Décision

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Succession de Langlais

2022 QCTAT 3924

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL

(Division de la santé et de la sécurité du travail)

 

 

Région :

Montréal

 

Dossier :

1237448-71-2107

Dossier CNESST :

509011706

 

 

Montréal,

le 23 août 2022

______________________________________________________________________

 

DEVANT LA JUGE ADMINISTRATIVE :

Marie-Anne Roiseux

______________________________________________________________________

 

 

 

Gérald Langlais (Succession)

 

Partie demanderesse

 

 

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

 

L’APERÇU

[1]                Le 28 février 2020, la docteure Olga Sevryugin produit une attestation médicale, indiquant que monsieur Gérald Langlais, le travailleur, présente un mésothéliome pleural malin. Le travailleur décède le 22 avril 2020.

[2]                Le 27 septembre 2020, madame Carmen Pilon Langlais, veuve du travailleur, dépose une réclamation pour son époux Gérald Langlais. Elle y mentionne que le travailleur a été exposé à l’amiante lors de son emploi de mécanicien au service des bâtiments.

[3]                Le 11 février 2021, le Comité spécial des présidents, le Comité, confirme les conclusions du Comité des maladies professionnelles pulmonaires que le diagnostic de mésothéliome pleural malin est d’origine professionnelle et que le travailleur est décédé des suites et complications de ce mésothéliome pleural. De plus, le Comité conclut qu’il y a une atteinte permanente dont le déficit est de 120 %.

[4]                Le 23 février 2021, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, la Commission, accepte la réclamation de la conjointe du travailleur à titre de maladie professionnelle à compter du 28 février 2020 pour un mésothéliome pleural malin et déclare que cette lésion entraîne une atteinte permanente. Elle ajoute qu’une décision sera rendue quant au pourcentage et au montant de l’indemnité pour préjudice corporel qui sera versée à la conjointe du travailleur. Cette décision n’a pas fait l’objet d’une demande de révision.

[5]                Le 28 avril 2021, en vertu de l’article 365 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, la Loi[1] , la Commission reconsidère sa décision et conclut que le travailleur n’ayant pas fait sa réclamation de son vivant, l’atteinte permanente n’est pas payable. Cette décision est confirmée le 18 juin 2021 à la suite d’une révision administrative. C’est le litige dont est saisi le Tribunal.

[6]                Lors de l’audience tenue virtuellement le 6 juin 2022, l’avocate de la succession demande que la décision de la Commission soit infirmée pour deux raisons :

  • Il n’y a pas d’erreur justifiant une reconsidération;
  • La lésion professionnelle du travailleur s’étant manifestée avant son décès, la succession a droit au versement de l’indemnité pour préjudice corporel.

[7]                Pour les motifs qui suivent, le Tribunal conclut que l’indemnité pour préjudice corporel est payable à la succession du travailleur.

L’ANALYSE

[8]                Le Tribunal doit décider si la succession du travailleur a droit à l’indemnité pour préjudice corporel.

[9]                Précisons d'ores et déjà que les conclusions du Comité ne sont pas remises en question, tant sur la reconnaissance de la maladie professionnelle que sur l’atteinte permanente qui en découle.

[10]           La Commission justifie sa reconsidération alléguant que la réclamation du travailleur ayant été produite après son décès, l’atteinte permanente ne serait pas payable.

[11]           Le Tribunal retient que la Commission pouvait reconsidérer sa décision si elle corrigeait une erreur comme le permet l’article 365 de la Loi :

365.  La Commission peut reconsidérer sa décision dans les 90 jours, si celle-ci n'a pas fait l'objet d'une décision rendue en vertu de l'article 358.3, pour corriger toute erreur.

 

Elle peut également, de sa propre initiative ou à la demande d'une partie, si sa décision a été rendue avant que soit connu un fait essentiel, reconsidérer cette décision dans les 90 jours de la connaissance de ce fait.

 

Avant de reconsidérer une décision, la Commission en informe les personnes à qui elle a notifié cette décision.

 

Le présent article ne s'applique pas à une décision rendue en vertu du chapitre IX.

 

 

[12]           Toutefois, le Tribunal retient que la Commission considère erronément que l’indemnité pour préjudice corporel n’est pas payable si le travailleur n’a pas fait sa réclamation pour une lésion professionnelle avant son décès.

[13]           Les articles suivants de la Loi portent sur les conditions du versement de l’indemnité pour préjudice corporel :

83.  Le travailleur victime d'une lésion professionnelle qui subit une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique a droit, pour chaque accident du travail ou maladie professionnelle pour lequel il réclame à la Commission, à une indemnité pour préjudice corporel qui tient compte du déficit anatomo-physiologique et du préjudice esthétique qui résultent de cette atteinte et des douleurs et de la perte de jouissance de la vie qui résultent de ce déficit ou de ce préjudice.

 

88.  La Commission établit le montant de l'indemnité pour préjudice corporel dès que les séquelles de la lésion professionnelle sont médicalement déterminées.

 

Lorsqu'il est médicalement impossible de déterminer toutes les séquelles de la lésion deux ans après sa manifestation, la Commission estime le montant minimum de cette indemnité d'après les séquelles qu'il est médicalement possible de déterminer à ce moment.

 

Elle fait ensuite les ajustements requis à la hausse dès que possible.

 

90.  La Commission paie au travailleur des intérêts sur le montant de l'indemnité pour préjudice corporel à compter de la date de la réclamation faite pour la lésion professionnelle qui a causé l'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique du travailleur.

 

Le taux de ces intérêts est déterminé suivant les règles établies par règlement. Ces intérêts sont capitalisés quotidiennement et font partie de l'indemnité.

 

91.  L'indemnité pour préjudice corporel n'est pas payable en cas de décès du travailleur.

 

Cependant, si le travailleur décède d'une cause étrangère à sa lésion professionnelle et qu'à la date de son décès, il était médicalement possible de déterminer une séquelle de sa lésion, la Commission estime le montant de l'indemnité qu'elle aurait probablement accordée et en verse un tiers au conjoint du travailleur et l'excédent, à parts égales, aux enfants qui sont considérés personnes à charge.

 

En l'absence de l'un ou de l'autre, la Commission verse le montant de cette indemnité au conjoint ou aux enfants qui sont considérés personnes à charge, selon le cas.

 

[Notes omises]

 

 

[14]           Le Tribunal comprend de la décision que la Commission estime que le travailleur étant décédé avant sa réclamation, l’indemnité pour le déficit anatomo-physiologique ne serait pas payable en vertu du premier paragraphe de l’article 91.

[15]           Dans une affaire très similaire[2], le Tribunal rappelle l’interprétation retenue par la jurisprudence pour le premier paragraphe de l’article 91 :

[23] Pour ce qui est de son premier paragraphe, la jurisprudence enseigne qu’il vise les « cas où le décès est concomitant à la survenance de la lésion professionnelle ». Dès lors, bien que le travailleur soit décédé 12 jours après la date retenue par la Commission pour marquer le jour de la manifestation de sa maladie professionnelle pulmonaire, son décès n’est pas concomitant avec la survenance de celle-ci. Dans ces conditions, la règle édictée au premier paragraphe de l’article 91 ne fait pas obstacle au droit à une indemnité pour dommages corporels.

 

[Note omise]

 

 

[16]           Ce qui importe donc, c’est que la maladie professionnelle se soit manifestée avant le décès. Dans la présente affaire, le certificat médical a été émis le 28 février 2020 et le travailleur est décédé le 22 avril suivant, soit près de deux mois plus tard.

[17]           La lésion professionnelle a donc été diagnostiquée alors que le travailleur était vivant et son décès n’est pas concomitant à la survenance de la lésion professionnelle. Le fait que la reconnaissance de la lésion professionnelle n’a pu se concrétiser avant l’avis du Comité ne peut préjudicier au travailleur ou à la succession.

[18]           Par ailleurs, toujours dans l’affaire Succession de Connolly et Pomerleau inc.[3], il est rappelé l’enseignement de la Cour d'appel du Québec dans McKenna[4] :

[24] Depuis l’arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire McKenna, il est également reconnu que le décès d’un travailleur ne met pas fin au droit à l’indemnité pour dommages corporels. À ce sujet, la Cour expose :

 

[70] Soutenir que le décès met fin automatiquement à toute réclamation pour dommages corporels est faire dépendre le droit à l’indemnité de la conjonction de deux événements sur lesquels le réclamant n’a aucun contrôle, soit le délai de traitement de la réclamation d’une part et le décès d’autre part. Ainsi, le droit qu’accorde clairement le législateur dépendrait de la rapidité avec laquelle la demande est évaluée et de la résistance physique du réclamant.

 

[71] Ce résultat, me semble-t-il, est absurde et il eût été facile, si telle était la volonté du législateur d'être beaucoup plus précis dans la formulation du premier alinéa de l’article 91. Si le droit naît avec la réclamation, la contestation subséquente de l’existence de toutes les conditions pour que l’indemnité puisse être réclamée ne fait que confirmer ou, le cas échéant, infirmer celui-ci. Par la suite, si ce droit est constaté même après le décès du travailleur, il me semble logique d’affirmer que la créance qu’il représente était due dès le moment où la demande a été faite. L’adjudication sur les conditions de l’ouverture du droit de réclamer l’indemnité est simplement déclaratoire puisqu’elle vise à constater l’existence de certains faits et non constitutive de droit.

 

[25] Par ailleurs, il était médicalement possible de déterminer les séquelles de la lésion professionnelle du travailleur avant son décès. À preuve, le CMPP et le Comité spécial des Présidents n’ont eu aucune difficulté à identifier le déficit anatomo-physiologique pertinent. Conformément à l’article 88 de la Loi, la Commission était donc en mesure d’établir le montant de l'indemnité pour préjudice corporel prévue par son article 83 quand elle a rendu sa décision initiale du 22 mars 2019.

 

[26] Tout compte fait, la décision en litige prive la conjointe du travailleur du droit à une indemnité pour préjudice corporel uniquement parce que ce dernier n’a pas produit de réclamation avant de mourir. Alors qu’il est décédé en juin 2018, c’est le 5 septembre 2018 qu’une de ses filles a transmis une demande d’indemnisation à la Commission énonçant qu’il a été exposé à de l’amiante dans le cadre de ses activités professionnelles, qu’il est décédé le 11 juin 2018 et qu’une autopsie a permis d’identifier un mésothéliome.

 

[27] Selon le Tribunal, cette justification n’est pas valable.

 

[28] Comme l’enseigne la Cour d’appel dans l’affaire McKenna, il est déraisonnable de subordonner le droit à l’indemnité en cause à des événements sur lesquels le travailleur n’exerçait aucun contrôle.

 

[Notes omises]

[19]           Le Tribunal retient que l’interprétation que la Commission voudrait donner au premier alinéa de l’article 91 n’est pas conforme aux enseignements de la Cour d'appel et à la jurisprudence élaborée par la Commission des lésions professionnelles et de ce Tribunal.

[20]           Dans la présente affaire, rappelons que malgré le décès du travailleur, le Comité et le CMPP ont pu établir, à partir du dossier hospitalier et de l’historique de travail, le lien entre le mésothéliome pleural malin et l’exposition du travailleur à l’amiante dans l’exécution de son travail. Ils ont aussi été en mesure d’établir, à partir des renseignements médicaux, le déficit anatomo-physiologique.

[21]           Par ailleurs, le délai entre l’émission d’un certificat médical et le dépôt de la réclamation du travailleur par la veuve de celui-ci s’explique par le fait que cette dernière a plusieurs conditions médicales qui limitent son autonomie et ses déplacements. Son conjoint était, jusqu’à son hospitalisation en janvier 2020, son proche aidant.

[22]           Considérant l’évolution rapide de la maladie du travailleur et son hospitalisation en soins palliatifs à compter du 28 février 2020 jusqu’à son décès, il est compréhensible que son épouse, ayant de graves problèmes de santé elle-même, n’ait pas été en mesure de déposer la réclamation alors que le travailleur était vivant.

[23]           Enfin la soussignée souscrit entièrement au propos du Tribunal dans l’affaire Succession de Connolly et Pomerleau inc.[5] :

[32]  Par ailleurs, la Loi est une législation à caractère hautement social. Entre autres, la Cour d’appel du Québec écrit dans l’affaire Boissonneault c. Constructions Marquis Laflamme inc., ce qui suit :

 

[28] La L.a.t.m.p., législation d’ordre public à vocation hautement sociale, doit recevoir « une interprétation large et libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin ». Par ailleurs, en matière de déchéance de droit, il paraît raisonnable d'interpréter les dispositions de la loi de manière à protéger les droits du justiciable. C’est certes le cas lorsque la législation dont il s’agit en est une, comme en l’espèce, à vocation sociale.

 

[33] Conséquemment, c’est faire preuve d’un formalisme inacceptable que d’exiger le dépôt d’une réclamation avant le décès du travailleur pour permettre à sa conjointe de bénéficier de l’indemnité pour préjudice corporel à laquelle il avait droit de son vivant. Le droit à cette indemnité est lié à la lésion professionnelle du 30 mai 2018 en vertu de l’article 83 de la Loi. Quant à la réclamation, elle permet simplement en cette matière de percevoir des intérêts à compter de son dépôt en vertu de l’article 90 de la Loi.

 

[Notes omises]

 

 

[24]           Tel que mentionné plus haut, le Tribunal rappelle que le pourcentage établi par le Comité pour le déficit anatomo-physiologique n’a pas été remis en question. L’indemnité pour l’atteinte permanente devra donc être calculée en fonction de ce pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :

ACCUEILLE la contestation de Gérald Langlais (Succession);

INFIRME la décision rendue le 18 juin 2021 par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail à la suite d’une révision administrative;

DÉCLARE que la conjointe de feu monsieur Gérald Langlais, madame Carmen Pilon, a droit à l’indemnité pour préjudice corporel conformément au pourcentage retenu par le Comité spécial des présidents.

 

 

 

__________________________________

 

Marie-Anne Roiseux

 

 

 

 

 

Me Sophie Mongeon

DESROCHES, MONGEON

Pour la partie demanderesse

 

 

Date de la mise en délibéré : 6 juin 2022

 

 


[1]  RLRQ, c. A-3.001.

[2]  Succession de Connolly et Pomerleau inc., 2021 QCTAT 3636.

[3]  Précitée, note 2.

[4]  McKenna c. Commission des lésions professionnelles et Commission de la santé et de la sécurité du travail et J.M. Asbestos inc. [2001] C.L.P. 491 (C.A.)

[5]  Précitée, note 2

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