Décision

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Ville de Laval c. Consultants Gauthier Morel inc.

2022 QCCA 1342

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-09-029243-201

(540-17-006761-125)

 

DATE :

 4 octobre 2022

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A.

STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A.

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

 

VILLE DE LAVAL

APPELANTE/INTIMÉE INCIDENTE – défenderesse/demanderesse reconventionnelle

c.

 

LES CONSULTANTS GAUTHIER MOREL INC.

INTIMÉE/APPELANTE INCIDENTE – demanderesse/défenderesse reconventionnelle

et

DANIEL GAUTHIER

INTIMÉ/APPELANT INCIDENT – défendeur reconventionnel

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                L’appelante la Ville de Laval se pourvoit contre un jugement rendu le 2 novembre 2020 par la Cour supérieure, district de Laval (l’honorable Donald Bisson), lequel rejette sa réclamation en remboursement d’honoraires payés en trop et la condamne à payer 30 000 $ à Les consultants Gauthier Morel inc. pour diffamation.

[2]                Par appel incident, les intimés CGM et son président Daniel Gauthier se pourvoient contre ce jugement et demandent que la Ville soit condamnée à leur payer des dommages résultant de la résiliation d’un contrat ainsi que des dommages pour abus de procédure, ces deux réclamations ayant été rejetées par le juge de première instance.

[3]                Pour les motifs du juge Sansfaçon auxquels souscrit les juges Hogue et Baudouin, LA COUR :

[4]                ACCUEILLE en partie l’appel de Ville de Laval;

[5]                INFIRME en partie le jugement de la Cour supérieure daté du 2 novembre 2020 et, procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu :

[6]                REJETTE la Demande introductive d’instance remodifiée de Les Consultants Gauthier Morel inc.;

[7]                ACCUEILLE en partie la Demande reconventionnelle remodifiée de Ville de Laval;

[8]                ORDONNE à Les Consultants Gauthier Morel inc. et à Daniel Gauthier de verser solidairement à Ville de Laval 142 520 $, avec les intérêts au taux fixé en vertu de l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale à compter du 31 août 2011, dans un délai de 30 jours de l’arrêt;

[9]                REJETTE l’appel incident de Les Consultants Gauthier Morel inc.;

[10]           LE TOUT, avec les frais de justice en faveur de la Ville de Laval, tant en première instance qu’en appel.

 

 

 

 

MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A.

 

 

 

 

 

STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A.

 

 

 

 

 

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

Me Alexandre Thériault-Marois

Service des affaires juridiques de la Ville de Laval

Pour l’appelante / intimée incidente

 

Me Eric Oliver

Me Frédéric Legendre

Municonseil Avocats

Pour les intimés / appelants incidents

 

Date d’audience :

16 mars 2022


 

 

MOTIFS DU JUGE SANSFAÇON

 

 

[11]           L’appelante la Ville de Laval (« la Ville ») se pourvoit contre un jugement rendu le 2 novembre 2020 par la Cour supérieure, district de Laval (l’honorable Donald Bisson), lequel rejette sa réclamation en remboursement d’honoraires payés en trop et la condamne à payer 30 000 $ à Les consultants Gauthier Morel inc. (« CGM ») pour diffamation[1].

[12]           Par appel incident, les intimés CGM et son président Daniel Gauthier se pourvoient contre ce jugement et demandent que la Ville soit condamnée à leur payer des dommages résultant de la résiliation dun contrat ainsi que des dommages pour abus de procédure, ces deux réclamations ayant été rejetées par le juge de première instance.

Le contexte

[13]           Au moment des évènements, la Ville accorde depuis près de 20 ans à CGM divers contrats de consultations en informatique. En 2011, la Ville met fin à l’un d’eux, résiliation que CGM considère comme fautive.

[14]           CGM dépose alors une réclamation que la Ville conteste. Celle-ci rétorque également par une demande reconventionnelle par laquelle elle réclame solidairement de CGM et son président les honoraires qu’elle soutient avoir payés en trop dans le cadre de trois de ces contrats. Selon la Ville, CGM aurait participé au contournement des règles d’ordre public d’octroi des contrats prévues dans la Loi sur les cités et villes[2] L.c.v. ») afin que ces trois contrats lui soient octroyés, faisant en sorte qu’elle aurait payé plus cher pour les services en cause. Sa réclamation prend appui sur la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics[3] Loi visant la récupération ») adoptée en réaction aux révélations faites par plusieurs acteurs dans le domaine de l’attribution des contrats publics durant les audiences de la Commission d’enquête Charbonneau. CGM et son président modifient alors leur demande en y ajoutant une réclamation en dommages-intérêts pour la diffamation découlant, selon eux, des allégations de la demande reconventionnelle déposée par la Ville et pour abus de procédure.

[15]           La Cour supérieure rejette toutes les demandes de CGM et de son président, sauf celle fondée sur la diffamation, et rejette la réclamation de la Ville.

[16]           Puisque le sort d’un aspect de l’appel de CGM et de son président (sur l’abus de procédure) dépend en partie de celui de la Ville, je propose de débuter par l’appel de la Ville.

1.    L’appel de la Ville

[17]           La Ville soutient que le juge a commis des erreurs manifestes et déterminantes qui l’ont mené à rejeter sa réclamation pour le remboursement des honoraires payés en trop à CGM dans le cadre de deux des trois contrats visés par sa demande en première instance (la Ville n’a pas porté en appel les conclusions du jugement portant sur le troisième contrat). Elle soutient aussi que le juge a erré en la condamnant à verser à CGM des dommages-intérêts pour diffamation.

[18]           Débutons avec l’analyse de ses moyens d’appel portant sur sa demande de remboursement des honoraires qu’elle aurait payés en trop à CGM dans le cadre de ces deux contrats.

A)    La réclamation pour le préjudice causé par les agissements de CGM et Daniel Gauthier

[19]           La réclamation de la Ville prend donc appui sur la Loi visant la récupération. Comme son premier article l’énonce, cette loi comporte des mesures exceptionnelles adaptées au remboursement et au recouvrement de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion de contrats publics, c’est-à-dire de contrats conclus entre un organisme public et une entreprise[4] ou une personne physique[5]. Ses articles pertinents au litige sont les suivants[6] :

10. Toute entreprise ou toute personne physique qui, à quelque titre que ce soit, a participé à une fraude ou à une manœuvre dolosive dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion d’un contrat public est présumée avoir causé un préjudice à l’organisme public concerné.

Le cas échéant, la responsabilité de ses dirigeants en fonction au moment de la fraude ou de la manœuvre dolosive est engagée, à moins qu’ils ne démontrent avoir agi avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente.

La responsabilité des administrateurs de l’entreprise en fonction au moment de la fraude ou de la manœuvre dolosive est également engagée s’il est établi qu’ils savaient ou qu’ils auraient dû savoir qu’une fraude ou une manœuvre dolosive a été commise relativement au contrat visé, à moins qu’ils ne démontrent avoir agi avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente.

Les entreprises et les personnes physiques visées au présent article sont solidairement responsables du préjudice causé, à moins que l’organisme public n’y renonce.

11. Le préjudice est présumé correspondre à la somme réclamée par l’organisme public concerné pour le contrat visé lorsque cette somme ne représente pas plus de 20% du montant total payé pour le contrat visé.

L’organisme public peut, sous réserve d’en faire la preuve, réclamer une somme supérieure à celle déterminée en vertu du premier alinéa.

Toute somme accordée par le tribunal en application du présent article porte intérêt à compter de la réception de l’ouvrage par l’organisme public concerné pour le contrat visé, au taux fixé en vertu de l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale (chapitre A-6.002).

[20]           Le juge de première instance conclut dans le jugement entrepris que la preuve n’a pas démontré que CGM et son président auraient participé à une fraude ou à une manœuvre dolosive qui permettrait à la Ville de réclamer pour le préjudice qu’elle soutient avoir subi en application de la Loi visant la récupération.

[21]           La Ville soutient que cette conclusion découle du fait qu’il a commis des erreurs de droit et de fait manifestes et déterminantes dans l’appréciation de la preuve, plus particulièrement en omettant de considérer certains faits qui montreraient la participation de représentants de CGM à une manœuvre dolosive au sens de cette loi dans le cadre de l’octroi des contrats 27542 et 27785.

[22]           De leur côté, CGM et son président soutiennent que le juge a correctement évalué la preuve et a dans ce cadre tout aussi correctement conclu qu’aucun de ses représentants n’a commis de gestes susceptibles d’équivaloir à une manœuvre dolosive ou à une fraude donnant ouverture à l’application de la Loi visant la récupération.

[23]           L’analyse de ce moyen exige que soit d’abord exposée la portée des dispositions utiles de la Loi visant la récupération.

* * *

[24]           La Loi visant la récupération ne définit pas les mots « fraude » et « manœuvre dolosive », mais les échanges intervenus lors de l’étude du projet de loi par la Commission permanente des institutions révèlent que ces notions réfèrent aux dispositions prévues dans le Code civil du Québec et non à leur pendant criminel[7]. La doctrine québécoise de droit civil est donc utile pour comprendre ce dont il s’agit. Celleci reconnaît généralement trois formes de dol au sens de l’article 1401 C.c.Q. : 1) la réticence et le silence, 2) le mensonge et 3) les manœuvres[8]. Les auteurs Lluelles et Moore définissent comme suit les manœuvres dolosives :

615. Les manœuvres constituent la forme de dol à laquelle on songe spontanément. Il s'agit en effet d'actes ostensibles et délibérés tendant à induire en erreur. C'est la forme la plus évidente, objectivement parlant, du dol, l'utilisation même d'expédients, de ruses ou d'artifices créant une impression très forte d'intention malhonnête.

616. Il peut s'agir d'une véritable mise en scène, destinée à créer une impression favorable, comme l'engagement de figurants par le vendeur d'un emplacement commercial, pour donner l'impression à l'éventuel acquéreur d'une forte fréquentation du quartier, d'une falsification de rapport comptable ou administratif, afin de gonfler un chiffre d'exploitation, du fardage d'un défaut caché, ou encore d'un stratagème ou d'une astuce pour extorquer un engagement, voire d'un piège tendu au contractant préalablement mis en confiance. Il peut s'agir aussi d'actions du cocontractant de la victime visant à éviter de lui dévoiler un événement important. Par son caractère grossier, ce type de dol ne pose pas de problèmes particuliers au plan des concepts ni, surtout, à celui de la preuve.[9]

[Soulignements ajoutés, renvois omis]

[25]           Les auteurs Jobin et Vézina, pour leur part, expliquent que les manœuvres dolosives ou frauduleuses comportent un plan de tromperie, la forme du dol se rapprochant le plus de l’escroquerie et de la fraude en matière criminelle :

229 – Notions – Les manœuvres frauduleuses sont « des artifices, des ruses habiles ou grossières en vue de la tromperie [...] ». Les manœuvres dolosives comportent donc un plan de tromperie, une machination. C'est la forme du dol qui se rapproche le plus de l'escroquerie en droit criminel (art. 361, 362 C.cr.), de la fraude criminelle et de l'abus de confiance (art. 336, 380 C.cr.). Il n'est toutefois pas nécessaire que les manœuvres dolosives soient pénalement répréhensibles pour être susceptibles de sanction civile. L'appréciation du caractère dolosif des manœuvres est une question de fait laissée à l'appréciation du tribunal civil, qui rend sa décision indépendamment des normes de droit pénal.[10]

[Renvois omis]

[26]           En l’absence d’éléments de preuve directs, les manœuvres dolosives peuvent être prouvées par présomptions, celles-ci devant être graves, précises et concordantes[11] :

[71] […] Pour ce qui est des présomptions de fait, l’art. 2849 C.c.Q. prévoit que les tribunaux ont discrétion pour tenir compte de celles-ci, mais seulement si elles sont « graves, précises et concordantes ». Ces qualificatifs peuvent être définis ainsi :

Les présomptions sont graves, lorsque les rapports du fait connu au fait inconnu sont tels que l’existence de l’un établit, par une induction puissante, l’existence de l’autre. . .

Les présomptions sont précises, lorsque les inductions qui résultent du fait connu tendent à établir directement et particulièrement le fait inconnu et contesté. S’il était également possible d’en tirer les conséquences différentes et même contraires, d’en inférer l’existence de faits divers et contradictoires, les présomptions n’auraient aucun caractère de précision et ne feraient naître que le doute et l’incertitude.

Elles sont enfin concordantes, lorsque, ayant toutes une origine commune ou différente, elles tendent, par leur ensemble et leur accord, à établir le fait qu’il s’agit de prouver. [. . .] Si, au contraire, elles se contredisent [. . .] et se neutralisent, elles ne sont plus concordantes, et le doute seul peut entrer dans l’esprit du magistrat. [Nous soulignons.][12]

[Renvoi omis]

[27]           En matière municipale, la L.c.v. prévoit un régime particulier strict d’adjudication des contrats municipaux, dont ceux en matière de services professionnels. Les règles de ce régime ont varié dans le temps, mais tant au printemps 2008, moment où l’appel d’offres OS-SP-27542 a été lancé, qu’à l’été 2010, moment où l’appel d’offres OS-27785 l’a été, la L.c.v. prévoyait un système d’évaluation et de pondération des soumissions pour services professionnels dit « à deux enveloppes »[13] :

573.1.0.1.1.   Dans le cas de l'adjudication d'un contrat relatif à la fourniture de services professionnels, le conseil doit utiliser un système de pondération et d'évaluation des offres dont l'établissement et le fonctionnement respectent les règles suivantes:

  le système doit comprendre, outre le prix, un minimum de quatre critères d'évaluation;

  le système doit prévoir le nombre maximal de points qui peut être attribué à une soumission eu égard à chacun des critères autres que le prix; ce nombre ne peut être supérieur à 30 sur un nombre total de 100 points qui peut être attribué à une soumission eu égard à tous les critères;

  le conseil doit former un comité de sélection d'au moins trois membres, autres que des membres du conseil, qui doit:

a)  évaluer individuellement chaque soumission sans connaître le prix;

b)  attribuer à la soumission, eu égard à chaque critère, un nombre de points;

c)  établir le pointage intérimaire de chaque soumission en additionnant les points obtenus par celle-ci eu égard à tous les critères;

d)  quant aux enveloppes contenant le prix proposé, ouvrir uniquement celles qui proviennent des personnes dont la soumission a obtenu un pointage intérimaire d'au moins 70 et retourner les autres, sans les avoir ouvertes, à leurs expéditeurs et ce, malgré les paragraphes 4 et 6 de l'article 573;

e)  établir le pointage final de chaque soumission qui a obtenu un pointage intérimaire d'au moins 70, en divisant par le prix proposé le produit que l'on obtient en multipliant par 10 000 le pointage intérimaire majoré de 50.

La demande de soumissions ou un document auquel elle renvoie doit mentionner toutes les exigences et tous les critères qui seront utilisés pour évaluer les offres, notamment le pointage intérimaire minimal de 70, ainsi que les méthodes de pondération et d'évaluation des offres fondées sur ces critères. La demande ou le document, selon le cas, doit préciser que la soumission doit être transmise dans une enveloppe incluant tous les documents ainsi qu'une enveloppe contenant le prix proposé.

Le conseil ne peut accorder le contrat à une personne autre que:

  celle qui a fait, dans le délai fixé, la soumission ayant obtenu le meilleur pointage final, sous réserve des paragraphes 2° et 3°;

  dans le cas où plusieurs personnes sont visées au paragraphe 1°, celle d'entre elles qui a proposé le prix le plus bas, sous réserve du paragraphe 3°;

  dans le cas où plusieurs personnes sont visées au paragraphe 2°, celle d'entre elles que le sort favorise à la suite d'un tirage.

Pour l'application du paragraphe 8 de l'article 573, la soumission de la personne déterminée en vertu du troisième alinéa est assimilée à la soumission la plus basse.

Le conseil peut, par règlement, déléguer à tout fonctionnaire ou employé le pouvoir de former le comité de sélection et fixer les conditions et modalités d'exercice du pouvoir délégué.

Le conseil peut, dans le cas de l'adjudication d'un contrat qui n'est pas visé au premier alinéa, choisir d'utiliser un système dont l'établissement et le fonctionnement respectent les règles prévues à cet alinéa. Dans un tel cas, les deuxième, troisième, quatrième et cinquième alinéas s'appliquent.

[28]           Ainsi, chaque soumissionnaire devait déposer auprès de la Ville deux enveloppes scellées, une comportant la soumission, sans le prix, permettant d’évaluer si les exigences demandées étaient respectées et d’attribuer un pointage et une seconde ne devant comporter que le prix. Si le pointage attribué à une soumission après l’ouverture de la première enveloppe n’atteignait pas 70 %, cette soumission devait être retournée au soumissionnaire sans que la deuxième enveloppe ait même été ouverte.

[29]           Il ne fait plus de doute que les règles d’attribution de ce type de contrats sont d’ordre public. Ainsi, la Cour, référant à l’importance des mesures édictées par la Loi visant la récupération, explique que les fraudes et manœuvres dolosives exercées dans l’adjudication des contrats publics constituent des comportements particulièrement répréhensibles, impliquant « l’adhésion des contrevenants à une méthodologie de camouflage visant une atteinte à la confiance du public dans la capacité des institutions publiques démocratiques à protéger et gérer les ressources collectives »[14]. 

[30]           De même, dans l’arrêt Entreprise P.S. Roy inc. c. Ville de Magog, le juge Kasirer, alors membre de la Cour, écrit qu’une irrégularité dans le processus d’appel d’offres municipal affecte l’intérêt public :

[63]        En effet, comme le juge Iacobucci écrivait dans M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de défense (1951) Ltée, « [l]’idée qui sous-tend l’appel d’offres […] c’est de remplacer la négociation par la concurrence ». Outre l’efficacité commerciale, la saine concurrence est source de justice contractuelle au même titre que la justice contractuelle issue de la libre négociation dans les contrats synallagmatiques. Quand la concurrence est entachée par une irrégularité – par exemple, le donneur d’ouvrage pose une condition à l’appel d’offres destinée à favoriser un soumissionnaire de manière déloyale – l’appel d’offres ne donnerait pas un juste prix. Lorsque le donneur d’ouvrage est une municipalité, c’est l'intérêt public qui en souffre.[15]

[Renvois omis; soulignements ajoutés]

[31]           La même année, le juge Dufresne, lui aussi membre de la Cour, rappelait dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Constructions Bé-Con inc. qu’un défaut aux règles relatives à l’adjudication de contrats publics doit être sanctionné « rigoureusement » :

[46]        Le défaut par Travaux publics d'avoir procédé à une ouverture publique de la soumission de Grenier constitue une violation substantielle d'une règle fondamentale du processus d'appel d'offres public auquel elle est assujettie.

[47]        Comme la Cour suprême le rappelle dans Tercon Contractors Ltd. c. Colombie-Britannique (Transports et Voirie) « le caractère fructueux du processus dépend de son intégrité et de son efficacité commerciale ». La Cour suprême ajoute que ce facteur est particulièrement important dans le contexte de marchés publics :

[68]      Ce facteur importe particulièrement dans le contexte de la passation de marchés publics.  C’est pourquoi il faut non seulement protéger les intérêts des parties, mais également assurer la transparence du processus vis-à-vis des citoyens en général.  Ce souci ressort des dispositions législatives qui régissaient le processus dans la présente affaire et dont l’objectif était d’assurer la transparence et l’équité des appels d’offres.  Comme le dit le juge Orsborn (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt Cahill (G.J.) & Co. (1979) Ltd. c. Newfoundland and Labrador (Minister of Municipal and Provincial Affairs), 2005 NLTD 129, 250 Nfld. & P.E.I.R. 145, par. 35 :

[TRADUCTION]  Le propriétaire — en l’occurrence l’État — est maître du processus d’appel d’offres.  Il peut déterminer les paramètres de la conformité d’une soumission et de l’admissibilité d’un soumissionnaire.  Il s’en suit évidemment que lorsque le propriétaire — en l’occurrence l’État — établit les règles, il doit les respecter au moment d’évaluer les offres et d’attribuer le contrat principal.

[Je souligne]

[48]        L'ouverture privée d'une soumission affecte la transparence du processus d'appel d'offres et empêche d'en garantir l'intégrité vis-à-vis du public.

[49]        La soumission de Grenier aurait dû être déclarée irrecevable. C'est le sort réservé aux soumissions qui ne satisfont pas aux exigences essentielles du processus d'appel d'offres. Par exemple, dans le présent dossier, la soumission de Construction BSL a été reçue à 14 h 02, soit deux minutes après l'heure fixée pour la clôture des soumissions, et elle a été déclarée irrecevable. La violation est si grave que l'on présume qu'elle affecte la transparence et l'équité des appels d'offres. Cette même présomption doit être rattachée à la violation du processus d'appel d'offres que constitue l'ouverture en privé d'une soumission. En conséquence, le contrat aurait dû être attribué à l'intimée, le plus bas soumissionnaire conforme.

[50]        Le marché des travaux publics représente une activité économique importante et le non-respect des règles essentielles qui en assurent la transparence et l'intégrité doit être sanctionné rigoureusement.[16]

[Soulignements ajoutés, renvois omis]

[32]           Bien que divisée sur d’autres enjeux du litige, la Cour suprême dans Octane Stratégie inc. est unanime que les dispositions relatives aux appels d’offres, prévues aux articles 573 et suivants de la L.c.v., sont d’ordre public et que leur violation doit être sanctionnée par la nullité absolue[17].

[33]           Cela étant, en cette matière, tout geste posé volontairement afin de contourner les règles d’attribution d’ordre public se qualifiera de fraude ou de manœuvres dolosives au sens civil de ces termes sans besoin de référer au sens que ces notions ont en droit criminel. Par conséquent, toute démarche volontaire et occulte qui aurait pour objectif de contourner les règles strictes d’adjudication des contrats prévues aux articles 573 et s. L.c.v. pourra être qualifiée de manœuvre dolosive au sens de la Loi visant la récupération.

* * *

[34]           Voyons maintenant comment ces règles s’appliquent aux faits de l’espèce.  

i.            Le contrat 27542

[35]           Le contrat résultant de l’appel d’offres OS-SP-27542, lancé à la fin du printemps 2008, visait à obtenir les services professionnels d’un contrôleur de projet détenant la certification PMP pour la révision de processus d’affaires. Bien que trois entreprises aient déposé une soumission, le contrat, au montant de 268 642,50 $, a été octroyé à CGM[18] puisqu’elle est la seule à avoir obtenu la note de passage du comité de sélection de la Ville[19]. Ce contrat a par la suite été renouvelé à quatre occasions[20]. Dans sa soumission, CGM indique que M. Christian Tassé sera la « ressource » qui rendra les services prévus dans le contrat.

[36]           Le juge écrit que la preuve n’a pas été faite que des manipulations ont été effectuées dans un but qui serait à ce point irrégulier qu’elles pourraient s’apparenter à des manœuvres frauduleuses. Il explique que la Ville souhaitait simplement obtenir les services de M. Tassé et que plusieurs des éléments qu’elle a prouvés ne suffisent pas à démontrer que l’octroi de ce contrat résulterait d’une fraude[21].

[37]           Avec égards, j’estime que le juge a commis une erreur dans son analyse du fardeau que la Loi visant la récupération impose à l’appelante. La preuve non contredite démontre, que des fonctionnaires ont manipulé les conditions de l’appel d’offres afin que CGM obtienne le contrat.

[38]           D’abord, Mme Suzanne Guérard, directrice adjointe au Service des systèmes et des technologies de la Ville au moment des évènements, témoigne du fait qu’elle a reçu une consigne de son supérieur M. Martel, ordre que lui-même avait reçu de son supérieur M. Melançon alors à la Direction générale de la Ville, pour que le contrat 27542 soit impérativement octroyé à CGM. Elle ajoute avoir alors été informée que ce contrat serait exécuté par M. Tassé. Il est vrai que le juge écarte cette preuve au motif qu’elle constitue du ouï-dire puisque cet ordre émanerait ultimement de M. Melançon, qui n’a pas été appelé comme témoin, mais il fait erreur lorsqu’il écrit : « Puisque l’édifice de l’argument de la Ville pour ce contrat est basé sur cet élément, il s’écroule ».

[39]           Quoique le jugement qu’il rend sur cette objection à la preuve soit bien fondé quant à l’origine de cette « commande », il demeure que le témoignage de Mme Guérard au sujet de ses propres agissements est admissible et fait partie de la preuve.

[40]           Or, Mme Guérard, qui témoigne que son objectif n’était autre que de faire en sorte que le contrat soit accordé à CGM, affirme avoir rencontré M. Tassé lors de la préparation des documents d’appel d’offres afin de s’assurer que les critères qui y seraient énoncés correspondraient à ses qualifications et particularités. Elle ajoute avoir ensuite écrit un courriel à M. Alain Hétu, qui avait pour mandat de rédiger l’appel d’offres, afin de confirmer sa rencontre avec M. Tassé, qu’elle l’avait informé que la soumission le viserait directement, qu’elle lui avait demandé « ce qui le distinguait de d’autres candidats » et qu’il avait « mis sur papier ce qui pouvait l’avantager »[22].

[41]           Sans surprise, les critères de qualification, de connaissance et d’expérience de la ressource inscrits dans l’appel d’offres sont calqués sur ceux apparaissant au curriculum vitae de M. Tassé.

[42]           Qui plus est, la preuve démontre que, le 14 avril 2008, M. Hétu a transmis à Mme Guérard un courriel comportant le passage suivant: « J’ai mis un max. de points sur la ressource et de la réserve de points pour l’entrevue. Il ne faut pas oublier d’informer la FIRME quand l’AO [l’appel d’offres] paraîtra »[23].

[43]           Puis, le 15 mai suivant, le nom de Daniel Gauthier est précisé dans un courriel de Mme Guérard à M. Hétu, lequel laisse clairement entendre que M. Tassé sera la ressource proposée par Daniel Gauthier lorsque l’appel d’offres sera publié[24].  

[44]           Or, au moment où cette rencontre entre Mme Guérard et M. Tassé se tient, celuici est déjà à l’emploi de CGM depuis près de trois mois[25].

[45]           Il semble utile de reproduire à nouveau l’article 10 de la Loi visant la récupération, lequel prévoit une présomption en faveur des municipalités lorsque les conditions prescrites sont satisfaites[26] :

10. Toute entreprise ou toute personne physique qui, à quelque titre que ce soit, a participé à une fraude ou à une manœuvre dolosive dans le cadre de l'adjudication, de l'attribution ou de la gestion d'un contrat public est présumée avoir causé un préjudice à l'organisme public concerné.

Le cas échéant, la responsabilité de ses dirigeants en fonction au moment de la fraude ou de la manœuvre dolosive est engagée, à moins qu'ils ne démontrent avoir agi avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente.

La responsabilité des administrateurs de l'entreprise en fonction au moment de la fraude ou de la manœuvre dolosive est également engagée s'il est établi qu'ils savaient ou qu'ils auraient dû savoir qu'une fraude ou une manœuvre dolosive a été commise relativement au contrat visé, à moins qu'ils ne démontrent avoir agi avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente.

Les entreprises et les personnes physiques visées au présent article sont solidairement responsables du préjudice causé, à moins que l'organisme public n'y renonce.

[46]           La participation de M. Tassé à ces manœuvres, dont la preuve non contredite démontre qu’elles avaient pour seul objectif de favoriser le soumissionnaire qui le présenterait comme ressource dans le cadre de cet appel d’offres, alors qu’il était employé de CGM, suffit à démontrer la participation de celle-ci à la fraude ou aux manœuvres dolosives au sens de la Loi visant la récupération. Aucune preuve additionnelle n’était requise dès lors que cette violation substantielle d'une règle fondamentale du processus d'appel d'offres public à laquelle la Ville était assujettie avait été prouvée. Il n’était aucunement requis de démontrer en plus que les agissements de M. Tassé étaient connus de son dirigeant, M. Gauthier, ni que ce dernier y a participé.

[47]           Cela dit, qu’en est-il de la réclamation de la Ville contre M. Gauthier personnellement?

[48]           L’article 10 al. 2 de la Loi visant la récupération prévoit que la responsabilité des dirigeants de l’entreprise qui étaient en fonction au moment de la fraude ou de la manœuvre dolosive est engagée, à moins qu'ils ne démontrent avoir agi avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente. La responsabilité étant la règle et l’exonération l’exception, le fardeau de prouver ce qui donne ouverture à l’exonération incombe au dirigeant. En l’espèce, non seulement M. Gauthier n’a pas rempli ce fardeau, la preuve prépondérante montre qu’il a lui-même participé à ces manœuvres dolosives.

[49]           Le témoignage de M. Gauthier permet de comprendre que le contrat 27542 a été octroyé à CGM à la suite d’une entente entre lui et la Direction générale de la Ville dans le but de régler un conflit relatif à l’embauche par la Ville d’un des employés de CGM, M. Patrick Delteil, une ressource qui rendait des services à la Ville dans le cadre d’un contrat qu’elle avait octroyé à CGM. Dès la semaine suivant cet embauche, CGM engage M. Tassé de qui elle avait reçu le curriculum vitae peu avant et la Ville lui accorde un contrat de gré à gré (vu sa valeur limitée) temporaire afin de lui donner le temps de rédiger l’appel d’offres pour le contrat 27542. La ressource désignée par CGM pour exécuter ce contrat est M. Tassé. Voici comment M. Gauthier explique cette entente :

R

[…]Ça fait que si vous regardez dans les quatre (4), cinq (5) fois que c'est arrivé dont la Ville a embauché les ressources de Gauthier Morel, c'est-à-dire qu'ils nous ont recommandé des ressources, l'appariement se fait dans le temps approximativement au même moment que la Ville a embauché une de nos ressources à l'interne. Donc, c'est un échange interne.[27]

 

[…]

Q

[…]Et je vous demandais, sur la période de vingt (20) ans, du remplacement, il pourrait y en avoir eu combien à peu près?

R R

Au moins cinq (5), les personnes que la Ville a engagées, parce qu'on les a remplacées par d'autres; et, en plus, peut-être que c'est arrivé trois (3), quatre (4) fois qu'on les a remplacées, là, par appel d'offres.[28]

[…]

R

Quand monsieur Patrick Delteil, qui a travaillé pour moi pendant dix (10) ans puis, qu'ils ont dit, à la Ville : "Patrick, tu t'en viens pour nous autres, sinon, on ferme le mandat puis on engage quelqu'un d'autre", c'est une façon de l'avoir. Sauf qu'à ce moment-là, on s'est assis avec la Direction générale, puis on a dit : "Vous avez besoin de Patrick, on fait un échange de ressources. On va remplacer Patrick par une autre ressource." C'est ça les quatre (4), cinq (5) ressources qui étaient engagées à l'interne et c'est ça les ressources qui ont été recommandées par la Ville.[29]

[50]           Il est bien possible que M. Tassé ait d’abord fait parvenir son offre de service à la Ville et que celle-ci, après qu’elle eut engagé M. Delteil et à la suite de son entente avec M. Gauthier, l’ait référé à ce dernier. C’est d’ailleurs l’explication donnée par M. Gauthier pour justifier cet « échange interne ». Cela dit, il n’en demeure pas moins que, suivant le témoignage de M. Gauthier, une entente a été conclue entre lui et la Direction générale de la Ville par laquelle celle-ci lui référerait M. Tassé, que CGM l’engagerait et qu’il agirait comme ressource dans le cadre d’un contrat qui lui serait attribué « par appel d’offres ». Or, on l’a vu, la preuve documentaire montre que la Ville a alors octroyé un contrat temporaire de gré à gré à CGM, que CGM a engagé M. Tassé et l’a fait travailler comme ressource en exécution de ce contrat temporaire. C’est durant l’exécution de ce contrat, alors qu’il était à l’emploi de CGM, que M. Tassé a rencontré Mme Guérard afin de lui donner les informations sur ses compétences et son expérience que celle-ci a ensuite transmises à M. Hétu, ce qui a permis à ce dernier de tailler sur mesure les critères de qualification des soumissionnaires de l’appel d’offres afin que le contrat ne puisse être attribué à aucun autre soumissionnaire que CGM.

[51]           Le simple fait que M. Gauthier a conclu une telle entente avec la Direction générale de la Ville permet de conclure qu’il n’a pas agi avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente.

[52]           La Ville réclame une somme supérieure à celle déterminée en vertu du premier alinéa de l’article 11 de la Loi visant la récupération (laquelle est de 20 % du montant total payé pour les contrats visés), soit la différence entre ce qu’elle aurait payé si elle avait attribué directement le contrat à M. Tassé, qu’elle évalue à 100 $ l’heure, et la somme qu’elle a payée à CGM (140 $ l’heure).

[53]           Je suis d’avis que la Ville n’a pas fait la preuve du tarif horaire qu’elle aurait payé pour le travail de M. Tassé s’il avait travaillé sans l’intermédiaire de CGM, celle qu’elle a présenté ne démontrant que le tarif horaire qui lui avait été versé dans le cadre d’un contrat antérieur. La Ville aura donc droit à 20 % du montant total qu’elle a payé, tant pour le contrat initial que pour ses renouvellements[30].

[54]           Je propose donc d’accueillir en partie l’appel à l’égard de ce contrat afin d’ordonner que CGM et Daniel Gauthier versent solidairement à la Ville une somme égale à 20 % de la valeur du montant total payé pour le contrat 27542, soit 20 % de 712 600 $, ce qui équivaut à 142 520 $[31]. Conformément à l’article 11 al. 3 de la Loi visant la récupération, ces sommes portent intérêts au taux fixé en vertu de l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale[32]. En l’espèce, à défaut d’une preuve plus précise quant à la date des versements effectués[33], les intérêts courront à compter de la fin du dernier renouvellement, soit du 31 août 2011[34].

ii.            Le contrat 27785

[55]           Comme le juge l’explique[35], le contrat 27785, accordé le 13 octobre 2010 par le comité exécutif[36] au montant de 595 077 $, avait pour objet des services de soutien de l’ancien système de taxation, dans le contexte où la Ville procédait à l’implantation d’un nouveau système de taxation qui devait entrer en fonction le 1er janvier 2012. Pour cet appel d’offres, une seule soumission a été reçue, soit celle de CGM, et la Ville l’a acceptée le 13 octobre 2010. Dans le cadre du contrat découlant de cet appel d’offres, la ressource prévue par CGM était M. Alain Gilbert, via sa firme A.G. 2000 inc. M. Gilbert, via A.G. 2000 inc., était alors déjà soustraitant de la Ville.

[56]           Le juge estime toutefois que la preuve n’a pas établi la participation de CGM ou de M. Gauthier à une fraude ou à une manœuvre dolosive dans le cadre de l’adjudication de ce contrat.

[57]           Je ne vois pas d’erreur manifeste que le juge aurait commise.

[58]           D’abord, contrairement à la preuve présentée à l’égard du contrat 27542, il n’est pas clair que les documents de cet appel d’offres[37] ont été rédigés de façon qu’une seule personne (Alain Gilbert) ou encore CGM obtienne le contrat. Le juge n’a pas commis d’erreur manifeste en concluant que la preuve ne permet pas d’établir l’existence de critères uniques ou dirigés afin de favoriser CGM. Ce que la preuve montre, c’est que Daniel Gilbert travaillait déjà à contrat pour la Ville, que la Ville appréciait son travail, qu’elle ne souhaitait plus faire affaire avec des compagnies qui n’avaient qu’un seul employé et que les fonctionnaires l’ont référé à CGM.

[59]           Même si la preuve démontre que CGM savait que Daniel Gilbert lui avait été recommandé par la Ville et que CGM a utilisé son nom et son CV dans sa soumission, rien ne permet de conclure qu’il se serait agi d’une réelle préférence qui a favorisé CGM lors de l’octroi de ce contrat. Rien n’empêchait les autres soumissionnaires de soumissionner et, possiblement, de présenter une soumission plus avantageuse. Le seul fait que la Ville ait pu recommander un bon candidat à une entreprise intéressée à soumissionner ne constitue pas en soi une manœuvre dolosive ou une fraude aux règles d’attribution d’un contrat.

[60]           Je propose donc le rejet de l’appel à l’égard de ce contrat.

B)    L’appel de la condamnation pour diffamation

[61]           La Ville soutient que le juge a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant que CGM a droit à des dommages au motif que les allégations de sa demande reconventionnelle sont fausses. Selon elle, non seulement ces allégations ne sont pas fausses, mais elles étaient pertinentes au litige, et même indispensables, et n’ont pas été faites malicieusement ni avec une témérité qui y équivaudrait.

[62]           Avec égards, j’estime que la Ville a raison.

[63]           L’article 1457 C.c.Q. constitue le fondement de tout recours en diffamation. Ainsi, le fardeau de prouver l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité repose sur les épaules de celui qui prétend en avoir été victime[38].

[64]           La Cour écrit à ce sujet[39] :

[36]        L’existence d’une faute en matière de diffamation s’apprécie selon les critères généralement applicables en responsabilité civile. L’existence d’une faute est donc à analyser selon le standard de la personne raisonnable, prudente et diligente. Une faute en matière de diffamation n’est pas nécessairement intentionnelle :

La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s'attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l'humilier, à l'exposer à la haine ou au mépris du public ou d'un groupe ce qui correspond à l'ancienne notion de délit. La seconde résulte d'un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. Ce qui correspondait au quasi-délit. Les deux conduites donnent ouverture à responsabilité et droit à réparation, sans qu'il existe de véritables différences entre elles sur le plan du droit. En d’autres termes, il convient de se référer aux règles ordinaires de la responsabilité civile et d’abandonner résolument l’idée fausse que la diffamation est seulement le fruit d’un acte de mauvaise foi emportant intention de nuire.

[Soulignements ajoutés]

Je souligne ici que la diffamation n’est pas seulement le fruit d’actes commis de mauvaise foi, contrairement à ce que l’appelante sous-entend dans son argumentation.

[Soulignements dans l’original, renvois omis]

[65]           Dans le contexte précis d’allégations contenues dans un acte de procédure, la Cour a encore récemment rappelé le lourd fardeau devant être rempli[40] :

[141]   La diffamation dans les procédures judiciaires comporte ses propres particularités. Les quatre critères cumulatifs permettant d’analyser la diffamation dans ce contexte sont énoncés par la Cour dans l’arrêt Borenstein :

La diffamation dans un acte de procédure donne lieu à un recours en dommages-intérêts à la condition d'établir que les allégations diffamatoires sont non seulement fausses, mais encore qu'elles ne sont pas pertinentes au litige, qu'elles ont été faites malicieusement ou, du moins, avec une témérité telle qu'elles équivalent à malice parce qu'il n'y avait aucune cause raisonnable ni probable de les faire […].

[Soulignements dans l’original, renvois omis]

[66]           En l’espèce, le juge explique ainsi ce qui l’amène à conclure que la Ville a commis une faute :

[185] CGM a deux reproches à l’endroit de la Ville. Premièrement, CGM reproche à la Ville d’avoir déposé une Défense et demande reconventionnelle modifiée qui comporte les allégations suivantes, dont elle souligne des passages :

117. En tout temps pertinent au présent recours, Gilles Vaillancourt dirige à l’aide de ses complices un système frauduleux et dolosif d’octroi de contrats publics notamment de construction à la Ville;

119. Il permet à un groupe d’entrepreneurs ou individus privilégiés ainsi que d’autres directeurs de différents services de la Ville de contourner les règles du libre marché afin de soumissionner et d’obtenir des contrats publics de la Ville;

123. Suivant l’adoption de cette Loi, les enquêtes administratives effectuées par les représentants de la Ville ont démontré la participation de Gauthier Morel quant à l’obtention et l’adjudication de contrats publics et font en sorte que la Ville a été victime de fraudes et de manœuvres dolosives qui ont augmenté significativement le coût des contrats publics qu’elle a octroyés à Gauthier Morel;

127. Suivant l’expiration du délai prévu par le programme, le 18 novembre 2016, la Ville transmettait une mise en demeure à l’avocat de Gauthier Morel mettant formellement en demeure sa cliente de remettre une somme de 127 426,61 $, somme obtenue à la suite de manœuvres dolosives dans le cadre de l’adjudication des contrats OS-SP-27785 et OS-SP-27787, représentant 20 % des sommes payées par la Ville pour ces deux contrats […];

129. Le 30 novembre 2016, les avocats de la Ville ont écrit à la ministre de la Justice pour obtenir l’autorisation d’intenter un recours visant à réparer les préjudices qui ont été causés à la Ville par fraudes et manœuvres dolosives dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion des contrats octroyés de 1996 à 2015, recours contre Gauthier Morel, ses administrateurs, ses dirigeants, ses ayants droit et ses filiales, le cas échéant, le tout solidairement pour une somme estimée à 127 426,61 $ […];

154. Cet appel d’offres apparaît donc avoir été obtenu de manière frauduleuse et dolosive afin de « compenser » l’embauche de la ressource du personnel informatique fourni à la Ville par Gauthier Morel, soit Patrick Delteil;

193. Suivant ce qui précède, la Ville est en droit de réclamer à Gauthier Morel les sommes qu’elle a payées injustement dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution et de la gestion des contrats OS-SP-27542, OS-SP-27785 et OS-SP-27787 et pour lesquels il y a eu fraudes et manœuvres dolosives;

[…]

 

[193] Par contre, le Tribunal est d’avis que les allégations des paragraphes 117 et suivants de la demande reconventionnelle et reproduits plus haut constituent une faute de la part de la Ville.  Toutes ces allégations de la Ville quant aux fraudes et manœuvres dolosives de CGM de M. Gauthier sont fausses.  En conséquence, ces allégations sont fausses.

[194] Même si la demande reconventionnelle n’est pas abusive au sens des articles 51 et suivants Cpc, il n’en demeure pas moins que ces allégations constituent une faute de la part de la Ville, que seul le présent jugement permet de révéler.  CGM a donc droit à des dommages.

[195] Au niveau des dommages compensatoires, il faut prendre en considération la rétractation publiée par La Presse+, même si la Ville ne se rétracte pas.  Il faut aussi distinguer les dommages qu’aurait subis M. Gauthier personnellement de ceux de CGM, qui est la seule partie demanderesse ici.  Il faut, par contre, considérer que les propos dans la demande reconventionnelle proviennent d’un corps public et que les accusations faites contre CGM sont graves et peuvent potentiellement lui porter un coup fatal, dans le contexte de la foulée de la Commission Charbonneau.  Compte tenu de ces éléments, de ce que M. Gauthier a mentionné et du fait que la partie demanderesse est uniquement CGM, le Tribunal accorde un montant de 20 000,00 $ à CGM.  Ce montant se situe dans le spectre jurisprudentiel.

[196] CGM réclame un montant de 10 000,00 $ pour dommages punitifs.  Sur ce point, le Tribunal est d’avis que la Ville, par le dépôt de la demande reconventionnelle comportant des allégations qui s’avèrent fausses, a eu une conduite empreinte d’une atteinte illicite et intentionnelle car elle a agi en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera.  En effet, même si ce n’était pas le souhait de la Vile ni sa position ni sa croyance, il était quand même prévisible que la demande reconventionnelle puisse être rejetée et que la preuve des manœuvres dolosives et des fraudes alléguées ne puisse pas être faite, de sorte que le tout ait un impact sur la réputation de CGM.  Dans ces circonstances, et en fonction des précédents soumis par CGM, le Tribunal accorde à CGM la somme de 10 000,00 $.

[197] Le Tribunal conclut donc que la Ville a causé une diffamation à l’endroit de CGM et lui octroie le montant de 30 000,00 $.

[Soulignements dans l’original]

[67]           Avec égards, le juge voit dans les allégations formulées par la Ville des accusations de fraude se rapprochant du sens qu’en donne le Code criminel, alors qu’elle ne fait qu’employer les termes que le législateur a choisis afin de donner effet aux présomptions de la Loi visant la récupération. La lecture des allégations contenues dans la demande reconventionnelle de la Ville permet de constater qu’elles énoncent les faits qui, une fois prouvés, donnent ouverture aux mesures exceptionnelles adaptées au remboursement et au recouvrement des sommes payées injustement « à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de leur adjudication ». L’emploi du mot « fraude » dans cette loi ne réfère pas exclusivement au sens donné à ce mot par le Code criminel, mais s’étend à tout geste qui peut se qualifier de fraude à la loi au sens large, c’est-à-dire à tout geste qui vise à contourner des règles d’ordre public.

[68]           Les allégations de la demande introductive d’instance déposée par la Ville décrivent de façon détaillée les manœuvres de ses fonctionnaires afin de permettre à CGM d’obtenir les trois contrats en litige. Comme expliqué plus haut, pour au moins un des trois contrats visés, la preuve prépondérante des allégations a été présentée.

[69]           Quant aux deux autres contrats, la preuve de certaines des allégations nécessaires à la démonstration que les gestes reprochés ont été posés dans le but de favoriser illégalement CGM a été présentée, mais non de façon prépondérante. Il n’en demeure pas moins que si la Ville n’a pas rempli son fardeau de preuve, fardeau qui n’est pas simple en telle matière alors que les acteurs principaux n’ont généralement pas intérêt à dévoiler les objectifs de leurs gestes, elle a réussi à démontrer que certains des gestes avaient pour but de favoriser l’embauche d’une personne dans un contexte très particulier, puisque celle-ci s’est singulièrement retrouvée à l’emploi de CGM à un coût 40 % supérieur pour la Ville, alors que le président de son nouvel employeur CGM, qui ne connaît absolument rien en matière d’informatique, n’avait depuis longtemps pour seul client que la Ville de Laval et entretenait depuis longtemps des liens tout à fait particuliers avec sa Direction générale et son maire depuis reconnu coupable de fraude, criminelle celle-là, en relation avec l’octroi de contrats municipaux. Comme le juge le constate avec justesse alors qu’il rejette la demande de CGM et Daniel Gauthier de déclarer abusive la demande reconventionnelle de la Ville :

[176] Le Tribunal est d’avis que la demande reconventionnelle de la Ville n’est pas abusive au sens des articles 51 et suivants Cpc.  La position de la Ville n’est pas téméraire en ce sens qu’il y a absence de cause raisonnable et probable.  L’enquête a duré trois jours pendant le procès et a impliqué de nombreux témoins et des dizaines de pièces.  La position de la Ville était présentable et défendable, bien qu’elle perde en bout de compte.  La faiblesse de la position de la Ville a été seulement révélée par un procès complexe, après une étude complexe, et un jugement long et complexe.

[70]           Conclure autrement, dans les circonstances de l’espèce, aurait pour effet d’inhiber toute municipalité qui souhaiterait déposer un recours basé sur la Loi visant la récupération pour le remboursement et le recouvrement des sommes qui, selon elle, auraient été payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de l’adjudication d’un contrat, de crainte de se faire condamner pour diffamation simplement parce qu’elle n’a pas réussi à prouver tous les éléments de la faute.

[71]           Ainsi, je propose d’accueillir l’appel sur ce moyen et de rejeter la condamnation en diffamation. Je propose aussi que tous les frais de justice soient octroyés, tant en appel qu’en première instance, en faveur de la Ville.

2.    L’appel incident de CGM et M. Gauthier

A)    La résiliation du contrat 27787

[72]           En 2011, la Ville met fin à l’un des contrats toujours en vigueur avec CGM, le contrat 27787 en vertu duquel elle prodiguait des services informatiques par l’entremise de deux de ses employés, MM Lachance et Touzin. CGM réclame alors de la Ville des dommages-intérêts pour faute commise lors de la résiliation de ce contrat. Le juge estime qu’il n’en est rien puisque la Ville avait le droit de le résilier comme elle l’a fait.

[73]           CGM et M. Gauthier soutiennent que le juge a erré en ne concluant pas que la Ville était de mauvaise foi lors de la résiliation de ce contrat. Il aurait dû constater que la Ville leur a alors « volé » ces deux employés avant même de résilier ce contrat et qu’elle a abusé de son droit en y mettant fin sans avis préalable.

[74]           CGM et M. Gauthier ne montrent pas à quel égard le juge aurait commis une erreur en droit ou encore une erreur manifeste et déterminante dans son appréciation des faits.

[75]           Le contrat en question était un contrat de service aux termes de l'article 2098 C.c.Q. dont la résiliation est prévue et permise par l’article 2125 C.c.Q. et ses conséquences prévues à l’article 2129 C.c.Q. De plus, la clause 2.10 des documents d’appel d’offres accordait à la Ville le droit unilatéral de révoquer le contrat, sans encourir de frais ou de pénalité de quelque nature que ce soit :

2.10  POSSIBILITÉ D’ANNULATION EN COURS DE CONTRAT

La Ville de Laval pourra, lorsqu’elle le jugera nécessaire, ordonner par écrit la suspension des travaux. L’adjudicataire ne pourra fonder aucune réclamation du fait de cette suspension. Ville de Laval se réserve le droit de révoquer le contrat en cours se rapportant à une ou plusieurs ressources, sans encourir de frais ou pénalités de quelque nature que ce soit, autres que de payer les sommes qui seront alors dues pour services rendus par l’adjudicataire en vertu de ce contrat.

Pour exercer son droit de révocation, Ville de Laval informera l’adjudicataire (ainsi que la ou les ressources) au moins sept (7) jours ouvrables avant la date prévue pour la fin de contrat.

[76]           CGM et M. Gauthier reprochent au juge de ne pas avoir retenu contre la Ville le fait qu’elle a embauché ses deux employés dédiés à l’exécution de ce contrat avant même d’y avoir mis fin, et ce, sans l’en aviser. La Ville aurait alors été de mauvaise foi et aurait exercé son droit à la résiliation de façon téméraire et sans se soucier des intérêts de son cocontractant.

[77]           Tel que l’écrit mon collègue le juge Mainville, saisi d’un pourvoi soulevant une question en matière de résiliation unilatérale :

[38] Si la norme d’intervention en appel sur une question de droit est fondée sur la décision correcte, lorsqu’il s’agit d’une question de fait ou d’une question mixte de droit et de fait, comme c’est le cas pour la plupart des questions soulevées par l’appelante en l’espèce, la norme applicable est sévère. Il s’agit de celle de l’erreur manifeste et déterminante. En vertu de cette norme, le rôle d’une cour d’appel ne consiste pas à réexaminer la preuve globalement et à tirer ses propres conclusions, mais simplement de s’assurer que les conclusions de fait du juge du procès trouvent raisonnablement appui dans la preuve. Il ne s’agit donc pas de réévaluer la preuve, mais plutôt d’un exercice fort différent : celui de s’assurer que la preuve permet de raisonnablement soutenir la conclusion du juge de première instance, bien que d’autres conclusions aient pu en être tirées.[41]

[Soulignements dans l’original]

[78]           En l’espèce, le juge n’a pas manqué de constater que l’embauche par la Ville des deux employés de CGM a été faite avant que le contrat n’ait été officiellement (par résolution) résilié, mais explique que cette faute, dans les circonstances particulières de cette affaire, n’entraîne pas la responsabilité de la Ville.

[79]           Il retient de la preuve que le représentant de CGM, M. Gauthier, savait dès avril 2011 que la Ville entendait revoir le fonctionnement de ses services informatiques et prioriser l’embauche d’employés plutôt que de faire exécuter ses travaux à l’externe, comme cela se faisait depuis plusieurs années. Il estime que CGM a été formellement avisée en juillet 2011 de l’intention de la Ville de mettre fin au contrat 27787 lors d’une rencontre entre M. Gauthier et M. Turbide. Ce dernier lui a alors exposé l’orientation de la Ville, qui souhaitait restructurer ses services informatiques en fonction de ses besoins, le fait que des postes allaient être créés, qu’ils seraient affichés et que la Ville choisirait les meilleurs candidats.

[80]           Plus encore, le juge retient de la preuve que CGM a alors conseillé à ses deux employés de se tenir à l’affût des annonces de postes à pourvoir à la Ville afin d’y postuler. C’est ce qu’ils ont fait. CGM n’a d’ailleurs jamais reproché à ses deux employés d’avoir contrevenu à leur obligation de loyauté, ce qu’elle aurait été mal venue de faire.

[81]           Le juge n’a pas perdu de vue le fait que CGM, qui jusque-là n’avait jamais même offert ses services (en informatique) à un organisme autre que la Ville de Laval, qu’il soit privé ou public, n’avait pas l’intention de conserver ces deux employés à son service si elle perdait ce contrat, ce qui jette une ombre sur le lien de causalité entre la faute alléguée de la Ville et les dommages que CGM soutient avoir subis. Ainsi, le juge conclut que CGM n’a pas réussi à prouver un complot ou une machination ou une mauvaise foi de la Ville afin de l’écarter.

[82]           Il est vrai que les deux employés ont été engagés par la Ville le 19 octobre 2011 et ont débuté leur emploi la semaine suivante, alors que la résolution qui a mis fin au contrat, bien que mentionnant qu’elle y mettait fin à compter du 21 octobre 2011, n’a été adoptée que le 14 décembre 2011. Le juge estime toutefois à bon droit que, dans les circonstances, le fait que la Ville a accepté de payer 54 698,14 $ à CGM représentant le montant des honoraires de la période du 1e novembre 2011 jusqu’au 13 janvier 2012 suffisait à la compenser pour la perte qu’elle aurait autrement subie pour la période durant laquelle ses deux employés avaient travaillé pour la Ville alors que le contrat n’avait pas encore été formellement résilié.

[83]           Je propose donc le rejet de ce moyen d’appel.

B)    La demande de condamnation pour abus de procédure

[84]           Enfin, CGM et son président soutiennent que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant que la demande reconventionnelle de la Ville n’est pas abusive au sens des articles 51 et suivants C.p.c., et que sa position n’est pas téméraire dans le sens qu’il y a absence de cause raisonnable et probable.

[85]           Je propose, encore ici, le rejet de ce moyen. Le procès a duré quatre jours dont trois ont été consacrés seulement à l’enquête. Comme le souligne le juge à juste titre, la lumière sur toute cette affaire a nécessité l’implication de nombreux témoins et des dizaines de pièces. Et comme il apparaît des conclusions de l’appel, la position de la Ville était plus que présentable et défendable.

[86]           Il est vrai, comme le mentionnent CGM et son président dans leur mémoire, que l’enquêteur M. Boulianne, à qui la Ville a initialement demandé de recueillir les faits, n’a pu conclure que celle-ci disposait d’une preuve « pouvant impliquer un représentant de CGM dans un quelconque stratagème de collusion et de corruption »[42]. Or, la Ville n’a jamais allégué que CGM ou M. Gauthier auraient eux-mêmes agi de la sorte. Tel n’était pas le fondement de son recours.

[87]           Par conséquent, je propose également le rejet de ce moyen d’appel, avec les frais de justice.

 

 

 

 

STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A.

 


[1]  Consultants Gauthier Morel inc. c. Ville de Laval, 2020 QCCS 3497 [jugement entrepris].

[2]  RLRQ, c. C-19.

[3]  RLRQ, c. R-2.2.0.0.3.

[4]  Le mot « entreprise » est défini à l’art. 2b) de cette loi : une personne morale de droit privé, une société en nom collectif, en commandite ou en participation, une association ou une personne physique qui exploite une entreprise individuelle.

[5]  Loi visant la récupération, supra, note 3, art. 1.

[6]  Loi visant la récupération, supra, note 3, art. 10-11.

[7]  Assemblée nationale, Commission permanente des institutions, Journal des débats, 41e lég., 1re sess., vol. 44, nº 24, 17 février 2015, p. 31 (S. Vallée).

[8]  Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations, 3e éd., Montréal, Thémis, 2018, nº 613-626; Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Les obligations, 7e éd., Montréal, Yvon Blais, nº 224-229; Bissonnette c. Banque Nationale du Canada, J.E. 92-993, paragr. 27, 28 et 35 (C.A.).

[9]  D. Lluelles et B. Moore, supra, note 8, nº 615-616.

[10]  P.-G. Jobin et N. Vézina, supra, note 8, nº 229.

[11]  Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 2846 et 2849.

[12]  Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, paragr. 71.

[13]  Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant le domaine municipal, L.Q. 2002, c. 37, art. 87; Loi modifiant de nouveau diverses dispositions législatives concernant le domaine municipal, LQ 2006, c. 60, art. 28.

[14]  R. c. Fedele, 2018 QCCA 1901, paragr. 46.

[15]  Entreprise P.S. Roy inc. c. Magog (Ville de), 2013 QCCA 617, paragr. 63.

[16]  Procureur général du Canada c. Constructions Bé-Con inc., 2013 QCCA 665, paragr. 46-50.

[17]  Ville de Montréal c. Octane Stratégie inc., 2019 CSC 57, paragr. 39 et 113. Voir également Jean Hétu et Yvon Duplessis, Droit municipal : principes généraux et contentieux, 2e éd., vol. 1, Sherbrooke, Wolters Kluwer, 2003 (feuilles mobiles, mise à jour n°51, 4 mars 2022), nº 9.143, p. 9372; André Langlois et Pier-Olivier Fradette, Les contrats municipaux par demandes de soumissions, 4e éd., Yvon Blais, Montréal, 2018, p. 276.

[18]  Voir la Pièce D-26, Résolution CE-2008/5872 du Comité exécutif datée du 13 août 2008.

[19]  Voir la Pièce D-25, Grille d’évaluation et de pondération des soumissions conformes.

[20]  Pièce D-29, Résolutions CE-2009/7358, CE-2010/1531, CE-2010/6769, CE-2011/970, communications du Comité exécutif accompagnant ces résolutions et notes de service recommandant ces reconductions, en liasse.

[21]  Ces éléments qu’il retient de la preuve sont le fait que M. Gauthier était depuis longtemps le président et principal organisateur du tournoi de golf du maire Gilles Vaillancourt à qui il transmettait la liste des donateurs, qu’il a fait, bien qu’irrégulièrement, des dons au parti politique du maire Vaillancourt entre 1992 et 2009, qu’il s’est déjà opposé à une coupure de ses services en invoquant qu’il « faisait partie de la gang » (ou « de la famille », selon la version obtenue), qu’en 20 ans, tous les contrats informatiques que CGM a obtenus l’ont été uniquement de la Ville, que les connaissances de M. Gauthier en cette matière se limitent à reconnaître la différence entre un « laptop » et un « desktop », que le maire Vaillancourt tout comme le directeur général de la Ville d’ailleurs a plaidé coupable à une accusation d’avoir participé à un complot pour commettre une fraude de plus de 5 000 $ et pour frustration de la Ville par supercherie de montants de plus de 5 000 $, entre 1996 et 2010.

[22]  Voir le courriel daté du 9 avril 2008 : Pièce D-39, Documents additionnels concernant l’octroi du contrat SP-27542 par la Ville de Laval.

[23]  Id., p. 832.

[24]  Id., p. 837.

[25]  Tel qu’il apparaît de la résolution du 5 mars 2008 octroyant un contrat temporaire à CGM (octroyé afin de permettre l’attribution du contrat par appel d’offres), de la déclaration contenue dans la soumission du 12 juin 2008 de CGM qui indique que M. Tassé est alors à son emploi depuis quatre mois et du curriculum de M. Tassé qui accompagne l’appel d’offres qui confirme qu’il est à la Ville de Laval depuis mars 2008, Pièce D-39, supra, note 22, p. 812-813; Pièce D-26, supra, note 18, p. 602-603 et 612.

[26]  Loi visant la récupération, supra, note 3, art. 10.

[27]  Interrogatoire préalable Daniel Gauthier, 2 mai 2013.

[28]  Id., p. 974.

[29]  Interrogatoire préalable Daniel Gauthier, 2 mai 2013.

[30]  Par la résolution CE-2008/5872 adoptée le 13 août 2008, supra, note 18, la Ville a accordé le contrat à CGM pour l'appel d'offres 27542 et, tel que le permettait ce contrat, il a été renouvelé à quatre occasions par les résolutions CE-2009/7358 adoptée le 7 octobre 2009, CE-2010/1531 adoptée le 17 mars 2010, CE2010/6769 adoptée le 29 septembre 2010 et CE-2011/970 adoptée le 23 février 2011, supra, note 20.

[31]  Bien que le montant total indiqué dans les résolutions est de 807 177 $ ou de 714 000 $ sans les taxes, la Ville reconnaît dans son mémoire que « CGM a reçu des paiements totaux de 712 600 $ dans le cadre de ce contrat », ce qui est conforme à la pièce D-38 qui indique clairement que le montant facturé par CGM et ensuite payé par la Ville est de 712 600 $. Il existe donc une légère différence entre les résolutions et les montants indiqués sur les bons de commande. Il ne serait donc pas fidèle à la preuve que de retenir les montants inscrits dans les résolutions. Ainsi, les sommes réellement payées sont 238 000 $ + 119 000 $ + 119 000 $ + 117 600 $ + 119 000 $ = 712 600 $.

[32]  Loi sur l’administration fiscale, RLRQ, c. A-6.002.

[33]  L’article 11 al. 3 de la Loi visant la récupération prévoit que les intérêts sont calculés à compter de la réception de l’ouvrage par l’organisme public concerné pour le contrat visé.

[34]  Résolution CE-2011/970 du 23 février 2011 : Pièce D-29, supra, note 20.

[35]  Jugement entrepris, supra, note 1, paragr. 32.

[36]  Pièce D-36, Résolution CE-2010/6954 du Comité exécutif de la Ville, communication du Comité exécutif et soumission, en liasse.

[37]  Pièce D-33, Résolution CE-2010/5072, communication au Comité exécutif et document l’accompagnant, en liasse.

[38]  Prud'homme c. Prud'homme, 2002 CSC 85, paragr. 32.

[39]  Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac c. Expert-conseils RB inc., 2017 QCCA 381, paragr. 36 [Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac].

[40]  Ponce c. Société d'investissements Rhéaume ltée, 2021 QCCA 1363, paragr. 141, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême accueillie, 12 mai 2022, nº 39931. Voir également : C.J. Borenstein c. Eymard, J.E. 92-857, 1992 CanLII 3157, p. 113 (C.A.); Procureur général du Québec c. Fiset, 2022 QCCA 487, paragr. 51; Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac, supra, note 39, paragr. 85; Berthiaume c. Carignan, 2014 QCCA 2092, paragr. 46; L’Immobilière, société d'évaluation conseil inc. c. Évaluations BTF inc., 2009 QCCA 1844, paragr. 201-202; Terreault c. Bigras, 2005 QCCA 1243, paragr. 94 (motifs du j. Morin); Bureau c. Bouchard, [2002] J.Q. no 662, 2002 CanLII 53285, paragr. 7 (C.A.).

[41]  Construction Blenda inc. c. Office municipal d'habitation de Rosemère, 2020 QCCA 149, paragr. 38, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 1e octobre 2020, nº 39142.

[42]  A.I., paragr. 149.

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