Décision

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CONSEIL DE LA MAGISTRATURE DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

 :

2023-CMQC-020

 

DATE :

1er février 2024

 

PLAINTE DE :

 

Madame Maryse Dupré

Monsieur Jean Benoit Dupré White

 

À L’ÉGARD DE :

 

Madame la juge Brigitte Gouin, Cour du Québec, Chambre civile, Division des petites créances

 

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DÉCISION SUR LA DEMANDE DE SCISSION DE L’INSTANCE

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[1]                Le Comité d’enquête (le Comité) est saisi d’une demande de scission de l’instance. Madame la juge Gouin demande que soit scindée l’enquête sur le manquement et sur la sanction.

[2]                La demande se situe dans le contexte où la présente enquête pourrait soulever une question de récidive[1].

[3]                En effet, le 13 décembre 2022, un comité d’enquête a conclu que la juge Gouin a enfreint les articles 2 et 8 du Code de déontologie de la magistrature[2] et recommande au Conseil de la magistrature de lui adresser une réprimande[3].

[4]                Cette précédente enquête concernait également le ton utilisé par la juge et certaines interventions auprès des parties à la Division des petites créances.

[5]                Ainsi, si un manquement est retenu par le Comité, la juge Gouin fera face à l’une des deux sanctions possibles, soit la réprimande ou la recommandation de destitution. Considérant qu’il s’agit de sanctions graves, la juge Gouin prétend qu’elle doit « d’abord être informée de la décision du Comité sur les manquements déontologiques allégués et des motifs soutenant cette décision ainsi que de la sanction proposée par le procureur qui assiste le Comité avant l’audience sur la sanction qu’elle devrait recevoir, le cas échéant »[4].

[6]                Également, la juge Gouin allègue que de ne pas scinder l’instance serait injuste à son égard et irait à l’encontre de son droit à une défense pleine et entière, car ses observations seraient forcément incomplètes ou conjecturales[5].

[7]                L’article 275 de la Loi sur les tribunaux judiciaires[6] (la Loi) permet au Comité d’adopter des règles de procédures lors de l’audition d’une enquête :

275. Le comité peut adopter des règles de procédure ou des règlements pour la conduite d’une enquête.

S’il est nécessaire, le comité ou l’un de ses membres rend, en s’inspirant du Code de procédure civile (chapitre C25.01), les ordonnances de procédure nécessaires à l’exercice de ses fonctions.

[8]                À cet égard, un ensemble de règles pour la mise en application des dispositions de la Loi a été adopté par le Conseil de la magistrature. L’article 16 des Règles de fonctionnement concernant la conduite d’une enquête[7] prévoit le pouvoir discrétionnaire du Comité de scinder l’enquête sur le manquement et la sanction :

ARTICLE 16

Le rapport du comité doit être motivé et il porte sur le bien-fondé de la plainte et sur la sanction.

Sous réserve d’une décision contraire du comité, l’enquête n’est pas scindée pour entendre les observations sur la sanction. Le cas échéant, le comité informe les parties de son intention à cet égard.

Si le comité conclut que la plainte est fondée, il peut seulement recommander qu’une réprimande soit adressée au juge par le Conseil ou sa destitution.

[9]                Cette discrétion est réitérée dans une récente décision du 5 septembre 2023[8] :

[4] L’article 16 des Règles de fonctionnement concernant la conduite d’une enquête donne au Comité d’enquête le pouvoir discrétionnaire de scinder l’enquête sur le manquement et la sanction.

[10]           La règle de l’unicité de l’instance n’est pas unique au Conseil de la magistrature du Québec.

[11]           L’article 211 du Code de procédure civile du Québec prévoit la possibilité de scinder l’instance. La jurisprudence reliée à cette disposition enseigne qu’une seule audience demeure la règle[9] et que l’on doit user avec précaution du pouvoir de scinder l’instance[10].

[12]           C’est également la procédure appliquée devant le Conseil canadien de la magistrature pour les juges de nomination fédérale. Les Procédures d’examen (2023)[11] ne prévoient pas la scission de l’enquête et aucune décision en ce sens n’est répertoriée.

[13]           Le Comité doit donc évaluer si la présente demande est justifiée afin de respecter l’exigence de l’équité procédurale, qui inclut le droit d’être entendu et le droit à une audition impartiale[12].

[14]           L’arrêt Baker[13] enseigne que l’autonomie procédurale doit être prise en considération dans le cadre de cette évaluation. Comme le souligne la procureure chargée d’assister le Comité d’enquête[14], cette approche est d’actualité et a été suivie dans l’affaire Girouard[15] :

[90] Il est bien établi que les exigences de l’équité procédurale sont modulées en tenant compte des exigences prévues par le législateur lui-même et des choix procéduraux qu’un organisme administratif peut faire, tout particulièrement lorsque la loi elle-même lui reconnaît la possibilité d’adopter ses propres procédures. Il est vrai qu’il faut aussi tenir compte de l’importance que peut avoir une décision pour la personne visée. Mais en bout de ligne ce qui importe, c’est que la décision administrative soit prise « au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur » : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S 817, au paragraphe 22. Voir aussi : Therrien, aux paragraphes 87 à 89; Moreau-Bérubé, au paragraphe 81.

[15]           Dans l’arrêt Therrien[16], la Cour suprême du Canada a examiné la question du droit à une audition distincte sur les sanctions. Elle conclut que le comité d’enquête du Conseil de la magistrature a pleine autonomie relativement aux règles de procédures.

[16]           Ainsi, il est « pleinement justifié de refuser la tenue d’une audience séparée dans un souci d’efficacité » [17]. Par ailleurs, les faits de cette affaire démontraient que le comité avait permis à l’appelant de présenter son point de vue. Il avait eu l’occasion de se faire entendre par écrit et verbalement sur les différentes sanctions applicables, ce qu’il avait refusé de faire.

[17]           Dans l’arrêt Moreau-Bérubé[18], la Cour suprême réitère une « stricte obligation d’agir équitablement » en soulignant la nécessité que le juge soit entendu pleinement à chaque étape. Ainsi, la Cour a conclu que le Conseil de la magistrature du NouveauBrunswick n’avait pas violé les règles de justice naturelle en ne donnant pas de préavis à la juge avant de recommander sa révocation malgré la recommandation d’une réprimande par le comité d’enquête.

[18]           En somme, il est clair qu’un tribunal administratif doit respecter les règles de justice naturelle et d’équité procédurale. Cependant, ces éléments ne requièrent pas une audition distincte sur la sanction. Lorsque le tribunal donne l’occasion de se faire entendre sur la question des sanctions, les exigences sont respectées[19].

[19]           Ce principe est à nouveau confirmé par l’affaire Bradley[20] où le juge avait eu l’opportunité de se faire entendre sur la sanction, sans audition distincte.

[20]           De l’avis du Comité, l’opinion minoritaire de la juge Bich ne change aucunement l’état du droit. Qui plus est, la décision Gagnon[21] confirme cette position :

[35] Pour sages qu’ils soient, ces commentaires, replacés dans le contexte particulier de cette décision, sont minoritaires : ils ne changeaient en rien l’issue de l’affaire dans le dossier du juge Bradley.

[21]           Dans ses observations écrites, le procureur de la juge Gouin soumet que la majorité dans Bradley ne se prononce pas sur la question d’un manquement à l’équité procédurale dans le contexte où la Cour d’appel procède de novo[22].

[22]           Cette conclusion doit être examinée et replacée dans le cadre du rôle particulier qu’exerce la Cour d’appel, en présence d’une recommandation de destitution.  Rappelons qu’elle doit faire une analyse exhaustive afin de donner suite ou non à une telle recommandation. Ainsi, par cette nouvelle audition, le juge visé peut présenter son point de vue sur le manquement et la sanction.

[23]           C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est produit dans l’affaire Bradley. Une nouvelle et unique audition a eu lieu sur le manquement et sur la sanction. Tous les juges se sont ralliés à cette procédure[23], sans mentionner la nécessité d’une scission des deux étapes afin de respecter l’équité procédurale.

[24]           Dans le présent cas, la juge Gouin ne peut être prise par surprise à l’égard de la sanction possible si un manquement est retenu. Au cours de l’enquête du présent Comité, elle pourra présenter toutes les observations pertinentes à chacune des étapes.

[25]           Le Comité est dans un processus d’investigation et non pas dans une procédure de nature pénale.

[26]           D’autre part, l’analyse des faits est simplifiée par l’enregistrement de l’audience. Le débat portera essentiellement sur leur caractérisation, eu égard au Code de déontologie de la magistrature[24].

[27]           En conclusion, la juge Gouin ne présente aucune circonstance particulière qui justifie une scission de l’instance afin de respecter l’équité procédurale.

POUR CES MOTIFS, LE COMITÉ D’ENQUÊTE :

REJETTE la demande de scission.

 

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Madame la juge de paix magistrat Christine Lafrance, présidente

 

 

 

 

 

 

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Monsieur le juge Robert Proulx

 

 

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Madame la juge Martine St-Yves

 

 

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Maître Claude Rochon

 

 

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Madame Mélanie Mercure

 

 

 

Me Emmanuelle Rolland

Audren Rolland

Avocate chargée d’assister le Comité d’enquête

 

 

Me Raymond Doray

Lavery, De Billy

Avocat de la juge Gouin


[2]  RLRQ, t-16, r.1.

[3]  Rochefort et Gouin, 2022 CanLII 126499 (QC CM), 2022-CMQC-017.

[4]  Supra note 1, par.8.

[5]  Idem, par.51.

[6]  RLRQ, c.T-16, art.275.

[7]  Conseil de la magistrature du Québec, Règles de fonctionnement concernant la conduite d’une enquête, art.16.

[8]  2022-CMQC-135, 2022-CMQC-147, à l’égard du juge Gaétan Plouffe.

[9]  Léveillé c. Municipalité de Frelighsburg, 2018 QCCS 3850, par.55.

[10]  Ville de Brossard c. Belmamoun, 2020 QCCA 1718, par.10.

[11]  Procédures d’examen (2023) en vigueur le 23 juin 2023.

[12]  Therrien (Re) [2001] CSC 35, par.82.

[13]  Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, par.82.

[14]  Observations de l’avocate chargée d’assister le Comité d’enquête (réponse à la demande de scission) par.16.

[15]  Girouard c. Canada (Procureur général), [2020] 4 RCF 557, par.90, demande d’autorisation d’appel à la CSC rejetée par 2021 CanLII 13269 (CSC).

[16]  Supra note 6, par.87 à 91.

[17]  Ibid, par.89.

[18]  Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature) [2002] 1 RCS 249, par.83.

[19]  Summitt Energy Management Inc. v. Ontario Energy Board, 2013 ONSC 318, par.77, citant l’arrêt Therrien.

[20]  Bradley (Re) 2018 QCCA 1145, par.88.

[21]  Gagnon c. Conseil de la justice administrative, 2022 QCCA 1011, par.33, 34 et 35, demande d’autorisation d’appel à la CSC rejetée par 2023 CanLII 39576 (CSC).

[22]  Complément d’argumentaire au soutien de la Demande de scission de l’enquête, par. 14.

[23]  Supra note 14, par. 38 à 52, par. 91 à 106, par. 169 et 170.

[24]  Supra, note 2.

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