Dion c. Conseil de la Justice administrative du Québec | 2025 QCCS 2765 |
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COUR SUPÉRIEURE | ||||||
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CANADA | ||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||||||
DISTRICT DE | québec | |||||
No : | 200-17-037015-252 | |||||
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DATE : | 7 août 2025 | |||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | BERNARD TREMBLAY, J.C.S. | ||||
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AMÉLIE DION | ||||||
Demanderesse | ||||||
c. | ||||||
CONSEIL DE LA JUSTICE ADMINISTRATIVE DU QUÉBEC | ||||||
Défendeur | ||||||
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PATRICE SOH | ||||||
Mis en cause | ||||||
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JUGEMENT | ||||||
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ANALYSE
La décision entreprise
a) Le juge a-t-il troqué sa toge contre celle d’un avocat?
b) A-t-il donné l’impression de vouloir prendre le dossier en main, sans l’aide des parties?
c) Le rôle actif qu’il s’est attribué a-t-il gêné l’une des parties et privé celle-ci du bénéfice d’un procès qui donne l’apparence de l’impartialité nécessaire au maintien du respect que doit susciter l’administration de la justice ?
d) Sa conduite a-t-elle rompu l’équilibre de façon telle qu’il résulte une atteinte à l’équité de l’audience?[3]
29. Les actions de la juge administrative lors de cette première audience démontrent qu’elle conseille la conjointe du locataire;
30. Toutes ces actions sont initiées de son propre chef et non pas à la suggestion ou à la demande d’une partie. Le Comité d’enquête constate qu’elle prend en main l’audience afin de privilégier le locataire. Ses actions vont au-delà du devoir de secours et d’assistance puisqu’elle verse dans le conseil. L’insistance à consulter un avocat sort des limites de la suggestion ou de l’offre. Si la conjointe du locataire avait accepté l’invitation de la juge de consulter un avocat, il appartenait à ce dernier de l’informer des conséquences de son inaction, du véhicule procédural pour y remédier et de ses moyens de défense possibles.
[…]
37. Le comité estime que Me Dion a outrepassé son devoir d’assistance et de secours équitable en prodiguant un véritable conseil juridique au locataire; elle lui indique les recours à sa disposition et les motifs pouvant être invoqués pour contrer l’action prise par le locateur.
38. Ce seul élément tend à démontrer un manque d’impartialité.
39. Ce sentiment est renforcé par le fait qu’elle refuse de répondre à la question du plaignant quant à son droit de percevoir le loyer dans le contexte alléguant qu’elle ne peut lui prodiguer de conseils juridiques.
43. D’une part, il appert de la preuve que la juge demeure saisie de l’affaire et entend rapidement les parties, ce qui limite les préjudices subis par la locatrice et permet, comme souhaité par Me Dion, à la partie locataire de consulter un avocat dans un délai relativement court. Malgré la conclusion du comité sur le manquement, il n’en demeure pas moins que la balance des inconvénients pour les parties est sauvegardée par ce court délai, ce qui apparait au comité comme un facteur atténuant.
[…]
45. Il est indéniable qu’il appert qu’elle a voulu porter conseil et assistance à une partie qui n’est pas représentée par avocat et qui n’a aucune compréhension du processus juridique auquel elle fait face par rapport à une partie qui semble avoir une certaine expérience devant le TAL.
[…]
48. Certes, il est important d’assister les parties, de les accompagner dans le processus de l’audience et le décorum à suivre, de déterminer l’objet du litige, de les instruire quant au fardeau de preuve. Les conseiller porte préjudice à l’impartialité des institutions que sont les tribunaux administratifs.
Les moyens invoqués et les principes applicables
Même en admettant que la demanderesse aurait « outrepassé son devoir de secours et d’assistance par ses différentes interventions et décisions à l’audience », il est déraisonnable de conclure pour autant qu’elle a commis une infraction déontologique;
Le CJAQ a erré dans sa compréhension de la portée du devoir d’assistance à un justiciable non représenté tel que défini par la jurisprudence et il a omis de tenir compte de l’ensemble des circonstances et de la situation réelle du locataire[4].
Le membre du Tribunal apporte à chacun un secours équitable et impartial de façon à faire apparaître le droit et en assurer la protection.
24. Les juges ont non seulement le pouvoir, mais l’obligation d’assister un justiciable non représenté. Ce devoir s’inscrit dans le contexte de la nécessité d’assurer un procès juste et équitable :
[8] Le juge du procès a le devoir d’assister le défendeur non représenté par avocat afin de s’assurer que le procès est juste et équitable. La forme et l’étendue de l’assistance que doit fournir le juge sont en fonction de la nature et des circonstances de l’affaire. L’assistance du juge doit aussi être adaptée aux capacités du défendeur. Généralement, le juge doit donner au défendeur des explications sommaires sur le processus et le guider pour qu’il puisse se défendre de manière appropriée et pour qu’il puisse faire valoir ses droits. Le juge doit donner une aide raisonnable au justiciable sans pour autant jouer le rôle de l’avocat de la défense. La suffisance de l’assistance fournie par le juge doit être évaluée en contexte. Il s’agit de déterminer s’il y a eu atteinte au droit à un procès juste et équitable causant un déni de justice.
[Renvois omis]
25. Lorsque l’accusé n’est pas représenté par avocat, le défi est de taille pour le juge à qui incombe, à l’égard de la partie non représentée, une obligation d’assistance. Cette obligation, à géométrie variable, peut être minimale ou plus élaborée selon les circonstances[8].
L’étude de la jurisprudence de la Cour d’appel du Québec et de la Cour suprême du Canada démontre que l’intensité et la nature de cette obligation est à établir en fonction des circonstances propres à chaque espèce. Or l’absence de balises claires crée de l’incertitude non seulement pour les parties mais également pour les juges, qui ne savent pas toujours comment ou jusqu’à quel point mettre en œuvre l’obligation d’assistance.
Dans plusieurs juridictions, des réflexions sont en cours pour clarifier la nature de l’obligation d’assistance, en sensibilisant la magistrature aux réalités socioéconomiques des justiciables non représentés et à la complexité du droit et de la procédure. Elles impliquent la reconceptualisation de rôle judiciaire, mettant en cause les liens entre passivité et impartialité qui renforceraient directement les désavantage des parties non représentées, peu rompues au droit et au processus judicaire[9].
30. La demanderesse soumet qu’une erreur commise par un juge dans le cadre de ses fonctions ne donne pas ouverture à une plainte en déontologie. Comme le Conseil de la magistrature du Québec l’a bien expliqué dans l’affaire Plaignant multiples et Juge, Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, 2022-CMQC-079 :
[22] Le
[23] Cela dit, comme expliqué précédemment, l’angle d’analyse déontologique demeure la conduite du juge, et non le bien-fondé de la décision qu’il rend. Par conséquent, si le juge commet, dans sa décision, une erreur de droit, c’est aux tribunaux d’appel qu’appartient la responsabilité de la corriger, et non au Conseil de la magistrature. En bref, le fait pour un juge de se tromper en droit, dans l’exercice de sa discrétion judiciaire, ne donne pas ouverture au processus déontologique, mais plutôt à celui de l’appel[10].
2.1 La juge a manqué à son devoir d’information relatif au droit à l’assistance d’un avocat.
18. Lorsque Mme Girard se présente à la barre pour rendre témoignage, la juge d’instance ne lui procure aucune assistance et lui demande simplement si elle a quelque chose à dire en lien avec la preuve entendue.
19. Or, la juge d’instance avait, au minimum, le devoir d’informer Mme Girard qu’elle avait le droit à l’assistance d’un avocat et qu’en choisissant de se représenter seule, elle se trouvait dans une position désavantageuse. Elle avait également le devoir de s’assurer qu’elle maintenait son choix malgré tout.
20. La juge d’instance a donc manqué à ses obligations à cet égard.
2.2 La juge n’a pas vérifié la compréhension de Mme Girard des éléments essentiels de l’infraction et du fardeau de preuve qui lui incombait
21. Mme Girard a admis ne pas avoir porté son couvre-visage dans un lieu public désigné dans le Décret. Le moyen de défense qu’elle invoquait reposait plutôt sur une exception prévue à ce dernier.
22. Or, lorsqu’un défendeur fait valoir une exception à une loi, il lui appartient d’établir, selon la balance des probabilités, qu’il bénéficie de celle-ci.
23. À ce sujet, dans l’arrêt M.R., la Cour d’appel du Québec a conclu qu’il revient au juge du procès de s’assurer que l’accusé comprenne les éléments essentiels de l’infraction pour savoir ce qu’il peut utilement mettre de l’avant au procès, par son témoignage ou autrement, ou encore décider s’il souhaite retenir les services d’un avocat.
24. Le juge doit donc prendre soin d’identifier, pour l’accusé non représenté, les questions importantes pour le procès, de lui prêter une assistance raisonnable dans la présentation de sa défense et de le guider d’une manière que sa défense puisse avoir pleinement effet.
[…]
26. Lors du procès de Mme Girard, l’arrêt Lauzon n’avait pas encore été rendu. Cependant, le jugement de la Cour supérieure, qui concluait au même effet, l’était. La juge d’instance avait donc l’obligation de signaler à Mme Girard que si elle souhaitait se prévaloir de cette défense, il lui incombait d’établir, selon la balance des probabilités, qu’une condition médicale l’empêchait de porter le masque.
Il semble évident que le seul fait de rendre un mauvais jugement ne peut constituer un manquement à l’article
Il en est autrement cependant du juge qui délibérément n’applique pas la loi ou qui retient, pour décider, des motifs, sachant que le droit lui commande de les écarter. Dans ces cas, il devient sujet à sanctions par l’organisme disciplinaire quelle que soit la raison qui a pu le pousser à agir de la sorte.
Un juge commet donc un manquement au Code de déontologie lorsque, sachant le droit, il ne l’applique pas de propos délibéré pour un motif autre que l’interprétation qu’il en donne.
La décision de l’intimée nous convainc qu’elle a tenté de se bien diriger en droit et de tenir compte des facteurs qu’elle estimait pertinents à la décision qu’elle devait rendre. Si elle a erré, manifestement elle l’a fait de bonne foi, et il appartiendra à la Cour d’appel d’en décider.
L’intimée n’a donc pas contrevenu à l’article
Vu les motifs ci-dessus exposés, le comité conclut qu’il s’agit d’actes répréhensibles dont la gravité est suffisante aux yeux d’une personne raisonnable et bien informée pour porter atteinte à l’honneur, la dignité et l’intégrité de la charge de juge administratif du logement et ainsi ébranler la confiance du public dans le système de justice administrative.
Discussion et décision
Il s’ensuit que le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‑mêmes la question en litige. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème. […] [17].
REJETTE le pourvoi en contrôle judiciaire;
LE TOUT, avec frais.
| BERNARD TREMBLAY, J.C.S. | |
Me Guiseppe Batista, Ad. E. | ||
Battista Turcot Israel S.E.N.C. | ||
gbattista@btiavocas.com | ||
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Me David Ferland | ||
Stein, Monast S.E.N.C.R.L. Avocats | ||
David.ferland@steinmonast.ca | ||
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Date d’audience : | 5 juin 2025 | |
[1] RLRQ, c. T-15.01, r. 1, articles 2, 3, 6 et 8.
[2] 2016 CMCQ 060.
[3] Décision entreprise, par. 19.
[4] Extrait de la plaidoirie écrite de la demanderesse.
[5] Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov,
[6] Loi sur le Tribunal administratif du logement, RLRQ, c. T-15.01.
[7]
[8] M.R. c. R.,
[9] Emmanuelle BERNHEIM, Alexandra BAHARY-DIONNE, Louis-Philippe JANNARD et Richard-Alexandre LANIEL, « L’assistance du tribunal aux justiciables non représentés : une obligation à géométrie variable, un rôle judiciaire à repenser », dans (2021) 55 RJTUM 1, 2.
[10] Extrait de la plaidoirie écrite de la demanderesse.
[11]
[12] 1994 CanLII 1786 (QC CM).
[13] Prud’homme c. Chaloux, préc., note 2.
[14] Décision entreprise, par. 38.
[15] Luc HUPPÉ, La déontologie et la magistrature : droit canadien : perspectives internationales, Montréal, Wilson et Lafleur ltée, 2018, pages 154 et 177.
[16] Lavigne c. Conseil de la justice administrative,
[17] Préc. note 5, par. 100.
[18] Moreau-Bérubé c. Nouveau- Brunswick (Conseil de la magistrature),
[19] Transcription de l’audience du 12 juillet 2023, pages 50 et 58.
[20] Id., pages 16, 17, 18, 51, 52, 55, 56, 57, 59,
[21] Id., pages 56 et 57.
[22] Id., pages 34, 37, 41, 44, 52, 54, 55, 62, 68.
[23] Id., pages 36, 39.
[24] Id., pages 36, 38, 39, 54, 55, 61, 62.
[25] Id., page 66.
[26] Id., pages 32, 33, 56 et 57 et page 32 de la transcription de l’audience du 25 août 2023.
[27] Transcription de l’audience du 12 juillet 2023, pages 33, 44, 56 et 57.
[28] Id., pages 32, 33, 49 et transcription de l’audience du 25 août 2023, page 28.
[29] Transcription de l’audience du 12 juillet 2023.
[30] Transcription de l’audience du 12 juillet 2023, page 49 et transcription de l’audience du 25 août 2023, pages 13, 20, 22.
[31] Transcription de l’audience du 12 juillet 2023, page 50 et transcription de l’audience du 25 août 2023, page 21.
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