à observer Savoie en action. Elle répète ensuite y être allée à la demande de Lyonnais, pour constater l’état du logement.
[37] La locataire avait été préalablement informée de la tenue d’une visite, et elle n’a pas demandé combien de personnes se présenteraient chez elle, dit Kharrat. Elle se serait abstenue d’entrer dans le logement si la locataire le lui avait demandé.
[38] Questionnée sur les motifs pour lesquels elle a continué de filmer le logement, malgré le refus exprimé par la locataire, Kharrat répond avoir cessé peu de temps après. Elle n’a d’ailleurs pas terminé son film, ajoute-t-elle, précisant ne pas avoir filmé la salle de bain et la chambre de la locataire.
[39] Elle répète être venue chez la locataire « pour apprendre ». Il n’y a « rien de mal » à apprendre, selon elle.
[40] La locataire témoigne que son logement est dans un état convenable, en date de l’audience. Il n’est pas encombré, il n’y a plus rien sur son futon, et les lieux ne sont pas insalubres, puisqu’elle utilise des produits nettoyants et désinfectants, dit-elle.
[41] Elle a poursuivi ses efforts après le 31 janvier 2022. Plusieurs heures ont été consacrées au ménage, au tri et au rangement, affirme la locataire, précisant avoir travaillé « toute la nuit » avant la présente audience. Elle a jeté sept ou huit sacs dit-elle, photographies à l’appui.
[42] Elle présente également des photographies en gros plan d’une armoire ou de l’intérieur de placards de cuisine. Aucune photographie illustrant l’état du logement n’est cependant produite par la locataire.
[43] Celle-ci a contacté le Vieux-Moulin après le 19 janvier 2022. Il s’agit d’un organisme offrant notamment des services de banque alimentaire et d’aide au ménage. Aucun suivi n’a été mis en place, car la locataire ne possède pas de téléphone.
[44] Elle dit avoir contacté d’autres organismes, sans succès, vu les délais trop courts avant la présente audience. Bien qu’elle soit allée au CLSC, aucun suivi n’a été offert à la locataire. Elle produit une lettre datée du 3 mars 2022 et signée par Martha Mayer, travailleuse sociale se lisant comme suit :
« Mme Nathalie Ayotte s’est présentée à l’accueil psychosocial le 18 février pour un suivi en raison de ses problèmes d’accumulation compulsive. Toutefois, il nous semble que Mme présente d’autre problèmes aussi. Il est possible qu’elle ait des problèmes sous-jacents associés à la maladie mentale. Alors, il serait important qu’elle fasse l’objet d’une évaluation par un psychiatre dans le but d’avoir un diagnostic et pour qu’on l’aide avec son fonctionnement social. » (sic)
[45] La locataire estime avoir rencontré toutes les conditions émises par ce Tribunal le 15 octobre 2021.
[46] D’ailleurs, souligne-t-elle, les témoins de la partie locatrice réfèrent à des objets accumulés dans le salon et sur son futon, mais il s’agissait des items de la cuisine, déplacés pour l’extermination. Elle ne dispose pas de place pour les ranger ailleurs.
[47] La locataire témoigne avoir reçu un préavis de deux heures de la locatrice, pour l’informer de la tenue de la visite du 2 décembre 2021. Ce message a été collé sur sa porte. Jamais n’a-t-elle été notifiée d’un préavis écrit de 24 heures provenant de la locatrice, répète-t-elle avec force. Elle témoignera plus tard ne pas avoir d’ordinateur et consulter ses courriels les mardis et les jeudis à partir d’un ordinateur offert dans un espace public. Ce n’est donc que trop tard qu’elle a pris connaissance d’un courriel expédié par la locatrice.
[48] Lyonnais confirme savoir que la locataire ne possède pas d’ordinateur.
[49] La locataire déclare ne pas avoir eu d’instructions sur la manière de préparer son logement à une extermination. Elle a payé 90 $ pour obtenir l’aide d’un spécialiste à ce sujet, dit-elle, ce qui constitue une somme énorme pour elle, vu ses sources limitées de revenus.
[50] Elle déplore que l’infestation de blattes ne soit toujours pas réglée à ce jour. Cette problématique perdure depuis 2019, dit la locataire.
[51] Jamais n’a-t-elle consenti à la prise de photographies ou de vidéos chez elle.
Le rapport de la ville
[52] La locataire souligne que le rapport de la ville ne traite pas de l’encombrement de son logement, mais plutôt de la problématique de coquerelles.
[53] Or, l’inspectrice écrit ce compte-rendu en date du 6 décembre 2021, suivant sa visite du logement le 2 décembre :
« Mme Lyonnais m’avait laissé un message donc je lui ai rappelé. Elle n’avait pas eu de nouvelles de l’exterminateur. Elle m’a demandé si l’apt. était toujours encombré et j’ai répondu que oui. » (sic)
[54] Il s’agit là toutefois de la seule référence faite à l’état du logement, pour des interventions faites entre le 25 mars 2021 et le 22 décembre 2021.
La visite du logement
[55] Lors de l’audience, il est convenu de se rendre chez la locataire le 22 mars 2022, le tout suivant l’application de l’article 40 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement. Il s’agissait de la première date disponible pour tous.
[56] S’y trouvaient la locataire, son procureur et la mandataire de la locatrice.
[57] La cuisine était propre. Les comptoirs de cuisine exempts d’objets ou de nourriture.
[58] La table et l’espace autour de la table étaient complètement dégagés.
[59] Dans le reste du salon se trouvaient des piles de cassettes VHS. L’espace était relativement bien dégagé. La chambre comportait plus d’items, correctement empilés les uns sur les autres.
[60] Les parties ont renoncé à ajourner le dossier à une date postérieure à cette visite, ce qui leur aurait permis de compléter la preuve par des témoignages sur ce point. Elles ont choisi de s’en remettre aux observations du Tribunal.
[61] Ceci résume l’essentiel de la preuve.
DROIT APPLICABLE ET ANALYSE
Les photographies du logement prises par l’exterminateur lors de sa visite le 2 décembre 2021 sont-elles admissibles en preuve?
[62] Rappelons que le procureur de la locataire s’est objecté au dépôt des photographies prises par l’exterminateur, soulevant la contravention à un droit garanti par la Charte, soit le droit à la vie privée de la locataire.
[63] La juge administrative Amélie Dion[2] détaille les étapes à suivre afin de répondre d’un tel argument :
[14] L'article 2858 du Code civil du Québec prévoit qu'un tribunal doit, même d'office, rejeter un élément de preuve qui est obtenu en violation de ce droit et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
[15] Sur l'application de cet article, lequel est prévu au titre de la recevabilité des éléments et des moyens de preuve, le juge Hardy de la Cour supérieure s'exprime ainsi :
[40] L'article 2858 du Code civil du Québec impose un test en deux étapes. D'abord, il faut examiner si l'élément de preuve attaqué a été obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux. Ensuite, on doit déterminer si son utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.(3)
[16] Le droit à la vie privée comporte des limites s'il existe une justification légitime ou raisonnable ou si l'on peut conclure au consentement de la personne. Le juge Michaud écrit dans Gazette (The) (Division Southam inc.) c. Valiquette ce qui suit :
Le droit à la vie privée, par contre, n'est pas absolu. Il est balisé par une série de limites et sa mise en œuvre appelle un équilibre avec d'autres droits fondamentaux dont le droit du public à l'information. On ne pourrait donc qualifier d'illicite ou fautive la violation du droit à la vie privée, s'il existe une justification raisonnable, une fin légitime ou encore si l'on peut conclure au consentement par la personne à l'intrusion dans sa vie privée.(4) »
[64] Comme l’écrit avec justesse le juge administratif Robin-Martial Guay lors de l’analyse d’une question similaire [3]:
« [16] En appui à ses quelques affirmations, le locateur produit une série de photos.
[17] Les locataires s'opposent au dépôt des photos. Ils soulèvent une objection quant à l'admissibilité des photographies que la partie adverse souhaite déposer en preuve. En effet, le propriétaire a prétexté la réparation d'une fuite d'eau pour constituer sa preuve pendant une demi-heure : photos de tiroir, d'armoires, etc.
[18] Cette objection doit être jugée selon l'article 2858 C.c.Q. D'une part, elle, doit avoir été obtenue en violation des droits fondamentaux, et de plus, son utilisation doit être susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. »
[65] L’auteur Denis Lamy, dans son traité sur le bail résidentiel et la charte québécoise[4], s’exprime comme suit à ce sujet :
« Ainsi, la preuve de photographies pourra être écartée lorsqu’elle a été obtenue en violation d’un droit fondamental et que son utilisation serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. À quelques reprises, la Régie du logement n’a pas hésité à écarter de la preuve des photographies illustrant l’état d’un logement lorsque celle-ci avaient été prises à l’insu d’une partie.
Ainsi, dans les affaires Létourneau c. Dubé, Genest c. Abbruzzese, Kouklakis c. Makryllos, Bradley c. Rousse et Séguin c. Samto, Me Jean Bisson, Me Francine Jodoin, Me Francine Champigny et Me Christine Bissonnette refusèrent respectivement la production de preuves photographiques puisque dans chaque cas le propriétaire avait obtenu cette preuve lors d’une visite des lieux non-autorisée, en l’absence et/ou à l’insu du locataire. » (Références omises)
[66] En l’instance, l’exterminateur est entré dans le logement avec le consentement de la locataire.
[67] Celle-ci était présente lors de son intervention. Preuve n’a pas été faite que l’exterminateur a pris les photographies à l’insu de la locataire. À l’opposé, il témoigne d’ailleurs que cette dernière l’a vu prendre ces photographies. Le témoignage de Savoie est retenu à cet égard.
[68] Le Tribunal est donc d’avis que la preuve photographique n’a pas été obtenue en violation des droits fondamentaux de la locataire.
[69] Le procureur de la locataire estime de plus que l’exterminateur ne pouvait, dans le cadre de ses fonctions, prendre des photographies des lieux.
[70] Le Tribunal ne peut abonder dans le sens d’une telle argumentation.
[71] Dans un premier temps, il n’a pas été démontré que la visite de l’exterminateur était un prétexte pour photographier le logement. Il était requis d’y faire un traitement d’extermination. Il a observé des blattes dans l’unité. De l’aveu même de la locataire, il s’agit d’un problème constant depuis plusieurs années. D’ailleurs, plusieurs logements de l’immeuble ont été traités le 2 décembre 2021.
[72] Il appert de plus que l’état du logement est intimement lié à la possibilité d’y exécuter un traitement d’extermination. Un logement encombré ou qui n’a pas été adéquatement préparé ne permet pas la tenue d’une extermination. Il était justifié pour l’exterminateur de prendre ces photographies, lesquelles documentent ses observations.
[73] Cette objection est par conséquent rejetée.
[74] Les photographies prises par Savoie le 2 décembre 2021 sont admissibles en preuve.
Les vidéos du logement filmés le 31 janvier 2022 dépit du refus de la locataire sont-ils admissibles en preuve?
[75] Il s’agit là de la seconde objection présentée par le procureur de la locataire. Il soutient de nouveau que les deux films présentés à l’audience violent le droit à la vie privée de la locataire.
[76] D’emblée, notons que la locataire a consenti à ce que Lyonnais et Kharrat entrent dans le logement le 31 janvier 2022.
[77] Le procureur de la locataire suggère que la présence de Kharrat a été imposée par Lyonnais.
[78] Cet argument n’est pas retenu. Notons d’abord qu’il se fonde sur le vidéo dont le procureur de la locataire requiert le rejet. De plus, la locataire ne fait nulle mention dans son témoignage que Kharrat se serait imposée chez elle ou forcé une entrée dans le logement.
[79] Ceci dit, les raisons pour lesquelles Kharrat était présente lors de la visite du 31 janvier n’ont pas été établies avec clarté. Son témoignage est confus, peu crédible.
[80] La soussignée ignore les motifs pour lesquels Kharrat a filmé le logement. Était-ce pour documenter le présent dossier, ou dans le cadre de l’amélioration de ses connaissances en matière d’extermination?
[81] Le Tribunal ne peut répondre à ces interrogations.
[82] Il appert de plus que la locataire a opposé un refus à ce Kharrat filme le logement. Celle-ci témoigne avoir respecté le souhait de la locataire, mais de nouveau, son témoignage ne convainc pas le Tribunal. D’ailleurs, les vidéos sont produits en preuve en dépit de ce refus, ce qui démontre le peu de considération accordé aux volontés de la locataire.
[83] Pour ces motifs, il est établi que les deux vidéos du logement, filmés en date du 31 janvier 2022, contreviennent au droit à la vie privée de la locataire.
[84] Cette conclusion conduit le Tribunal à se pencher sur la seconde étape du test établi à l’article 2858 C.c.Q, à savoir si cette contravention déconsidère l’administration de la justice.
[85] Dans la décision Amzallag c. Ville de Sainte-Agathe-des-Monts[5], la Cour d’appel se prononce sur l’interprétation à accorder à cette expression :
« L’article 2858 C.c.Q. apporte ainsi un bémol à la règle voulant que toute preuve pertinente soit admissible au procès[35]. La question de savoir si l’utilisation d’un élément de preuve est de nature à déconsidérer l’administration de la justice au sens de cette disposition requiert un exercice de pondération entre deux facteurs : d’une part, la gravité de la violation et, d’autre part, l’enjeu du procès. Déjà en 1999, dans l’arrêt Mascouche (Ville de) c. Houle, le juge Gendreau écrivait :
Le juge du procès civil est convié à un exercice de proportionnalité entre deux valeurs : le respect des droits fondamentaux, d'une part, et la recherche de la vérité, d'autre part. Il lui faudra donc répondre à la question suivante : La gravité de la violation aux droits fondamentaux, tant en raison de sa nature, de son objet, de la motivation et de l'intérêt juridique de l'auteur de la contravention que des modalités de sa réalisation, est-elle telle qu'il serait inacceptable qu'une cour de justice autorise la partie qui l'a obtenue de s'en servir pour faire valoir ses intérêts privés? Exercice difficile s'il en est, qui doit prendre appui sur les faits du dossier. Chaque cas doit donc être envisagé individuellement. Mais, en dernière analyse, si le juge se convainc que la preuve obtenue en contravention aux droits fondamentaux constitue un abus du système de justice parce que sans justification juridique véritable et suffisante, il devrait rejeter la preuve. »
[86] En l’instance, le Tribunal estime que la pondération des facteurs pertinents de ce dossier, soit la gravité de la violation et l’enjeu du présent débat, autorise l’admissibilité des deux vidéos filmés par Kharrat. L’état du logement et le degré d’encombrement ne concernent pas uniquement la locataire, mais également les autres occupants de l’immeuble, de même que la locatrice. L’enjeu en est un de salubrité et de sécurité.
[87] De plus, comme le souligne la juge administrative Francine Jodoin[6], la Cour suprême a élaboré le test suivant dans l’affaire Stillman[7] :
« Si la preuve ne peut être obtenue autrement que par un moyen illégal, elle est irrecevable. Par contre, si la preuve peut être obtenue au procès par d'autres moyens légaux, elle est recevable et le processus ne déconsidère par l'administration de la justice ».
[88] En l’instance, l’état des lieux a été prouvé autrement, soit par les témoignages de Lyonnais et de Kharrat. Les vidéos constituent un élément matériel de preuve corroborant ces déclarations. Il s’agit d’une preuve pertinente, vu la nature du dossier.
[89] L’objection est par conséquent rejetée à cet égard.
[90] Ainsi, les deux vidéos filmés le 31 janvier 2022 sont recevables en preuve. Ils ne déconsidèrent pas l’administration de la justice[8].
La locatrice a-t-elle démontré l’existence d’une ou plusieurs contraventions par la locataire aux ordonnances émises par le Tribunal le 15 octobre 2021?
Droit applicable
[91] Lorsqu'une ordonnance est émise suivant l’article 1973 C.c.Q, la seule preuve du défaut d’un locataire de respecter une telle ordonnance entraîne la résiliation du bail. Ceci constitue l'unique sanction possible à une telle contravention.
[92] La soussignée fait siens les propos de la juge administrative Jodoin à ce sujet :
« [6] À cet égard, il faut considérer que le locataire a déjà bénéficié d'une ultime chance de se conformer à ses obligations considérant la preuve faite des retards fréquents et du préjudice sérieux subi. »
[7] Dans l'affaire Lavigueur c. Grenon, la Cour du Québec souligne l'importance de l'ordonnance ainsi émise :
« [30] Le Tribunal constate que l'ordonnance prévue à l'article 1973 C.c.Q. s'apparente à l'injonction. Lorsqu'une ordonnance est préalablement émise par un régisseur, ce dernier doit tenir une audition avant de prononcer la résiliation. Comme on le sait, le défaut de respecter une ordonnance de la Cour ou une injonction est sanctionné par un outrage au Tribunal. Par contre, dans le cadre d'une ordonnance de l'article 1973 C.c.Q., la sanction est la résiliation. »
[Notre soulignement]
[8] Lorsqu'une ordonnance est émise conformément à l'article 1973 du Code civil du Québec précité, la seule preuve du défaut du locataire de respecter une telle ordonnance entraîne la résiliation du bail et le Tribunal n'a plus discrétion (3) pour y substituer une autre ordonnance ou pour ne pas donner effet à celle rendue.
[9] Il faut noter que l'objectif recherché par l'article 1973 C.c.Q. est d'accorder une ultime chance au locataire de rencontrer ses obligations lorsque la preuve soumise justifie la résiliation du bail et que le préjudice sérieux a été démontré. Ceci explique la raison pour laquelle la sanction au défaut de respecter une telle ordonnance est aussi irrémédiable lorsque la contravention est démontrée. »[9] (références omises)
[93] L’application de l’article 1973 C.c.Q. a donné lieu à plusieurs décisions rendues par la Cour du Québec, en division d’appel.
[94] Il a notamment été rappelé qu’il appartient au locateur de faire la preuve de la contravention à l’ordonnance du Tribunal[10] et qu’il est nécessaire de différencier la simple inexécution d’une obligation de la contravention à une ordonnance[11].
[95] Il s’agit aussi de ne pas limiter l’interprétation et l’application de l’article 1973 C.c.Q. à une résiliation automatique en cas de non-respect d’une ordonnance[12]. D’ailleurs, le juge administratif doit examiner la conduite des parties dans le cas d’une ordonnance imprécise[13].
Analyse
[96] La visite du 2 décembre 2021 par l’exterminateur mandaté par la locatrice est déterminante. Il s’agit de la première date à laquelle auraient été constatées des contraventions de la locataire aux ordonnances émises le 15 octobre 2021.
[97] Ces constats constituent le socle du recours de la locatrice, lequel a été déposé le lendemain.
[98] Or, pour qu’un recours en résiliation de bail soit accordé en application de l’article 1973 C.c.Q., encore faut-il que les contraventions aux ordonnances existent au moment de la production de la demande.
[99] Qu’en est-il en l’instance?
[100] Reprenons la terminologie des ordonnances rendues à l’endroit de la locataire. Il lui a notamment été ordonné de nettoyer et désencombrer son logement et non de s’assurer que les lieux soient nettoyés et désencombrés en date du 1er décembre 2021.
[101] Ces ordonnances supposent que des actions soient posées par la locataire pour atteindre un résultat et non qu’un résultat soit atteint ou probant en date du 1er décembre 2021.
[102] Il était illusoire de penser que la situation serait complètement résolue dès le lendemain de la mise en vigueur des ordonnances, vu les problématiques avec lesquelles la locataire se doit de composer.
[103] L’objectif des ordonnances visait à différer, pendant le délai fixé, l’exécution des obligations de la locataire[14]. Le Tribunal aurait mis la locataire en situation d’échec s’il en avait été autrement. Là n’était pas le but de l’émission de ces ordonnances.
[104] Aurait-il été souhaitable, considérant l’interprétation des ordonnances par les mandataires de la locatrice, de prévoir un échéancier afin de clarifier les attentes envers la locataire? Possiblement.
[105] Il reste qu’en l’absence de délais précis pour obtenir le résultat souhaité, la locatrice ne peut prétendre à soulever des contraventions aux ordonnances en date du 3 décembre 2021. Ces manquements n’étaient pas avérés au moment de la production du recours.
[106] La preuve permet par ailleurs de conclure que la locataire s’est conformée aux ordonnances depuis le 1er décembre 2021.
[107] Les résultats souhaités ont progressivement été atteints par la locataire.
[108] La visite du logement, le 22 mars 2022, a permis à la soussignée de constater que les lieux étaient propres et bien rangés. À cette date, la situation ne justifiait pas la résiliation du bail de la locataire.
[109] Le Tribunal ne peut que conclure que les efforts de la locataire ont porté fruit. Elle s’est appliquée à nettoyer et désencombrer son logement, ce qui permet d’y accéder pour y exécuter des traitements d’extermination.
[110] La locataire doit désormais maintenir les lieux en bon état de propreté et de désencombrement et continuer de collaborer avec le processus d’extermination.
[111] Pour ces motifs, le Tribunal conclut que la locatrice n’a pas démontré l’existence d’une ou plusieurs contraventions de la locataire aux différentes ordonnances rendues le 15 octobre 2021, au moment d’introduire le présent recours.
[112] La demande étant mal fondée, elle est par conséquent rejetée.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[113] REJETTE la demande de la locatrice qui en assume les frais.
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Camille Champeval | ||
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Présence(s) : | la mandataire de la locatrice la locataire Me Aaron Fergie, avocat du locataire | ||
Date de l’audience : | 10 mars 2022 | ||
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[1] Alain Savoie la désigne comme étant « Myriam ».
[2] Marciano c. Hiles, 2021 QCTAL 11506.
[3] Jerome c. Donatien, 2018 QCRDL 5259.
[4] Lamy, Denis, Le bail résidentiel, la Charte québécoise et les dommages exemplaires, Montréal, Wilson & Lafleur, 2008, 1 012 p.53.
[5] 2018 QCCA 1439.
[6] Fontaine c. Oulmane, 2017 QCRDL 5663.
[7] R. c. Stillman, REJB 1997-385 (C.S.C.).
[8] Il est à noter que la mandataire de la locatrice a été autorisée à produire ces deux vidéos après l’audience, sur clé USB. Ce support comporte trois vidéos. Le troisième vidéo n’a pas été produit lors de l’audience, aussi la soussignée ne le considérera pas dans l’analyse de la demande.
[9] Ascenzo c. Bah, R.D.L., 2019-08-29, 2019 QCRDL 28154.
[10] Plessisville (Office municipal d'habitation de) c. Drapeau, 2008 QCCQ 9477.
[11] Diakite c. Philip, REJB 2003-46077 (C.Q.).
[12] Supra note 10.
[13] James c. Benzion, C.Q., 2004-06-15.
[14] Brodeur c. Joly, 2010 QCCQ 3987.
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