
COUR SUPRÊME DU CANADA |
Référence : R. c. Kloubakov, 2025 CSC 25 | | Appel entendu : 12 et 13 novembre 2024 Jugement rendu
: 24 juillet 2025 Dossier : 41017 |
Entre : Mikhail Kloubakov et Hicham Moustaine Appelants et Sa Majesté le Roi Intimé - et - Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver Rape Relief Society, Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, Aboriginal Women’s Action Network, Formerly Exploited Voices Now Educating, London Abused Women’s Centre, Strength in Sisterhood, Alliance des chrétiens en droit, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, Amnesty International, Canadian Section (English Speaking), HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida, Action Canada pour la santé et les droits sexuels, Association canadienne des libertés civiles, Tiffany Anwar, David Asper Centre for Constitutional Rights, British Columbia Civil Liberties Association, Ontario Coalition of Rape Crisis Centres, Alliance évangélique du Canada et Association for Reformed Political Action Canada Intervenants Traduction française officielle Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau |
Motifs de jugement : (par. 1 à 172) | La Cour |
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Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Mikhail Kloubakov et
Hicham Moustaine Appelants
c.
Sa Majesté le Roi Intimé
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureur général de la Nouvelle-Écosse,
procureur général du Manitoba,
procureur général de la Colombie-Britannique,
Vancouver Rape Relief Society,
Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle,
Aboriginal Women’s Action Network,
Formerly Exploited Voices Now Educating,
London Abused Women’s Centre, Strength in Sisterhood,
Alliance des chrétiens en droit,
Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes,
Amnesty International, Canadian Section (English Speaking),
HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Coalition des organismes
communautaires québécois de lutte contre le sida,
Action Canada pour la santé et les droits sexuels,
Association canadienne des libertés civiles, Tiffany Anwar,
David Asper Centre for Constitutional Rights,
British Columbia Civil Liberties Association,
Ontario Coalition of Rape Crisis Centres,
Alliance évangélique du Canada et
Association for Reformed Political Action Canada Intervenants
Répertorié : R. c. Kloubakov
2025 CSC 25
No du greffe : 41017.
2024 : 12, 13 novembre; 2025 : 24 juillet.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à la sécurité de la personne — Personnes travailleuses du sexe — Services sexuels — Mesures de sécurité — Les infractions consistant à bénéficier d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels et à amener une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution qui sont énoncées dans le Code criminel violent‑elles le droit des personnes travailleuses du sexe à la sécurité de leur personne en les empêchant de prendre les mesures de sécurité nécessaires?— Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 286.2, 286.3.
En 2014, le Parlement a édicté le projet de loi C‑36, la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation (« LPCPVE »), en tant que nouveau paradigme pour réglementer la vente de services sexuels au Canada afin de donner suite à la décision de la Cour dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101. Dans l’arrêt Bedford, plusieurs infractions criminelles liées à la vente de services sexuels avaient été déclarées inconstitutionnelles parce qu’elles restreignaient l’activité légale qu’était la vente de services sexuels d’une façon qui empêchait les personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité pour assurer leur propre protection, comme la vente de tels services à partir de lieux fixes situés à l’intérieur et l’embauche de chauffeurs et de gardes du corps. La LPCPVE a criminalisé l’achat de services sexuels et a ajouté de nouvelles infractions au Code criminel, y compris le fait de bénéficier d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels (art. 286.2), et celui d’amener une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution, aussi appelé le proxénétisme (art. 286.3).
En 2019, les accusés, qui travaillaient comme chauffeurs dans une agence d’escortes, ont été inculpés de plusieurs infractions criminelles, notamment de celles concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme prévues aux art. 286.2 et 286.3. Ils ont été déclarés coupables de ces deux infractions; toutefois, la juge du procès a statué que ces infractions interdisaient aux personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford et qu’elles avaient donc une incidence défavorable sur la sécurité de leur personne, et violaient l’art. 7 de la Charte. La juge du procès a ordonné l’arrêt des procédures. La Cour d’appel a rétabli les déclarations de culpabilité des accusés, statuant que les infractions contestées n’interdisaient pas aux personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité et ne violaient donc pas l’art. 7.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
En appliquant le principe moderne d’interprétation législative, ni l’infraction concernant l’avantage matériel ni celle relative au proxénétisme n’interdisent les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford. Par conséquent, les infractions ne mettent pas en jeu la sécurité de la personne des travailleuses et travailleurs du sexe et ne violent pas l’art. 7 de la Charte. Les déclarations de culpabilité des accusés sont confirmées.
Avant d’évaluer la constitutionnalité de dispositions législatives, il est d’abord nécessaire d’interpréter les dispositions en cause conformément au principe moderne selon lequel il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. Les dispositions législatives doivent être interprétées en tenant compte de leur texte, de leur contexte et de leur objet pour en déterminer la portée.
En l’espèce, les nouvelles infractions ajoutées au Code criminel ont deux objectifs : (1) réduire la demande de travail du sexe; et (2) protéger les personnes travailleuses du sexe contre les risques de violence, d’abus et d’exploitation liés à l’industrie du travail du sexe. La poursuite du premier objectif vise à décourager l’entrée dans le commerce du sexe, à dissuader d’y participer et, en fin de compte, à l’abolir dans toute la mesure du possible, afin de protéger les individus, les collectivités, la dignité humaine et l’égalité, étant donné les dommages sociaux, la violence et l’exploitation des personnes marginalisées et vulnérables, en particulier les femmes et les enfants, que le Parlement considère comme inhérents au travail du sexe. Le deuxième objectif comporte deux aspects : a) protéger les personnes travailleuses du sexe contre les tiers qui commercialisent la vente de services sexuels; et b) permettre aux personnes travailleuses du sexe de se protéger des dangers que posent les acheteurs de services sexuels. Le premier aspect ressort notamment des infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme, qui reconnaissent que les tiers qui profitent de la vente de services sexuels causent, perpétuent et exploitent les méfaits du commerce du sexe. En vertu du deuxième aspect, les personnes qui vendent leurs propres services sexuels se voient conférer une immunité contre les poursuites. Les deux aspects visent à protéger les individus, les collectivités, la dignité humaine et l’égalité.
Correctement interprétée, l’infraction concernant l’avantage matériel n’empêche pas les personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité identifiées dans l’arrêt Bedford. L’infraction relative à l’avantage matériel vise à interdire le fait de tirer un avantage matériel de la vente des services sexuels d’autrui dans des situations d’exploitation, notamment en empêchant les tiers de profiter du travail du sexe d’autrui, tout en permettant aux personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité et d’entretenir des relations familiales ou d’affaires légitimes. L’infraction concernant l’avantage matériel interdit à quiconque de bénéficier d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir ou avoir été obtenu, directement ou indirectement, de l’achat des services sexuels d’autrui, mais sa portée est limitée par les exceptions établies par voie législative au par. 286.2(4), qui permettent aux personnes travailleuses du sexe de se protéger et de conclure des arrangements d’affaires au moyen desquels elles peuvent embaucher du personnel. Cependant, les exceptions établies par voie législative excluent cinq situations que le Parlement considère comme étant des situations d’exploitation, dont deux sont en cause en l’espèce : lorsqu’un avantage matériel est obtenu « dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution » (al. 286.2(5)e)); et lorsqu’une personne fournit « des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes » à une personne travailleuse du sexe en vue de l’aider ou de l’encourager à vendre des services sexuels (al. 286.2(5)c)).
L’alinéa 286.2(5)e) n’empêche pas les personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité. L’expression « entreprise commerciale » n’est pas définie dans la LPCPVE; toute interprétation de cette disposition doit prendre en considération son objectif dans le contexte de la LPCPVE dans son ensemble. L’intertitre du Code criminel sous lequel se trouvent les dispositions ajoutées par la LPCPVE, « Marchandisation des activités sexuelles », éclaire l’interprétation de l’ensemble de ces dispositions, y compris l’expression « entreprise commerciale ». Une « entreprise commerciale » implique nécessairement la réalisation d’un bénéfice provenant de la marchandisation des activités sexuelles par un tiers. Par conséquent, la question clé pour identifier une entreprise commerciale est de savoir si un tiers participe aux bénéfices du travail du sexe d’autrui. Il n’est pas exigé qu’il y ait dans les faits une conduite empreinte d’exploitation ou que les bénéfices soient excessifs ou déraisonnables. L’interdiction des « entreprises commerciales » cible plutôt l’exploitation inhérente que le Parlement voit comme découlant de la marchandisation et de la commercialisation du travail du sexe par des tiers. Il appartiendra aux tribunaux de déterminer au cas par cas si une entreprise donnée est une « entreprise commerciale » se livrant à la marchandisation des activités sexuelles, à partir de faits précis et d’une interprétation contextuelle et téléologique de l’expression. Toutefois, certains types de conduite sont nécessairement exclus de la portée de la notion d’« entreprise commerciale » : une personne qui vend ses propres services sexuels, que ce soit de façon indépendante ou en collaboration avec d’autres; un tiers, tel un chauffeur, un réceptionniste, un garde du corps ou un gérant, qui fournit des services de sécurité à des personnes qui vendent leurs propres services sexuels en vertu d’un arrangement de coopération; des personnes travailleuses du sexe qui exercent leurs activités à l’intérieur à partir d’un « refuge sûr » sans but lucratif; et un individu ou une entité qui ne fait que louer un local à une personne travailleuse du sexe indépendante et qui ne participe pas à la marchandisation des activités sexuelles.
En ce qui a trait à l’al. 286.2(5)c), cette disposition n’empêche pas non plus les personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité, parce qu’elle ne criminalise pas l’acte d’un tiers qui donne un comprimé de Tylenol à une personne qui vend ses propres services sexuels. Bien que le mot « drug » figurant dans la version anglaise de la disposition puisse désigner à la fois des stupéfiants et d’autres médicaments comme le Tylenol, toute ambiguïté est résolue par le mot « drogue » utilisé dans la version française, mot dont le sens est plus restreint et qui ne désigne que des stupéfiants, et non d’autres médicaments. De plus, le mot « drogue » à l’al. 286.2(5)c) est inclus dans une liste qui comprend les autres mots associés « alcool ou [. . .] autres substances intoxicantes »; ces mots ont tous une caractéristique commune, à savoir qu’ils ne désignent que des substances intoxicantes. Un comprimé de Tylenol n’est pas une substance intoxicante. Cette interprétation est du reste conforme à l’objectif de la LPCPVE dans son ensemble, à savoir cibler l’exploitation des personnes travailleuses du sexe, notamment par des tiers qui profitent de la dépendance aux drogues afin d’exercer un pouvoir et un contrôle sur ces personnes.
L’infraction concernant le proxénétisme n’empêche pas non plus les personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité. Cette infraction vise à empêcher le fait d’amener des personnes à vendre leurs services sexuels, en vue de faciliter l’achat de tels services. Elle interdit le fait d’amener une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution, ainsi que celui de recruter, de détenir, de cacher ou d’héberger une personne, ou d’exercer un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne, en vue de faciliter l’achat de services sexuels. L’infraction dissuade les proxénètes d’encourager directement ou indirectement autrui à entrer dans le commerce du sexe. Elle exige nécessairement la participation active du proxénète dans la vente des services sexuels d’autrui en insistant sur une mens rea élevée d’intention spécifique de faciliter l’achat de services sexuels. La conduite interdite doit viser à faciliter l’infraction d’achat de services sexuels en incitant une personne à offrir des services sexuels en vue de leur achat. L’accusé ne doit pas simplement sciemment ou sans le savoir faciliter l’infraction d’achat de services sexuels, mais il doit également entendre spécifiquement que ses actes incitent une personne à offrir des services sexuels en vue de leur achat. L’intention de l’accusé est déterminée subjectivement, en fonction de la nature de la relation.
Quelqu’un qui ne fait que donner des conseils sur les pratiques sécuritaires à une personne travailleuse du sexe ne serait pas, sans plus, coupable de proxénétisme, car cela ne se trouve pas à entraîner ou à inciter une personne travailleuse du sexe à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution, ou encore à avoir un effet persuasif sur elle pour qu’elle le fasse. Cela ne constitue pas non plus une conduite destinée spécifiquement à faciliter l’infraction d’achat de services sexuels. De même, le simple fait de louer à une personne travailleuse du sexe une chambre à partir de laquelle elle pourrait vendre des services sexuels n’est pas non plus susceptible, sans plus, de constituer du proxénétisme, car une telle conduite est dépourvue de la mens rea requise, c.‑à‑d. l’intention spécifique de faciliter l’achat de services sexuels en incitant une personne à offrir de tels services en vue de leur achat. Le fait de louer une chambre à une personne travailleuse du sexe faciliterait certes l’acte de vendre des services sexuels, mais il ne constituerait pas du proxénétisme, car le Parlement a expressément conçu les nouvelles infractions pour faire la distinction entre l’achat et la vente de services sexuels : l’achat demeure criminalisé, alors que la vente bénéficie d’une immunité contre les poursuites. De même, les tiers tels les réceptionnistes, les gérants ou les chauffeurs employés par les personnes travailleuses du sexe, qui travaillent pour accroître leur sécurité, ne sont pas visés par l’infraction relative au proxénétisme, parce que de tels employés n’ont pas la mens rea requise, à moins d’avoir l’intention spécifique de faciliter l’achat de services sexuels. En revanche, une agence commerciale qui recrute des personnes pour la vente de services sexuels, fournit des locaux pour les opérations, fait de la publicité auprès d’acheteurs éventuels, donne des rendez‑vous et perçoit des frais d’agence engagerait sa responsabilité relativement à l’infraction concernant le proxénétisme. Une telle agence commerciale se livrerait directement à la promotion de la marchandisation des services sexuels, en contravention du premier aspect de l’objectif lié à la sécurité des nouvelles infractions.
Pour ce qui est de la question de savoir si les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme violent l’art. 7 de la Charte, le cadre juridique établi fondé sur l’art. 7 comporte deux étapes. À la première étape, le demandeur doit établir que la disposition législative contestée prive quelqu’un de la vie, de la liberté ou de la sécurité de sa personne. Il faut pour cela démontrer un lien de causalité suffisant entre la disposition et la privation reprochée de l’intérêt garanti par l’art. 7 ou l’incidence négative sur celui‑ci; même le risque d’une telle privation suffit pour mettre en jeu l’art. 7. À la deuxième étape, le demandeur doit démontrer que cette privation n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale — par exemple si la disposition législative est arbitraire, de portée excessive ou totalement disproportionnée.
Correctement interprétées suivant le principe moderne d’interprétation législative, les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme permettent aux personnes travailleuses du sexe, ou à tout individu qu’elles embauchent, de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford, comme utiliser des lieux fixes situés à l’intérieur, retenir les services de tiers pour atténuer les risques pour la sécurité, rendre des services sexuels en collaboration avec d’autres personnes travailleuses du sexe, ou se donner l’une l’autre des conseils sur les conditions de travail sécuritaires. Par conséquent, ni l’une ni l’autre des infractions ne mettent en jeu la sécurité de la personne des travailleuses et travailleurs du sexe. En ce qui a trait au droit à la vie des personnes travailleuses du sexe, l’examen des risques de violence ou même de mort auxquels sont exposées ces personnes ferait double emploi avec l’analyse relative au droit à la sécurité de la personne. Pour ce qui est du droit à la liberté, la question de savoir si l’art. 7 de la Charte protège un droit fondamental de vendre des services sexuels en tant qu’aspect du droit d’un individu à la liberté équivaut à une nouvelle question constitutionnelle. De nouvelles questions constitutionnelles ne seront que rarement entendues, compte tenu de l’ensemble des circonstances, dont la teneur du dossier, l’équité envers toutes les parties, l’importance que la question soit résolue, le fait que l’affaire se prête ou non à une décision et les intérêts de l’administration de la justice en général. En l’espèce, il serait imprudent de trancher cette question, car elle n’a pas été examinée par les juridictions inférieures.
Jurisprudence
Arrêts examinés : Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; R. c. N.S., 2022 ONCA 160, 413 C.C.C. (3d) 5, autorisation d’appel refusée, Bulletin des procédures, 13 janvier 2023, p. 33; arrêts mentionnés : Canadian Alliance for Sex Work Law Reform c. Attorney General, 2023 ONSC 5197, 535 C.R.R. (2d) 40; R. c. J.J., 2022 CSC 28, [2022] 2 R.C.S. 3; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; Canada (Procureur général) c. JTI-Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; R. c. Downes, 2023 CSC 6; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38; R. c. Safarzadeh-Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] 1 R.C.S. 175; R. c. Alcorn, 2021 MBCA 101, 407 C.C.C. (3d) 395; R. c. Gallone, 2019 ONCA 663, 147 O.R. (3d) 225; R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357; Boma Manufacturing Ltd. c. Banque Canadienne Impériale de Commerce, [1996] 3 R.C.S. 727; Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll-Byrne, 2022 CSC 48; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217; Opitz c. Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55, [2012] 3 R.C.S. 76; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754; R. c. Deutsch, [1986] 2 R.C.S. 2; R. c. Joseph, 2020 ONCA 733, 153 O.R. (3d) 145; R. c. Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 R.C.S. 555; R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551; R. c. Ochrym, 2021 ONCA 48, 400 C.C.C. (3d) 358; R. c. T.J.F., 2024 CSC 38; R. c. Greyeyes, [1997] 2 R.C.S. 825; Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; R. c. Smith, 2015 CSC 34, [2015] 2 R.C.S. 602; R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; Wakeling c. États-Unis d’Amérique, 2014 CSC 72, [2014] 3 R.C.S. 549; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120; R. c. Brown, 2022 CSC 18, [2022] 1 R.C.S. 374; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Walker c. Île‑du‑Prince‑Édouard, [1995] 2 R.C.S. 407; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844; R. c. Campbell, 2024 CSC 42; R. c. J.F., 2022 CSC 17, [2022] 1 R.C.S. 330; Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 24(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 21, 91(1)a), 95(1), 96(1), partie VIII, 279.01, 279.02, 286.1 à 286.4 [aj. 2014, c. 25, art. 20], 286.5.
Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 13.
Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, L.C. 2014, c. 25, préambule.
Projet de loi C‑36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d’autres lois en conséquence, 2e sess., 41e lég., 2014.
Doctrine et autres documents cités
Brun, Henri, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet. Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 147, no 101, 2e sess., 41e lég., 11 juin 2014, p. 6652-6655.
Canada. Ministère de la Justice. Document technique : Projet de loi C‑36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d’autres lois en conséquence (Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation), Ottawa, mis à jour le 1er décembre 2014.
Côté, Pierre‑André, et Mathieu Devinat. Interprétation des lois, 5e éd., Montréal, Thémis, 2021.
Crankshaw’s Criminal Code of Canada, R.S.C. 1985, éd. rév., Toronto, Carswell, 1993 (feuilles mobiles mises à jour 2025, envoi no 3).
Grand Robert de la langue française (version électronique), « drogue », « proxénétisme ».
Haak, Debra M. « Revisiting the Analytical Distinction Between Section 7 and Section 1 of the Charter : Legislative Objectives, Policy Goals and Public Interests » (2023), 112 S.C.L.R. (2d) 115.
Haak, Debra M. « The Case of the Reasonable Hypothetical Sex Worker » (2022), 60 Alta. L. Rev. 205.
Haak, Debra M. « Two Different Conceptions of Equality : Arguments About the Constitutionality of Commercial Sex Laws in Canada » (2024), 2 S.C.L.R. (3d) 117.
Hogg, Peter W., et Wade K. Wright. Constitutional Law of Canada, 5e éd. suppl., Toronto, Thomson Reuters, 2023 (mise à jour 2024, envoi no 1).
Roach, Kent. « The Uses and Audiences of Preambles in Legislation » (2001), 47 R.D. McGill 129.
Stewart, Hamish. « Overbreadth Revisited » (2024), 69 R.D. McGill 247.
Sullivan, Ruth. The Construction of Statutes, 7e éd., Toronto, LexisNexis, 2022.
Watt, David, Michelle Fuerst et Jill D. Makepeace. The 2025 Annotated Tremeear’s Criminal Code, Toronto, Thomson Reuters, 2024.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Rowbotham, Hughes et Antonio), 2023 ABCA 287, 64 Alta. L.R. (7th) 61, [2024] 4 W.W.R. 465, 430 C.C.C. (3d) 392, 537 C.R.R. (2d) 332, 91 C.R. (7th) 89, [2023] A.J. no 1034 (Lexis), 2023 CarswellAlta 2567 (WL), qui a infirmé deux décisions de la juge Eidsvik, 2022 ABQB 21, [2022] A.J. no 29 (Lexis), 2022 CarswellAlta 83 (WL), et 2021 ABQB 960, [2021] A.J. no 1756 (Lexis), 2021 CarswellAlta 3356 (WL). Pourvoi rejeté.
Shannon Gunn Emery et Kimberly Arial, pour les appelants.
Matthew Griener et Katherine Elizabeth Fraser, pour l’intimé.
John Provart et Lindy Rouillard-Labbé, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Deborah Krick, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Mark A. Scott, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.
Charles Murray, Inderjit Singh et Dayna Queau‑Guzzi, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
Lara Vizsolyi, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
Janine Benedet, c.r., et Gwendoline Allison, pour les intervenants Vancouver Rape Relief Society, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, Aboriginal Women’s Action Network, Formerly Exploited Voices Now Educating, London Abused Women’s Centre et Strength in Sisterhood.
André M. Schutten, Derek Ross et Vivian Clemence, pour l’intervenante l’Alliance des chrétiens en droit.
Andrea Gonsalves, Alexandra Heine et Olivia Eng, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes.
Danielle Bisnar et Clémence Thabet, pour l’intervenante Amnesty International, Canadian Section (English Speaking).
Geetha Philipupillai, Laurent Trépanier Capistran et Ryan Peck, pour les intervenantes HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, la Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida et Action Canada pour la santé et les droits sexuels.
Zain Naqi et Annecy Pang, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Michael Rosenberg, Alana Robert et Holly Kallmeyer, pour l’intervenante Tiffany Anwar.
Stephen Aylward et Cheryl Milne, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.
Akosua Matthews et Ruthie Wellen, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
Marcus McCann et M. P. Tristan Miller, pour l’intervenante Ontario Coalition of Rape Crisis Centres.
Garifalia Milousis et John Sikkema, pour les intervenantes l’Alliance évangélique du Canada et Association for Reformed Political Action Canada.
Version française du jugement rendu par
La Cour —
TABLE DES MATIÈRES |
Paragraphe |
I. Introduction | [1] |
II. Bedford | [5] |
III. Réaction du Parlement à l’arrêt Bedford : la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation | [20] |
A. Infraction concernant l’achat (art. 286.1) | [25] |
B. Infraction concernant l’avantage matériel (art. 286.2) | [27] |
(1) Interdiction (par. 286.2(1)) | [27] |
(2) Exceptions (par. 286.2(4)) | [29] |
(3) Exceptions aux exceptions (par. 286.2(5)) | [30] |
C. Infraction concernant le proxénétisme (art. 286.3) | [31] |
D. Infraction concernant la publicité (art. 286.4) | [33] |
E. Immunité contre les poursuites pour la personne qui vend ou qui fait la publicité de ses propres services sexuels (art. 286.5) | [34] |
IV. Contexte factuel | [35] |
V. Décisions des juridictions inférieures | [43] |
A. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 2021 ABQB 960 (la juge Eidsvik) (« décision en matière constitutionnelle ») | [43] |
B. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 2022 ABQB 21 (la juge Eidsvik) | [51] |
C. Cour d’appel de l’Alberta, 2023 ABCA 287, 64 Alta. L.R. (7th) 61 (les juges Rowbotham, Hughes et Antonio) | [53] |
VI. Questions en litige | [58] |
VII. Analyse | [59] |
A. Quelle est la portée de la conduite visée par les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme? | [61] |
(1) Principes d’interprétation législative | [61] |
(2) Objectifs de la LPCPVE | [63] |
a) Réduire la demande de travail du sexe | [69] |
b) Protéger la sécurité des personnes travailleuses du sexe | [74] |
(3) L’infraction concernant l’avantage matériel n’empêche pas de prendre des mesures de sécurité | [82] |
a) L’objectif de l’infraction concernant l’avantage matériel (art. 286.2) | [82] |
b) L’infraction concernant l’avantage matériel permet aux personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité | [84] |
(i) Disposition relative à l’« entreprise commerciale » (al. 286.2(5)e)) | [87] |
(ii) Drogues, alcool ou autres substances intoxicantes (al. 286.2(5)c)) | [105] |
(iii) Conclusion | [109] |
(4) L’infraction concernant le proxénétisme n’empêche pas non plus de prendre des mesures de sécurité | [110] |
a) L’objectif de l’infraction concernant le proxénétisme | [110] |
b) L’infraction concernant le proxénétisme permet aux personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité | [116] |
(i) Le simple fait de donner des conseils sur les pratiques de travail sécuritaires ne constitue pas du « proxénétisme » | [120] |
(ii) Le simple fait de louer une chambre à une personne travailleuse du sexe ne constitue pas non plus du « proxénétisme » | [124] |
(iii) Conclusion | [132] |
(5) Conclusion relative à l’interprétation législative | [133] |
B. Les dispositions contestées violent‑elles l’art. 7 de la Charte? | [135] |
(1) Cadre juridique fondé sur l’art. 7 | [136] |
(2) Argument central des appelants fondé sur l’art. 7 | [141] |
(3) Mise en jeu de l’art. 7 | [146] |
a) Sécurité de la personne | [146] |
b) Vie et liberté | [156] |
c) Conclusion | [170] |
(4) Conclusion sur l’art. 7 | [171] |
VIII. Dispositif ANNEXE | [172] |
- Introduction
- Il y a à peine un peu plus de 10 ans, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, notre Cour a statué que plusieurs infractions criminelles liées à la vente de services sexuels violaient l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et ne pouvaient être justifiées au regard de l’article premier. À l’époque, l’échange de services sexuels contre de l’argent n’était pas un crime. Les infractions ont été déclarées inconstitutionnelles parce qu’elles restreignaient l’activité légale qu’était la vente de services sexuels d’une façon qui empêchait les personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité, comme la vente de tels services à partir de lieux fixes situés à l’intérieur et l’embauche de chauffeurs et de gardes du corps, compromettant ainsi leur vie et leur sécurité. L’effet de la déclaration d’invalidité prononcée par la Cour a été suspendu pendant un an pour permettre au Parlement de réagir.
- Le Parlement a réagi à l’arrêt Bedford en édictant le projet de loi C‑36, la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, L.C. 2014, c. 25 (« LPCPVE »). La LPCPVE a adopté un nouveau paradigme pour réglementer la vente de services sexuels s’inspirant du « modèle nordique » employé dans plusieurs pays scandinaves. Ce modèle conçoit la vente de services sexuels comme une forme d’exploitation sexuelle et cherche à réduire, et finalement à éliminer, la demande. Pour la première fois en droit canadien, la LPCPVE a criminalisé l’achat de services sexuels. La LPCPVE a également créé plusieurs autres infractions criminelles, y compris les deux infractions contestées dans le présent pourvoi : le fait de bénéficier d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels (Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 286.2), et celui d’amener une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution, aussi appelé le proxénétisme (art. 286.3). Le préambule de la LPCPVE, ainsi que les versions actuelles des nouvelles dispositions du Code criminel, sont reproduites dans l’Annexe.
- Les appelants, Mikhail Kloubakov et Hicham Moustaine, travaillaient comme chauffeurs pour une « agence d’escortes » ou un établissement commercial de services sexuels à Calgary. La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta les a déclarés coupables d’avoir bénéficié d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels et de proxénétisme. Dans une décision subséquente, la juge du procès a statué que ces infractions interdisaient les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford et qu’elles violaient donc l’art. 7 de la Charte; la juge du procès a par la suite ordonné l’arrêt des procédures contre les appelants. La Cour d’appel de l’Alberta a infirmé cette décision et a rétabli les déclarations de culpabilité des appelants. La cour a souscrit à l’arrêt rendu entre‑temps par la Cour d’appel de l’Ontario dans R. c. N.S., 2022 ONCA 160, 413 C.C.C. (3d) 5 (la juge Hoy, autorisation d’appel à notre Cour refusée, Bulletin des procédures, 13 janvier 2023, p. 33), portant que, correctement interprétées, ni l’infraction concernant l’avantage matériel ni celle relative au proxénétisme n’interdisent les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford, si bien que ni l’une ni l’autre d’entre elles ne violent l’art. 7. Les appelants se pourvoient maintenant de plein droit devant notre Cour.
- Pour les motifs qui suivent, nous concluons que les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme n’empêchent pas de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford et ne violent pas l’art. 7 de la Charte sur ce fondement. Par conséquent, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.
- Bedford
- Dans l’arrêt Bedford, notre Cour a statué que trois dispositions criminalisant des activités liées à la vente de services sexuels, que contestaient des travailleuses du sexe en activité et d’anciennes travailleuses du sexe, violaient l’art. 7 de la Charte et ne pouvaient être justifiées au regard de l’article premier. À l’époque, comme l’a souligné la Cour, l’échange de services sexuels contre de l’argent n’était pas un crime (par. 1, 5, 59, 87 et 89). Malgré cela, le Code criminel restreignait les lieux et les modalités de la vente de services sexuels au moyen de trois infractions : une infraction concernant les maisons de débauche (art. 210); une infraction concernant le fait de vivre des produits de la prostitution, alors appelé le proxénétisme (al. 212(1)j)); et une infraction concernant la communication (al. 213(1)c)).
- L’infraction concernant les maisons de débauche (art. 210) rendait illégal le fait de tenir une maison de débauche, d’habiter une maison de débauche, d’être trouvé dans une maison de débauche sans excuse légitime ou, en qualité de propriétaire, locateur, occupant ou locataire d’un local, d’en permettre sciemment l’utilisation comme maison de débauche. Une « maison de débauche » était définie au par. 197(1) du Code criminel comme étant un local qui, selon le cas, était tenu ou occupé, ou fréquenté par une ou plusieurs personnes, à des fins de prostitution ou pour des actes d’indécence.
- L’infraction concernant le fait de vivre des produits de la prostitution (al. 212(1)j)) rendait illégal le fait de vivre entièrement ou en partie des produits de la prostitution d’une autre personne.
- Enfin, l’infraction concernant la communication (al. 213(1)c)) rendait illégal le fait d’arrêter ou de tenter d’arrêter une personne ou, de quelque manière que ce soit, de communiquer ou de tenter de communiquer avec elle dans le but de se livrer à la prostitution ou de retenir les services sexuels d’une personne qui s’y livre.
- La juge en chef McLachlin, qui s’exprimait au nom de la Cour dans l’arrêt Bedford, a statué que les trois infractions mettaient en jeu les droits à la sécurité de la personne que l’art. 7 de la Charte garantit aux personnes travailleuses du sexe. Elles le faisaient, a‑t‑elle estimé, en « impos[ant] des conditions dangereuses à la pratique de la prostitution : les interdictions empêchent des personnes qui se livrent à une activité risquée, mais légale, de prendre des mesures pour assurer leur propre protection contre les risques ainsi courus » (par. 60 (en italique dans l’original)). La juge en chef McLachlin a fait une analogie avec « la disposition qui interdirait aux cyclistes le port du casque » (par. 87), ce qui rendrait l’activité licite que constitue le cyclisme plus dangereuse en empêchant les cyclistes d’essayer de se protéger.
- L’infraction concernant les maisons de débauche avait pour effet concret de limiter la vente licite de services sexuels au travail du sexe dans la rue et au travail du sexe itinérant (lorsque la personne travailleuse du sexe rencontre le client dans un lieu convenu), et d’interdire le travail du sexe chez la personne qui s’y livre (lorsque le client se rend dans un lieu fixe situé à l’intérieur, tel le domicile de la personne travailleuse du sexe ou un refuge sûr), même si le travail du sexe dans la rue et le travail du sexe itinérant sont nettement plus dangereux que le travail du sexe chez la personne qui s’y livre (par. 62‑64).
- L’infraction concernant les maisons de débauche et celle relative au fait de vivre des produits de la prostitution empêchaient également les personnes travailleuses du sexe de prendre des précautions afin de réduire les risques pour leur sécurité personnelle, telles l’embauche de réceptionnistes, d’assistants, de chauffeurs et de gardes du corps, et l’utilisation de dispositifs de surveillance audio (par. 64 et 66‑67).
- Enfin, l’infraction concernant la communication interdisait aux personnes travailleuses du sexe dans la rue de communiquer face à face avec leurs clients, les privant donc d’un outil [traduction] « essentie[l] » leur permettant de jauger les clients afin d’écarter ceux qui sont intoxiqués et qui pourraient être enclins à la violence, ou de convenir de l’utilisation du condom, les exposant ainsi à des risques beaucoup plus grands (par. 68‑71).
- La juge en chef McLachlin a statué que les trois infractions violaient aussi les principes de justice fondamentale garantis par l’art. 7 de la Charte.
- L’infraction concernant les maisons de débauche était totalement disproportionnée à ses objectifs, car elle empêchait les personnes travailleuses du sexe d’exercer leurs activités à partir d’un lieu fixe situé à l’intérieur. Elle créait des risques pour leur sécurité personnelle qui étaient « sans rapport » aucun avec l’objectif de faire obstacle au préjudice infligé à la collectivité que constituent les nuisances découlant de la vente de services sexuels, tels les troubles de voisinage (par. 120 et 130‑132).
- L’infraction concernant la communication était elle aussi totalement disproportionnée à ses objectifs, car elle privait les personnes travailleuses du sexe dans la rue de la possibilité de jauger les clients en parlant face à face avec eux, ce qui créait des risques pour leur sécurité personnelle qui étaient totalement disproportionnés à la nuisance causée par le travail du sexe dans la rue (par. 146‑159).
- Enfin, l’infraction concernant le fait de vivre des produits de la prostitution avait une portée excessive parce qu’elle criminalisait certaines conduites qui étaient sans rapport avec l’objectif de l’infraction, à savoir empêcher l’exploitation des personnes travailleuses du sexe. Elle ne faisait aucune distinction entre les personnes qui exploitent ces dernières, comme les proxénètes qui vivent en parasites de leur revenu, et d’autres qui pourraient accroître leur sécurité, tels les chauffeurs, les gérants ou les gardes du corps légitimes (par. 137‑145).
- La Cour a statué (au par. 162) que les violations de l’art. 7 ne pouvaient être justifiées au regard de l’article premier de la Charte. L’infraction concernant le fait de vivre des produits de la prostitution ne portait pas une atteinte minimale aux droits garantis par l’art. 7 parce qu’elle s’appliquait à des rapports dénués d’exploitation, tels ceux entretenus entre les personnes travailleuses du sexe et les réceptionnistes ou les comptables qui travaillent avec elles. En outre, l’effet législatif préjudiciable d’empêcher les personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité l’emportait sur son effet bénéfique de les protéger des rapports empreints d’exploitation.
- Bien que les trois infractions aient été jugées inconstitutionnelles, la Cour a suspendu l’effet de sa déclaration d’invalidité pendant un an pour permettre au Parlement de réagir à l’arrêt de la Cour (par. 169).
- La juge en chef McLachlin a conclu ses motifs en faisant la mise en garde selon laquelle l’arrêt de la Cour ne signifie pas que « le législateur ne peut décider des lieux et des modalités de la prostitution » (par. 165). Comme elle l’a expliqué, « [l]’encadrement de la prostitution est un sujet complexe et délicat », et « [i]l appartiendra au législateur, s’il le juge opportun, de concevoir une nouvelle approche qui intègre les différents éléments du régime actuel » (par. 165). La juge en chef McLachlin a également souligné que « [l]a question [de l’encadrement de la prostitution] revêt un intérêt public considérable, et peu de pays s’abstiennent de toute réglementation en la matière » (par. 167).
- Réaction du Parlement à l’arrêt Bedford : la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation
- Le Parlement a réagi à l’arrêt Bedford dans la période d’un an de suspension de l’effet de l’invalidité en édictant le projet de loi C‑36, la Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d’autres lois en conséquence, 2e sess., 41e lég., 2014, dont le titre abrégé est Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation (« LPCPVE »). La LPCPVE, qui a reçu la sanction royale le 6 décembre 2014 et est entrée en vigueur 30 jours plus tard, a modifié ou abrogé les trois infractions jugées inconstitutionnelles dans l’arrêt Bedford. Ces infractions se trouvaient auparavant dans la partie VII du Code criminel, « Maisons de désordre, jeux et paris ». En leurs lieu et place, la LPCPVE a créé quatre nouvelles infractions qui figurent maintenant dans la partie VIII, « Infractions contre la personne et la réputation », sous le nouveau titre « Marchandisation des activités sexuelles ».
- Les nouvelles mesures ont été expliquées dans un Document technique publié par le ministère de la Justice du Canada avec la loi (Document technique : Projet de loi C‑36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d’autres lois en conséquence (Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation) (2014)). Le Document technique a décrit la LPCPVE comme étant un « changement de paradigme [. . .] qui s’éloigne de la reconnaissance de la prostitution en tant que “nuisance”, comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans Bedford, et se rapproche d’une reconnaissance de la prostitution en tant que forme d’exploitation sexuelle ayant un effet préjudiciable et disproportionné sur les femmes et les filles » (p. 4). La LPCPVE a adopté une version du « modèle nordique », ainsi nommé parce qu’en 1999, la Suède avait adopté « une approche législative qui reconnait la prostitution comme une forme d’exploitation sexuelle en ciblant ceux qui créent une demande de prostitution et ceux qui tirent parti de cette demande » (p. 14). L’approche de la Suède consistait à criminaliser l’achat de services sexuels et à promouvoir l’abolition du travail du sexe lui‑même (D. M. Haak, « Two Different Conceptions of Equality : Arguments About the Constitutionality of Commercial Sex Laws in Canada » (2024), 2 S.C.L.R. (3d) 117, p. 121). Au cours des 25 dernières années, des approches similaires ont été adoptées en Norvège, en Islande, en Irlande du Nord, en Irlande, en France et en Israël, et ont été entérinées ailleurs en Europe (Document technique, p. 14‑15; voir aussi D. M. Haak, « Revisiting the Analytical Distinction Between Section 7 and Section 1 of the Charter : Legislative Objectives, Policy Goals and Public Interests » (2023), 112 S.C.L.R. (2d) 115, p. 132).
- Le Document technique a souligné que la LPCPVE a pour objectif « de réduire la demande de prostitution en vue de décourager quiconque de s’y livrer et d’y participer, et ultimement de l’abolir dans la plus grande mesure possible » (p. 3).
- La LPCPVE a créé quatre nouvelles infractions qui ont été ajoutées au Code criminel : (1) une infraction concernant l’achat, à savoir acheter des services sexuels ou communiquer à cette fin (art. 286.1); (2) une infraction concernant l’avantage matériel, à savoir bénéficier d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’on sait avoir été obtenu de la perpétration de l’infraction concernant l’achat, sous réserve de certaines exceptions (art. 286.2); (3) une infraction concernant le proxénétisme, à savoir amener une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution, ou, en vue de faciliter l’infraction concernant l’achat, recruter, détenir, cacher ou héberger une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou exercer un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne (art. 286.3); et (4) une infraction concernant la publicité, à savoir faire sciemment de la publicité pour offrir des services sexuels moyennant rétribution (art. 286.4). En outre, les personnes qui vendent ou qui font la publicité de leurs propres services sexuels sont protégées par une immunité contre les poursuites criminelles (art. 286.5).
- Seules les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme sont en cause dans le présent pourvoi.
- Infraction concernant l’achat (art. 286.1)
- Pour la première fois en droit canadien, l’art. 286.1 du Code criminel érige en infraction le fait d’acheter des services sexuels ou de communiquer avec quiconque à cette fin. Comme l’explique le Document technique, « [c]ette nouvelle infraction fait de la prostitution une pratique illégale en soi; chaque fois qu’un acte de prostitution est posé, indépendamment de l’endroit, une infraction est commise » (p. 5). Incriminer les personnes qui créent la demande pour la vente de services sexuels était vu comme un moyen de réaliser l’« objectif général de réduire cette demande, en vue ultimement d’abolir la prostitution dans la plus grande mesure possible » (p. 5). Le paragraphe 286.1(1) prévoit :
286.1 (1) Quiconque, en quelque endroit que ce soit, obtient, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne ou communique avec quiconque en vue d’obtenir, moyennant rétribution, de tels services est coupable :
a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans, la peine minimale étant :
(i) dans le cas où l’infraction est commise dans un endroit public ou situé à la vue du public, la peine ci‑après, lorsque cet endroit est soit un parc, soit un terrain sur lequel est situé une école ou un établissement religieux soit un endroit quelconque où il est raisonnable de s’attendre à ce que s’y trouvent des personnes âgées de moins de dix‑huit ans ou encore lorsque cet endroit est à côté soit d’un parc, soit d’un terrain sur lequel est situé une école ou un établissement religieux soit d’un endroit quelconque où il est raisonnable de s’attendre à ce que s’y trouvent des personnes âgées de moins de dix‑huit ans :
(A) pour la première infraction, une amende de deux mille dollars,
(B) pour chaque récidive, une amende de quatre mille dollars,
(ii) dans tout autre cas :
(A) pour la première infraction, une amende de mille dollars,
(B) pour chaque récidive, une amende de deux mille dollars;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire passible d’une amende maximale de 5 000 $ et d’un emprisonnement maximal de deux ans moins un jour, ou de l’une de ces peines, la peine minimale étant :
(i) dans le cas visé au sous‑alinéa a)(i) :
(A) pour la première infraction, une amende de mille dollars,
(B) pour chaque récidive, une amende de deux mille dollars,
(ii) dans tout autre cas :
(A) pour la première infraction, une amende de cinq cents dollars,
(B) pour chaque récidive, une amende de mille dollars.
- Le paragraphe 286.1(2) crée une infraction distincte, emportant une peine plus sévère, d’achat des services sexuels d’une personne âgée de moins de 18 ans.
- Infraction concernant l’avantage matériel (art. 286.2)
- Interdiction (par. 286.2(1))
- Le paragraphe 286.2(1) crée une nouvelle infraction concernant l’« avantage matériel » qui modernise l’infraction relative au fait de vivre des produits de la prostitution ayant été jugée inconstitutionnelle dans l’arrêt Bedford. Suivant l’art. 286.2, commet une infraction quiconque bénéficie d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir ou avoir été obtenu, directement ou indirectement, de la perpétration de l’infraction concernant l’achat énoncée à l’art. 286.1. Le paragraphe 286.2(1) prévoit :
286.2 (1) Quiconque bénéficie d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir ou avoir été obtenu, directement ou indirectement, de la perpétration de l’infraction visée au paragraphe 286.1(1) est coupable :
a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
- Le paragraphe 286.2(2) crée une infraction distincte, emportant une peine plus sévère, à savoir bénéficier d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels d’une personne âgée de moins de 18 ans.
- Exceptions (par. 286.2(4))
- Le paragraphe 286.2(4) restreint l’infraction concernant l’avantage matériel en créant quatre exceptions aux par. 286.2(1) et (2), de sorte que la personne qui bénéficie d’un avantage matériel ne commet pas d’infraction si elle reçoit cet avantage : (1) dans le cadre d’une entente de cohabitation légitime avec le prestataire des services sexuels; (2) en conséquence d’une obligation légale ou morale du prestataire; (3) en contrepartie de la fourniture de biens et services offerts à la population en général, s’ils sont fournis aux mêmes conditions que pour celle‑ci; ou (4) en contrepartie de biens et services fournis au prestataire des services sexuels à certaines conditions. Le paragraphe 286.2(4) prévoit :
(4) Sous réserve du paragraphe (5), les paragraphes (1) et (2) ne s’appliquent pas à quiconque reçoit l’avantage matériel :
a) dans le cadre d’une entente de cohabitation légitime avec la personne qui rend les services sexuels à l’origine de l’avantage matériel;
b) en conséquence d’une obligation morale ou légale de la personne qui rend ces services sexuels;
c) en contrepartie de la fourniture de biens ou services qu’il offre à la population en général, s’ils sont fournis aux mêmes conditions que pour celle‑ci;
d) en contrepartie de la fourniture de biens ou services qu’il n’offre pas à la population en général mais qu’il a offert ou fourni à la personne qui rend ces services sexuels, tant qu’il ne conseille pas à cette personne de rendre de tels services sexuels ni ne l’y encourage et que l’avantage reçu soit proportionnel à la valeur de ces biens ou services.
- Exceptions aux exceptions (par. 286.2(5))
- Le paragraphe 286.2(5) prévoit cinq exceptions aux exceptions à l’infraction concernant l’avantage matériel, de sorte que constitue toujours une infraction criminelle le fait de bénéficier d’un avantage matériel si la personne qui le reçoit : (1) a usé de violence envers la personne travailleuse du sexe, l’a intimidée ou l’a contrainte, ou a tenté ou menacé de le faire; (2) a abusé de son pouvoir sur la personne travailleuse du sexe ou de la confiance de celle‑ci; (3) a fourni des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes à la personne travailleuse du sexe; (4) a eu un comportement à l’égard de toute personne qui constituerait une infraction à l’art. 286.3 (proxénétisme); ou (5) a reçu l’avantage matériel dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution. Le paragraphe 286.2(5) prévoit :
(5) Le paragraphe (4) ne s’applique pas à quiconque commet l’infraction prévue aux paragraphes (1) ou (2) dans les cas suivants :
a) il a usé de violence envers la personne qui rend les services sexuels à l’origine de l’avantage matériel, l’a intimidée ou l’a contrainte, ou a tenté ou menacé de le faire;
b) il a abusé de son pouvoir sur cette personne ou de la confiance de celle‑ci;
c) il a fourni des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes à celle‑ci en vue de l’aider ou de l’encourager à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution;
d) il a eu un comportement, à l’égard de toute personne, qui constituerait une infraction à l’article 286.3;
e) il a reçu l’avantage matériel dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution.
- Infraction concernant le proxénétisme (art. 286.3)
- Le paragraphe 286.3(1) crée l’infraction concernant le proxénétisme. Il prévoit :
286.3 (1) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque amène une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution ou, en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(1), recrute, détient, cache ou héberge une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne.
- Le paragraphe 286.3(2) impose une peine maximale plus élevée si la personne en question est âgée de moins de 18 ans.
- Infraction concernant la publicité (art. 286.4)
- L’article 286.4 crée une nouvelle infraction, pour la première fois en droit canadien, à savoir faire de la publicité liée à la vente de services sexuels. L’article 286.4 dispose :
286.4 Quiconque fait sciemment de la publicité pour offrir des services sexuels moyennant rétribution est coupable :
a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
- Immunité contre les poursuites pour la personne qui vend ou qui fait la publicité de ses propres services sexuels (art. 286.5)
- Bien que la LPCPVE crée plusieurs infractions, le par. 286.5(1) prévoit que les personnes qui reçoivent un avantage matériel, ou qui font la publicité, de leurs propres services sexuels jouissent d’une immunité contre les poursuites criminelles. La loi adopte une « approche asymétrique » qui « interdit l’achat, mais non la vente, de services sexuels » (Document technique, p. 10). Le paragraphe 286.5(2) confère pareillement une immunité contre les poursuites à la personne qui aide ou encourage une personne à perpétrer toute infraction aux art. 286.1 à 286.4, ou qui tente de perpétrer une telle infraction ou complote à cette fin, si l’infraction est rattachée aux propres services sexuels de la personne. L’article 286.5 prévoit :
286.5 (1) Nul ne peut être poursuivi :
a) pour une infraction à l’article 286.2 si l’avantage matériel reçu provient de la prestation de ses propres services sexuels;
b) pour une infraction à l’article 286.4 en ce qui touche la publicité de ses propres services sexuels.
(2) Nul ne peut être poursuivi pour avoir aidé ou encouragé une personne à perpétrer une infraction aux articles 286.1 à 286.4, avoir conseillé d’y participer ou en être complice après le fait ou avoir tenté de perpétrer une telle infraction ou comploté à cette fin, si l’infraction est rattachée à l’offre ou à la prestation de ses propres services sexuels.
- Contexte factuel
- Les appelants, Mikhail Kloubakov et Hicham Moustaine, travaillaient pour une agence d’escortes qui était exploitée à Calgary par Vincent Marcheterre et Antoni Proietti. Les appelants étaient principalement chargés de conduire des travailleuses du sexe itinérantes aux endroits convenus et en provenance de ceux‑ci. En outre, les appelants percevaient tout l’argent que gagnaient les travailleuses du sexe et viraient le produit à MM. Marcheterre et Proietti. Enfin, M. Kloubakov s’occupait d’autres tâches, comme faire la cuisine et le ménage dans les lieux loués par MM. Marcheterre et Proietti où vivaient les travailleuses du sexe. Comme rémunération, les deux appelants recevaient le gîte et le couvert ainsi que 100 $ chacun par jour.
- En 2018, MM. Marcheterre et Proietti ont été arrêtés et ont plaidé coupables à cinq chefs d’accusation de traite des personnes dans un but sexuel et d’avoir bénéficié d’un avantage matériel provenant de la vente de services sexuels par des femmes sous leur contrôle.
- Par la suite, les appelants ont été accusés de plusieurs infractions criminelles, notamment de traite des personnes (art. 279.01), d’obtention d’un avantage matériel provenant de la traite des personnes (art. 279.02), d’obtention d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels (par. 286.2(1)), de proxénétisme (par. 286.3(1)) et de publicité de services sexuels (art. 286.4). Monsieur Moustaine a en outre été accusé de plusieurs infractions liées aux armes à feu (al. 91(1)a) et par. 95(1) et 96(1)).
- Les deux appelants ont admis avoir bénéficié d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels, mais ils ont contesté les autres chefs d’accusation.
- Les plaignantes, M.L. et C.T., sont deux travailleuses du sexe qui ont déjà travaillé pour MM. Marcheterre et Proietti. Elles ont témoigné pour la Couronne au procès criminel des appelants (2021 ABQB 817, la juge Eidsvik). La Couronne a également présenté des exposés conjoints des faits de trois anciens clients de M.L. et de C.T., ainsi qu’une preuve d’expert et d’autres témoignages de deux policiers. Les appelants n’ont présenté aucune preuve en défense.
- M.L. a témoigné avoir rencontré M. Proietti à Montréal à l’âge de 17 ans. Elle venait de perdre son emploi, ne pouvait pas payer ses factures et était aux prises avec un problème de toxicomanie. Elle a d’abord travaillé pour M. Proietti dans le cadre d’un stratagème frauduleux de cartes de crédit, mais elle a rapidement été mise au travail comme travailleuse du sexe à Saint‑Sauveur, au Québec, après que M. Proietti lui a présenté M. Marcheterre. Elle rendait des services sexuels à jusqu’à douze clients par jour, soit une moyenne de six ou sept clients par jour, elle dansait nue presque tous les soirs et elle remettait tout l’argent qu’elle gagnait à M. Marcheterre. Elle a dit s’être sentie dégoûtée et mentalement et physiquement épuisée. Après avoir été environ 18 mois à Saint‑Sauveur, elle a été envoyée par MM. Marcheterre et Proietti travailler comme travailleuse du sexe à Calgary, parce qu’elle pouvait leur rapporter plus d’argent à cet endroit. M.L. pensait que M. Marcheterre était son petit ami, mais elle a plus tard considéré que c’était naïf de sa part. La juge du procès a conclu que M. Marcheterre avait assené des coups de pied et des claques à M.L. Cette dernière a estimé qu’elle avait gagné plus de 200 000 $ pour MM. Marcheterre et Proietti. Après avoir commencé à travailler comme chauffeurs en 2018, les appelants ont perçu tous les gains de M.L. et viraient les fonds par voie électronique à MM. Marcheterre et Proietti.
- C.T. a témoigné avoir rencontré MM. Marcheterre et Proietti à Gatineau, au Québec, à l’âge de 23 ans. Après avoir essayé de se livrer au travail du sexe pour MM. Marcheterre et Proietti au Québec pour faire de l’argent, elle aussi a été envoyée à Calgary pour travailler comme travailleuse du sexe, en offrant d’abord des services sexuels à sept ou huit clients par jour, mais passant plus tard à deux ou trois clients par jour, et parfois à un client par jour. Messieurs Marcheterre et Proietti recevaient tout l’argent qu’elle gagnait, à partir duquel ils lui payaient le gîte et le couvert. La juge du procès a conclu que C.T. avait été battue au moins une fois par MM. Marcheterre et Proietti, un mois avant leur arrestation, qu’elle avait été témoin de violence à l’endroit d’autres travailleuses du sexe, et qu’elle craignait pour sa sécurité. C.T. a également déjà fait une fellation à M. Kloubakov à la demande de MM. Marcheterre et Proietti. Elle n’a pas osé refuser — elle a simplement fait ce qu’on lui a demandé. Les appelants étaient chargés de percevoir tous les gains de C.T. pour ensuite virer les fonds par voie électronique à MM. Marcheterre et Proietti. Selon la description qu’en a donnée C.T., les appelants étaient les « assistants » de MM. Marcheterre et Proietti.
- La juge du procès a déclaré les appelants coupables d’avoir bénéficié d’un avantage matériel de la prestation des services sexuels des plaignantes moyennant rétribution entre mars et août 2018, une infraction prévue à l’art. 286.2 du Code criminel. Elle les a également déclarés coupables d’avoir amené les plaignantes à rendre des services sexuels moyennant rétribution, une infraction prévue au par. 286.3(1), en aidant et en encourageant MM. Marcheterre et Proietti à le faire en application de l’art. 21 du Code criminel. Elle a acquitté les appelants des autres accusations.
- Décisions des juridictions inférieures
- Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 2021 ABQB 960 (la juge Eidsvik) (« décision en matière constitutionnelle »)
- Après avoir déclaré les appelants coupables, la juge du procès a entendu la preuve et les arguments au soutien de leur contestation constitutionnelle. Elle a statué que les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme violaient l’art. 7 de la Charte parce qu’elles avaient une incidence défavorable sur la sécurité de la personne des personnes travailleuses du sexe. Elle a également conclu que les deux infractions avaient une portée excessive et qu’elles n’étaient donc pas conformes aux principes de justice fondamentale.
- La juge du procès a examiné la preuve du procès criminel et s’est penchée sur la preuve présentée par les appelants, y compris le témoignage de deux travailleuses du sexe, B.C. et D., et celui de la professeure Katrin Roots, professeure adjointe au département de criminologie à l’Université Wilfrid Laurier et experte en matière de traite des personnes. Elle s’est également penchée sur la situation hypothétique raisonnable proposée par les appelants portant sur l’exploitation d’une agence commerciale d’escortes qui reçoit la moitié des honoraires versés par les clients pour le travail du sexe et qui en retour leur fournit plusieurs services, y compris des mesures de sécurité (reproduite à l’annexe A de la décision en matière constitutionnelle rendue par la juge du procès). La Couronne n’a présenté aucune autre preuve.
- B.C., une femme autochtone, avait travaillé dans le commerce du sexe dans des salons de massage tant avant qu’après l’arrêt de notre Cour dans Bedford, mais elle avait cessé de le faire à l’époque du procès et elle était alors étudiante en droit. Elle a décrit comment les salons de massage déterminaient les prix et fournissaient un emplacement à partir duquel elle pouvait vendre des services sexuels en échange d’une partie de ses gains. Les salons prenaient aussi plusieurs mesures de sécurité, comme des caméras à l’entrée, une liste de « mauvais clients » et une règle selon laquelle au moins deux femmes devaient travailler à l’établissement en tout temps. À son avis, il subsistait une incertitude juridique en vertu de la LPCPVE quant à savoir s’il était légal pour les personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité, comme embaucher des gardes du corps ou faire de la publicité. La juge du procès a souligné que, d’après B.C., il était « difficile d’obtenir des réponses justes des avocats à ce sujet »; « [e]lle trouvait stressant[es] les exigences liées au régime de licences et elle avait peur de se trouver dans le pétrin avec la loi, ce qui l’empêcherait de travailler au salon de massage » (par. 84). La juge du procès a affirmé que, de l’avis de B.C., « [l]es dispositions adoptées après l’arrêt Bedford menaient à la confusion et étaient incertaines » (par. 96).
- D. était encore une travailleuse du sexe à l’époque du procès et était étudiante en droit elle aussi. Elle avait travaillé pour une agence d’escortes par le passé, mais elle était maintenant une travailleuse du sexe indépendante à son compte. Elle a expliqué que l’agence réservait les rendez‑vous, s’occupait de la publicité et du marketing, et assurait le transport. Les chauffeurs de l’agence, dont la rémunération était tirée des gains de D., assuraient également la sécurité. D. a témoigné qu’il demeurait dangereux de se livrer au travail du sexe au Canada sous le régime de la LPCPVE. Comme l’a noté la juge du procès, « [e]lle est d’avis que c’est difficile de travailler de façon sécuritaire à cause des lois en vigueur au Canada. Le plus grand problème est que les clients sont criminalisés et ceci pose des difficultés pour filtrer si un client cause des problèmes de sécurité » (par. 99).
- La preuve de la professeure Roots contestait la prémisse de la LPCPVE selon laquelle l’industrie du commerce du sexe implique nécessairement de l’exploitation. Selon le résumé que fait la juge du procès de son opinion, « la législation tient pour acquis que ceux qui aident les travailleuses du sexe sont des exploiteurs. Par conséquent, la législation protectionniste contre la traite des personnes vise les proxénètes et exploiteurs et, en fait, a pour effet d’empêcher des conditions de travail sécuritaires » (par. 124). La professeure Roots a témoigné que la LPCPVE a pour effet pratique d’empêcher les personnes travailleuses du sexe d’embaucher des personnes susceptibles d’accroître leur sécurité, comme des chauffeurs ou des services de sécurité. La juge du procès a souligné que, de l’avis de la professeure Roots, le caractère imprécis de l’infraction concernant l’avantage matériel « en effet criminalise les agences qui sont les plus sécuritaires et les travailleuses du sexe ne peuvent pas vraiment en profiter » (par. 140).
- Examinant l’art. 7 de la Charte, la juge du procès a considéré que la LPCPVE avait au moins deux objectifs principaux : « . . . criminaliser le commerce du sexe pour réduire (et éliminer) cette conduite, mais avec un autre but de protéger les travailleurs qui étaient impliqués dans cette activité, tout en reconnaissant que certains continueraient à exercer ce travail » (par. 33).
- De l’avis de la juge du procès, l’infraction concernant l’avantage matériel violait l’art. 7 de la Charte. La juge du procès a conclu d’emblée que l’infraction minait la sécurité de la personne des personnes travailleuses du sexe. Comme elle l’a expliqué, « [l]’ampleur des exceptions aux exceptions » au par. 286.2(5) et « les incertitudes créées par le libellé dans l’article » étaient telles que les problèmes soulevés dans l’arrêt Bedford persistaient (par. 185). Comme l’a affirmé la juge, « cette disposition continue à criminaliser des tierce[s] parties qui peuvent rendre des services sécuritaires aux travailleuses du sexe dans des situations où il n’y a aucune exploitation » (par. 185). La juge du procès a conclu que l’infraction concernant l’avantage matériel n’a pas non plus eu pour effet d’accroître la sécurité des personnes travailleuses du sexe en ne les encourageant pas à signaler des cas de violence ou d’autres problèmes sécuritaires à la police (par. 185). Les exceptions prévues au par. 286.2(4) sont « illusoire[s] », a‑t‑elle estimé, « parce que les travailleuses du sexe ne peuvent pas, ou ont des craintes, d’embaucher ou d’obtenir des services sécuritaires des tiers et elles ne peuvent pas travailler dans des situations où il n’y a pas d’exploitation . . . sans le risque que ces tiers ne soient reconnus coupable[s] » (par. 202). Bien qu’elle ne fût pas arbitraire, l’infraction concernant l’avantage matériel avait une portée excessive parce qu’elle criminalisait des personnes susceptibles de favoriser la sécurité des personnes travailleuses du sexe dans des situations où il n’y avait pas d’exploitation. En outre, l’objectif de permettre aux personnes travailleuses du sexe de retenir les services d’autrui pour protéger leur sécurité n’était pas atteint.
- La juge du procès a pareillement conclu que l’infraction concernant le proxénétisme violait l’art. 7 de la Charte. Elle minait la sécurité de la personne des personnes travailleuses du sexe en ciblant des tiers susceptibles de leur fournir des services de sécurité dans des situations où il n’y avait pas d’exploitation, ce qui, en fin de compte, augmentait la présence d’acteurs exploiteurs dans le commerce du sexe. L’infraction avait en outre une portée excessive parce qu’elle criminalisait des personnes qui aident les travailleuses et travailleurs du sexe sans les exploiter.
- Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 2022 ABQB 21 (la juge Eidsvik)
- Dans une décision subséquente, la juge du procès a statué que les violations de l’art. 7 ne pouvaient être justifiées au regard de l’article premier de la Charte. Elle a reconnu que les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme ont toutes deux pour objectifs urgents et réels de criminaliser le commerce du sexe afin de réduire et d’éliminer le travail du sexe et de protéger les personnes qui continuent de se livrer au travail du sexe, et que les mesures sont rationnellement liées à ces objectifs. La juge du procès a conclu, cependant, que les deux infractions criminalisent une conduite dénuée d’exploitation et qu’elles ne satisfont donc pas au critère de l’atteinte minimale. Comme l’a expliqué la juge du procès, « il n’y a eu aucun effort du Parlement d’exclure à cet article la criminalisation des personnes qui entretiennent des rapports avec les travailleuses du sexe dénués d’exploitation » (par. 26).
- La juge du procès a déclaré inopérantes les deux infractions, mais elle a suspendu l’effet de la déclaration d’invalidité pour une période de 30 jours. Elle a également ordonné l’arrêt des procédures mettant en cause les appelants en application du par. 24(1) de la Charte.
- Cour d’appel de l’Alberta, 2023 ABCA 287, 64 Alta. L.R. (7th) 61 (les juges Rowbotham, Hughes et Antonio)
- La Cour d’appel de l’Alberta a accueilli l’appel et a statué que ni l’infraction concernant l’avantage matériel ni celle relative au proxénétisme ne violent l’art. 7 de la Charte. La cour a souscrit en grande partie au raisonnement et à la conclusion de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt N.S, qui a été rendu après la décision de la juge du procès et qui est la première décision d’une cour d’appel à examiner la constitutionnalité des infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme.
- La Cour d’appel de l’Alberta a statué que la juge du procès a dénaturé les objectifs de la LPCPVE et a mal interprété la portée des infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme. La cour a convenu avec la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt N.S. que la LPCPVE a trois principaux objectifs : réduire la demande de prostitution, interdire la promotion de la prostitution d’autrui et atténuer certains dangers associés à la poursuite de la vente illégale de services sexuels. La cour a également souscrit au raisonnement dans N.S. selon lequel, interprétées correctement, l’infraction concernant l’avantage matériel et celle relative au proxénétisme permettent aux personnes travailleuses du sexe d’adopter un éventail de mesures pour protéger leur sécurité lorsqu’elles vendent leurs propres services sexuels en contravention de la loi, notamment : embaucher des chauffeurs et prendre d’autres mesures de sécurité, soit individuellement soit en collaboration avec d’autres personnes travailleuses du sexe; conseiller une autre personne travailleuse du sexe sur la manière de travailler de façon sécuritaire; ou louer une chambre d’une autre personne travailleuse du sexe à partir de laquelle vendre des services sexuels.
- La Cour d’appel de l’Alberta a statué que la dénaturation par la juge du procès des objectifs de la LPCPVE et ses erreurs d’interprétation de la loi l’avaient amenée à conclure que les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme avaient une portée excessive en contravention de l’art. 7 de la Charte. La cour a statué que l’analyse de la portée excessive par la juge du procès s’appuyait sur une conduite qui n’est tout simplement pas criminalisée.
- La Cour d’appel de l’Alberta a refusé d’analyser la situation hypothétique raisonnable reproduite dans la décision en matière constitutionnelle rendue par la juge du procès en ce qui a trait à l’exploitation d’une agence commerciale d’escortes, car la juge du procès s’est appuyée principalement sur la preuve et a fait référence de façon limitée à la situation hypothétique.
- Par conséquent, la Cour d’appel de l’Alberta a rétabli les déclarations de culpabilité prononcées contre les appelants pour obtention d’un avantage matériel et proxénétisme et a renvoyé leurs dossiers pour détermination de la peine.
- Questions en litige
- Les seules questions que notre Cour doit trancher sont celles de savoir si les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme violent l’art. 7 de la Charte, et, dans l’affirmative, si une telle violation est justifiée au regard de l’article premier. Ni l’infraction concernant l’achat ni celle relative à la publicité n’ont été contestées sur le plan constitutionnel devant les juridictions inférieures parce que les appelants n’ont pas été accusés de ces infractions. Pareillement, dans leur avis de question constitutionnelle déposé devant notre Cour, les appelants demandent uniquement si l’infraction concernant l’avantage matériel et celle relative au proxénétisme violent de manière injustifiée l’art. 7 de la Charte[1].
- Analyse
- Notre Cour a fait observer qu’avant d’évaluer la constitutionnalité de dispositions législatives, il faut d’abord interpréter les dispositions en cause en tenant compte de leur texte, de leur contexte et de leur objet pour en déterminer la portée (R. c. J.J., 2022 CSC 28, [2022] 2 R.C.S. 3, par. 17; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 33; Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610, par. 55). Comme l’a fait remarquer le professeur Hamish Stewart, [traduction] « [d]éterminer l’objectif ou l’objet d’une loi est essentiellement une opération d’interprétation législative. [. . .] [L]a tâche d’interprétation pour l’art. 7 n’est généralement pas différente de tout autre opération d’interprétation législative » (« Overbreadth Revisited » (2024), 69 R.D. McGill 247, p. 254 (note en bas de page omise)).
- La Cour d’appel de l’Alberta, à l’instar de la Cour d’appel de l’Ontario dans N.S., a interprété les dispositions contestées dans le cadre de son analyse fondée sur l’art. 7 de la Charte. À notre humble avis, il est préférable en l’espèce d’interpréter d’abord les dispositions contestées pour en déterminer la portée et d’ensuite se demander si elles violent l’art. 7.
- Quelle est la portée de la conduite visée par les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme?
- Principes d’interprétation législative
- Les lois sont interprétées conformément au principe moderne selon lequel [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 117). Le principe moderne oblige les tribunaux à interpréter des dispositions législatives en se « fond[ant] sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble » (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 10; R. c. Downes, 2023 CSC 6, par. 24).
- Le principe moderne est complété par « la présomption que le législateur a voulu adopter des dispositions conformes à la Charte » (Sharpe, par. 33). Cette présomption, parfois appelée la présomption de conformité, oblige les tribunaux à adopter « une attitude de respect envers le législateur », de sorte que « si une mesure législative prête à deux interprétations, le tribunal doit choisir celle qui en maintient le caractère constitutionnel » (R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 56; Sharpe, par. 33; J.J., par. 18; La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22, par. 24; R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), §§ 16.01[2] et 16.02). Les tribunaux devraient « s’efforcer, autant que possible, de mettre à exécution » l’intention présumée du Parlement de se conformer à la Charte (Mills, par. 56; J.J., par. 18).
- Objectifs de la LPCPVE
- Pour interpréter les dispositions contestées d’une façon qui s’harmonise avec l’économie de la loi dans son ensemble comme le requiert le principe moderne, nous examinons d’abord les objectifs de la LPCPVE.
- La Cour d’appel de l’Alberta a convenu avec la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt N.S. que la LPCPVE a trois objectifs : réduire la demande de prostitution; interdire la promotion de la prostitution d’autrui; et atténuer certains des dangers associés à la vente illégale de services sexuels. La Cour d’appel de l’Alberta (au par. 48), citant N.S. (par. 59 et 63), a décrit les trois objectifs de la LPCPVE en ces termes :
[traduction] . . . premièrement, réduire la demande de prostitution en vue de décourager l’entrée dans la prostitution, de dissuader d’y participer et, en fin de compte, de l’abolir dans toute la mesure du possible, afin de protéger les collectivités, la dignité humaine et l’égalité; deuxièmement, interdire la promotion de la prostitution d’autrui, le développement d’intérêts économiques dans l’exploitation de la prostitution d’autrui et l’institutionnalisation de la prostitution par le biais d’entreprises commerciales afin de protéger les collectivités, la dignité humaine et l’égalité; et, troisièmement, atténuer certains des dangers associés à la poursuite de la prestation illégale de services sexuels moyennant rétribution. En particulier, ce dernier objectif du Parlement est de garantir que, dans la mesure du possible, les personnes qui continuent à fournir des services sexuels moyennant rétribution, en contravention de la loi, puissent se prévaloir des mesures d’amélioration de la sécurité identifiées dans l’arrêt Bedford et signaler les incidents de violence, sans crainte de poursuites.
. . .
. . . l’objectif lié à la sécurité de la LPCPVE (au‑delà de la protection des collectivités, de la dignité humaine et de l’égalité, par le biais de ses premier et deuxième objectifs) se limite à garantir que les personnes qui continuent à rendre des services sexuels moyennant rétribution, en contravention de la loi, puissent se prévaloir des mesures d’amélioration de la sécurité identifiées dans l’arrêt Bedford et signaler les incidents de violence.
- Les deux cours d’appel ont dégagé ces trois objectifs en examinant la loi dans son ensemble (y compris son préambule) et des éléments de preuve extrinsèques (comme l’historique législatif, les débats parlementaires et le Document technique), qui sont des sources pertinentes pour déterminer l’objectif de la loi (R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 31‑32; Rizzo, par. 35; Sullivan, § 9.03; P.‑A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5e éd. 2021), par. 1352‑1360).
- Nous reformulerions la manière dont les cours d’appel de l’Alberta et de l’Ontario ont énoncé les objectifs de la LPCPVE, et ce, pour deux raisons. Premièrement, comme notre Cour l’a récemment souligné dans l’arrêt R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38, « [l]’objet de la loi doit être succinct et précis, et il doit être formulé avec le niveau approprié de généralité, lequel “se situe [. . .] entre la mention d’une ‘valeur sociale directrice’ — énoncé trop général — et une formulation restrictive” équivalant à la quasi‑répétition de la disposition contestée dissociée de son contexte » (par. 62, citant R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 27, citant Moriarity, par. 28). Soit dit en tout respect, les trois objectifs exposés par les cours d’appel de l’Alberta et de l’Ontario ne sont pas suffisamment succincts ou précis et représentent un résumé des valeurs sociales directrices de la LPCPVE.
- Deuxièmement, comme notre Cour l’a souligné dans l’arrêt Ndhlovu, « [l]’objet de la loi se distingue des moyens retenus pour l’atteindre » (par. 63, citant Safarzadeh‑Markhali, par. 26, et Moriarity, par. 27). Les trois objectifs qu’ont dégagés les cours d’appel de l’Alberta et de l’Ontario ne reflètent pas cette distinction et amalgament les objectifs et les moyens.
- Afin de formuler plus succinctement les objectifs de la LPCPVE et de maintenir la distinction essentielle entre l’objet et les moyens, nous dirions que la LPCPVE a deux, plutôt que trois, objectifs : (1) réduire la demande de travail du sexe; et (2) protéger les personnes travailleuses du sexe contre les risques de violence, d’abus et d’exploitation liés à l’industrie du travail du sexe. Le deuxième objectif comporte deux aspects : a) protéger les personnes travailleuses du sexe contre les tiers qui commercialisent la vente de services sexuels; et b) permettre aux personnes travailleuses du sexe de se protéger des dangers que posent les acheteurs de services sexuels. Nous analysons ces objectifs ci‑après.
- Réduire la demande de travail du sexe
- La LPCPVE a pour objectif premier de réduire la demande de travail du sexe. La loi poursuit cet objectif en vue de décourager l’entrée dans le commerce du sexe, de dissuader d’y participer et, en fin de compte, de l’abolir dans toute la mesure du possible, afin de protéger les individus, les collectivités, la dignité humaine et l’égalité.
- Cet objectif se dégage des nouvelles infractions concernant respectivement l’achat et la publicité, qui visent à freiner le travail du sexe en criminalisant l’aspect demande du commerce du sexe. Il est mis en évidence dans le préambule de la LPCPVE, lequel « fait partie du texte et en constitue l’exposé des motifs » (Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 13). Le préambule est [traduction] « considéré faire partie intégrante » de la loi et aide à communiquer l’objectif législatif ou le « mal » que la loi est censée réparer (Sullivan, § 14.03[1] et [2]; Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5, par. 42; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] 1 R.C.S. 175, par. 60‑61; K. Roach, « The Uses and Audiences of Preambles in Legislation » (2001), 47 R.D. McGill 129, p. 152‑153; voir aussi R. c. Alcorn, 2021 MBCA 101, 407 C.C.C. (3d) 395, par. 14; R. c. Gallone, 2019 ONCA 663, 147 O.R. (3d) 225, par. 91). Les quatre premiers attendus du préambule énoncent que la loi vise à réduire et, en fin de compte, à éliminer le commerce du sexe, et, avec lui, les dommages sociaux, la violence, et l’exploitation des personnes marginalisées et vulnérables, en particulier les femmes et les enfants, que le Parlement considère comme inhérents au travail du sexe :
Attendu :
que le Parlement du Canada a de graves préoccupations concernant l’exploitation inhérente à la prostitution et les risques de violence auxquels s’exposent les personnes qui se livrent à cette pratique;
que le Parlement du Canada reconnaît les dommages sociaux causés par la chosification du corps humain et la marchandisation des activités sexuelles;
qu’il importe de protéger la dignité humaine et l’égalité de tous les Canadiens et Canadiennes en décourageant cette pratique qui a des conséquences négatives en particulier chez les femmes et les enfants;
qu’il importe de dénoncer et d’interdire l’achat de services sexuels parce qu’il contribue à créer une demande de prostitution[.]
- Le Document technique décrit de façon similaire la LPCPVE comme constituant un « changement de paradigme » où l’on passe du traitement du travail du sexe comme une « nuisance » au point de vue selon lequel il s’agit d’une « forme d’exploitation sexuelle ayant un effet préjudiciable et disproportionné sur les femmes et les filles » (p. 4). Il souligne que la loi maintient que « la meilleure façon d’éviter les méfaits causés par la prostitution est de mettre fin à cette pratique » (p. 5).
- Le ministre de la Justice et procureur général du Canada, l’hon. Peter MacKay, a mis en évidence ces préoccupations lors du débat en deuxième lecture sur le projet de loi C‑36 devant la Chambre des communes (Débats de la Chambre des communes, vol. 147, no 101, 2e sess., 41e lég., 11 juin 2014, p. 6652‑6655). Il a souligné que l’industrie du commerce du sexe touchait de manière disproportionnée les femmes et les filles, en particulier celles des communautés autochtones, et posait des risques de coercition, d’exploitation et de violence par des acheteurs et des tiers, auxquels la loi cherche à parer en interdisant le commerce du sexe. Comme il l’a expliqué, « [l]’infraction concernant l’achat de services sexuels cible la demande de services de prostitution, en rendant cette activité illégale, et elle est assortie de l’infraction concernant la publicité de services sexuels, qui cible la promotion de cette forme d’exploitation, ce qui renforce l’objectif général du projet de loi de réduire la demande de services sexuels » (p. 6653).
- Le ministre de la Justice a également souligné que « la prostitution est une activité extrêmement dangereuse » qui « s’accompagne fréquemment de violence physique et sexuelle, de séquestration, de consommation de drogues et entraîne souvent un syndrome de stress post‑traumatique, qui peut laisser des séquelles permanentes » (p. 6655). Il a noté qu’elle causait également du tort aux collectivités, y compris « l’exposition des enfants à des actes de prostitution, le harcèlement des habitants, des actes malsains et la sollicitation importune de clients auprès d’enfants » (p. 6655).
- Protéger la sécurité des personnes travailleuses du sexe
- Le deuxième objectif de la LPCPVE est de protéger les personnes travailleuses du sexe contre les risques de violence, d’abus et d’exploitation liés à l’industrie du travail du sexe. Cet objectif comporte deux aspects : a) protéger les personnes travailleuses du sexe contre les tiers qui commercialisent la vente de services sexuels; et b) permettre aux personnes travailleuses du sexe de se protéger des dangers que posent les acheteurs de services sexuels. Les deux aspects visent à protéger les individus, les collectivités, la dignité humaine et l’égalité.
- Le premier aspect de l’objectif lié à la sécurité ressort des infractions concernant respectivement l’avantage matériel, le proxénétisme et la publicité. Ces trois infractions reconnaissent toutes que les tiers qui profitent de la vente de services sexuels d’autrui causent, perpétuent et exploitent les méfaits du commerce du sexe, y compris le risque de violence et d’abus de la part de tiers qui commercialisent le travail du sexe. Le Parlement considère qu’il y a exploitation chaque fois qu’un tiers profite de la vente des services sexuels d’une autre personne. Cet aspect a été souligné par le ministre de la Justice en deuxième lecture du projet de loi C‑36 (p. 6653‑6654), dans le Document technique (p. 7‑10) et dans le cinquième attendu du préambule de la LPCPVE, qui prévoit :
qu’il importe de continuer à dénoncer et à interdire le proxénétisme et le développement d’intérêts économiques à partir de l’exploitation d’autrui par la prostitution, de même que la commercialisation et l’institutionnalisation de la prostitution[.]
- Cet aspect de l’objectif de la LPCPVE lié à la sécurité a été repris du régime antérieur à l’arrêt Bedford, qui avait criminalisé largement le « proxénétisme » afin de « réprimer [cette activité], ainsi que le parasitisme et l’exploitation qui y sont associés » (Bedford, par. 137). De fait, la protection des personnes travailleuses du sexe contre les tiers parasitaires a été un objectif des mesures législatives canadiennes réglementant la vente de services sexuels depuis la fin des années 1800 (Crankshaw’s Criminal Code of Canada, R.S.C. 1985 (éd. rév. (feuilles mobiles)), §§ 179:HIST, 197:HIST, 212:HIST et 213:HIST). L’éclairage apporté par l’arrêt Bedford, cependant, était que cet objectif ne peut être poursuivi au prix d’une interdiction faite aux personnes travailleuses du sexe de se protéger.
- Cela contextualise le deuxième aspect de l’objectif de la LPCPVE lié à la sécurité, soit de permettre aux personnes travailleuses du sexe de se protéger des dangers que posent les acheteurs de services sexuels. Bien que l’achat de services sexuels soit maintenant illégal et que le Parlement a toujours pour objectif d’éliminer le commerce du sexe autant que possible, le Parlement a également reconnu qu’« il faudra un certain temps avant que [l]e changement de paradigme transformationnel [que constitue le projet de loi C‑36] se concrétise », car « changer les attitudes sociales peut prendre beaucoup de temps » (Document technique, p. 12). Le Parlement a donc reconnu sous le régime de la LPCPVE que « certaines personnes demeureront exposées ou assujetties à un risque d’exploitation » du fait du travail du sexe « pendant le déroulement de cette transformation » (p. 12).
- Le projet de loi C‑36 concentre l’attention des forces de l’ordre sur l’aspect demande du commerce du sexe et sur les personnes qui exploitent les individus qui vendent des services sexuels. Il confère également aux personnes qui vendent leurs propres services sexuels une immunité contre les poursuites et leur permet de prendre les mesures de protection identifiées dans l’arrêt Bedford, qui comprennent notamment « vendre des services sexuels à partir d’un lieu fixe situé à l’intérieur, embaucher des personnes en vue de renforcer leur sécurité, et négocier de conditions plus sûres relativement à la vente de services sexuels dans un lieu public » (Document technique, p. 12). Sous réserve des exceptions aux exceptions, énoncées au par. 286.2(5), ces mesures de protection sont permises au titre des exceptions à l’infraction concernant l’avantage matériel prévues au par. 286.2(4). Par exemple, suivant les al. 286.2(4)a) ou c), les personnes travailleuses du sexe peuvent fournir des services sexuels à partir de lieux fixes situés à l’intérieur, y compris leur propre domicile. De même, suivant les al. 286.2(4)c) ou d), les personnes travailleuses du sexe peuvent embaucher des tiers pour protéger leur sécurité, tels des gardes du corps, des réceptionnistes ou des gérants.
- Un objectif essentiel lié à la sécurité que poursuit le projet de loi C‑36 consiste à répondre aux préoccupations de sécurité exprimées dans Bedford dans le contexte plus large de l’ensemble des méfaits, risques et dangers associés au travail du sexe, qui est maintenant contraire à la loi. Comme le ministre de la Justice l’a expliqué devant la Chambre des communes :
L’approche retenue a été mûrement réfléchie afin de protéger la vulnérabilité des personnes visées. L’infraction quant à l’avantage matériel établit un équilibre délicat et fait en sorte que les personnes qui vendent leurs propres services sexuels conservent la même capacité d’interaction avec autrui que toute autre personne, tout en reconnaissant les dangers et les risques que pose le « développement d’intérêts économiques à partir de l’exploitation d’autrui par la prostitution ». [p. 6654]
- En outre, le sixième attendu du préambule souligne qu’en vertu de la LPCPVE, le Parlement « souhaite encourager les personnes qui se livrent à la prostitution à signaler les cas de violence et à abandonner cette pratique ». Comme l’a affirmé le ministre, cela se fait au moyen des nouvelles immunités contre les poursuites accordées aux personnes qui vendent leurs propres services sexuels, ce qui sert à « reconnaît[re] la vulnérabilité » de ces personnes (p. 6654).
- Ayant dégagé les deux objectifs de la LPCPVE dans son ensemble, nous examinons maintenant les arguments particuliers que font valoir les appelants sur la question de savoir si l’infraction concernant l’avantage matériel prévue à l’art. 286.2 et si l’infraction relative au proxénétisme énoncée à l’art. 286.3 empêchent les personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité identifiées dans l’arrêt Bedford.
- L’infraction concernant l’avantage matériel n’empêche pas de prendre des mesures de sécurité
a) L’objectif de l’infraction concernant l’avantage matériel (art. 286.2)
- L’infraction concernant l’avantage matériel interdit à quiconque de bénéficier d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir ou avoir été obtenu, directement ou indirectement, de l’achat des services sexuels d’autrui. Cette infraction modernise l’infraction de vivre des produits de la prostitution qui a été jugée inconstitutionnelle dans l’arrêt Bedford. La portée de l’infraction concernant l’avantage matériel est limitée par les quatre exceptions établies par voie législative au par. 286.2(4), qui permettent aux personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans Bedford. Par ailleurs, les exceptions établies par voie législative excluent cinq situations (les exceptions aux exceptions) énumérées au par. 286.2(5), lesquelles sont toutes considérées par la loi comme étant naturellement empreintes d’exploitation.
- Conformément aux deux aspects de l’objectif de la LPCPVE lié à la sécurité, l’infraction concernant l’avantage matériel vise à empêcher les tiers de profiter du travail du sexe d’autrui, tout en permettant aux personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité identifiées dans l’arrêt Bedford. L’infraction concernant l’avantage matériel « interdit le fait de tirer un avantage matériel de la prostitution d’autrui dans des situations d’exploitation, notamment en participant à des activités commerciales liées à la prostitution dont profitent des tiers », et permet à « ceux qui vendent eux‑mêmes leurs services sexuels d’entretenir des relations familiales ou d’affaires légitimes au même titre que toute autre personne » (Document technique, p. 7).
- L’infraction concernant l’avantage matériel permet aux personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité
- Les exceptions à l’infraction concernant l’avantage matériel énoncées au par. 286.2(4) font en sorte que les personnes travailleuses du sexe puissent légalement prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford et maintenir des relations familiales ou d’affaires régulières. Le débat devant notre Cour a porté principalement sur deux situations d’exploitation (ou exceptions aux exceptions) qui continuent de relever de la portée de l’infraction concernant l’avantage matériel en vertu du par. 286.2(5) : (1) un avantage matériel obtenu « dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution », aux termes de l’al. 286.2(5)e); et (2) une personne qui fournit « des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes » à une personne travailleuse du sexe en vue de l’aider ou de l’encourager à vendre des services sexuels, aux termes de l’al. 286.2(5)c).
- Les appelants soutiennent que les al. 286.2(5)c) et e) réduisent en fait à néant les exceptions énoncées au par. 286.2(4) et interdisent de nouveau les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford. Ils affirment que la disposition relative à l’« entreprise commerciale » criminalise des arrangements d’affaires dénués d’exploitation qui permettraient aux personnes travailleuses du sexe de prendre des précautions en matière de sécurité. Ils prétendent également que la disposition relative « [aux] drogues, [à] l’alcool ou [à] d’autres substances intoxicantes » expose un tiers, embauché pour assurer la sécurité d’une personne travailleuse du sexe, à une responsabilité criminelle si, par exemple, il fournit à cette dernière toute « drogu[e] » tel « un comprimé de Tylenol pour des maux de tête » (motifs de la C.A., par. 72, citant la décision en matière constitutionnelle rendue par la juge de première instance, par. 171) afin de l’aider à continuer à vendre ses services sexuels.
- Nous sommes en désaccord avec ces arguments. Ni l’une ni l’autre de ces dispositions n’empêche les personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford.
- Disposition relative à l’« entreprise commerciale » (al. 286.2(5)e))
- Nous examinons d’abord la portée de la disposition relative à l’« entreprise commerciale » et la question de savoir si elle empêche les personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité. Rappelons que l’al. 286.2(5)e) prévoit qu’un tiers ne peut pas invoquer les exceptions à l’infraction concernant l’avantage matériel s’il a reçu l’avantage « dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution ».
- L’expression « entreprise commerciale » n’est pas définie dans la LPCPVE. La juge du procès a interprété cette expression, d’après la définition qu’en donne le dictionnaire, comme signifiant [traduction] « toute entreprise ou affaire à but lucratif » (décision en matière constitutionnelle, par. 174‑175). Elle a souligné que le Parlement aurait pu insister sur une exigence d’exploitation, par exemple exiger qu’un tiers réalise des bénéfices excessifs, mais qu’il a décidé de ne pas le faire (par. 175). Elle a conclu que la disposition criminalise toute affaire à but lucratif qui offre des services sexuels moyennant rétribution, et ce, même si l’affaire n’implique aucune exploitation. Selon la juge du procès, les tiers qui fournissent des services de sécurité au moyen d’une affaire à but lucratif aux personnes qui vendent leurs propres services sexuels pourraient faire l’objet de poursuites criminelles, même s’ils ne se livrent pas à de l’exploitation (par. 183).
- À l’instar de la Cour d’appel de l’Alberta, nous rejetons l’interprétation qu’a donnée la juge du procès à l’expression « entreprise commerciale ». La juge du procès n’a pas examiné l’objectif de cette disposition dans le contexte de la LPCPVE dans son ensemble. Comme l’a souligné la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt N.S. (par. 76 (nous soulignons)), dont l’analyse a été adoptée par la Cour d’appel de l’Alberta (par. 69), [traduction] « une “entreprise commerciale” visée à l’al. 286.2(5)e) implique nécessairement la réalisation d’un bénéfice provenant de l’exploitation de la personne travailleuse du sexe par un tiers. Autrement dit, elle implique la réalisation d’un bénéfice de la marchandisation des activités sexuelles par un tiers. » La question clé pour identifier une entreprise commerciale est de savoir si un tiers participe aux bénéfices du travail du sexe d’autrui.
- Nous nous arrêtons pour examiner le sens du terme « marchandisation », pourquoi il s’agit d’un facteur contextuel clé dans l’interprétation de la LPCPVE, y compris la portée de l’expression « entreprise commerciale », et pourquoi le Parlement considère que la marchandisation au moyen d’une entreprise commerciale est intrinsèquement empreinte d’exploitation, plutôt que de considérer que toute exploitation dépend des circonstances factuelles particulières de la marchandisation en question.
- L’intertitre du Code criminel sous lequel se trouvent les nouvelles infractions introduites par le projet de loi C‑36, « Marchandisation des activités sexuelles », éclaire l’interprétation de l’ensemble de ces dispositions, y compris l’expression « entreprise commerciale » (voir R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, par. 47; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, p. 377; Sullivan, § 14.05[3]). Le terme « marchandisation » renvoie à [traduction] « l’action de transformer quelque chose en simple marchandise ou de le traiter comme telle » (D. Watt, c.r., M. Fuerst et J. D. Makepeace, The 2025 Annotated Tremeear’s Criminal Code (2024), p. 740). Dans la LPCPVE, le Parlement considère que la marchandisation des activités sexuelles d’un autre être humain est intrinsèquement empreinte d’exploitation parce qu’elle renforce les disparités entre les femmes et les hommes dans la société et normalise l’idée préjudiciable selon laquelle le corps d’une personne est une marchandise susceptible d’être achetée et vendue. Le Parlement est également préoccupé par l’exposition des enfants à cette idée préjudiciable et le risque de perpétuer un cycle d’exploitation. Comme l’explique le Document technique :
La prostitution renforce les disparités entre les femmes et les hommes dans la société en général en faisant paraître normale la reconnaissance du corps, essentiellement de la femme, en tant que commodité pouvant être achetée ou vendue. À ce titre, la prostitution porte préjudice à toute la société en transmettant le message que des actes sexuels peuvent être achetés par ceux qui possèdent argent et pouvoir. La prostitution autorise les hommes, qui sont les principaux acheteurs de services sexuels, à payer pour avoir accès au corps de la femme, dévalorisant et dégradant ainsi la dignité humaine de toutes les femmes et les filles du fait de la reconnaissance claire d’une pratique sexiste au sein de la société canadienne.
De plus, la prostitution se répercute négativement sur les collectivités dans lesquelles elle est pratiquée en raison de divers facteurs, notamment [. . .] l’exposition des enfants à la vente de services sexuels comme s’il s’agissait d’un produit et le risque que ceux‑ci soient entraînés dans une vie d’exploitation . . . [Nous soulignons; notes en bas de page omises; p. 4.]
- Au regard du nouveau paradigme de la LPCPVE, le Parlement estime que le fait de profiter de la marchandisation des activités sexuelles d’un autre être humain implique intrinsèquement de l’exploitation. Le point de vue du Parlement voulant que la marchandisation implique nécessairement de l’exploitation n’est pas tributaire de la question de savoir si l’entreprise commerciale fait des bénéfices « excessifs » et n’exige pas non plus un acte d’exploitation en particulier, autre que de profiter de la marchandisation des activités sexuelles d’un autre être humain. En vertu de la LPCPVE, la marchandisation, et donc l’exploitation, résulte du fait de profiter de la vente des activités sexuelles d’un autre être humain.
- Pour cette raison, nous sommes d’accord avec la Cour d’appel de l’Alberta pour dire que l’expression « entreprise commerciale » à l’al. 286.2(5)e) n’exige pas qu’il y ait dans les faits une conduite empreinte d’exploitation ou la réalisation de bénéfices excessifs ou déraisonnables par un tiers (par. 68‑70). Une conduite qui est dans les faits empreinte d’exploitation est interdite par les al. 286.2(5)a) et b), qui prévoient qu’aucune des exceptions à l’infraction concernant l’avantage matériel ne s’applique s’il y a usage de violence, d’intimidation ou de contrainte (al. 286.2(5)a)), ou s’il y a abus de pouvoir ou de confiance (al. 286.2(5)b)) à l’égard d’une personne travailleuse du sexe. La réalisation de bénéfices excessifs ou déraisonnables par un tiers est interdite par l’al. 286.2(4)d) parce que l’exception de l’avantage proportionnel à l’infraction concernant l’avantage matériel ne s’applique que si l’avantage reçu est proportionnel à la valeur du service ou du bien fourni. L’interdiction des « entreprises commerciales » cible plutôt l’exploitation inhérente que le Parlement voit comme découlant de la marchandisation et de la commercialisation du travail du sexe par des tiers. Cette disposition empêche les tiers de profiter de la marchandisation du travail du sexe.
- Nous examinerons plus loin si, comme le font valoir les appelants et certains intervenants, le point de vue du Parlement sous le régime de la LPCPVE, qui est de considérer la marchandisation comme intrinsèquement empreinte d’exploitation, est un motif de contestation de la loi au regard de l’art. 7 de la Charte. Pour le moment, nous soulignons simplement qu’il s’agit du point de vue adopté par le Parlement sous le régime de cette loi.
- Cela nous amène à la question de savoir quel type particulier d’entité à but lucratif serait considéré comme une « entreprise commerciale ». Il appartiendra aux tribunaux de déterminer au cas par cas si une entreprise donnée est une « entreprise commerciale » se livrant à la marchandisation des activités sexuelles. Cette question doit être tranchée à partir de faits précis et d’une interprétation contextuelle et téléologique de l’expression « entreprise commerciale » dans la LPCPVE. Néanmoins, trois observations peuvent être faites à propos de ce qui est nécessairement exclu de la portée de la notion d’« entreprise commerciale » du point de vue de l’interprétation législative, ce qui pourra aider dans l’examen futur de cette question.
- Premièrement, une personne qui vend ses propres services sexuels, que ce soit de façon indépendante ou en collaboration avec d’autres, ne peut faire l’objet de poursuites criminelles en vertu de la LPCPVE. Dans de telles circonstances, aucun tiers ne profite de la marchandisation des services sexuels d’une autre personne. Les personnes qui vendent leurs propres services sexuels garderaient le produit de leurs activités et bénéficieraient de l’immunité contre les poursuites prévue à l’art. 286.5. Nous souscrivons donc à ce qui est dit dans le Document technique, à savoir qu’une « entreprise commerciale » ne saurait englober « les personnes qui vendent leurs propres services sexuels, de façon indépendante ou en collaboration, à partir d’un endroit en particulier ou de divers endroits » (p. 9; voir aussi N.S., par. 75)
- Nous sommes également d’accord avec la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt N.S. pour dire que la situation hypothétique d’un arrangement de coopération entre personnes travailleuses du sexe — en vertu duquel celles‑ci partagent les coûts pour louer des locaux, ou retenir les services de chauffeurs, de réceptionnistes, de gardes du corps, de gérants ou d’autres services de sécurité — ne serait pas une « entreprise commerciale », parce qu’aucun tiers ne profiterait de la marchandisation des services sexuels d’autrui, et parce que chaque personne travailleuse du sexe bénéficierait de l’immunité en vertu du par. 286.5(1). Comme l’a expliqué la Cour d’appel de l’Ontario :
[traduction] La situation hypothétique [d’un arrangement licite] décrit une coopérative : un arrangement dans lequel les personnes travailleuses du sexe coopèrent pour obtenir des locaux et des services liés à leurs ventes respectives de services sexuels. Le coût des locaux et des services est partagé; chaque personne travailleuse du sexe paie sa part sur son revenu provenant de la vente de ses services sexuels. La coopérative ne recherche pas le profit et n’en est pas soucieuse. Elle fonctionne sur la base du partage des coûts. C’est le contraire d’une entreprise qui est soucieuse du profit. Chaque personne travailleuse du sexe, et non la coopérative, est soucieuse du profit. [par. 74]
- Le terme « coopérative » dans ce contexte ne renvoie pas à une entité ou forme juridique d’association d’affaires en particulier. Il renvoie à une façon de fonctionner où chaque personne travailleuse du sexe contrôle son propre travail et le revenu qu’il procure, ainsi que ses conditions de travail. En vertu d’un tel arrangement de coopération, une personne travailleuse du sexe pourrait déléguer à d’autres personnes travailleuses du sexe ou à un gérant des tâches liées au fonctionnement de la coopérative.
- De telles entités juridiques ou associations d’affaires pourraient comprendre, par exemple, un arrangement d’affaires, comme une entreprise individuelle, une société de personnes ou une coentreprise, au moyen duquel une personne travailleuse du sexe ou un groupe de personnes travailleuses du sexe pourrait embaucher des employés ou recourir à des services qui contribuent à un milieu de travail plus sécuritaire. Les personnes travailleuses du sexe pourraient contribuer au paiement des dépenses, pourvu que les bénéfices soient ultimement retenus par ces personnes et ne soient pas partagés avec des tiers. La caractéristique clé est que personne d’autre que la personne travailleuse du sexe ne participe aux bénéfices du travail du sexe. Chacun de ces arrangements vise à contrer les risques liés à l’industrie du travail du sexe et identifiés par notre Cour dans l’arrêt Bedford : ils permettent aux personnes travailleuses du sexe d’utiliser un lieu fixe situé à l’intérieur et créent une relation d’emploi entre ces personnes et les tiers qu’elles embauchent.
- Un tiers, tel un chauffeur, un réceptionniste, un garde du corps ou un gérant, qui fournit des services de sécurité à des personnes qui vendent leurs propres services sexuels en vertu d’un arrangement de coopération, pourrait le faire légalement, pourvu qu’il ne conseille pas à ces personnes de vendre des services sexuels ni ne l’y encourage, et que le paiement ou autre avantage qu’il reçoit soit proportionnel à la valeur des services qu’il fournit (al. 286.2(4)d)). Interpréter l’expression « entreprise commerciale » à l’al. 286.2(5)e) largement au point d’empêcher les personnes travailleuses du sexe d’embaucher légalement des personnes qui fournissent des services de sécurité réduirait à néant l’al. 286.2(4)d), une disposition législative connexe. Il faut éviter une telle interprétation (Sullivan, § 13.02[3]; Côté et Devinat, par. 1060‑1062; Boma Manufacturing Ltd. c. Banque Canadienne Impériale de Commerce, [1996] 3 R.C.S. 727, par. 66).
- Nous examinerons plus loin la question de savoir si un tel arrangement de coopération est illusoire, comme le font valoir les appelants. Pour le moment, nous soulignons simplement qu’un tel arrangement de coopération ne viole pas la loi.
- Deuxièmement, un « refuge sûr » sans but lucratif à partir duquel des personnes travailleuses du sexe pourraient exercer leurs activités à l’intérieur en toute sécurité ne serait pas une « entreprise commerciale ». Par exemple, dans l’arrêt Bedford, notre Cour a décrit comment « Grandma’s House », une entreprise de bienfaisance, avait géré un refuge sûr dans le Downtown Eastside de Vancouver où des travailleuses du sexe de rue pouvaient amener leurs clients en toute sécurité à une époque de craintes croissantes qu’un tueur en série ne rôde dans les rues (par. 64). La juge en chef McLachlin a fait remarquer que, pour certaines personnes travailleuses du sexe, « [l]’existence d’un établissement sûr comme Grandma’s House peut être indispensable [. . .], en particulier [pour] celles qui sont démunies. Pour elles, la possibilité de travailler dans un bordel ou d’embaucher un garde de sécurité peut se révéler illusoire même s’il s’agit d’activités légales » (par. 64). Elle a conclu qu’une disposition qui interdit aux personnes travailleuses du sexe d’amener des clients à un refuge sûr est totalement disproportionnée à l’objectif de réprimer le désordre public et viole donc l’art. 7 de la Charte. Comme elle l’a expliqué, la disposition qui empêche les personnes travailleuses du sexe « de recourir à un refuge sûr comme Grandma’s House alors qu’un tueur en série est soupçonné de sévir dans les rues est une disposition qui a perdu de vue son objectif » (par. 136). En vertu de la LPCPVE, toutefois, une entreprise comme Grandma’s House qui fonctionne comme un refuge sûr de bienfaisance, sans but lucratif, ne serait pas considérée comme une « entreprise commerciale », car elle ne profiterait pas de la vente des services sexuels d’autrui. Par conséquent, la LPCPVE n’interdit pas à un tel refuge sûr d’exercer ses activités. Il convient de souligner que la situation des appelants est très éloignée de celle d’un refuge sûr comme Grandma’s House.
- Troisièmement, conformément à l’objectif de l’infraction concernant l’avantage matériel d’empêcher le développement d’intérêts économiques dans l’exploitation du travail du sexe d’autrui, ainsi que l’institutionnalisation et la commercialisation de ce type de travail, des établissements qui seraient considérés comme des « entreprises commerciales » comprendraient, par exemple, des entreprises appartenant à des tiers qui se présenteraient comme un bar de danseuses ou un salon de massage, mais qui seraient exploitées en partie dans le but de faciliter l’achat de services sexuels. De telles entreprises, qui permettent à des tiers de profiter de la marchandisation des activités sexuelles d’une autre personne ou du travail du sexe d’autrui, contribuent à institutionnaliser l’industrie du travail du sexe commercial. Elles seraient donc exclues des exceptions énoncées au par. 286.2(4) et seraient comprises dans le sens de l’expression « entreprise commerciale ». Par ailleurs, un individu ou une entité qui n’a fait que louer un local à une personne travailleuse du sexe indépendante et qui n’a pas participé à la marchandisation des activités sexuelles ne serait pas considéré comme une « entreprise commerciale ».
- En résumé, l’al. 286.2(5)e) ne limite pas la capacité des personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford. Il leur permet, que ce soit individuellement ou collectivement avec d’autres personnes travailleuses du sexe, de conclure des arrangements d’affaires au moyen desquels elles peuvent embaucher du personnel pour fournir un milieu de travail sécuritaire, notamment des chauffeurs, des réceptionnistes, des gardes du corps ou des gérants, pourvu que des tiers ne profitent pas de la vente de services sexuels. Cette disposition n’empêche pas non plus les personnes travailleuses du sexe d’exercer leurs activités à partir de refuges sûrs sans but lucratif.
- Drogues, alcool ou autres substances intoxicantes (al. 286.2(5)c))
- Les appelants plaident également que la juge du procès a conclu à bon droit que l’al. 286.2(5)c) criminalise l’acte d’un tiers, tel un chauffeur ou un garde du corps, qui donnerait un comprimé de Tylenol à une personne qui vend ses propres services sexuels, si, ce faisant, il se trouve à aider ou à encourager cette personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution. Selon les appelants, criminaliser cette conduite mine la capacité des personnes travailleuses du sexe d’embaucher des tiers, comme les appelants, pour protéger leur sécurité.
- À l’instar de la Cour d’appel de l’Alberta, nous rejetons cet argument. L’interprétation que donne la juge du procès à l’al. 286.2(5)c) est incompatible avec les principes d’interprétation législative. Suivant l’al. 286.2(5)c), la conduite d’une personne qui fournit « des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes » à la personne qui rend les services sexuels à l’origine de l’avantage matériel relève de la portée l’infraction concernant l’avantage matériel. Bien que le mot « drug » figurant dans la version anglaise de l’al. 286.2(5)c) puisse désigner à la fois des stupéfiants et d’autres médicaments (comme un comprimé de Tylenol), toute ambiguïté est résolue par le mot « drogue » utilisé dans la version française de la disposition, mot dont le sens est plus restreint et qui ne désigne que des stupéfiants, et non d’autres médicaments (Le Grand Robert de la langue française (version électronique)). Le sens plus restreint du texte français reflète le sens commun et est donc celui qui est privilégié suivant les règles de l’interprétation des lois bilingues (Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll‑Byrne, 2022 CSC 48, par. 72, citant Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, par. 25, et Côté et Devinat, par. 1131; voir aussi R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217, par. 28‑29). En l’espèce, le sens commun reflète également l’intention du Parlement (Côté et Devinat, par. 1134).
- De plus, l’inclusion du mot « drogues » dans une liste qui comprend les autres mots associés « alcool ou [. . .] autres substances intoxicantes » indique une caractéristique commune entre eux, à savoir qu’ils ne désignent que des substances intoxicantes (Opitz c. Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55, [2012] 3 R.C.S. 76, par. 41). Un comprimé de Tylenol n’est pas une substance intoxicante.
- Enfin, cette interprétation est conforme à l’objectif de la LPCPVE dans son ensemble, à savoir cibler l’exploitation des personnes travailleuses du sexe. Comme le souligne le Document technique, le fait de commencer à se livrer au travail du sexe et de continuer de s’y livrer est influencé par « une variété de facteurs socio‑économiques, tels que [. . .] la dépendance aux drogues » (p. 4). Cette disposition cible les tiers qui exploitent la dépendance aux drogues pour exercer un pouvoir et un contrôle sur les personnes travailleuses du sexe. Elle ne criminalise pas le fait de donner un comprimé de Tylenol ou une autre substance non intoxicante à une personne travailleuse du sexe.
- Conclusion
- L’alinéa 286.2(5)c) n’empêche pas les personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford.
- L’infraction concernant le proxénétisme n’empêche pas non plus de prendre des mesures de sécurité
- L’objectif de l’infraction concernant le proxénétisme
- L’infraction concernant le proxénétisme, le par. 286.3(1), n’empêche pas non plus les personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford.
- Une personne peut être déclarée coupable de proxénétisme de deux façons, qui peuvent être décrites comme deux modes de responsabilité : (1) soit en amenant une personne « à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution »; (2) soit en recrutant, en détenant, en cachant ou en hébergeant une personne, ou en exerçant « un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne », en vue de faciliter l’infraction concernant l’achat (Document technique, p. 9‑10). L’infraction relative au proxénétisme exige nécessairement la participation active du proxénète dans la vente des services sexuels d’autrui, laquelle peut être établie selon l’un ou l’autre mode de responsabilité.
- Conformément à l’objectif lié à la sécurité de la LPCPVE, l’infraction concernant le proxénétisme vise à empêcher le fait d’amener des personnes à vendre leurs services sexuels, en vue de faciliter l’achat de tels services (Document technique, p. 9; voir aussi la LPCPVE, préambule, cinquième attendu). Elle le fait en interdisant « de façon générale tout comportement lié au fait d’amener autrui à se prostituer » (Document technique, p. 9), que le Parlement considère comme intrinsèquement empreint d’exploitation.
- Soit dit en tout respect, nous ne pouvons souscrire à l’opinion de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt N.S. selon laquelle l’objectif de l’infraction concernant le proxénétisme [traduction] « ne consiste pas notamment à donner effet à l’objectif lié à la sécurité de la LPCPVE à l’égard des personnes qui continuent de vendre leurs services sexuels moyennant rétribution » (par. 122). L’infraction concernant le proxénétisme favorise la réalisation du premier aspect de l’objectif lié à la sécurité de la LPCPVE : protéger les personnes travailleuses du sexe contre les tiers qui commercialisent la vente de services sexuels. Elle le fait en dissuadant les personnes (les proxénètes) d’encourager directement ou indirectement autrui à entrer dans le commerce du sexe. Cela protège les personnes vulnérables contre toute incitation à ce que le Parlement considère comme étant la pratique intrinsèquement empreinte d’exploitation que constitue le travail du sexe et contre toute exposition aux risques de violence qui y sont associés, y compris le risque de violence et d’abus de la part des proxénètes. En même temps, comme nous l’expliquerons ci‑après, l’infraction concernant le proxénétisme donne aussi effet au deuxième aspect de l’objectif lié à la sécurité de la LPCPVE en permettant les mesures de sécurité identifiées dans l’arrêt Bedford.
- Le Document technique souligne que la différence entre l’infraction concernant l’avantage matériel et celle relative au proxénétisme repose sur « le niveau de participation dans la prostitution d’autrui » (p. 10). L’infraction concernant le proxénétisme exige « une participation active en ce qui a trait à la prestation de services sexuels d’autrui », alors qu’« une participation passive est suffisante pour établir la perpétration de l’infraction concernant l’avantage matériel » (p. 10). Comme l’explique le Document technique :
Par exemple, un « souteneur classique » sera probablement visé à la fois par l’infraction relative au proxénétisme et celle relative à l’avantage matériel, car les souteneurs amènent généralement autrui à offrir ou à rendre des services sexuels et tirent des avantages pécuniaires de cette activité. En revanche, une personne qui tire un avantage de la prostitution d’autrui, sans activement amener à offrir des services sexuels, par exemple, un « portier » qui travaille dans un bar de danseuses et qui sait que des actes de prostitution y sont perpétrés, ne sera visé que par l’infraction concernant l’avantage matériel. Cette différence justifie l’imposition de peines plus sévères en ce qui a trait au proxénétisme. [Note en bas de page omise; p. 10.]
- Enfin, l’objectif de l’infraction concernant le proxénétisme peut être dégagé de la note marginale qui décrit l’infraction, qui est un outil d’interprétation pertinent (R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754, par. 37; Sullivan, § 14.06[3]). La note marginale de la version anglaise emploie le terme « Procuring », alors que la note marginale de la version française emploie le terme plus précis « Proxénétisme », qui signifie « [l]e fait de tirer des revenus de la prostitution d’autrui » (Le Grand Robert de la langue française) et qui se traduit par le mot anglais « pimping ». Le terme français dont le sens est plus restreint reflète le sens commun des notes marginales des versions anglaise et française et est donc celui qui est privilégié. L’infraction concernant le proxénétisme est par conséquent étroitement liée à l’objectif d’empêcher le fait d’amener d’autres personnes à vendre leurs services sexuels — ou le « proxénétisme » —, en vue de faciliter l’achat de services sexuels.
b) L’infraction concernant le proxénétisme permet aux personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité
- L’infraction concernant le proxénétisme n’empêche pas les personnes qui vendent leurs propres services sexuels de prendre des mesures de sécurité, par exemple recevoir des conseils susceptibles d’accroître leur sécurité ou vendre leurs services sexuels à partir de lieux fixes situés à l’intérieur. L’infraction concernant le proxénétisme exige une participation active dans la vente des services sexuels d’autrui en insistant sur une mens rea élevée d’intention spécifique de faciliter l’infraction concernant l’achat visée à l’art. 286.1.
- Le premier mode de responsabilité en application du par. 286.3(1) consiste à « am[ener] une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution ». « Amener », ou « induire », signifie [traduction] « de causer ou d’inciter, ou d’avoir un effet persuasif sur la conduite qui est alléguée » (Gallone, par. 61, citant R. c. Deutsch, [1986] 2 R.C.S. 2, p. 26‑27; N.S., par. 97; R. c. Joseph, 2020 ONCA 733, 153 O.R. (3d) 145, par. 65).
- Le deuxième mode de responsabilité en application du par. 286.3(1) consiste à recruter, à détenir, à cacher ou à héberger une personne qui vend ses propres services sexuels, ou à exercer un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne, et, dans un cas comme dans l’autre, la conduite interdite doit être « en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(1) », c’est‑à‑dire dans le but de faciliter l’infraction concernant l’achat en incitant une personne à offrir des services sexuels en vue de leur achat. Cet élément de « dessein » exige une mens rea élevée d’intention spécifique. L’accusé ne doit pas simplement sciemment ou sans le savoir faciliter l’infraction d’achat, mais il doit plutôt entendre spécifiquement que ses actes incitent une personne à offrir des services sexuels en vue de leur achat (N.S., par. 100; R. c. Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 R.C.S. 555, par. 45‑47; R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551, par. 32‑33; Joseph, par. 88; Gallone, par. 63). L’intention de la personne accusée de proxénétisme est déterminée subjectivement, en fonction de la nature de sa relation avec la personne à qui elle s’en serait prise (Legare, par. 32‑33; R. c. Ochrym, 2021 ONCA 48, 400 C.C.C. (3d) 358, par. 33‑34).
- Quelqu’un qui ne fait que donner des conseils sur les pratiques sécuritaires à une personne travailleuse du sexe, ou qui ne fait que lui louer une chambre, ne serait pas, sans plus, coupable de proxénétisme selon l’un ou l’autre mode de responsabilité de l’infraction concernant le proxénétisme.
- Le simple fait de donner des conseils sur les pratiques de travail sécuritaires ne constitue pas du « proxénétisme »
- Nous sommes d’accord avec la Cour d’appel de l’Alberta pour dire que la juge du procès a eu tort de conclure qu’une personne travailleuse du sexe plus expérimentée qui ne fait que prodiguer des conseils à une collègue novice sur la façon de travailler de façon sécuritaire pourrait être déclarée coupable de proxénétisme (par. 77 et 82; décision en matière constitutionnelle, par. 229).
- Le simple fait de prodiguer des conseils sur la façon de travailler de façon sécuritaire ne mettrait en jeu ni l’un ni l’autre des modes de responsabilité de l’infraction concernant le proxénétisme. Il ne se trouverait pas à entraîner ou à inciter une personne travailleuse du sexe à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution, ou encore à avoir un effet persuasif sur elle pour qu’elle le fasse. Il ne constituerait pas non plus une conduite destinée spécifiquement à faciliter l’infraction concernant l’achat en incitant une personne à rendre des services sexuels en vue de leur achat.
- Nous reconnaissons que l’exercice d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence sur une autre personne peut s’inscrire dans un spectre d’emprise sur l’individu (voir R. c. T.J.F., 2024 CSC 38, par. 65‑66). Par ailleurs, l’infraction concernant le proxénétisme ne serait pas établie sans l’intention spécifique de faciliter l’infraction relative à l’achat en incitant une personne à rendre des services sexuels en vue de leur achat. Comme la Cour d’appel de l’Alberta l’a jugé à bon droit, « [l]e simple fait de donner un conseil [. . .], sans plus, n’est pas un comportement assujetti à l’infraction » (par. 82).
- Nous concluons que le simple fait de prodiguer des conseils sur les pratiques sécuritaires en matière de travail du sexe ne constitue pas du « proxénétisme ».
- Le simple fait de louer une chambre à une personne travailleuse du sexe ne constitue pas non plus du « proxénétisme »
- Nous sommes également d’accord avec la Cour d’appel de l’Alberta pour dire que la juge du procès a eu tort de conclure que le simple fait de louer à une personne travailleuse du sexe une chambre à partir de laquelle elle peut vendre des services sexuels serait susceptible, sans plus, de constituer du proxénétisme (par. 77 et 82; décision en matière constitutionnelle, par. 229). Même si le fait de louer une chambre pouvait constituer l’acte d’« héberger » une personne travailleuse du sexe au regard du second mode de l’infraction concernant le proxénétisme, il ne s’agirait pas de la conduite interdite par cette infraction, à moins d’avoir la mens rea requise.
- Louer une chambre à une personne travailleuse du sexe, sachant que la chambre sera utilisée dans le but de rendre des services sexuels moyennant rétribution, faciliterait la vente de services sexuels. Cependant, l’infraction concernant le proxénétisme est liée non pas à l’acte de vendre des services sexuels, qui bénéficie d’une immunité contre les poursuites en vertu de l’art. 286.5, mais à l’infraction relative à l’achat visée à l’art. 286.1. Pour prouver le proxénétisme, la Couronne doit établir l’intention spécifique de faciliter l’achat de services sexuels en incitant une personne à offrir de tels services en vue de leur achat. Cette conclusion découle directement de l’économie asymétrique de la LPCPVE, qui se concentre sur l’interdiction de l’aspect demande du commerce du sexe et qui, pour ce qui est de l’aspect offre, confère une immunité contre les poursuites aux personnes qui vendent leurs propres services sexuels.
- Nous sommes donc convaincus par l’analyse qui suit de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt N.S. (par. 107‑108), à laquelle a souscrit la Cour d’appel de l’Alberta (par. 80) :
[traduction] Faciliter une infraction visée à l’art. 286.1 est plus restreint que faciliter le travail du sexe commercial.
L’infraction prévue à l’art. 286.1 est le fait d’obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne ou de communiquer avec quiconque en vue d’obtenir, moyennant rétribution, de tels services. L’infraction ne consiste pas à rendre des services sexuels moyennant rétribution. L’exigence de dessein de l’art. 286.3 est donc directement liée à l’économie asymétrique de la LPCPVE. La Couronne doit prouver que l’accusé avait l’intention d’aider l’auteur principal à commettre l’infraction prévue à l’art. 286.1. [En italique dans l’original; référence omise.]
- Dans l’arrêt N.S., la Cour d’appel de l’Ontario a souligné que la différence entre faciliter l’achat de services sexuels (qui constituerait du proxénétisme) et faciliter la vente de services sexuels (qui n’en serait pas) [traduction] « peut sembler être une subtilité de logique, mais [elle] découle directement du libellé de l’art. 286.3 et de l’économie de la LPCPVE » (par. 109). La cour a expliqué que [traduction] « [l]es infractions asymétriques sont bien connues en droit criminel, et les juges de procès sont experts à déduire quel côté de l’opération l’accusé entendait faciliter » (par. 114). Pour ce qui est de l’infraction concernant le proxénétisme examinée ici, le Parlement a expressément conçu la LPCPVE pour faire la distinction entre l’achat et la vente de services sexuels. L’achat demeure criminalisé, alors que la vente bénéficie d’une immunité contre les poursuites. L’infraction concernant le proxénétisme ne saurait être interprétée de manière à miner l’économie expressément asymétrique de la LPCPVE.
- En outre, la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt N.S. a cité l’arrêt de notre Cour dans R. c. Greyeyes, [1997] 2 R.C.S. 825, et a souligné que, [traduction] « [s]elon les faits dans un cas donné, une personne peut vouloir aider l’acheteur, le vendeur ou les deux » (par. 114). Dans l’arrêt Greyeyes, notre Cour a conclu que l’exigence de mens rea d’agir « en vue d’ » aider ou d’encourager l’infraction de trafic a été établie parce que l’accusé entendait aider à la perpétration de l’infraction, en réunissant les parties au marché et en servant d’intermédiaire dans la livraison de la drogue à l’acheteur par le vendeur. Dans le présent contexte, la partie pertinente de l’infraction concernant le proxénétisme prévoit qu’une personne ne commet cette infraction que si elle agit avec l’intention spécifique de (c.‑à‑d. « en vue de ») faciliter l’infraction d’achat visée à l’art. 286.1.
- En outre, interpréter aussi largement l’infraction concernant le proxénétisme de manière à interdire aux personnes travailleuses du sexe de louer des chambres pour vendre leurs propres services sexuels rendrait inopérante l’exception de l’avantage proportionnel prévue à l’al. 286.2(4)d). Rappelons que cette disposition soustrait à la responsabilité criminelle la réception d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, provenant de la vente des services sexuels d’une personne, tant que l’individu qui reçoit l’avantage « ne conseille pas à cette personne de rendre de tels services sexuels ni ne l’y encourage et que l’avantage reçu soit proportionnel à la valeur de ces biens ou services ». Il serait incongru de soustraire des arrangements légitimes de location à la portée de l’infraction concernant l’avantage matériel, tout en criminalisant la même conduite dans le cas de l’infraction concernant le proxénétisme (N.S., par. 103). Comme nous l’avons vu précédemment, il faut éviter une interprétation qui rend inopérante une disposition législative connexe.
- La même analyse s’applique aux autres personnes qui fournissent des services de sécurité, comme les réceptionnistes, les gérants ou les chauffeurs, employées par les personnes travailleuses du sexe, lorsque ces personnes n’ont pas la mens rea requise pour l’infraction concernant le proxénétisme. Les tiers qui travaillent pour accroître la sécurité des personnes travailleuses du sexe sont expressément soustraits à la portée de l’infraction concernant l’avantage matériel et ne sont pas visés par l’infraction relative au proxénétisme, à moins d’avoir l’intention spécifique de faciliter l’achat de services sexuels en incitant des personnes travailleuses du sexe à offrir des services sexuels en vue de leur achat. Cela reflète l’économie asymétrique de la LPCPVE et les deux aspects de son objectif lié à la sécurité.
- En revanche, une agence commerciale qui recrute des personnes pour la vente de services sexuels, fournit des locaux pour les opérations, fait de la publicité auprès d’acheteurs éventuels, donne des rendez‑vous et perçoit des frais d’agence ferait intervenir les deux modes de responsabilité de l’infraction concernant le proxénétisme. Une telle agence commerciale se livrerait directement à la promotion de la marchandisation des services sexuels, en contravention du premier aspect de l’objectif lié à la sécurité de la LPCPVE.
- Conclusion
- L’infraction concernant le proxénétisme n’empêche pas les personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford.
- Conclusion relative à l’interprétation législative
- En appliquant le principe moderne d’interprétation législative, ni l’infraction concernant l’avantage matériel ni celle relative au proxénétisme n’interdisent les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford. Comme les deux infractions ne comportent aucune ambiguïté, il n’est pas nécessaire de recourir à la présomption selon laquelle le Parlement avait l’intention de se conformer à la Charte.
- Ayant interprété la portée des infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme, nous nous demandons maintenant si ces infractions violent l’art. 7 de la Charte.
- Les dispositions contestées violent‑elles l’art. 7 de la Charte?
- Nous examinons d’abord le cadre juridique établi fondé sur l’art. 7 de la Charte. Nous résumons ensuite l’argument central des appelants fondé sur l’art. 7, qui met l’accent sur le droit à la sécurité de la personne, et les nouveaux arguments des appelants devant notre Cour qui portent sur les droits à la vie et à la liberté. Nous examinons par la suite la question de savoir si l’art. 7 entre en jeu. Les deux juridictions inférieures ont statué uniquement sur le droit à la sécurité de la personne. À l’instar de celles‑ci, nous nous concentrons sur le droit à la sécurité de la personne, mais nous formulons également de brèves observations sur les droits à la vie et à la liberté. À notre avis, ni l’infraction concernant l’avantage matériel ni celle relative au proxénétisme n’empêchent les personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford. Par conséquent, l’argument central des appelants ne parvient pas à démontrer que les infractions contestées violent l’art. 7.
- Cadre juridique fondé sur l’art. 7
- Aux termes de l’art. 7 de la Charte, « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. »
- Une demande alléguant qu’une disposition législative porte atteinte à l’art. 7 de la Charte comporte deux étapes. À la première étape, le demandeur doit établir que la disposition législative contestée le prive de la vie, de la liberté ou de la sécurité de sa personne. Il faut pour cela démontrer un lien de causalité suffisant entre la disposition et l’atteinte reprochée à l’intérêt garanti par l’art. 7 ou l’incidence négative sur celui‑ci. Le risque d’une telle privation suffit pour mettre en jeu l’art. 7 (Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, par. 56; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 62). À la deuxième étape, le demandeur doit démontrer que cette privation n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Il faut pour cela établir que la disposition contestée entre en conflit avec des valeurs constitutionnelles fondamentales, y compris les valeurs interdisant qu’une disposition législative soit arbitraire, de portée excessive ou totalement disproportionnée (Bedford, par. 57‑58, 75‑76, 93‑96 et 123; Carter, par. 72; Conseil canadien pour les réfugiés, par. 56 et 60; J.J., par. 116).
- Est arbitraire la disposition législative « dont l’effet n’[a] aucun lien avec son objet » (Bedford, par. 98; voir aussi les par. 99‑100). Une disposition législative sera considérée arbitraire pour l’application de l’art. 7 si elle impose des limites à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne « sans lien avec [l’]objectif [de la disposition] » (R. c. Smith, 2015 CSC 34, [2015] 2 R.C.S. 602, par. 23; P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 47:24; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), par. XII‑6.66).
- Une disposition législative a une portée excessive lorsqu’elle s’applique « si largement qu’elle vise certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet » (Bedford, par. 112 (en italique dans l’original); J.J., par. 136; Appulonappa, par. 26; Carter, par. 85; Conseil canadien pour les réfugiés, par. 126‑163; Hogg et Wright, § 47:25; Brun, Tremblay et Brouillet, par. XII‑6.65). Le demandeur doit démontrer qu’il n’existe « aucun lien rationnel entre les objets de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous » (Bedford, par. 112 (en italique dans original); J.J., par. 136). Suivant un principe constitutionnel, une « [disposition] doit s’en tenir à ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre ses objectifs législatifs » (Safarzadeh‑Markhali, par. 50). Une disposition législative a une portée excessive si elle « a cet effet ne serait‑ce que dans un seul cas » (Conseil canadien pour les réfugiés, par. 141, citant Bedford, par. 113 et 123, et Ndhlovu, par. 78). Le principe de la portée excessive « permet au tribunal de reconnaître qu’une disposition est rationnelle sous certains rapports, mais que sa portée est trop grande sous d’autres » (Bedford, par. 113; Appulonappa, par. 26; Carter, par. 85).
- Enfin, une disposition législative ne sera totalement disproportionnée que « dans les cas extrêmes », si la gravité de la privation relative à l’art. 7 est « sans rapport aucun avec l’objectif de la mesure », si bien que la disposition « ne peu[t] avoir d’assise rationnelle » (Bedford, par. 120; R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 143; Hogg et Wright, § 47:26; Brun, Tremblay et Brouillet, par. XII‑6.58 et XII‑6.66). Un exemple serait une « hypoth[étique] [. . .] loi qui, dans le but d’assurer la propreté des rues, infligerait une peine d’emprisonnement à perpétuité à quiconque cracherait sur le trottoir » (Bedford, par. 120). Les répercussions draconiennes d’une telle loi « déborder[aient] complètement le cadre des normes reconnues dans notre société libre et démocratique » (par. 120).
- Argument central des appelants fondé sur l’art. 7
- La Couronne ne conteste pas que les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme mettent en jeu la liberté des appelants. Ayant été déclarés coupables des infractions contestées, les appelants sont passibles d’une peine d’emprisonnement, ce qui fait intervenir leur intérêt en matière de liberté (Conseil canadien pour les réfugiés, par. 89; Moriarity, par. 18).
- Toutefois, les appelants n’invoquent pas les répercussions des infractions concernant respectivement l’avantage matériel ou le proxénétisme sur leur propre liberté. Ils prétendent que les infractions contestées sont inconstitutionnelles parce qu’elles perpétuent les vices constitutionnels constatés dans l’arrêt Bedford. Ils affirment que les infractions continuent d’exposer les personnes travailleuses du sexe à des conditions de travail dangereuses en les empêchant d’essayer de protéger leur sécurité lorsqu’elles vendent des services sexuels, ce qui porte atteinte à la sécurité de leur personne (Bedford, par. 60). Ils allèguent que les infractions interdisent aux personnes travailleuses du sexe : (1) d’exercer leurs activités à partir de lieux fixes situés à l’intérieur; (2) de retenir les services de tiers, tels des chauffeurs ou des gardes du corps, pour atténuer les risques pour la sécurité; (3) de rendre des services sexuels en collaboration, et de partager les coûts, avec d’autres personnes travailleuses du sexe; et (4) de se donner l’une l’autre des conseils sur les conditions de travail sécuritaires.
- Les appelants plaident qu’il n’est pas pertinent que les dispositions contestées ne portent pas atteinte à leur propre sécurité de la personne. Comme l’a reconnu notre Cour, il est « établi [que] le tribunal peut tenir compte de “situations hypothétiques raisonnables” afin de déterminer si une loi est conforme à la Charte », notamment à l’art. 7 (Appulonappa, par. 28; voir aussi D. M. Haak, « The Case of the Reasonable Hypothetical Sex Worker » (2022), 60 Alta. L. Rev. 205, p. 211‑213). Selon les appelants, comme les infractions contestées violent le droit des personnes travailleuses du sexe à la sécurité de leur personne dans des situations hypothétiques, mais raisonnablement imaginables, les dispositions elles‑mêmes sont inconstitutionnelles, puisque « nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction à une loi inconstitutionnelle » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 313).
- Enfin, les appelants prétendent qu’à l’étape qui consiste à déterminer si l’art. 7 de la Charte entre en jeu, le fait que l’achat de services sexuels était légal à l’époque de l’arrêt Bedford, mais qu’il est maintenant illégal en vertu de la LPCPVE, ne change rien à l’analyse. Ils affirment que la question de savoir si une mesure législative criminalise une conduite est sans rapport avec celle de savoir si elle met en jeu l’art. 7. Ils soulignent que notre Cour a affirmé que la question de savoir si l’art. 7 entre en jeu « ne porte que sur l’objet et l’effet de la mesure législative, et ne concerne pas le fait qu’elle soit bonne ou mauvaise. La moralité de l’activité réglementée n’est pas pertinente au stade initial qui consiste à déterminer si la loi met en jeu un droit garanti par l’art. 7 » (Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134, par. 102).
- Par ailleurs, les appelants font valoir que l’objectif de la LPCPVE est invalide, car elle vise la criminalisation du travail du sexe à tout prix, sur le fondement de la prémisse erronée que tout travail du sexe est empreint d’exploitation. L’intervenante Tiffany Anwar prétend pareillement que [traduction] « la LPCPVE repose sur l’idée fallacieuse que l’exploitation est “inhérente à la prostitution” ». (m. interv., par. 20, citant le préambule de la LPCPVE). Cette hypothèse de départ, soutient Mme Anwar, est [traduction] « absurde », et entraîne une privation inutile des mesures de protection fournies par « des tiers non exploiteurs, non coercitifs », comme l’agence d’escortes de Mme Anwar (par. 20).
- Mise en jeu de l’art. 7
- Sécurité de la personne
- Comme nous l’avons déjà expliqué, lorsque les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme sont correctement interprétées suivant le principe moderne d’interprétation législative, ces deux infractions permettent aux personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford. Ni l’une ni l’autre des infractions n’interdisent aux personnes travailleuses du sexe d’exercer leurs activités à partir de lieux fixes situés à l’intérieur, de retenir les services de tiers tels des chauffeurs, des gardes du corps ou des réceptionnistes pour atténuer les risques pour la sécurité, de rendre des services sexuels dans le cadre d’arrangements de coopération et de partage des coûts avec d’autres personnes travailleuses du sexe, ou de se donner l’une l’autre des conseils sur les conditions de travail sécuritaires. Par conséquent, ni l’une ni l’autre des infractions ne mettent en jeu la sécurité de la personne des travailleuses et travailleurs du sexe sur cette base. Soit dit respectueusement, la conclusion contraire de la juge du procès reposait sur une interprétation erronée de la loi.
- La juge du procès s’est également appuyée sur l’incertitude au chapitre de l’interprétation de la LPCPVE pour conclure que la sécurité de la personne des travailleuses et travailleurs du sexe était mise en jeu. Les appelants cherchent à faire ressortir les défis d’interprétation de la LPCPVE en soulignant que B.C. et D., deux travailleuses du sexe qui étaient également étudiantes en droit, ont témoigné qu’il subsistait une incertitude juridique quant à la portée des infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme et à la question de savoir si elles permettent aux personnes travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford.
- Bien qu’ils aient fait valoir des arguments basés sur l’incertitude juridique, les appelants n’ont pas contesté la constitutionnalité des dispositions contestées en se fondant sur l’imprécision, un principe reconnu de justice fondamentale au regard de l’art. 7 de la Charte. Une disposition imprécise pour l’application de l’art. 7 est une disposition qui « ne constitue pas un fondement adéquat pour un débat judiciaire » ou qui « n’est pas intelligible », en ce sens qu’elle « ne délimite pas suffisamment une sphère de risque et ne peut donc fournir ni d’avertissement raisonnable aux citoyens ni de limitation du pouvoir discrétionnaire dans l’application de la loi » (R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 639‑640; Wakeling c. États‑Unis d’Amérique, 2014 CSC 72, [2014] 3 R.C.S. 549, par. 62; Hogg et Wright, §§ 47:27‑47:28; Brun, Tremblay et Brouillet, par. XII‑6.64). Aucun argument de la sorte n’a été invoqué ici.
- En l’espèce, notre Cour a maintenant interprété la portée des infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme, et a confirmé que les personnes travailleuses du sexe et les tiers qu’elles embauchent peuvent prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford sans contrevenir à l’une ou l’autre disposition. Une contestation de la loi fondée sur l’art. 7 de la Charte doit se faire à partir d’une interprétation correcte de la loi, que notre Cour a maintenant fournie.
- Nous rejetons en outre l’argument selon lequel, en application de la LPCPVE, les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford sont illusoires ou illusoires en pratique. La juge du procès, au soutien de sa conclusion que l’infraction concernant l’avantage matériel violait l’art. 7, a cité l’observation du juge en chef Dickson dans l’arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 70, qu’un principe de justice fondamentale veut que « lorsque le Parlement crée une défense à l’égard d’une accusation criminelle, celle‑ci ne doit être ni illusoire ni à ce point difficile à faire valoir qu’elle soit illusoire en pratique » (voir la décision en matière constitutionnelle, par. 201). Plus récemment, notre Cour a confirmé qu’il « ne suffit pas [. . .] que des mécanismes curatifs puissent être invoqués en droit, mais ne puissent être utilisés en pratique. Les promesses creuses ne protègent pas contre les violations de droits garantis par la Constitution » (Conseil canadien pour les réfugiés, par. 158). Par ailleurs, la Cour a souligné que « la loi doit être la cause des difficultés alléguées pour pouvoir faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte » (Conseil canadien pour les réfugiés, par. 158, citant Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, par. 128).
- La juge du procès a souligné que les personnes travailleuses du sexe craignent de ne pas pouvoir avoir accès aux exceptions à l’infraction concernant l’avantage matériel pour embaucher des tiers non exploiteurs sans que ces tiers risquent de faire l’objet de poursuites (décision en matière constitutionnelle, par. 202). L’intervenante Mme Anwar, qui exploite une agence commerciale d’escortes, plaide pareillement devant notre Cour qu’il est [traduction] « fantaisiste » de dire que les personnes travailleuses du sexe peuvent employer des mesures de sécurité en ayant recours à des « “coopératives” irréalistes » (m. interv., par. 23). À son avis, les agences d’escortes appartenant à des tiers, comme la sienne, sont le seul moyen par lequel les personnes travailleuses du sexe peuvent bénéficier des mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford.
- À notre avis, la conclusion de la juge du procès que les coopératives de personnes travailleuses du sexe sont illusoires en pratique reposait sur son interprétation erronée de la LPCPVE — une erreur de droit — et ne commande donc pas de déférence en appel. Comme nous l’avons expliqué, correctement interprétées, les dispositions contestées permettent de prendre toutes les mesures de sécurité que la juge du procès a estimé importantes, y compris filtrer les clients, tenir une liste de mauvais clients, adopter une politique de tolérance zéro, retenir des services de sécurité, mettre en place de protocoles d’urgence et assurer l’accès à des chauffeurs (voir la décision en matière constitutionnelle, par. 130). Comme elle a commis une erreur dans son interprétation de la loi, la juge du procès n’a tiré aucune conclusion de fait sur la question de savoir si les personnes travailleuses du sexe sont exposées à de plus grandes menaces à la sécurité de leur personne en n’ayant pas accès aux services de sécurité qui pourraient être offerts par des « entreprises commerciales » comme les agences commerciales d’escortes, plutôt qu’en retenant des services de sécurité elles‑mêmes ou au moyen d’un arrangement de coopération avec d’autres personnes travailleuses du sexe. La question est soulevée clairement dans Canadian Alliance for Sex Work Law Reform c. Attorney General, 2023 ONSC 5197, 535 C.R.R. (2d) 40 (par. 257 et 262‑274), sur le fondement d’un dossier de preuve beaucoup plus étoffé et est actuellement pendante devant la Cour d’appel de l’Ontario. Nous refusons donc d’examiner davantage cette question dans le contexte de la présente affaire.
- Il convient en outre de noter que la situation hypothétique, mais raisonnablement imaginable, de personnes travailleuses du sexe qui exercent leurs activités au moyen d’une coopérative avait été proposée par l’accusé dans l’affaire N.S. pour soutenir qu’une telle coopérative serait une « entreprise commerciale » visée à l’al. 286.2(5)e), et donc au soutien de son argument que l’infraction concernant l’avantage matériel violait l’art. 7 de la Charte (voir les par. 32 et 71‑74). Comme nous l’avons souligné, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté à bon droit cet argument au motif qu’une telle coopérative de personnes travailleuses du sexe ne serait pas une « entreprise commerciale » (par. 70‑85).
- Enfin, nous convenons avec les appelants que la moralité du travail du sexe n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de savoir si les dispositions contestées mettent en jeu la sécurité de la personne des personnes travailleuses du sexe. Corrélativement, la question de savoir si les objectifs des dispositions contestées sont invalides parce qu’ils reposent sur la prémisse erronée selon laquelle le travail du sexe est intrinsèquement empreint d’exploitation n’est pas pertinente non plus. Comme notre Cour l’a souligné, la justification de l’objectif de politique publique d’une mesure législative contestée est au cœur de l’analyse de la justification au regard de l’article premier de la Charte, « mais elle ne joue aucun rôle dans l’analyse fondée sur l’art. 7, qui se soucie seulement de savoir si la disposition contestée porte atteinte à un droit individuel » (Bedford, par. 125; voir aussi R. c. Brown, 2022 CSC 18, [2022] 1 R.C.S. 374, par. 71‑72).
- Nous concluons que ni l’infraction concernant l’avantage matériel ni celle relative au proxénétisme n’interdisent aux personnes travailleuses du sexe ou aux tiers qu’elles embauchent de prendre les mesures de sécurité énoncées dans l’arrêt Bedford. Par conséquent, les appelants ne sont pas parvenus à démontrer que l’une ou l’autre des infractions contestées mettent en jeu la sécurité de la personne des travailleuses et travailleurs du sexe.
- Vie et liberté
- Le débat devant les juridictions inférieures s’est focalisé sur le droit à la sécurité de la personne. Ni l’une ni l’autre d’entre elles n’a statué sur le droit à la vie ou à la liberté garanti à l’art. 7. Néanmoins, parce que les appelants et plusieurs intervenants invoquent maintenant les droits à la vie et à la liberté devant notre Cour, nous nous penchons brièvement sur ces arguments.
- Nous examinons d’abord le droit à la vie.
- Les appelants prétendent au passage que le droit à la vie que l’art. 7 de la Charte garantit aux personnes travailleuses du sexe est mis en jeu. Ils font valoir que lorsque les personnes travailleuses du sexe ne peuvent pas prendre de mesures de sécurité, comme le travail à partir de lieux fixes situés à l’intérieur ou l’embauche de tiers chargés de fournir des services de sécurité, le risque qu’elles subissent de la violence, voire qu’elles perdent la vie, augmente considérablement.
- Nous reconnaissons que le droit à la vie garanti à l’art. 7 est mis en jeu par une loi qui « a directement ou indirectement pour effet d’imposer la mort à une personne ou de l’exposer à un risque accru de mort » (Carter, par. 62). Il est également indéniable que « [l]e risque d’une telle atteinte suffit » (Conseil canadien pour les réfugiés, par. 56, citant Carter, par. 62, Malmo‑Levine, par. 89, et Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, par. 27). Par ailleurs, notre Cour a souligné qu’« on a traditionnellement considéré que les préoccupations relatives à l’autonomie et à la qualité de vie étaient des droits à la liberté et à la sécurité » (Carter, par. 62).
- Les préoccupations relatives aux risques de violence ou même de mort auxquels sont exposés les personnes travailleuses du sexe sont graves et très troublantes, mais, en l’espèce, l’examen de ces risques ferait double emploi avec l’analyse de la sécurité de la personne que garantit l’art. 7. De plus, la juge du procès n’a tiré aucune conclusion selon laquelle il y a un lien de causalité entre la LPCPVE et un risque accru de mort. Enfin, la question a été soulevée clairement dans l’affaire Canadian Alliance for Sex Work Law Reform (par. 218, 248 et 499) sur le fondement d’un dossier de preuve beaucoup plus étoffé et est pendante devant la Cour d’appel de l’Ontario. Nous nous abstenons donc d’examiner davantage cette question.
- Nous nous penchons maintenant sur le droit à la liberté.
- Les appelants soutiennent brièvement que la liberté économique des personnes travailleuses du sexe entre en jeu parce que la LPCPVE restreint leur capacité de gagner leur vie en exerçant le travail du sexe. Ils notent, par exemple, que D. gagnait 600 $ de l’heure comme travailleuse du sexe, alors que B.C. gagnait 15 000 $ par semaine comme danseuse érotique, et que les deux ont payé leurs études de droit par le travail du sexe.
- Par contraste, dans des observations bien senties, l’intervenante Women’s Equality Coalition (constituée de Vancouver Rape Relief Society, Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, Aboriginal Women’s Action Network, Formerly Exploited Voices Now Educating, London Abused Women’s Centre et Strength in Sisterhood) a rejeté [traduction] « la promotion que font les appelants de la prostitution en tant que solution à l’inégalité économique des femmes » (m. interv., par. 1). Cette intervenante a [traduction] « rejet[é] tout particulièrement la logique cruelle voulant que la surreprésentation des femmes les plus marginalisées, y compris les femmes autochtones, dans l’industrie de la prostitution, s’apparente à un programme d’équité en emploi, plutôt que de refléter un sexisme profond et un colonialisme sexualisé » (par. 1).
- Notre Cour s’est montrée prudente lorsqu’il s’agit de statuer sur des revendications de droits économiques fondées sur l’art. 7 de la Charte. La Cour a affirmé qu’un « simpl[e] [. . .] intérêt économique » n’est pas protégé par l’art. 7 de la Charte, qui ne garantit pas « [l]a capacité d’une personne de générer un revenu d’entreprise par le moyen de son choix » (Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6, par. 46).
- Comme l’a écrit le juge en chef Dickson, l’art. 7 de la Charte ne protège pas non plus le « droit illimité de faire des affaires toutes les fois qu’on le veut » (R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 786).
- Notre Cour a également rejeté la prétention que l’art. 7 protège le droit d’exercer les activités commerciales ou la profession de son choix, statuant qu’une loi provinciale prévoyant que nul ne peut exercer la profession d’expert‑comptable dans la province à moins d’être membre de l’institut provincial des comptables agréés ne viole pas l’art. 7 (Walker c. Île‑du‑Prince‑Édouard, [1995] 2 R.C.S. 407; voir aussi Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1179, le juge Lamer (plus tard juge en chef); Hogg et Wright, § 47:10; Brun, Tremblay et Brouillet, par. XII‑6.19).
- Par ailleurs, on a soutenu que « l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles » (Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 66, le juge La Forest; voir aussi Siemens, par. 45).
- La question de savoir si l’art. 7 de la Charte protège un droit fondamental de vendre des services sexuels en tant qu’aspect du droit d’un individu à la liberté équivaut à une nouvelle question constitutionnelle en l’espèce. Une telle nouvelle question doit être abordée avec une grande prudence en appel. Comme notre Cour l’a rappelé récemment, « les juridictions d’appel sont généralement réticentes à entendre de nouveaux arguments lorsqu’“elles sont privées de l’éclairage du tribunal de première instance” » (R. c. Campbell, 2024 CSC 42, par. 143, citant R. c. J.F., 2022 CSC 17, [2022] 1 R.C.S. 330, par. 40). Ce n’est que « rarement » que notre Cour entendra de nouvelles questions de nature constitutionnelle (Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3, par. 37). Comme l’a affirmé la Cour, « [e]xaminer puis trancher une question constitutionnelle qui n’a pas été régulièrement soulevée dans le cadre des instances antérieures relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour, compte tenu de l’ensemble des circonstances, dont la teneur du dossier, l’équité envers toutes les parties, l’importance que la question soit résolue par la Cour, le fait que l’affaire se prête ou non à une décision et les intérêts de l’administration de la justice en général » (Guindon, par. 20; voir aussi Downes, par. 57). Le critère est strict (Guindon, par. 22‑23).
- À notre humble avis, il serait très imprudent en l’espèce de décider si l’art. 7 de la Charte protège un droit fondamental de vendre des services sexuels en tant que partie du droit d’un individu à la liberté. Les juridictions inférieures ne se sont penchées sur la constitutionnalité des dispositions contestées que du point de vue de la sécurité de la personne des personnes travailleuses du sexe. On pourrait certes soutenir que la revendication d’un droit garanti à l’art. 7 de vendre des services sexuels comporte une dimension économique, mais certains, comme les appelants, prétendent qu’elle comporte aussi une dimension fondamentalement personnelle qui justifie une protection fondée sur la Charte. Comme cette question complexe et très controversée n’a pas été examinée ni tranchée par les juridictions inférieures, notre Cour ne bénéficie pas de leurs décisions sur ce point. Nous refusons donc d’examiner davantage cette question dans le présent pourvoi.
- Conclusion
- Eu égard au dossier dont nous disposons, nous concluons que les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme ne mettent pas en jeu la sécurité de la personne des personnes travailleuses du sexe au regard de l’argument central des appelants fondé sur l’art. 7. Ces infractions, correctement interprétées, permettent les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Bedford. Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les principes de justice fondamentale.
- Conclusion sur l’art. 7
- Les infractions concernant respectivement l’avantage matériel et le proxénétisme ne violent pas l’art. 7 de la Charte. Il n’est pas nécessaire d’examiner l’article premier.
- Dispositif
- Le pourvoi est rejeté et les déclarations de culpabilité des appelants sont confirmées.
ANNEXE
Dispositions législatives pertinentes
Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, L.C. 2014, c. 25
Préambule
Attendu :
que le Parlement du Canada a de graves préoccupations concernant l’exploitation inhérente à la prostitution et les risques de violence auxquels s’exposent les personnes qui se livrent à cette pratique;
que le Parlement du Canada reconnaît les dommages sociaux causés par la chosification du corps humain et la marchandisation des activités sexuelles;
qu’il importe de protéger la dignité humaine et l’égalité de tous les Canadiens et Canadiennes en décourageant cette pratique qui a des conséquences négatives en particulier chez les femmes et les enfants;
qu’il importe de dénoncer et d’interdire l’achat de services sexuels parce qu’il contribue à créer une demande de prostitution;
qu’il importe de continuer à dénoncer et à interdire le proxénétisme et le développement d’intérêts économiques à partir de l’exploitation d’autrui par la prostitution, de même que la commercialisation et l’institutionnalisation de la prostitution;
que le Parlement du Canada souhaite encourager les personnes qui se livrent à la prostitution à signaler les cas de violence et à abandonner cette pratique;
que le Parlement du Canada souscrit pleinement à la protection des collectivités contre les méfaits liés à cette pratique,
Sa Majesté, sur l’avis et avec le consentement du Sénat et de la Chambre des communes du Canada, édicte :
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46
Marchandisation des activités sexuelles
Obtention de services sexuels moyennant rétribution
286.1 (1) Quiconque, en quelque endroit que ce soit, obtient, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne ou communique avec quiconque en vue d’obtenir, moyennant rétribution, de tels services est coupable :
a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans, la peine minimale étant :
(i) dans le cas où l’infraction est commise dans un endroit public ou situé à la vue du public, la peine ci‑après, lorsque cet endroit est soit un parc, soit un terrain sur lequel est situé une école ou un établissement religieux soit un endroit quelconque où il est raisonnable de s’attendre à ce que s’y trouvent des personnes âgées de moins de dix‑huit ans ou encore lorsque cet endroit est à côté soit d’un parc, soit d’un terrain sur lequel est situé une école ou un établissement religieux soit d’un endroit quelconque où il est raisonnable de s’attendre à ce que s’y trouvent des personnes âgées de moins de dix‑huit ans :
(A) pour la première infraction, une amende de deux mille dollars,
(B) pour chaque récidive, une amende de quatre mille dollars,
(ii) dans tout autre cas :
(A) pour la première infraction, une amende de mille dollars,
(B) pour chaque récidive, une amende de deux mille dollars;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire passible d’une amende maximale de 5 000 $ et d’un emprisonnement maximal de deux ans moins un jour, ou de l’une de ces peines, la peine minimale étant :
(i) dans le cas visé au sous‑alinéa a)(i) :
(A) pour la première infraction, une amende de mille dollars,
(B) pour chaque récidive, une amende de deux mille dollars,
(ii) dans tout autre cas :
(A) pour la première infraction, une amende de cinq cents dollars,
(B) pour chaque récidive, une amende de mille dollars.
Obtention de services sexuels moyennant rétribution — personne âgée de moins de dix‑huit ans
(2) Quiconque, en quelque endroit que ce soit, obtient, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne âgée de moins de dix‑huit ans ou communique avec quiconque en vue d’obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une telle personne est coupable d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, la peine minimale étant :
a) de six mois, dans le cas d’une première infraction;
b) d’un an, en cas de récidive.
Récidive
(3) Lorsqu’il s’agit de décider, pour l’application du paragraphe (2), si la personne déclarée coupable se trouve en état de récidive, il est tenu compte de toute condamnation antérieure à l’égard :
a) d’une infraction prévue à ce paragraphe;
b) d’une infraction prévue au paragraphe 212(4) de la présente loi, dans toute version antérieure à la date d’entrée en vigueur du présent paragraphe.
Précision relative aux condamnations antérieures
(4) Pour décider si la personne déclarée coupable se trouve en état de récidive pour l’application du présent article, il est tenu compte de l’ordre des déclarations de culpabilité et non de l’ordre de la perpétration des infractions ni du fait qu’une infraction a été commise avant ou après une déclaration de culpabilité ni du mode de poursuite retenu pour ces infractions.
Définitions de endroit et endroit public
(5) Pour l’application du présent article, endroit et endroit public s’entendent au sens du paragraphe 197(1).
Avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels
286.2 (1) Quiconque bénéficie d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir ou avoir été obtenu, directement ou indirectement, de la perpétration de l’infraction visée au paragraphe 286.1(1) est coupable :
a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
Avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels d’une personne âgée de moins de dix‑huit ans
(2) Quiconque bénéficie d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir ou avoir été obtenu, directement ou indirectement, de la perpétration de l’infraction visée au paragraphe 286.1(2) est coupable d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, la peine minimale étant de deux ans.
Présomption
(3) Pour l’application des paragraphes (1) et (2), la preuve qu’une personne vit ou se trouve habituellement en compagnie d’une personne qui, moyennant rétribution, offre ou rend des services sexuels constitue, sauf preuve contraire, la preuve qu’elle bénéficie d’un avantage matériel provenant de tels services.
Exception
(4) Sous réserve du paragraphe (5), les paragraphes (1) et (2) ne s’appliquent pas à quiconque reçoit l’avantage matériel :
a) dans le cadre d’une entente de cohabitation légitime avec la personne qui rend les services sexuels à l’origine de l’avantage matériel;
b) en conséquence d’une obligation morale ou légale de la personne qui rend ces services sexuels;
c) en contrepartie de la fourniture de biens ou services qu’il offre à la population en général, s’ils sont fournis aux mêmes conditions que pour celle‑ci;
d) en contrepartie de la fourniture de biens ou services qu’il n’offre pas à la population en général mais qu’il a offert ou fourni à la personne qui rend ces services sexuels, tant qu’il ne conseille pas à cette personne de rendre de tels services sexuels ni ne l’y encourage et que l’avantage reçu soit proportionnel à la valeur de ces biens ou services.
Exception non applicable
(5) Le paragraphe (4) ne s’applique pas à quiconque commet l’infraction prévue aux paragraphes (1) ou (2) dans les cas suivants :
a) il a usé de violence envers la personne qui rend les services sexuels à l’origine de l’avantage matériel, l’a intimidée ou l’a contrainte, ou a tenté ou menacé de le faire;
b) il a abusé de son pouvoir sur cette personne ou de la confiance de celle‑ci;
c) il a fourni des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes à celle‑ci en vue de l’aider ou de l’encourager à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution;
d) il a eu un comportement, à l’égard de toute personne, qui constituerait une infraction à l’article 286.3;
e) il a reçu l’avantage matériel dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution.
Circonstances aggravantes
(6) Le tribunal qui détermine la peine à infliger à une personne déclarée coupable d’une infraction au présent article est tenu de considérer comme circonstance aggravante le fait que cette personne a reçu l’avantage dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution.
Proxénétisme
286.3 (1) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque amène une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution ou, en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(1), recrute, détient, cache ou héberge une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne.
Proxénétisme — personne âgée de moins de dix‑huit ans
(2) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, la peine minimale étant de cinq ans, quiconque amène une personne âgée de moins de dix‑huit ans à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution ou, en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(2), recrute, détient, cache ou héberge une telle personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne.
Publicité de services sexuels
286.4 Quiconque fait sciemment de la publicité pour offrir des services sexuels moyennant rétribution est coupable :
a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
Immunité — avantage matériel reçu et publicité
286.5 (1) Nul ne peut être poursuivi :
a) pour une infraction à l’article 286.2 si l’avantage matériel reçu provient de la prestation de ses propres services sexuels;
b) pour une infraction à l’article 286.4 en ce qui touche la publicité de ses propres services sexuels.
Immunité — participation à une infraction
(2) Nul ne peut être poursuivi pour avoir aidé ou encouragé une personne à perpétrer une infraction aux articles 286.1 à 286.4, avoir conseillé d’y participer ou en être complice après le fait ou avoir tenté de perpétrer une telle infraction ou comploté à cette fin, si l’infraction est rattachée à l’offre ou à la prestation de ses propres services sexuels.
Pourvoi rejeté.
Procureurs des appelants : Gunn Law Group, Edmonton; Arial Law, Calgary.
Procureur de l’intimé : Alberta Crown Prosecution Service, Appeals and Specialized Prosecutions Office, Edmonton.
Procureurs de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada — Ministère de la Justice Canada, Secteur national du contentieux, Toronto; Procureur général du Canada — Ministère de la Justice Canada, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse : Nova Scotia Public Prosecution Service, Halifax.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba — Direction du droit constitutionnel, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Attorney General of British Columbia — Criminal Appeals and Special Prosecutions, Victoria.
Procureurs de les intervenants Vancouver Rape Relief Society, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, Aboriginal Women’s Action Network, Formerly Exploited Voices Now Educating, London Abused Women’s Centre et Strength in Sisterhood : Peter A. Allard School of Law — University of British Columbia, Vancouver; Barton Thaney, Vancouver.
Procureur de l’intervenante l’Alliance des chrétiens en droit : Alliance des chrétiens en droit, London.
Procureurs de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes : Stockwoods, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Amnesty International, Canadian Section (English Speaking) : Cavalluzzo, Toronto.
Procureurs de les intervenantes HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, la Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida et Action Canada pour la santé et les droits sexuels : Goldblatt Partners, Ottawa; Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida, Montréal; HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Lax O’Sullivan Lisus Gottlieb, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Tiffany Anwar : McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureurs de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : Stockwoods, Toronto; David Asper Centre for Constitutional Rights, Toronto.
Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Kastner Ko, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Ontario Coalition of Rape Crisis Centres : Marcus McCann Professional Corporation, Toronto; Sugden, McFee & Roos, Vancouver.
Procureurs des intervenantes l’Alliance évangélique du Canada et Association for Reformed Political Action Canada : Acacia Group, Ottawa; Association for Reformed Political Action Canada, Ottawa.