Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier

Ouellet c. Tribunal administratif du Travail

2024 QCCS 621

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC                                       

 

 

 

 :

200-17-034317-230 

 

 

 

DATE :

29 février 2024

______________________________________________________________________

 

 SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

NANCY BONSAINT, j.c.s.

______________________________________________________________________

 

JOHANIE OUELLET

 

Demanderesse

c.

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL

 

Défendeur

et

 

VILLE DE QUÉBEC

 

Mise en cause

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

(sur pourvoi en contrôle judiciaire)

 

_____________________________________________________________________

 

 

 

APERÇU

[1]            La demanderesse, Madame Johanie Ouellet, demande le contrôle judiciaire d’une décision du décideur administratif Jean-François Dufour la décision »), siégeant au Tribunal administratif du travail (« le TAT »)[1].

[2]            La décision déclare irrecevable une plainte déposée par la demanderesse à la CNESST, dans laquelle elle allègue avoir été l’objet de mesures de représailles ou de mesures discriminatoires dans l’exercice d’un droit prévu à l’article 40 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST), au sens de l’article 227 de la LSST, vu le refus de son employeur, la Ville de Québec (mise en cause; « l’employeur »), de l’affecter à d’autres tâches dans le cadre du programme Pour une maternité sans danger (PSDM). L’interprétation des articles 40 et 41 de la LSST fait l’objet du présent débat et porte sur le retrait préventif lié à une grossesse.

[3]            Le Tribunal doit déterminer la norme de révision applicable à la décision et cider, en application de cette norme, s’il y a lieu de réviser la décision.

[4]            Pour les motifs qui suivent, le Tribunal conclut que la norme de révision applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable et que la décision doit être révisée, puisque déraisonnable.

CONTEXTE

[5]            Le 23 décembre 2020, la demanderesse, sergente de patrouille pour le Service de police de la Ville de Québec, remet à son employeur un certificat médical qui atteste de son état de grossesse et établit que les conditions de son travail comportent des dangers physiques pour elle-même ou pour son enfant à naître[2]. 

[6]            Le 8 janvier 2021, la demanderesse demande qu’on la réaffecte à des tâches qu’elle serait en mesure d’accomplir et qui ne comportent pas de danger pour elle-même et son enfant à naître[3].

[7]          Le 13 janvier 2021, la demande d’affectation en retrait préventif de la demanderesse est discutée lors d’une rencontre du Comité de relations de travail (CRT). Dans le procès-verbal de cette réunion, dans la colonne « Ordre du jour », l’item « 2 - » porte sur le « Retrait préventif-travail allégé (discussion de mars 2019) – Fraternité ». Dans la colonne « Synthèse des discussions », on peut lire ce qui suit :

Tenant compte des discussions et de l’ouverture de la Direction à assigner des gens en allégé (création d’une trentaine de postes pour des allégés), la Fraternité désire vérifier si la Direction n’aurait pas une ouverture pour revoir sa position et donner la possibilité aux policières en retrait préventif de pouvoir maintenir un lien au travail et être assignées en travaux allégés sur ces postes. [4]

[8]          Dans le même procès-verbal, dans la colonne « Décision du CRT », on lit ce qui suit sous la date du « 13 janvier 2021 », en ce qui concerne la demanderesse :

  • Demande de Joanie Ouellet. C’est le même point que l’item 17 du présent Ordre du jour.
  • (…)
  • Caroline (vice-président du Syndicat) explique que Joannie Ouellet est une bonne policière et elle veut qu’on se penche sur le fait d’être le seul service à faire cela et comprend que cela a des coûts importants. Mais insiste que  la personne puisse rester en milieu de travail le plus longtemps possible. La Fraternité a fait une lettre d’engagement de retrait préventif. Caroline lit les attendus pour le comité. Plusieurs attendus dont les policières veulent rester au travail, perdre une partie de leur revenu, etc. voir le projet pour les détails.
  • Une des contraintes importantes pou l’employeur est de payer en double pour le même poste. Une option envisageable pourrait être de placer cette personne à l’USC sur un poste le temps de son préventif et le combler par la suite. Mais cela aurait un impact sur le suivant sur la liste.
  • Caroline ne demande pas de dire oui à toutes, mais d’analyser chaque cas de façon unique.
  • Martine (fonction non-identifiée) demande la différence entre SGT « L » et une femme enceinte?
  • La réponse : La Ville nous demande de favoriser les travaux alléger autant en SST qu’en maladie (cas de « L ») et cela a un lien avec le taux d’imputabilité de la Ville autant en SST qu’en assurance maladie.[5]

[9]            Le 18 janvier 2021, le responsable d’une unité du service de police écrit à la demanderesse que « nous avons du travail à temps plein pour des ressources additionnelles », et ce, « pour effectuer différentes tâches administratives », mais ajoute que « je sais cependant qu’il reste à négocier une entente en CRT »[6].

[10]        Le 8 février 2021, la demanderesse reçoit une lettre de la CNESST lui confirmant son admissibilité au programme Pour une maternité sans danger (PSMD)[7].

[11]        Le 10 février 2021, l’employeur refuse la demande de réaffectation de la demanderesse et précise : « nous gardons la même position que celle établie au CRT »[8].

[12]           Le même jour, la demanderesse dépose une plainte à la CNESST, en vertu de l’article 227 de la LSST, dans laquelle elle « déclare avoir illégalement été l’objet de représailles ou de mesures discriminatoires », parce qu’elle est enceinte, dans l’exercice d’un droit prévu à l’article 40 de la LSST, en lien avec le retrait préventif, la date de la « sanction » étant celle du 13 janvier 2021[9].

[13]           Le 29 avril 2022, la CNESST rejette la plainte de la demanderesse. Elle conclut que « la travailleuse n’a subi aucune mesure ou sanction au sens de la LSST » et déclare la plainte « irrecevable »[10]. Le 25 mai 2022, la demanderesse conteste cette décision de la CNESST devant le TAT[11].

[14]           Le 16 décembre 2022, le juge administratif rejette la contestation de la demanderesse et confirme la décision de la CNESST. Il conclut qu’ « en l’absence de sanction et de mesures discriminatoires ou de représailles, la travailleuse ne peut invoquer les bénéfices de [la LSST] afin de se protéger ou se prémunir de mesures qu’elle allègue comme étant discriminatoires ou qui sauraient constituer des représailles » et déclare la plainte de la demanderesse « irrecevable »[12].

[15]           Le 12 janvier 2023, la demanderesse signifie une demande en contrôle judiciaire de la décision. C’est dans ce contexte que le Tribunal est saisi de la demande.

ANALYSE

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?
  1.         Les principes juridiques

[16]           Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov  arrêt Vavilov »), la Cour suprême du Canada adopte un cadre d’analyse qui repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas de contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond[13].

[17]           La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable peut être réfutée dans certaines situations restreintes, qui correspondent à six catégories de question à l’égard desquelles le contrôle est effectué selon la norme de la décision correcte[14].

[18]           La quatrième catégorie de question, celle des « questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble », est définie comme suit dans l’arrêt Vavilov :

[58]     Outre les questions constitutionnelles, la Cour a reconnu à la majorité dans l’arrêt Dunsmuir qu’une question de droit générale « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre » commande l’application de la norme de la décision correcte : par. 60 […]. Nous demeurons d’avis que la primauté du droit exige que les cours de justice tranchent de manière définitive les questions de droit générales qui sont « d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble ». Toutefois, au regard des principes qui soustendent de telles questions, il n’est pas nécessaire d’examiner l’expertise spécialisée du décideur pour déterminer s’il faut appliquer la norme de la décision correcte en pareils cas. Comme l’indique le par. 31 des présents motifs, la prise en compte de l’expertise est incorporée au nouveau point de départ adopté dans les présents motifs, à savoir la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable.

[59]    Comme les juges majoritaires de la Cour l’ont reconnu dans l’arrêt Dunsmuir, la principale raison d’être de cette catégorie de questions est la nécessité de trancher certaines questions de droit générales « de manière uniforme et cohérente étant donné [leurs] répercussions sur l’administration de la justice dans son ensemble » : Dunsmuir, par. 60. Dans ces cas, la norme de contrôle de la décision correcte s’impose à l’égard des questions de droit générales qui sont « d’une importance fondamentale, de grande portée » et susceptibles d’avoir des répercussions juridiques significatives sur le système de justice dans son ensemble ou sur d’autres institutions gouvernementales : voir […]. Par exemple, (…). Ainsi que le montre cette jurisprudence, résoudre des questions de droit générales « d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble » a des répercussions qui transcendent la décision en cause, d’où le besoin de « réponses uniformes et cohérentes »[15].

[Nos soulignements; références omises]

1.2.           Les positions des parties

[19]           En l’espèce, la demanderesse soumet que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, alors que le TAT et l’employeur soumettent que la norme applicable est celle de la décision raisonnable.

[20]           La demanderesse estime que l’interprétation des articles 40 et 41 de la LSST constitue une question qui correspond à l’une des exceptions permettant de réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable, à savoir la quatrième exception, soumettant qu’il s’agit d’une question de droit générale d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

[21]           Elle réfère à l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Dionne c. Commission scolaire des Patriotes[16] arrêt Dionne ») qui s’est prononcée sur l’interprétation à donner aux articles 40 et 41 de la LSST en affirmant que ces articles ont été conçus pour permettre aux travailleuses enceintes de continuer à travailler et que si aucune autre affectation au lieu de travail n'est possible, qu'elles avaient le droit de cesser de travailler.

[22]           Ainsi, à la lumière de l’arrêt Dionne, la demanderesse est d’avis que la décision rendue par le TAT occulte le droit des travailleuses enceintes de continuer à travailler et que cette question, soit le droit des travailleuses enceintes de continuer à travailler, est cruciale et a un impact sur toutes les travailleuses enceintes et sur tous les employeurs du Québec soumis à la LSST.

[23]           Enfin, la demanderesse soumet que la question en litige nécessite une réponse unique et définitive compte tenu des répercussions sur les travailleuses enceintes et qu’il serait insoutenable pour ces dernières, de même que pour les employeurs et l'administration de la justice, qu'il y ait deux interprétations différentes et diamétralement opposées aux articles 40 et 41 LSST.  Elle cite un passage de l’arrêt Vavilov :

[62]   En somme, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble exigent une réponse unique et définitive. Lorsque ces questions se posent, la primauté du droit requiert que les cours de justice apportent un niveau de certitude juridique qui soit supérieur à celui que permet le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable.[17]

[24]           Pour leur part, le TAT et l’employeur soumettent que la question en litige n’en est pas une qui corresponde à la quatrième exception alléguée par la demanderesse et que la norme de la décision raisonnable doit s’appliquer.

[25]           Tout d’abord, ils soulignent que l'exception reconnue dans l'arrêt Vavilov, relativement aux questions de droit générales d'importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, est une catégorie très limitée et que cette situation d'exception ne surviendra que très rarement. Selon eux, le présent pourvoi ne se situe pas dans une telle situation d'exception qui donne ouverture à l'application de la norme de contrôle de la décision correcte. Ces questions doivent être traitées de façon uniforme par les tribunaux étant donné leurs répercussions sur l'administration de la justice dans son ensemble et elles mettent en cause la cohérence de l'ordre juridique fondamental au pays; ce ne serait pas le cas en l’espèce.

[26]           L’employeur allègue que même si la question soulevée par la demanderesse peut avoir de l'intérêt pour les travailleuses enceintes ou pour les employeurs québécois, elle n'en devient pas une question capitale pour le système juridique dans son ensemble. Selon elle, il n'y a aucune conséquence juridique de la décision du TAT en dehors du droit du travail québécois. Bien qu’une question puisse avoir un caractère d'intérêt public général, cela ne la transforme pas, de ce fait, en une question d'importance capitale pour le système juridique.

[27]           Enfin, pour l’employeur, considérant que le présent pourvoi s'inscrit dans le cadre de l'interprétation et l'application de dispositions législatives particulières, dans un régime particulier de protection des travailleuses enceintes, eu égard à des enjeux de santé et sécurité du travail pour lesquels le législateur a octroyé une compétence exclusive au TAT, la question en litige ne peut revêtir une importance capitale pour le système juridique du pays.

1.3.           Discussion

[28]           Le Tribunal est d’avis que nous ne sommes dans aucune des six catégories de question qui permette de réfuter la présomption voulant que ce soit la norme de la décision raisonnable qui s’applique.

[29]           Plus précisément, puisque c’est de la quatrième catégorie de question que plaide la demanderesse pour réfuter l’application de la norme de la décision raisonnable, le Tribunal est d’avis que l’interprétation des articles 40 et 41 de la LSST, bien qu’ayant une importance certaine pour les travailleuses enceintes et pour le droit du travail québécois en général, ne constitue pas, de ce fait, une question qui puisse être qualifiée de question de droit générale d'importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

[30]           Dans l’affaire Commission scolaire des Découvreurs c. Syndicat de l'enseignement des Deux-Rives (SEDR-CSQ), bien que rendue avant l’arrêt Vavilov, la Cour d’appel a déterminé que la question du caractère discriminatoire ou non discriminatoire du traitement qu’une commission scolaire accorde aux salariées qui exercent leur droit au retrait préventif, régi par les articles 40 et suivants de la LSST, n’est pas « une question capitale pour le système juridique dans son ensemble » et que la norme de la décision raisonnable doit s’appliquer :

[4]         Norme de contrôle de la sentence arbitrale. Comme on vient de le voir, la sentence arbitrale du 13 février 2013 conclut au caractère discriminatoire du traitement imposé par l'appelante aux enseignantes en retrait préventif ne bénéficiant pas d'une assignation temporaire, traitement qui a pour effet de réduire la paie qui leur est versée au cours de l'été. Le juge de première instance a décidé que cette sentence devait être révisée selon la norme de la décision raisonnable.

[5]         Contrairement à ce que prétend le mémoire de l'appelante, le juge n'a pas erré en statuant ainsi.

[6]         L'arbitre, en effet, n'avait pas à se pencher ici, de manière abstraite, sur le sens et la portée des articles 10 et s. de la Charte; il lui était plutôt demandé de vérifier l'application de ces dispositions à la situation d'espèce portée à son attention, et ce, dans un cadre (celui de l'interprétation des dispositions d'une convention collective) qui se trouve au cœur non seulement de son expertise, mais aussi de la compétence exclusive que lui confie le législateur québécois aux termes des articles 100 et s. du Code du travail, compétence dont l'exercice est par ailleurs protégé par une clause d'inattaquabilité absolue. Considérant les arrêts Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick (…), le juge de première instance a eu raison de conclure à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[7]         Précisons (car c'est l'argument premier de l'appelante) que la question tranchée par l'arbitre et qui est soumise aujourd'hui à la Cour est, certes, importante. On ne peut toutefois dire qu'elle soit de ce fait capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère à la compétence spécialisée de l'arbitre, au sens que l'arrêt Dunsmuir donne à cette expression (étant entendu qu'il ne s'agit par ailleurs ni d'une question constitutionnelle, ni d'une question de compétence au sens strict (vires), ni d'une question de compétences concurrentes).

[8]         Il y a du reste peu de questions de cet ordre, comme le rappelle la Cour suprême, notamment dans l'arrêt Front des artistes canadiens c. Musée des beaux-arts du Canada, où elle nous invite même « à donner une interprétation restrictive à cette catégorie de questions […] ». Or, ce n'est pas parce que la question soulevée a de l'intérêt pour les employeurs québécois en général que cela en fait une question capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère à la compétence spécialisée de l'arbitre, conditions qui sont cumulatives.

[9]         En ce qui concerne la première condition, par exemple, dans l'affaire Martin c. Alberta (Workers’ Compensation Board), la question était d'importance pour tous les employeurs fédéraux, ce qui n'a pas empêché la Cour suprême de déclarer qu'il ne s'agissait pas d'une question capitale pour le système juridique dans son ensemble. Dans McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), le juge Moldaver, au nom des juges majoritaires, rappelle que, pour qu'on puisse parler d'une telle question, il faut qu'elle ait des « répercussions sur l'administration de la justice dans son ensemble » et affecte « l'ordre juridique fondamental du pays ». Avec égards, ce n'est pas le cas de la question dont l'arbitre était saisie.[18]

[Nos soulignements; emphases dans le texte original]

[31]           Bien que, dans cette décision, l’application des articles 40 et suivants de la LSST fut examinée dans un contexte une convention collective liait les parties, il n’en demeure pas moins que l’arbitre devait interpréter les articles 40 et suivants de la LSST, tout comme le décideur administratif devait le faire, dans le cadre de sa compétence, dans le dossier en l’espèce. Par ailleurs, les enseignements de l’arrêt Dunsmuir, cités par la Cour d’appel, furent repris subséquemment dans l’arrêt Vavilov, eu égard à ce que constitue une question capitale pour le système juridique dans son ensemble[19].  

[32]           Plus récemment, dans l’arrêt Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration) décision Mason»), la Cour suprême du Canada a décidé que la question de l’interprétation de l’al. 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés LIPR »), qui porte sur l’interdiction de territoire d’un résident permanent pour « raison de sécurité », s’il est l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada, n’est pas une question capitale pour le système juridique dans son ensemble. La norme de la décision raisonnable est applicable :

[47]     Ensuite, il ne s’agit pas d’un cas dans lequel la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. L’interprétation appropriée de l’al. 34(1)e) de la LIPR n’est pas une « question de droit générale d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble » au sens où l’entend l’arrêt Vavilov (par. 5862). Il est nécessaire de trancher de telles « questions de droit générales » de manière uniforme et cohérente en raison de leurs répercussions sur l’administration de la justice dans son ensemble ou sur d’autres institutions gouvernementales (par. 59). Ainsi, est considérée comme une question de droit générale celle qui est susceptible d’avoir des conséquences juridiques sur une vaste gamme d’autres lois ou sur le bon fonctionnement du système de justice dans son ensemble (par. 5961). Il ne suffit pas que la question « porte sur un enjeu important » ou qu’elle soulève une question « d’intérêt public général » (par. 61). Bien que l’interprétation à donner à l’al. 34(1)e) soit importante pour les personnes concernées et pour l’application appropriée de la LIPR, elle n’a pas d’incidence sur le système juridique ou sur l’administration de la justice dans son ensemble et elle n’a pas non plus de conséquence sur une vaste gamme d’autres lois ou sur d’autres institutions gouvernementales. Les questions soulevées concernent plutôt spécifiquement l’interprétation des conditions à respecter pour prononcer une interdiction de territoire en application de l’al. 34(1)e). De plus, l’interprétation à donner à cette disposition n’est ni une question constitutionnelle ni une question ayant trait aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs, et elle n’entre pas dans la catégorie des questions appelant la norme de la décision correcte qui a été reconnue dans l’arrêt Société canadienne des auteurs. La primauté du droit ne contraint donc pas la Cour fédérale à appliquer la norme de la décision correcte pour procéder au contrôle judiciaire de l’interprétation, par un décideur administratif, de l’al. 34(1)e).[20]

[Nos soulignements]

[33]           Bien qu’il soit indéniable que toute question portant sur le respect des droits dont bénéficient les travailleuses enceintes est intrinsèquement importante en droit du travail québécois, de même qu’en matière de droit à l’égalité, cela ne permet pas pour autant de conclure qu’une question portant sur l’interprétation de l’un de ces droits comporte nécessairement les caractéristiques qui en feraient une question qui ait une incidence sur le système juridique ou des répercussions sur l’administration de la justice dans son ensemble.

[34]           Bien que la question soit importante et d’intérêt général, l’interprétation des articles 40 et 41 de la LSST n’a pas la portée que lui prête la demanderesse. Elle demeure une question de portée restreinte, qui porte sur le respect des droits des travailleuses enceintes, et ce, en droit québécois. Cette question n’a pas d’impact sur le système de justice en général, ni sur l’administration de la justice.

[35]           En conséquence, le contrôle judiciaire de la décision doit s’effectuer selon la norme de la décision raisonnable. 

  1. La décision est-elle raisonnable?
  1.         Les principes juridiques

[36]           Dans le cadre d’un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable, l’approche retenue par la Cour suprême du Canada dans Vavilov « est axée sur la justification, s’appuie sur une cohérence sur le plan méthodologique, et renforce le principe voulant que « la prise de décisions motivées constitue la pierre angulaire de la légitimité des institutions » (…) »[21].

[37]           La Cour suprême du Canada précise que « les cours de révision devraient respecter les décideurs administratifs et leur expertise spécialisée ; ne devraient pas se demander comment elles auraient elles-mêmes tranché une question ; et devraient se concentrer sur la question de savoir si la partie demanderesse a démontré le caractère déraisonnable de la décision »[22].

[38]           La Cour rappelle que « le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a pour point de départ la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct des décideurs administratifs » et que « le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tient compte de toutes les circonstances pertinentes pour déterminer si la partie demanderesse s’est acquittée de son fardeau » [23].

[39]           Une décision raisonnable est à la fois fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision :

[99] La cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celleci (…). [24]

[Nos soulignements et emphase; références omises]

[40]           Le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable d’une décision incombe à la partie qui conteste la décision :

[100] (…) Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision (…). La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable ».[25]

 [Nos soulignements] 

[41]           Quant aux catégories de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable, la Cour suprême du Canada en identifie deux : 1) le manque de logique interne du raisonnement et 2) le cas d’une décision « indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » [26].

[42]           Ces désignations permettent d’analyser les types de questions qui peuvent révéler qu’une décision est déraisonnable.

1)     Une décision raisonnable est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent

[43]           Pour être raisonnable, une décision doit tout d’abord être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique. La cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur « sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’« [un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [. . .] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait »[27]. A contrario, une décision sera déraisonnable lorsque « lus dans leur ensemble, les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle ou montrent que la décision est fondée sur une analyse irrationnelle »[28].

2)      Une décision raisonnable est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision

[44]           Comme l’énonce la Cour suprême du Canada, « en plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents »[29]. Elle n’énumère pas toutes les considérations juridiques ou factuelles qui pourraient réduire la « marge de manœuvre d’un décideur administratif dans un cas donné », mais identifie sept éléments (ou considérations contextuelles) « qui sont généralement utiles pour déterminer si une décision est raisonnable », il s’agit :

a)      du régime législatif applicable;

b)      de tout autre principe législatif ou principe de common law pertinent;

c)      des principes d’interprétation des lois;

d)      de la preuve portée à la connaissance du décideur et les faits dont le décideur peut prendre connaissance d’office;

e)      des observations des parties;

f)        des pratiques et décisions antérieures de l’organisme administratif;

g)      de l’impact potentiel de la décision sur l’individu qui en fait l’objet.[30]

 

[45]           La Cour suprême du Canada précise que ces éléments ne constituent pas une « liste de vérification » :

[106] (…) Ces éléments ne doivent pas servir de liste de vérification pour l’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable et leur importance peut varier selon le contexte. L’objectif est simplement d’insister sur certains éléments du contexte pouvant amener la cour de révision à perdre confiance dans le résultat obtenu. »[31]              

[Nos soulignements]

2.2.           La décision du TAT

2.2.1.    Les faits tenus en compte dans la décision

[46]           Le présent contrôle judiciaire porte sur l’interprétation donnée aux articles 40 et 41 de la LSST dans la décision rendue par le décideur administratif du TAT.

[47]           Les faits ayant mené au dépôt de la plainte de la demanderesse ne sont pas contestés. C’est plutôt l’interprétation et l’application des articles 40 et 41 de la LSST, à ces faits, qui sont au cœur du débat.

[48]           Le Tribunal considère pertinent, pour une meilleure compréhension des enjeux dont était saisi le décideur administratif, d’exposer les faits qui furent soumis devant le TAT.

[49]           Dans la décision, le décideur administratif du TAT précise qu’ « à l’audience, quant aux faits, les parties s’en remettent à la trame factuelle que réalise la Commission dans sa décision »[32].

[50]           Lors de l’audience sur le contrôle judiciaire, la demanderesse réfère également à cette trame factuelle, soit à la chronologie complète des évènements ayant mené au présent litige, qui se trouve aux paragraphes 10 à 29 de la décision de la CNESST (pièce P-5) ainsi qu’aux pièces T-1 à T-10, déposées lors de l’audience devant la CNESST (produites dans le présent dossier, en liasse, comme pièce P-8)[33].

[51]           Ainsi, les faits ayant mené à la plainte de la demanderesse, décrits aux paragraphes 10 à 29 de la décision de la CNESST, sont les suivants :

[10]      De la preuve, des arguments présentés et du dossier d’indemnisation de la travailleuse, la Commission retient ce qui suit aux fins de rendre sa décision concernant le présent litige.

[11]      La travailleuse occupe un emploi de sergente de patrouille chez l’employeur.

[12]      Son travail est réparti en deux volets, un premier sur le terrain consiste à superviser les patrouilleurs pour répondre aux plaintes provenant du centre d’appel 911. Un second comprend des tâches administratives d’évaluation, de formation et de diffusion de l’information.

[13]      Mme Martine Fortier présidente de la Fraternité des Policiers et Policières de la Ville de Québec (la Fraternité) témoigne pour la travailleuse. Elle explique que la Fraternité a entrepris des démarches auprès de l’employeur pour mettre en place un projet pilote dans le but de permettre aux femmes enceintes qui le désirent, d’être réaffectées dans le cadre du programme PSMD. Il s’agit d’une demande concernant environ une quinzaine de femmes par année pour un ensemble approximatif de 850 membres de la Fraternité œuvrant chez l’employeur.

[14]      Le 23 décembre 2020, la travailleuse remet à l’employeur le certificat visant le retrait préventif et l’affectation de la travailleuse enceinte ou qui allaite. Il appert que les tâches effectuées sur le terrain ne respectent pas les recommandations pour la travailleuse enceinte. L’employeur n’offre pas de l’affecter à d’autres tâches exemptes de dangers pour elle et son enfant à naître et le jour même, la retire du travail.

[15]      Les semaines suivantes, la travailleuse reçoit de l’employeur le salaire et les indemnités selon le barème fixé au programme PMSD.

[16]      Le 8 janvier 2021, elle achemine un courriel à l’employeur pour l’informer de son intérêt à être affectée dans le cadre du programme PMSD.

[17]      Le 13 janvier 2021, les représentants de la Fraternité et de l’employeur se rencontrent en comité de relations de travail (CRT).

[18]      Il est alors proposé à l’employeur de donner la possibilité aux policières en retrait préventif d’être affectées en travaux allégés sur des postes réservés à cette fin pour maintenir un lien avec leur milieu de travail. La demande spécifique d’affectation de la travailleuse est également soumise à l’employeur. Il ressort que l’employeur favorise plutôt l’assignation aux travaux allégés dans les cas se rapportant à la santé sécurité au travail et à l’assurance maladie en raison des taux d’imputabilité pour l’employeur. Toutefois, il est convenu que l’employeur analysera la demande de la travailleuse en délibéré.

[19]      À l’audience, Mme Fortier de la Fraternité relate la raison principale mentionnée par l’employeur lors de la rencontre en CRT pour ne pas donner suite au projet pilote et à la demande de la travailleuse. Selon les explications fournies par l’employeur, lorsqu’il affecte une travailleuse enceinte, l’employeur doit assumer l’entièreté du salaire de deux employés, soit le salaire de la travailleuse affectée et celui de la personne qui remplace la travailleuse à son poste régulier. L’employeur propose alors comme solution que l’affectation de la femme enceinte soit offerte uniquement pour combler des postes vacants et non pour des emplois allégés. Selon Mme Fortier, la proposition de l’employeur est irréalisable en raison des règles de dotation en vigueur chez l’employeur.

[20]      Le 18 janvier 2021, un courriel du capitaine Martin Dionne, responsable du Module soutien aux affaires policières parvient à la travailleuse. M. Dionne rapporte un besoin de personnel dans son unité. Aussi, il mentionne que le module serait heureux d’accueillir la travailleuse pour effectuer différentes tâches administratives. Il précise que pour ce faire, il reste à négocier une entente en CRT.

[21]      Le 8 février 2021, la Commission rend une décision laquelle informe la travailleuse qu’elle est admise au programme PMSD et qu’elle a ainsi droit à une indemnité de remplacement du revenu à compter du 28 décembre 2020, et ce, jusqu’au plus tard le 17 juillet 2021.

[22]      Le 8 février 2021, Mme Caroline Gagné vice-présidente exécutive de la Fraternité achemine un courriel à l’employeur pour obtenir une réponse en ce qui a trait à la demande d’affectation de la travailleuse déposée au CRT lors de leur rencontre du 13 janvier 2021.

[23]      Le 10 février 2021, Mme Véronique Lafond, directrice des affaires administratives et financières mentionne par courriel à Mme Gagné que l’employeur garde la même position que celle mentionnée lors de la rencontre en CRT.

[24]      La travailleuse est informée de la position de l’employeur. Elle retient alors que l’employeur refuse sa demande d’affectation dans le cadre du programme PMSD.

[25]      Le 10 février 2021, la travailleuse dépose la présente plainte à la Commission. Elle allègue avoir été l’objet de mesures discriminatoires, lors de la rencontre en CRT le 13 janvier 2021, parce que l’employeur refuse sa demande d’affectation dans le cadre du programme PMSD.

[26]      La travailleuse témoigne des exemples de deux collègues assignés à des travaux allégés. L’un a bénéficié d’une assignation temporaire et effectué des travaux allégés après s’être absenté du travail en raison d’un accident du travail et l’autre en raison d’un problème de santé personnel.

[27]      Elle précise dans son témoignage que l’assignation permet à ces collègues de maintenir leur lien avec le milieu de travail ainsi que leur capacité de gain. En effet, dans ces cas l’employeur compense l’écart entre les indemnités versées par les assureurs et le salaire de l’employé dont la base est supérieure à la base de salaire maximum assurable.

[28]      Elle se plaint de subir une perte salariale nette d’environ 800,00$ par mois lorsqu’elle est sans affectation parce que sa base de salaire est supérieure à la base maximum assurable dans le cadre du programme PMSD. Elle reproche à l’employeur son refus de l’affecter alors que selon elle, il y a manifestement des tâches administratives à combler. Elle voudrait que ses gestionnaires prennent en compte l’avis de la direction du 12 juin 2017 pour lui proposer une affectation au travail. Il s’agit d’un avis de la direction relatant l’importance de l’assignation temporaire du personnel policier en arrêt de travail, soit un document admis en preuve par la soussignée.

[29]      L’employeur ne produit aucun témoin à l’audience.[34]

[52]           C’est dans ce contexte factuel que le décideur administratif rend la décision dont on demande le contrôle judiciaire au Tribunal.

2.2.2.    Les motifs de la décision

[53]           La question en litige dans la décision rendue porte sur la recevabilité d’une plainte déposée par la demanderesse, en vertu de l’article 227 LSST, laquelle nécessite une interprétation des articles 40 et 41 de la LSST par le TAT.

[54]           Dans la décision, le décideur administratif considère la plainte irrecevable, puisqu’il est d’avis que par sa plainte, la demanderesse invoque un droit à la réaffectation, lequel n’est pas prévu aux articles 40 et 41 de la LSST. Ainsi, pour le décideur administratif, la demanderesse ne peut invoquer qu’elle est l’objet de mesures de représailles ou discriminatoires, au sens de l’article 227 de la LSST, quant à un droit qui ne lui est pas octroyé par les articles 40 et 41 de la LSST.

[55]           Dans la décision, le décideur administratif circonscrit la question en litige dont il est saisi de même que les positions respectives des parties, qu’il résume comme suit :

[9]         Aux fins de son analyse, le Tribunal doit déterminer si la plainte produite par la travailleuse à la Commission est recevable. Pour ce faire, il lui faut établir si le refus de l’employeur de la réaffecter à d’autres tâches qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir qui ne comportent pas de dangers physiques pour elle ou pour son enfant à naître s’avère une sanction ou une mesure discriminatoire ou de représailles dans le cadre de l’exercice de son droit au retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite. La nature du droit qu’elle exerce au moment de la remise de son certificat médical permettra ainsi de déterminer de la recevabilité de sa plainte.

[10]      À ce propos, la travailleuse estime être l’objet de mesures discriminatoires ou de représailles par l’employeur dans le cadre de l’exercice d’un droit prévu à la LSST. Puisque ses conditions de travail comportent un danger physique pour elle ou pour son enfant à naître, elle soutient que le droit au retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite a pour corolaire le droit d’être réaffecté à des tâches qui ne comportent pas de tels dangers et qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir. Elle soutient que la LSST édicte deux droits distincts : celui au retrait préventif de son travail et celui d’être réaffecté à d’autres tâches par l’employeur. La travailleuse estime que ce dernier a l’obligation de vérifier s’il lui est possible de la réaffecter dans d’autres tâches. Il doit ainsi démontrer l’impossibilité véritable de la réaffecter sans l’existence de contraintes dites excessives. Sans cela, il en découle, à son avis, une disparité de traitement que crée la convention collective. En effet, les travailleurs victimes d’une lésion professionnelle ou en invalidité personnelle perçoivent, contrairement aux travailleuses enceintes, leur pleine rémunération. C’est d’ailleurs le remède que demande la travailleuse au Tribunal. Conséquemment, elle estime que la plainte produite à la Commission est recevable.

[11]      Pour sa part, l’employeur fait une lecture différente des dispositions législatives en cause. Il soumet que la travailleuse ne possède pas de droit à la réaffectation dans d’autres tâches qui ne comportent pas de dangers physiques pour elle ou pour l’enfant à naître et qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir. Elle a plutôt le droit à un retrait préventif à l’égard des conditions de son travail qui comportent de tels dangers physiques. Même si elle peut demander d’être réaffectée à d’autres tâches, la LSST ne lui impose pas l’obligation d’y donner suite ou encore d’y faire droit. Cela résulte de la nécessité de réaliser un retrait immédiat de la travailleuse à l’égard des conditions de son travail qui comportent, pour elle ou son enfant à naître, des dangers physiques. Un tel mécanisme s’inscrit, selon lui, à même l’objet de la LSST. Conséquemment, l’employeur allègue l’irrecevabilité de la plainte produite à la Commission.

[Nos soulignements]

[56]           Le décideur se dit en désaccord avec la position de la demanderesse et rejette sa contestation.

[57]           Les motifs du décideur administratif portent sur deux volets. Premièrement, le droit à la réaffectation que revendique la demanderesse a pour effet de s’immiscer dans les relations collectives de travail et il n’y a aucune sanction, représailles ou mesure discriminatoire qui découle de l’exercice d’un droit prévu à la LSST. Deuxièmement, l’analyse des articles 40 et 41 de la LSST et la lecture de l’arrêt Dionne amènent le décideur administratif à conclure que la demanderesse n’a aucun droit à la réaffectation.

[58]           Tout d’abord, le décideur administratif considère que « la solution » préconisée par la demanderesse, voulant qu’elle ait un droit à la réaffectation, « ne s’inscrit pas dans l’esprit de la LSST » et que celle-ci a pour effet de s’immiscer dans les rapports collectifs de travail :

[12]      Le Tribunal ne partage pas l’analyse que réalise la travailleuse sur cette question. La solution qu’elle préconise au soutien du présent litige ne s’inscrit pas dans l’esprit de la LSST et des justifications qui entourent l’existence du droit au retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite. On demande plutôt, de manière détournée, que le Tribunal s’immisce indûment dans les rapports collectifs de travail afin de modifier ce que les parties ont dûment négocié. Ce faisant, la plainte produite par la travailleuse est irrecevable puisqu’aucune sanction ou mesure discriminatoire ou de représailles ne découle de l’exercice d’un droit prévu à la LSST.

[13]      À ce propos, l’exercice d’un droit prévu à la LSST comme celui au retrait préventif et à la réaffectation de la travailleuse enceinte ne peut pas occasionner, entre autres pour la travailleuse, de mesures discriminatoires ou de représailles ou encore toute autre sanction de la part de l’employeur. Ainsi, celle qui croit avoir fait l’objet de l’une d’elles peut soumettre une plainte écrite à la Commission.

[14]      Afin de bénéficier de ce recours, la plaignante doit démontrer, de manière prépondérante, qu’elle est une travailleuse au sens de la LSST, qu’elle a notamment fait l’objet de mesures discriminatoires ou de représailles ou de toute autre sanction, qu’elle a exercé un droit qui résulte de la LSST ou de ses règlements, qu’elle dépose sa plainte à la Commission dans les 30 jours qui suivent la sanction et, finalement, qu’elle n’a pas eu recours à la procédure de griefs prévue à la convention collective qui lui est applicable.

[15]      La preuve prépondérante établit que la plainte produite à la Commission vise une travailleuse au sens de la LSST, qu’elle lui est transmise dans les 30 jours qui suivent la sanction qu’on invoque, qu’aucune procédure de griefs en vertu d’une convention collective n’est entreprise par les parties en la présente affaire et qu’elle exerce un droit prévu à la LSST lorsqu’elle fournit à l’employeur un certificat médical qui atteste que les conditions de son travail comportent des dangers physiques pour son enfant à naître ou pour elle-même.

[16]      Or, la preuve prépondérante n’établit pas l’existence d’une sanction ou de mesures discriminatoires ou de représailles à la suite de l’exercice d’un droit prévu à la LSST. Le défaut par la travailleuse d’établir cet élément emporte la recevabilité de la plainte qu’elle produit à la Commission.

[17]      D’emblée, il nous faut rappeler le rôle qui est dévolu au Tribunal en pareille matière. Il a, selon la Loi instituant le Tribunal administratif du travail, la LITAT, « le pouvoir de décider de toute question de droit ou de fait nécessaire à l’exercice de sa compétence » et que pour y parvenir il peut « confirmer, modifier ou infirmer la décision, l’ordre ou l’ordonnance contesté qui, à son avis, aurait dû être rendu en premier lieu ». Il possède, pour ce faire, tous les pouvoirs nécessaires afin d’exercer sa compétence.

[18]      Il agit ainsi de novo et son rôle ne saurait se limiter à faire le procès de la décision que rend la Commission. Il exerce sa compétence non pas aux seules conclusions de la décision contestée devant lui ou même à l’appréciation que fait la Commission pour rendre celle-ci. Il doit réexaminer tous les aspects de la décision et ainsi disposer des sujets qui n’ont pas été traités, mais qui auraient dû l’être. Il lui revient de déterminer la portée de la contestation ainsi que d’identifier la ou les questions dont il est appelé à disposer.

[19]      Par contre, bien que la LSST soit d’ordre public et qu’une convention collective puisse consentir des mesures plus avantageuses pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique et psychologique des travailleuses, le Tribunal ne peut pas s’immiscer dans un contexte de relation de travail visant à favoriser la négociation de conditions de travail ou à défendre un scénario écarté par l’employeur dans l’exercice de son droit de gérance.

[20]      D’ailleurs, les dispositions de la convention collective qu’invoque la travailleuse afin d’établir la présence de mesures discriminatoires ou de représailles de la part de l’employeur ont fait, par le passé, l’objet de griefs suivant les mêmes arguments. On comprend aisément que le résultat de cette procédure n’est pas à la satisfaction de l’association accréditée. Or, leur modification ne revient pas au Tribunal. Elle doit être à l’initiative des parties au contrat collectif de travail, c’est-à-dire l’employeur et l’association accréditée. On ne peut pas, par l’entremise de la LSST, s’immiscer dans un tel processus afin de dicter des modifications à une convention collective dûment négociée. Le Tribunal n’a pas un tel pouvoir. Tout au plus, une invitation peut être faite aux parties afin d’entreprendre des pourparlers sur ces questions si, ultimement, tel est leur désir.

[21]      C’est en quelques sortes, avec subtilité et habilité, ce que tente de réaliser la travailleuse par la présente contestation.

[Nos soulignements]

[59]           L’autre volet des motifs du décideur administratif porte sur son interprétation des articles 40 et 41 de la LSST et son analyse de l’arrêt Dionne. Pour le Tribunal, l’issue du présent débat se situe dans les paragraphes suivants des motifs :

[22]      Également, le Tribunal peut, certes, faire l’interprétation d’un texte législatif sans pour autant en faire sa réécriture. Ce rôle ne lui est pas dévolu. Il appartient plutôt au législateur siégeant en assemblée puisque c’est ce dernier qui rédige les lois qui gouvernent notre société. Le contrôle de cet acte qu’exercent alors les tribunaux vise exclusivement à s’assurer que le législateur n’a pas voulu de conséquences absurdes lors de l’adoption d’une législation. La contestation de la travailleuse a également, en l’espèce, l’objectif inavoué, selon le Tribunal, de réécrire la LSST.

[23]      Ce faisant, il nous faut revenir à l’interprétation du droit au retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite, et ce, afin d’établir ses jalons dans le but de contextualiser la demande de réaffectation que peut faire une travailleuse.

[24]      La LSST a pour objectif l’élimination à la source des dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique et psychologique des travailleuses. Puisqu’elle vise l’élimination des causes d’accident du travail et de maladie professionnelle, cette législation prévoit divers droits, obligations et mécanismes pour y parvenir. Le droit au retrait préventif et à la réaffectation de la travailleuse enceinte ou qui allaite est l’un de ceux-ci.

[25]      Afin d’en bénéficier, la travailleuse doit fournir à son employeur un certificat qui atteste que les conditions de son travail comportent des dangers physiques pour l’enfant à naître ou, en raison de sa grossesse, pour elle-même. Elle peut alors demander qu’on la réaffecte à des tâches qui ne comportent pas de dangers et qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir.

[26]      Une travailleuse enceinte ou qui allaite ne possède donc pas de droit en vue d’être réaffectée dans d’autres tâches. Elle a plutôt le droit d’être retirée de son travail puisque ses conditions comportent, selon le certificat médical remis, des dangers physiques pour l’enfant à naître ou encore pour elle-même en raison de son état de grossesse.

[27]      Ainsi, par la remise de son certificat, elle demande automatiquement d’être réaffectée à d’autres tâches qui ne comportent pas de dangers physiques pour elle ou pour son enfant à naître. Ce n’est que si la réaffectation n’est pas effectuée immédiatement que la travailleuse peut cesser de travailler jusqu’à ce que l’affectation soit ainsi faite ou jusqu’à la date de son accouchement. Elle a alors droit à l’indemnité de remplacement du revenu à partir de ce moment. Sa cessation de travail et le versement de l’indemnité de remplacement du revenu découlent de la prérogative de l’employeur de la réaffecter ou non à d’autres tâches.

[28]      Cet élément qui encadre le droit à l’indemnité de remplacement du revenu démontre que la mesure mise en place par le législateur en regard de la travailleuse enceinte ou qui allaite a pour objectif son retrait immédiat du travail, c’est-à-dire de l’emploi qu’elle occupe au moment de l’exercice de ce droit. Cela est tout à fait logique puisque les conditions de son travail comportent, pour elle ou pour son enfant à naître, des dangers physiques alors que la LSST a justement pour objet leur élimination à la source.

[29]      La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, précise d’ailleurs :

La législation québécoise sur la santé et la sécurité du travail, de pair avec la législation sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, crée un régime conçu pour assurer la sécurité financière des travailleurs qui doivent se retirer temporairement de l’effectif pour éviter un travail dangereux.

[Notre soulignement]

[30]      Le fait de ne pas exercer de tâches dangereuses pour la travailleuse ou pour son enfant à naître s’avère ainsi la pierre angulaire de ce droit qu’octroie la LSST à la travailleuse enceinte ou qui allaite. L’intention véritable du législateur est nul autre que le retrait immédiat du travail de la travailleuse puisque ses conditions comportent des dangers physiques pour elle en raison de son état de grossesse ou pour son enfant à naître.

[31]      Une telle conclusion découle de la méthode moderne d’interprétation des lois puisqu’elle n’est pas fondée exclusivement sur le libellé du texte faisant l’objet de l’interprétation. L’interprète doit faire une lecture des termes de la loi dans un contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical des mots afin d’harmoniser l’esprit de la loi, son objet ainsi que l’intention du législateur. Cette méthode doit également être employée en présence d’un texte qui est en apparence clair et concluant.

[32]      Suivant cette méthode d’interprétation, la conclusion du Tribunal à propos de cette disposition de la LSST s’inscrit à même l’objet de la LSST d’éliminer à la source les dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique et psychologique des travailleuses ainsi que dans le contexte global des termes de la LSST selon le sens ordinaire et grammatical des termes employés par le législateur dans sa rédaction.

[33]      Une telle interprétation n’est pas absurde. Elle ne mène pas à des conséquences ridicules ou futiles. Elle n’est pas extrêmement déraisonnable ou inéquitable, illogique ou incohérente ou bien incompatible avec d’autres dispositions ou avec l’objet du texte législatif.

[Nos soulignements et emphases]

[60]           Quant à sa lecture de l’arrêt Dionne, le décideur administratif en retient que « rien n’oblige l’employeur à donner suite à la demande d’affectation » :

[39]      Or, comme le précise la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, la cessation de travail survient « Si l’employeur ne peut affecter la travailleuse enceinte ou s’il ne le fait pas […] ». Elle perçoit alors de la Commission une indemnité de remplacement du revenu. Rien n’oblige l’employeur à donner suite à la demande de réaffectation de la travailleuse ou encore à la réaffecter. Son indemnisation dépend exclusivement de l’absence d’affectation immédiate par l’employeur lors de son retrait du travail au moment de la remise du certificat médical qui établit des dangers physiques pour l’enfant à naître ou pour la travailleuse en raison de son état de grossesse.

[40]      C’est donc à l’employeur que revient l’initiative d’affecter la travailleuse enceinte à d’autres tâches une fois le certificat médical reçu. Comme l’explique la Cour suprême dans l’arrêt Dionne c. Commission scolaire des patriotes, il peut être proactif en réaffectant la travailleuse ou faire preuve d’oisiveté en ne donnant pas suite à sa demande implicite de réaffectation. On ne peut ainsi questionner, discuter ou mettre en cause le choix qu’il effectue à ce moment. Cela relève de son droit de gérance.

[Nos soulignements et emphases]

[61]           De ce qui précède, le décideur administratif conclut comme suit :

[49]      L’interprétation de la LSST ne permet pas de reconnaître à la travailleuse un droit à la réaffectation lorsqu’elle exerce son droit au retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite. L’employeur ne possède aucune obligation de donner suite à la demande de réaffectation qui lui est présentée ou encore de déterminer des tâches qui respectent les dangers physiques énoncés à son certificat médical afin de permettre sa réaffectation.

[50]      En l’absence de sanction et de mesures discriminatoires ou de représailles, la travailleuse ne peut invoquer les bénéfices de celle-ci afin de se protéger ou se prémunir de mesures qu’elle allègue comme étant discriminatoires ou qui sauraient constituer des représailles.

[51]      Par conséquent, la plainte qu’elle produit le 10 février 2021 à la Commission est irrecevable. Le Tribunal n’a pas à analyser davantage ses prétentions quant à son mérite. Sa contestation est ainsi rejetée.         

[Nos soulignements et emphases]

[62]           Le décideur administratif déclare donc la plainte de la demanderesse irrecevable alors qu’il rejette sa contestation et maintient la décision rendue par la CNESST.

2.3.           Discussion

2.3.1.    Positions des parties

[63]           La demanderesse soumet que la décision est déraisonnable. Elle invoque que la décision est entachée de catégories d’erreurs qui la rendent déraisonnable.

[64]           Tout d’abord, la demanderesse soumet qu’il y a une faille décisive dans la décision lorsque le décideur administratif décide, dès le début de son analyse, que la travailleuse n’a aucun droit à la réaffectation (par élimination des tâches dangereuses), mais plutôt un droit d’être retirée du travail, sans faire de nuance entre le retrait des tâches dangereuses pour la travailleuse et la cessation de travail[35]. Cette affirmation, voulant qu’il n’existe pas de droit à la réaffectation, tranche le litige alors qu’elle est fondamentalement erronée vu la lecture qui doit être faite, selon la demanderesse, de l’arrêt Dionne et de la doctrine citée dans cet arrêt[36].

[65]           Deuxièmement, la demanderesse soumet que le décideur administratif n’a pas tenu compte des contraintes juridiques existantes, à savoir plusieurs extraits déterminants de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Dionne. Elle invoque que le décideur administratif rapporte ou reprend erronément certains passages de l’arrêt Dionne[37] et qu’il passe sous silence plusieurs des extraits qui, s’ils avaient été tenus en compte, auraient changé l’issue de sa décision[38].

[66]           Troisièmement, la demanderesse soumet que le décideur administratif s’est prêté à un exercice d’interprétation des articles 40 et 41 de la LSST, en se limitant à la méthode moderne de l’interprétation des lois[39], sans tenir compte de l’interprétation déjà donnée à ces articles par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dionne[40].

[67]           Enfin, la demanderesse invoque que le décideur administratif ne s’attaque pas, dans la décision, à ses arguments principaux, à savoir :

  1. Est-ce que l'employeur a l'obligation de vérifier s'il y a un emploi disponible et sécuritaire pour la travailleuse lorsque celle-ci demande une affectation à des tâches ne comportant pas de dangers et qu'elle est raisonnablement en mesure d'accomplir?
  2. Si un emploi sécuritaire est disponible, est-ce que l'employeur a l'obligation d'affecter la travailleuse à ce poste?[41]

[68]           Selon la demanderesse, si un droit à la réaffectation existe pour la travailleuse, une obligation corrélative doit exister pour l’employeur. À ce titre, la demanderesse soumet qu’un mécanisme ou un processus administratif doit exister chez l’employeur afin de mettre en œuvre son droit d’être affectée à d’autres tâches. La demanderesse soumet que cette obligation consiste à vérifier si un emploi sécuritaire est disponible ou possible. Elle ajoute que l’affectation dépend de la disponibilité ou de la possibilité d’un poste sécuritaire chez l’employeur, disponibilité ou possibilité qui doit être vérifiée.

[69]           La demanderesse précise qu’elle ne prétend pas à un droit absolu ou automatique à une réaffectation de la travailleuse enceinte, car il peut exister certaines situations où l’employeur ne peut offrir des tâches sécuritaires pour diverses raisons. Ainsi, elle ne prétend pas à un « droit absolu » à la réaffectation, qui tiendrait d’une « obligation de résultat », mais soutient que l’obligation de l’employeur, en respect des objectifs de la LSST, est une « obligation de moyens ».

[70]           En somme, pour la demanderesse, à la lumière des objectifs de la LSST, l’employeur doit effectuer un exercice de vérification, et lorsqu’un poste ou des tâches sont disponibles ou possibles, il doit réaffecter la travailleuse enceinte. Si, par ailleurs, l’employeur est incapable ou n’a pas la possibilité de la réaffecter, il y a cessation de travail. Or, selon la demanderesse, cet aspect ne peut trouver réponse que s’il y a analyse des deux questions qu’elle a soumises.

[71]           En guise de remède, la demanderesse demande que le Tribunal rende la décision qui aurait dû être rendue, à son avis, à savoir accueillir la plainte, déclarer que la défenderesse se devait d’affecter la demanderesse aux tâches administratives offertes le 18 janvier 2021 (pièce P-2) et ordonner à la défenderesse de rembourser le salaire et les avantages que la demanderesse a perdus depuis sa demande d’affectation le 8 janvier 2021, déduction faite des sommes reçues de la CNESST, avec intérêts.

[72]           Pour sa part, l’employeur soumet que la décision du décideur administratif est raisonnable. Il précise que la décision commande la plus haute déférence de la part de la Cour et qu’elle ne peut substituer ses conclusions à celles du décideur administratif, « sans la présence d’une erreur manifestement déraisonnable, erreur inexistante dans le présent dossier »[42]. Bien qu’on réfère une « erreur manifestement déraisonnable », on comprend que le critère applicable est bien celui de la norme de la décision raisonnable.

[73]           L’employeur précise que la question dont était saisi le décideur administratif consistait en l'application et l'interprétation des articles 40 et 41 de la LSST. Le juge administratif, au sein du TAT, exerçait donc sa juridiction à l'intérieur de son champ de compétence spécialisée à l'égard des questions de faits et de droit qui lui étaient soumises dans le cadre de cette plainte en vertu des articles 227 et 228 LSST. Référant à l’arrêt Vavilov et à la jurisprudence subséquente, l’employeur considère qu’en de telles circonstances, la Cour doit faire preuve du plus haut degré de déférence.

[74]           Il ajoute que le TAT est un tribunal spécialisé compétent pour interpréter et appliquer la LSST et qu’étant protégés par une clause privative, ces principes s'appliquent en l'espèce. La norme de contrôle applicable étant celle de la décision raisonnable, la Cour ne peut substituer son interprétation à celle de la partie défenderesse.

[75]           Quant à l’interprétation donnée par le décideur administratif aux articles 40 et 41 de la LSST, ainsi que son application de l’arrêt Dionne, dans le contexte du présent dossier, l’employeur est d’avis qu’aucune erreur déraisonnable n’émane de l’analyse effectuée par le décideur administratif.

[76]           Tout d’abord, l’employeur souligne que l'objet du litige dans l’arrêt Dionne était une contestation de l'admissibilité au Programme de maternité sans danger ( « PMSD » ) et le droit au retrait préventif de la travailleuse. C'est le droit de la travailleuse à la protection de la Loi qui était analysé par la Cour suprême du Canada, à savoir son droit d'être retirée du travail et de recevoir des indemnités de remplacement du revenu, et non les obligations incombant à l'employeur en lien avec ce droit de la travailleuse enceinte.

[77]           Ainsi, selon l’employeur, l'affaire Dionne n'impose pas un « contre-fardeau » de preuve à l’employeur voulant qu’il doive affecter la travailleuse à des tâches exemptes de danger pour elle ou pour l'enfant à naître compte tenu de son état de grossesse. Selon lui, il n'y a aucune obligation d'affectation imposée à l'employeur, étant donné que la travailleuse peut simplement bénéficier du retrait préventif lorsqu'aucune affectation par l'employeur n'est offerte.

[78]           Ensuite, l’employeur soumet que la Cour suprême du Canada décrit l'objectif de la LSST comme étant celui de protéger la travailleuse enceinte qui ne peut travailler et, si elle n'est pas affectée à d’autres tâches, de lui permettre de bénéficier d'un retrait préventif lui permettant de recevoir des indemnités de remplacement du revenu prévues à la LSST. Ainsi, pour l’employeur, le droit au retrait préventif confère le droit à la travailleuse « de demander d'être affectée à des tâches sécuritaires », mais n'impose aucunement l'obligation de l'employeur « de donner suite à cette demande »; l’arrêt Dionne avaliserait ce principe. Ce dernier soumet que la demanderesse isole quelques passages de l’arrêt Dionne, pour lui donner une portée qu’elle n’a pas.

[79]           En somme, l’employeur est d’avis que le décideur administratif applique les articles 40 et 41 de la LSST de façon raisonnable lorsqu’il retient que ces articles confèrent à la travailleuse enceinte « le droit de demander d'être affectée » à des tâches ne comportant pas de danger physique pour l'enfant à naître ou, à cause de son état de grossesse, pour elle-même et, à défaut par l'employeur de procéder à telle affectation immédiatement, le droit de la travailleuse enceinte de cesser de travailler jusqu'à ce que l'affectation soit faite ou jusqu'à la date de son accouchement.

[80]           Pour l’employeur, la décision, qui déclare la plainte irrecevable, est raisonnable.

2.3.2.    La décision est déraisonnable

[81]           Pour conclure que la décision est raisonnable, le Tribunal « doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable »[43]. Le Tribunal doit pouvoir suivre le raisonnement du décideur « sans buter sur une faille décisive dans la logique globale » et la décision doit être « justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents »[44].

[82]           Qu’en est-il en l’espèce?

[83]           Tout d’abord, les articles 40, 41 et 227 de la LSST, au cœur du présent contrôle judiciaire, se lisent comme suit :

40. Une travailleuse enceinte qui fournit à l’employeur le certificat prescrit par la Commission qui atteste que les conditions de son travail comportent des dangers physiques pour l’enfant à naître ou, à cause de son état de grossesse, pour elle-même, peut demander d’être affectée à des tâches ne comportant pas de tels dangers et qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir.

41. Si l’affectation demandée n’est pas effectuée immédiatement, la travailleuse peut cesser de travailler jusqu’à ce que l’affectation soit faite ou jusqu’à la date de son accouchement.

On entend par «accouchement», la fin d’une grossesse par la mise au monde d’un enfant viable ou non, naturellement ou par provocation médicale légale.

227. Le travailleur qui croit avoir été l’objet d’un congédiement, d’une suspension, d’un déplacement, de mesures discriminatoires ou de représailles ou de toute autre sanction à cause de l’exercice d’un droit ou d’une fonction qui lui résulte de la présente loi ou des règlements, peut recourir à la procédure de griefs prévue par la convention collective qui lui est applicable ou, à son choix, soumettre une plainte par écrit à la Commission dans les 30 jours de la sanction ou de la mesure dont il se plaint.[45]   [Nos soulignements]

[84]           Ensuite, dans l’arrêt Dionne, la Cour suprême du Canada énonce les objectifs de la LSST dans le cadre de l’analyse des articles 40 et 41 de la LSST et se prononce sur les notions de droit au retrait préventif et de droit à la réaffectation. Eu égard à la « réaffectation » ou à « l’affection » de la travailleuse enceinte, elle indique que celle-ci peut être « impossible », « possible », « faite » par l’employeur, ou que ce dernier est dans l’ « incapacité » de faire la réaffectation ou qu’un lieu de travail sécuritaire n’est pas « disponible ». Les extraits pertinents aux fins du présent débat sont les suivants :

[1]    La juge Abella — La législation québécoise sur la santé et la sécurité du travail, de pair avec la législation sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, crée un régime conçu pour assurer la sécurité financière des travailleurs qui doivent se retirer temporairement de l’effectif pour éviter un travail dangereux.  Le présent pourvoi concerne une enseignante suppléante enceinte qui s’est retirée d’un lieu de travail dangereux en raison des risques pour elle et son enfant à naître, ce qui a amené un tribunal administratif à conclure qu’elle n’avait pas droit, pour cette raison, aux indemnités de remplacement du revenu prévues par la loi.  À mon avis, cette conclusion fait échec aux objectifs du régime et pénalise les femmes enceintes qui font précisément ce que prescrit le régime législatif, c’est-à-dire éviter les risques pour la santé au lieu de travail pendant la grossesse.

Contexte

[2]     La Loi sur la santé et la sécurité du travail, RLRQ, ch. S-2.1, énonce des mesures de protection particulières en matière de santé et de sécurité qui permettent aux femmes enceintes de refuser d’effectuer des tâches dans des conditions qui mettraient en danger leur santé ou leur sécurité ou celles de leur enfant à naître, et d’être affectées à d’autres tâches pour éviter ces risques.  Si la réaffectation est impossible, elles ont le droit de cesser de travailler et de recevoir des indemnités de remplacement du revenu pendant leur grossesse.  Ces droits sont énoncés aux art. 40 et 41 de la Loi : (…).

[3]   Pour avoir droit à une réaffectation, la travailleuse enceinte doit présenter à son employeur un « certificat visant le retrait préventif et l’affectation de la travailleuse enceinte ou qui allaite » établi par un médecin qui confirme le danger du lieu de travail.

[…]

[5]  Soulignons notamment qu’un certificat constitue automatiquement une demande d’affectation à une tâche sans risque (Bernard Cliche, Serge Lafontaine et Richard Mailhot, Traité de droit de la santé et de la sécurité au travail (1993), p. 243-244).  Si l’employeur ne peut affecter la travailleuse enceinte ou s’il ne le fait pas, elle peut cesser de travailler jusqu’à ce que l’affectation soit faite ou jusqu’à la date de son accouchement.  

[…]

[25]  La Loi régit ainsi les droits et les obligations des travailleurs et des employeurs en présumant que le contrat de travail comprend des conditions de travail qui ne portent pas atteinte à la santé, à la sécurité ou à l’intégrité physique des travailleurs (Bell Canada, p. 799-800).  Le droit de refuser d’effectuer un travail dangereux et de continuer à recevoir un salaire et d’autres avantages malgré ce refus, l’exigence de disponibilité et d’affectation à d’autres tâches et le droit de réintégrer son emploi à la fin de la réaffectation ou de la cessation de travail font partie de ces conditions de travail contractuelles présumées (Bell Canada, p. 802).  Les travailleurs sont donc assurés de ne pas avoir à choisir entre la sécurité d’emploi et leur santé ou sécurité.

[26]  Comme le montre ce bref exposé, la Loi établit un cadre général de droits en matière de santé et de sécurité et donne aux travailleurs les outils nécessaires pour se prévaloir de ces droits en toute sécurité et en toute confiance. 

[27]  Sur ce vaste filet protecteur, le législateur a en outre ajouté des mesures de sauvegarde pour répondre spécifiquement aux préoccupations des femmes enceintes en ce qui a trait à la santé et la sécurité.  Ces mesures comprennent notamment le droit des femmes enceintes d’être affectées à d’autres tâches ou, si une telle affectation n’est pas possible, le droit de cesser immédiatement de travailler afin de protéger leur santé ou celle de leur enfant à naître et de toucher une indemnité de revenu pendant leur absence du travail (Serge Lafontaine, « Le retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite : qui décide quoi? », dans Développements récents en droit du travail (1991), 133, p. 135; Cliche, Lafontaine et Mailhot, p. 237-238).  Ces droits ont été conçus pour permettre aux travailleuses enceintes de continuer à travailler ou, si aucun autre lieu de travail sécuritaire n’est disponible, d’empêcher qu’elles soient pénalisées sur le plan pécuniaire (Katherine Lippel, « Preventive Reassignment of Pregnant or Breast-Feeding Workers : The Québec Model » (1998), 8 New Solutions 267, p. 267).  Comme l’ont fait remarquer Robert Plante et Romaine Malenfant dans « Reproductive Health and Work : Different Experiences » (1998), 40 JOEM 964, p. 967 :

[traduction] . . . le droit à la réaffectation préventive vise à protéger les emplois des femmes en réduisant la probabilité qu’elles soient congédiées pendant leur grossesse et en assurant le maintien des avantages liés à un emploi . . .

[28]  Les efforts en vue d’empêcher l’exclusion discriminatoire des femmes du milieu du travail en raison de leur grossesse ont amené les mesures de protection de la santé et de la sécurité des femmes enceintes (voir Karen Messing et autres, « Equality and Difference in the Workplace : Physical Job Demands, Occupational Illnesses, and Sex Differences » (2000), 12 NWSA Journal 21, p. 36; voir également Gilles Trudeau, “Aspects constitutionnels du travail salarié”, dans Katherine Lippel et Guylaine Vallée, dir., Rapports individuels et collectifs du travail (feuilles mobiles), 1/1, p. 1/14 et 1/15).  Pour contrer les hypothèses discriminatoires qui avaient attribué aux femmes enceintes une incapacité de travailler, le régime protège non seulement leur droit de travailler, mais aussi leur droit de travailler dans un milieu sécuritaire, en présumant qu’elles sont disponibles pour travailler tout autant que le sont les travailleuses non enceintes (Commission des écoles catholiques de Québec c. Gobeil, 1999 CanLII 13226 (QC CA), [1999] R.J.Q. 1883 (C.A.), p. 1893, le juge Robert; voir aussi AT & T Corp. c. Hulteen, 129 S. Ct. 1962 (2009), p. 1978, le juge Ginsburg, dissident).  Comme le signalent Plante et Malenfant, la réaffectation et le retrait préventif visent principalement [traduction] « à protéger la santé de la travailleuse enceinte et celle de son enfant à naître en éliminant les dangers sur le lieu de travail, lui permettant ainsi de continuer à travailler » (p. 965 (italiques ajoutés); voir également Lippel, p. 269-270).  Si aucune autre affectation au lieu de travail n’est possible, elle a droit de cesser de travailler.

[…]

[40]    Tout comme le juge Beetz l’a confirmé dans Bell Canada, le retrait préventif n’est pas une omission ou une incapacité d’exécuter le travail : suivant le régime prévu par la Loi, il est réputé remplacer le travail.  Autrement dit, l’exercice du droit constitue la prestation de travail (Bell Canada, p. 801).  Le droit à la réaffectation garantit aux travailleurs qu’ils peuvent continuer à remplir leurs obligations en matière d’emploi sans risque pour leur santé.  Le travailleur s’offre pour exécuter un travail, mais non pas un travail qui met en danger sa santé.  En exerçant son droit au retrait préventif, la travailleuse n’indique pas qu’elle refuse de travailler, elle est plutôt réputée demander une affectation à des tâches sans danger.  Ce qui empêche la prestation de travail est l’incapacité de l’employeur de fournir un travail de substitution sans danger. 

[41]   En acceptant l’offre de la commission scolaire le 13 novembre 2006, Mme Dionne avait le choix : elle pouvait soit se rendre à l’école et enseigner pour la journée, exposant son enfant à naître à un danger, soit s’appuyer sur son certificat pour revendiquer son droit à un retrait préventif en vertu de la Loi.  Elle a choisi la deuxième possibilité et, ce faisant, elle s’est appuyée sur son droit légal de refuser un travail dangereux.  Dès qu’elle a invoqué son certificat, elle avait droit au retrait préventif et la commission scolaire était immédiatement tenue de lui offrir d’autres tâches compatibles avec ses besoins en matière de santé.  Il n’y a eu aucune offre d’affectation à d’autres tâches.[46] 

[Nos soulignements]

[85]           Dans la décision, le décideur administratif réfère aux paragraphes 1 et 5 de l’arrêt Dionne, mais ne réfère aucunement aux autres extraits qui font état de la possibilité, l’impossibilité ou l’incapacité de l’employeur d’affecter la travailleuse enceinte à d’autres tâches.

[86]           Or, pour le Tribunal, il ressort des extraits des paragraphes 2, 5, 27, 28, 40 et 42 de l’arrêt Dionne qu’un employeur ne peut refuser de « considérer » une demande d’affectation. Il doit procéder à un exercice qui permette de déterminer si l’affectation demandée par la travailleuse enceinte est possible.

[87]           Avec égards, il serait simpliste de soutenir qu’un employeur n’a pas l’obligation de se prêter à cet exercice minimal, qui consiste à « donner suite » à la « demande de réaffectation », au sens de la « considérer », soit en accordant la réaffectation à d’autres tâches, soit en la refusant, mais en indiquant ce qui motive son refus pour qu’un examen de celui-ci puisse être effectué. C’est n’est qu’au prix d’un examen de la raisonnabilité du refus de l’employeur de réaffecter la salariée qu’il peut être déterminé si cette dernière est victime « de mesures discriminatoires ou de représailles ou de toute autre sanction à cause de l’exercice d’un droit » prévu à la LSST[47].

[88]           Encore faut-il reconnaître que la salariée a un droit à ce que l’employeur « considère » ou « donne suite » à sa demande de réaffectation.

[89]           Or, en l’espèce, bien que le décideur réfère lui-même dans la décision à « l’exercice d’un droit prévu à la LSST comme celui au retrait préventif et à la réaffectation de la travailleuse enceinte » (par. 13) et au fait que « cette législation prévoit divers droits, obligations et mécanismes pour y parvenir. Le droit au retrait préventif et à la réaffectation de la travailleuse enceinte ou qui allaite est l’un de ceux-ci » (par. 24), plus loin dans sa décision, il réduit le droit de la salariée enceinte à celui du « droit au retrait » et évacue le fait que ce droit comporte une « demande implicite de réaffectation »[48].

[90]           En effet, aux paragraphes 30 et 34 de la décision, le décideur limite les droits de la salariée au seul fait d’exercer un « droit de retrait », bien qu’il fasse référence à une « demande implicite de réaffectation » de la travailleuse, qui se greffe au droit de retrait. Alors qu’il reconnaît que le « droit de retrait » comporte une « demande implicite de réaffectation », il retient comme seul droit pouvant être exercé celui du « droit au retrait », comme si « la demande implicite de réaffectation » n’était pas un droit en lui-même :

[30]      Le fait de ne pas exercer de tâches dangereuses pour la travailleuse ou pour son enfant à naître s’avère ainsi la pierre angulaire de ce droit qu’octroie la LSST à la travailleuse enceinte ou qui allaite. L’intention véritable du législateur est nul autre que le retrait immédiat du travail de la travailleuse puisque ses conditions comportent des dangers physiques pour elle en raison de son état de grossesse ou pour son enfant à naître.

[…]

[34]      D’ailleurs, c’est ce droit qu’exerce la travailleuse, le 23 décembre 2020, lors de la remise à l’employeur de son certificat médical. Les conditions de son emploi de sergente de patrouille comportent des dangers physiques pour elle ou pour son enfant à naître. L’employeur la retire de son travail et lui verse sa rémunération selon son taux régulier durant les cinq jours subséquents. La remise du certificat médical constitue, de manière implicite, une demande faite auprès de l’employeur par la travailleuse à être réaffectée à des tâches qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir et qui ne comportent pas de tels dangers physiques pour elle ou pour son enfant à naître.

[Nos soulignements; références omises]

[91]           Il est vrai, en l’espèce, l’employeur a « donné suite » ou a « considéré » la demande de réaffectation de la salariée, puisqu’il l’a refusée.  

[92]           Or, puisque le décideur ne reconnaît pas que la salariée a le droit d’obtenir un suivi de la part de l’employeur, sur sa demande d’affectation, il considère que l’employeur a fait preuve de « proactivité » en le faisant[49]. Cependant, il ne procède pas à l’analyse des motifs de refus de l’employeur de réaffecter la salariée, pour déterminer si celui-ci peut être assimilé à des « mesures discriminatoires ».

[93]           En effet, alors que le décideur réfère à la thèse de la salariée, qui « allègue que la disparité de traitement qui existe chez l’employeur entre les travailleurs victimes d’une lésion professionnelle et les travailleuses enceintes constitue une mesure discriminatoire ou de représailles », cet argument de fond n’est pas traité par le décideur, puisque ce dernier considère que sa plainte est irrecevable, vu l’inexistence d’un droit d’affectation.

[94]           Les faits énoncés dans la décision du 29 avril 2022 de la CNESST, sur lesquels se fonde le décideur[50], sont notamment les suivants, en ce qui concerne la position de la salariée :

[16]      Le 8 janvier 2021, elle achemine un courriel à l’employeur pour l’informer de son intérêt à être affectée dans le cadre du programme PMSD.

[17]      Le 13 janvier 2021, les représentants de la Fraternité et de l’employeur se rencontrent en comité de relations de travail (CRT).

[18]      Il est alors proposé à l’employeur de donner la possibilité aux policières en retrait préventif d’être affectées en travaux allégés sur des postes réservés à cette fin pour maintenir un lien avec leur milieu de travail. La demande spécifique d’affectation de la travailleuse est également soumise à l’employeur. Il ressort que l’employeur favorise plutôt l’assignation aux travaux allégés dans les cas se rapportant à la santé sécurité au travail et à l’assurance maladie en raison des taux d’imputabilité pour l’employeur. Toutefois, il est convenu que l’employeur analysera la demande de la travailleuse en délibéré.

[19]      À l’audience, Mme Fortier de la Fraternité relate la raison principale mentionnée par l’employeur lors de la rencontre en CRT pour ne pas donner suite au projet pilote et à la demande de la travailleuse. Selon les explications fournies par l’employeur, lorsqu’il affecte une travailleuse enceinte, l’employeur doit assumer l’entièreté du salaire de deux employés, soit le salaire de la travailleuse affectée et celui de la personne qui remplace la travailleuse à son poste régulier. L’employeur propose alors comme solution que l’affectation de la femme enceinte soit offerte uniquement pour combler des postes vacants et non pour des emplois allégés. Selon Mme Fortier, la proposition de l’employeur est irréalisable en raison des règles de dotation en vigueur chez l’employeur.[51]

[Références omises]

[95]           Or, le décideur n’aborde pas ces faits dans sa décision et il n’examine pas les motifs de refus de l’employeur de réaffecter la salariée, si ce n’est pour dire que l’argument soulevé par cette dernière a été rejeté par le passé :

[20]      D’ailleurs, les dispositions de la convention collective qu’invoque la travailleuse afin d’établir la présence de mesures discriminatoires ou de représailles de la part de l’employeur ont fait, par le passé, l’objet de griefs suivant les mêmes arguments. On comprend aisément que le résultat de cette procédure n’est pas à la satisfaction de l’association accréditée. Or, leur modification ne revient pas au Tribunal. Elle doit être à l’initiative des parties au contrat collectif de travail, c’est-à-dire l’employeur et l’association accréditée. On ne peut pas, par l’entremise de la LSST, s’immiscer dans un tel processus afin de dicter des modifications à une convention collective dûment négociée. Le Tribunal n’a pas un tel pouvoir. Tout au plus, une invitation peut être faite aux parties afin d’entreprendre des pourparlers sur ces questions si, ultimement, tel est leur désir.

[21]      C’est en quelques sortes, avec subtilité et habilité, ce que tente de réaliser la travailleuse par la présente contestation.

[…]

[36]      Entre le moment où la travailleuse remet à l’employeur son certificat médical et la décision que rend la Commission, elle entreprend des démarches auprès d’une autre unité du Service de police. Elle explore la possibilité d’une réaffectation à des tâches administratives qui ne comportent pas de dangers physiques pour elle ou pour son enfant à naître. Son syndicat porte finalement cette demande devant le Comité de relation de travail. Au terme d’une rencontre de ce dernier, l’employeur refuse la demande de réaffectation que lui présente la travailleuse.

[37]      C’est dans ce contexte qu’elle produit sa plainte à la Commission. Elle s’estime victime d’une sanction ou de mesures discriminatoires ou de représailles par l’employeur à la suite de son refus de la réaffecter à des tâches administratives dans une autre unité de son Service de police. Ce refus lui occasionne une perte salariale due à son retrait du travail.

[38]      Il s’agit de la discrimination ou des représailles qu’elle invoque. Elles résultent, en définitive, de l’application de la LSST par l’employeur et, ultimement, par la Commission lors du calcul de son indemnité de remplacement du revenu en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[25], la Loi. Il faut comprendre que son revenu net retenu est supérieur au maximum assurable alors établi pour l’année 2020. Il existe ainsi une différence plus que notable entre son salaire et le montant qu’on lui verse à titre d’indemnité de remplacement du revenu.

[39]      Or, comme le précise la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, la cessation de travail survient « Si l’employeur ne peut affecter la travailleuse enceinte ou s’il ne le fait pas […] ». Elle perçoit alors de la Commission une indemnité de remplacement du revenu. Rien n’oblige l’employeur à donner suite à la demande de réaffectation de la travailleuse ou encore à la réaffecter. Son indemnisation dépend exclusivement de l’absence d’affectation immédiate par l’employeur lors de son retrait du travail au moment de la remise du certificat médical qui établit des dangers physiques pour l’enfant à naître ou pour la travailleuse en raison de son état de grossesse.

[40]      C’est donc à l’employeur que revient l’initiative d’affecter la travailleuse enceinte à d’autres tâches une fois le certificat médical reçu. Comme l’explique la Cour suprême dans l’arrêt Dionne c. Commission scolaire des patriotes, il peut être proactif en réaffectant la travailleuse ou faire preuve d’oisiveté en ne donnant pas suite à sa demande implicite de réaffectation. On ne peut ainsi questionner, discuter ou mettre en cause le choix qu’il effectue à ce moment. Cela relève de son droit de gérance.[52]

[Références omises]

[96]           De ce qui précède, le Tribunal est d’avis que le décideur adopte une interprétation restrictive de ce que constitue le « droit à la réaffectation », alors que la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Dionne, s’est prononcée sur l’objet de la LSST précisément dans un contexte d’interprétation des articles 40 et 41 de la LSST et qu’elle a clairement reconnu un « droit à une réaffectation »[53], bien qu’il ne s’agisse pas d’un « droit de réaffectation » de la nature d’une obligation de résultat pour l’employeur. Ce faisant, l’analyse du décideur est clairement tronquée et, à ce titre, déraisonnable.  

[97]           Pour le Tribunal, l’arrêt Dionne ne peut être interprété que comme nécessitant une réponse de l’employeur, à la suite d’une demande d’affectation, qu’elle soit négative ou positive. Il n’a certes pas l’obligation de réaffecter. Par contre, cette réponse doit pouvoir faire l’objet d’un examen dans un contexte où la travailleuse enceinte considère que le refus de la réaffecter à des tâches sécuritaires constitue une sanction dans le cadre de l’exercice de ses droits en vertu des articles 40 ou 41 de la LSST.  Cela apparaît particulièrement évident lorsque la Cour suprême du Canada souligne que « ces droits ont été conçus pour permettre aux travailleuses enceintes de continuer à travailler ou, si aucun autre lieu de travail sécuritaire n’est disponible, d’empêcher qu’elles soient pénalisées sur le plan pécuniaire »[54].

[98]           Ne tenant pas compte de cette contrainte juridique, soit d’un précédent de la Cour suprême du Canada s’imposant à lui quant à l’interprétation des dispositions en litige, le décideur n’a pas complété l’analyse à laquelle il aurait dû s’astreindre, c’est-à-dire l’analyse des motifs de refus de l’employeur quant à la demande d’affectation présentée par la salariée. Or, seul cet exercice aurait permis de déterminer si la salariée est victime ou non de mesures discriminatoires visées par l’article 227 LSST.

[99]           Il est déraisonnable de conclure qu’une travailleuse enceinte bénéficie d’un droit « de demander d'être affectée » à des tâches sécuritaires, tout en soutenant que l’employeur n’a aucune obligation « de donner suite à cette demande »[55]. Que vaut un droit de la travailleuse enceinte de demander d’être réaffectée à des tâches sécuritaires, si ce droit ne donne pas ouverture à une analyse du refus de l’employeur?

[100]       La salariée a raison de soulever que le décideur n’a pas analysé ses arguments principaux dans la décision, à savoir 1) « Est-ce que l'employeur a l'obligation de vérifier s'il y a un emploi disponible et sécuritaire pour la travailleuse lorsque celle-ci demande une affectation à des tâches ne comportant pas de dangers et qu'elle est raisonnablement en mesure d'accomplir? » et 2) « si un emploi sécuritaire est disponible, est-ce que l'employeur a l'obligation d'affecter la travailleuse à ce poste? »[56].

[101]       De ce qui précède, le Tribunal conclut que la plainte de la demanderesse, en vertu de l’article 227 de la LSST, doit être examinée à la lumière des droits dont bénéficie une travailleuse enceinte, au sens des articles 40 et 41 de la LSST, dont le droit pour cette dernière d’obtenir une réponse motivée de l’employeur à la suite de sa demande d’affectation, afin que soit analysé le motif du refus par le décideur.

[102]       Le Tribunal conclut donc que la décision est raisonnable et accueille la demande de pourvoi en contrôle judiciaire.

[103]       Le Tribunal renvoie le dossier devant le Tribunal administratif du travail afin qu’il rende une décision en conformité avec la LSST.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[104]       ACCUEILLE le pourvoi en contrôle judiciaire de la demanderesse;

[105]       CASSE la décision rendue par le défendeur le 16 décembre 2022;

[106]       RETOURNE le dossier au TAT pour qu’il soit statué sur la contestation de la demanderesse conformément aux faits et au droit;

[107]       LE TOUT avec frais de justice.

 

 

 

 

 

__________________________________

NANCY BONSAINT, j.c.s.

 

 

 

Me Carolane Lemay

DUSSAULT DE BLOIS LEMAY BEAUCHESNE S.E.N.C.R.L.

Casier 101

Pour la demanderesse Johanie Ouellet

 

Me Audrey Joncas-Blanchet

BERNIER CHARBONNEAU AVOCATS

900, Place d’Youville

Bureau 700

Québec (Québec) G1R 3P7

Pour le défendeur Tribunal administratif du Québec

 

Me Louis Ste-Marie

Me Daphné Côté

CAIN LAMARRE S.E.N.C.R.L.

Casier 51

Pour la mise en cause Ville de Québec

 

 

Date d’audience :  6 mars 2023

 

 


[1]  Décision du TAT du 16 décembre 2022, pièce P-7 (« la décision »).

[2]  Certificat visant le retrait préventif et l’affectation de la travailleuse enceinte ou qui allaite, 23 décembre 2020, en liasse, pièce P-8, p. 20.

[3]  Courriel du 8 janvier 2021, pièce P-1.

[4]  Compte rendu du CRT daté du 13 janvier 2021, en liasse, pièce P-8, p. 54 à 56 et 64 (items 2 et 17).

[5]  Id., p. 55 et 56.

[6]  Courriel du 18 janvier 2021, pièce P-2.

[7]  Lettre de la CNESST, datée du 8 février 2021, en liasse, pièce P-8, p. 68.

[8]  Courriel de refus de l’employeur daté du 10 février 2021, en liasse, pièce P-8, p. 69 et 70.

[9]  Plainte à la CNESST datée du 10 février 2021, pièce P-8, p. 71 à 74.

[10]  Décision de la CNESST du 29 avril 2022, pièce P-5.

[11]  Contestation de la décision de la CNESST, pièce P-6.

[12]  Décision du TAT du 16 décembre 2022, pièce P-7 (ci-après « la décision »).

[13]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 Vavilov »), par. 23 à 25.

[14]  Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, par. 42-43 (les six catégories de questions sont les suivantes : (1) les normes de contrôle fixées par la loi; (2) les mécanismes d’appel prévus par la loi; (3) les questions constitutionnelles; (4) les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble; et (5) les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs et (6) lorsque les cours de justice et les organismes administratifs ont compétence concurrente en première instance sur une question de droit dans une loi).

[15]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 13, par. 58 et 59.

[16]  Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, 2014 CSC 33.

[17]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 13, par. 62.

[18]  Commission scolaire des Découvreurs c. Syndicat de l'enseignement des Deux-Rives (SEDR-CSQ), 2015 QCCA 910, par. 4 à 9.

[19]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 13, par. 58.

[20]  Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), préc., note 14, par. 47.

[21]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 13, par. 74.

[22]  Id., par. 75.

[23]  Id., par. 75.

[24]  Id., par. 99.

[25]  Id., par. 100.

[26]  Id., par. 101.

[27]  Id., par. 102.

[28]  Id., par. 103.

[29]  Id., par. 105.

[30]  Id., par. 106 et 107.

[31]  Id., par. 106.

[32]  Décision, par. 5.

[33]  Dossier complet du TAT, pièce P-8.

[34]  Décision de la CNESST du 29 avril 2022, par. 10 à 29, pièce P-5.

[35]  Décision, par. 26 et 30.

[36]  Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, préc., note 16, par. 28 et 40. Voir également : Lafontaine, Serge, «Le retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite: qui décide quoi?», dans Barreau du Québec, Service de la formation permanente, Développements récents en droit du travail (1991), Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1991, 133, p. 140.

[37]  Décision, par. 39 et 40.

[38]  Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, préc., note 16, par. 2, 27 et 28.

[39]  Décision, par. 31 à 33 et 49.

[40]  Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, préc., note 16, par. 30.

[41]  Plan d’argumentation de la demanderesse, par. 41.

[42]  Notes et autorités de la partie mise en cause, p. 7.

[43]  Vavilov, préc., note 13, par. 99.

[44]  Id., par. 102 et 105.

[45]  RLRQ, c. S-2.1, art. 40, 41 et 227.

[46]  Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, préc., note 16, par. 1, 2, 3, 5, 25 à 28, 40 et 41.

[47]  RLRQ, c. S-2.1, art. 227.

[48]  Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, préc., note 16, par. 40.

[49]  Décision, par. 40.

[50]  Décision, par. 5.

[51]  Décision de la CNESST du 29 avril 2022, pièce P-5.

[52]  Décision, par. 20, 21 et 36 à 40.

[53]  Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, préc., note 16, par. 3.

[54]  Id., par. 2, 27 et 28.

[55]  Décision, par. 25 et 49.

[56]  Plan d’argumentation de la demanderesse, par. 41 à 55.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.