Letalien c. Leduc |
2019 QCRDL 21751 |
RÉGIE DU LOGEMENT |
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Bureau dE Montréal |
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No dossier : |
365767 31 20171110 G |
No demande : |
2371685 |
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Date : |
03 juillet 2019 |
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Régisseure : |
Anne A. Laverdure, juge administrative |
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Charles Letalien |
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Locataire - Partie demanderesse |
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c. |
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Jacques Leduc |
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Locateur - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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CONTEXTE
[1] Il s'agit d'une demande en dommage-intérêts moraux (10 000 $) et dommages punitifs (10 000 $), plus les intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle, avec condamnation du défendeur aux frais judiciaires.
[2] Le locataire allègue avoir été victime d’une reprise de logement de mauvaise foi.
[3] Les parties étaient liées par un bail reconduit du 1er juillet 2016 au 30 juin 2017 au loyer mensuel de 525 $. Ce bail contient une clause permettant au locataire de quitter le logement sur avis écrit d’un délai d’un mois[1].
[4] Le 30 décembre 2016, le locateur avise verbalement le locataire qu’il a l’intention de reprendre le logement au bénéfice de l’une de ses filles, X. Le locataire lui indique immédiatement qu’il refuse de quitter son logement.
[5] Le locataire explique qu’il a fait des travaux dans le logement pour l’harmoniser à son goût et il tient à y rester.
[6] Le locateur envoie donc, par courrier recommandé, le même jour, l’avis requis par la loi[2].
[7] Cet avis mentionne que le logement fera l’objet d’une reprise à l’expiration du bail au 1er juillet 2017.
[8] La preuve démontre que le locataire est une personne psychiatrisée qui a déjà séjourné en milieu hospitalier fermé au moment de l’annonce de la reprise du logement.
[9] À la réception de l’avis écrit, en janvier 2017, il croit qu’il doit partir d’ici le 1er juillet 2017. Il panique littéralement.
[10] Il décide de tenter un retour aux études au Cégep Ahuntsic pour la session courante.
[11] À la fin de janvier 2017, un échange de messages textes avec le locateur a lieu. Ce dernier apprend alors le départ précipité de son locataire.
[12] En effet, le locataire peut occuper une chambre dans la résidence de l’institution scolaire dès le début du mois de février 2017[3].
[13] Quand le locateur se présente au logement le 1er février 2017, il fait une entente avec l’intervenant en santé mentale assigné au locataire[4] quant aux dommages au logement.
[14] Le locataire témoigne de l’ampleur de son sentiment d’insécurité et de son angoisse. Il fera d’ailleurs un autre séjour à l’hôpital.
[15] Le retour aux études est un échec et le locataire habite maintenant un logement pour lequel il bénéficie d’une subvention[5].
[16] De son côté, le locateur explique qu’il ne pouvait se permettre de perdre 5 mois de loyer. Il loue donc le logement à un tiers pour une période de 58 jours[6] à un loyer supérieur à celui que payait le locataire, à savoir un montant forfaitaire de 1 200 $ pour la période[7].
[17] Il explique cette augmentation par les travaux qu’il a dû faire après le départ du locataire et dont il estime le coût total du matériel à 1 000 $.
[18] En avril 2017, il loue à nouveau le logement pour une période de 13 mois cette fois, commençant le 1er mai. Le loyer demandé est 650 $[8].
[19] Le locateur soumet que le départ du locataire équivaut à déguerpissement et qu’en conséquence de la résiliation du bail, nous ne sommes plus dans un contexte de reprise de logement. Selon lui, il n’était alors plus tenu aux règles régissant la reprise et pouvait changer ses plans.
[20] Il ajoute que sa fille ne pouvait habiter le logement à compter du 1er février 2017, étant en voyage à l’étranger.
[21] Quant à lui, le locataire insiste sur le fait qu’il n’aurait pas quitter son logement sans cet avis de reprise. Il allègue que la reprise de logement n’était qu’un prétexte pour l’évincer et que le locateur a agi de mauvaise foi.
QUESTIONS EN LITIGE
[22] Le déguerpissement du locataire met-il fin aux obligations du locateur en lien avec les exigences de la reprise du logement?
ANALYSE ET DÉCISION
[23] Il est important de rappeler que la pierre d’assise du droit du louage résidentiel au Québec est le droit du locataire au maintien dans les lieux.
[24] Le droit à la reprise du logement accordé au locateur est donc une exception à ce droit et le législateur a encadré sévèrement son exercice.
[25] Comme le dit notre collègue, la juge administrative Jocelyne Gravel :
« (...) le législateur a ainsi voulu que la reprise soit réservée aux situations où un locateur a un projet bien défini (...) »[9].
[26] Qu’en est-il de cet aspect de la question?
[27] Le locateur affirme qu’il a procédé l’envoi de 2 avis de reprise de logement car sa plus jeune fille de 16 ans prévoyait fréquenter un nouvel établissement scolaire. Comme elle ne voulait pas être seule, son père a prévu que son autre fille, X, vienne habiter dans le logement voisin qui est celui en cause.
[28] Il fait témoigner X.
[29] Au moment de l’envoi de l’avis de reprise, X est déjà partie en Nouvelle-Zélande. Elle a quitté le Canada à la fin mars 2016. Elle explique que son père lui offre, à la fin décembre 2016, un logement pour accompagner sa sœur en juillet 2017.
[30] Son retour est prévu dans les 12 mois de son départ puisqu’elle ne répond aux critères permettant la prolongation du visa. Elle doit donc revenir avant avril 2017.
[31] Le locateur et sa fille affirment qu’ils se sont parlés à nouveau au début février 2017 pour savoir si elle pouvait alors envisager prendre possession du logement en février 2017. Ce n’est pas envisageable pour X.
[32] À partir de ce moment-là, le locateur considère qu’il n’est plus dans le processus de reprise du logement qu’il a entamé.
[33] À la fin du bail signé pour la période de 58 jours; X est de retour mais, pour le locateur, il n’est déjà plus question de reprise de logement. Il a déjà envoyé le retrait de l’avis de reprise envoyé à l’autre locataire. Et le renouvellement de ce bail est déjà conclu.
[34] En contre-interrogatoire, X est appelée à justifier son refus d’habiter le logement.
[35] Elle déclare que le logement ne convenait pas vraiment à ses besoins et à ceux de son ami. Elle dit avoir préféré habiter avec sa mère à son retour et ensuite de trouver une colocation en ville.
[36] Questionnée sur le projet, elle mentionne que le loyer devait être entre 800 $ et 850 $. Le locateur réagi fortement à cette réponse puisqu’il avait été mis en preuve que le loyer payé par le locataire était de 525 $ et que le locateur avait l’intention d’offrir le logement à meilleur prix à sa fille.
[37] Il lui fait donc dire à la question suivante :
« Locateur : Quand on a discuté d’un montant pour du loyer, ça a été....
X : C’était pas définitif, c’était pas concret »
[38] La plus jeune fille du locateur ne vient pas témoigner sur son projet.
[39] Comme il a été souligné, ce projet d’aller vivre dans l’autre logement ne s’est pas non plus concrétisé.
[40] Le fait que le locataire a quitté prématurément dédouane-t-il le locateur de ses obligations quant au processus de reprise du logement?
[41] Le Tribunal conclut que non.
[42] Répondre autrement impliquerait que, dans la mesure où l’intention du locateur est de voir partir son locataire et que ses démarches ont le succès escompté, il ne serait pas redevable de sa mauvaise foi parce que son locataire a quitté avant la date prévue.
[43] Dans une analyse très intéressante, notre collègue Francine Jodoin, écrit sur l’interprétation à donner au mot « obtenu » à l’article 1968 du Code civil du Québec :
« En la présente instance, le tribunal croit que l'utilisation du verbe « obtenir » réfère au cas où le locateur parvient au résultat souhaité en obtenant le consentement du locataire à la reprise et non pas seulement lorsque le locataire quitte en exécution de cette reprise. En soi, à partir du moment où ce consentement est donné, l'objectif du locateur est atteint. Or, lorsqu'il est obtenu sous de fausses représentations, la responsabilité du locateur est engagée. Une interprétation trop restrictive de l'article 1968 du Code civil du Québec nous conduirait à un résultat qui serait contraire à l'intention du législateur. En effet, s'il fallait interpréter l'article 1968 du Code civil du Québec aussi restrictivement, la mauvaise foi dans l'exercice de la reprise du logement pourrait, dans certains cas, ne recevoir aucune sanction. Or, il répugne au sens commun de couvrir la mauvaise foi du locateur simplement parce que le départ éventuel de la locataire est accessoirement causé par un motif étranger à la reprise. »
[44] Or, la bonne foi s’analyse au moment de l’envoi de l’avis et tout au long de ce processus.
[45] Le Tribunal concède que la location du logement pour 58 jours, jusqu’au retour de sa fille, pouvait se justifier. Le locateur a diminué ses dommages suite au départ du locataire. Mais, sachant que le locataire est parti parce qu’il exerçait son droit à la reprise du logement, l’échange des messages texte de la fin janvier 2017 ne laisse planer aucun doute à ce sujet, il se devait d’expliquer au Tribunal pourquoi son projet de reprise a échoué et pourquoi il devait remettre le logement sur le marché locatif.
[46] Il ne suffit pas de dire qu’il avait un projet « pas vraiment définitif » ni concret ou que sa fille ne pouvait pas occuper le logement à compter du 1er février 2017.
[47] Si l’intention avait été bien réelle pourquoi X a-t-elle préféré vivre chez sa mère alors que le logement était libre peu après son retour?
[48] Il est également pertinent de mentionner que le locateur n’a pas demandé l’autorisation de remettre le logement sur le marché locatif conformément à l’article 1970 du Code civil du Québec.
[49] À la vue des événements, le Tribunal conclut donc à la mauvaise foi du locateur.
[50] Le Tribunal accorde, pour les dommages non pécuniaires, la somme de 3 500 $ compte tenu notamment de la vulnérabilité du locataire et l’absence d’indemnité de relocation.
[51] Au chapitre des dommages punitifs, le Tribunal réfère à Me Pierre Pratte qui commente les critères applicables dans l'établissement de dommages punitifs.
« En matière de dommages punitifs, le nouvel article 1621 C.c.Q. fournit certains critères pour guider le tribunal dans la détermination du montant à attribuer. Il ne s'agit cependant pas d'une liste exhaustive. Les autres éléments élaborés par la jurisprudence et la doctrine demeurent donc pertinents. Ainsi, outre ce qui est mentionné dans cet article, on peut citer : la gravité des préjudices causés, l'impact chez la victime, la durée de la conduite, le profit réalisé par le débiteur, la conduite fautive de la victime, etc.
À ces critères s'ajoute également l'aspect préventif, punitif et incitatif des dommages punitifs auxquels le tribunal doit tenir compte. En effet, les tribunaux ont reconnu trois fonctions aux dommages punitifs : 1) une fonction préventive : le tribunal veut «décourager le contrevenant de bafouer de nouveau les droits de la victime [et] donner une leçon aux autres citoyens désirant agir selon des plans similaires»; 2) une fonction punitive : il «permet au tribunal d'exprimer concrètement son indignation face à la conduite du défendeur»; 3) une fonction incitative : "les dommages exemplaires étant octroyés à la victime en plus de ses dommages réels, cela a pour effet de l'inciter à effectuer les démarches nécessaires pour faire valoir ses droits devant les tribunaux, avec toutes les dépenses et les inconvénients que cela peut comporter »[10].
[52] Afin de remplir les fonctions punitives et préventives de tels dommages, le Tribunal condamne le locateur à la somme de 4 500 $ équivalent à l’augmentation du loyer sur une période de 3 ans. Le locateur a donc la capacité de payer cette somme.
[53] De plus, comme l’honorable Daniel Dortélus, de la Cour du Québec, écrivait quant au montant à accorder en cette matière :
« Le Tribunal partage l'approche appliquée par la Régie pour sanctionner les reprises de possession de mauvaise foi en accordant des montants substantiels à titre de dommages punitifs, ce qui est conforme à l'esprit du législateur qui voulait contrer les abus des spéculateurs en matière immobilière »[11].
[54] L'intérêt au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article du Code civil du Québec sont accordés à compter de la présente décision pour les dommages punitifs, quant aux dommages moraux, l’intérêt sera rétroactif à l’expiration du délai donné dans la mise en demeure[12].
[55] Les frais judiciaires applicables sont adjugés contre le locataire selon le Tarif des frais exigibles par la Régie du logement[13].
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[56] CONDAMNE le locateur à payer au locataire la somme de 3 500 $, plus les intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec, à compter du 9 octobre 2017;
[57] CONDAMNE le locateur à payer au locataire la somme de 4 500 $, plus les intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec, à compter de ce jour, plus les frais judiciaires de 84 $.
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Anne A. Laverdure |
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Présence(s) : |
le locataire Me Claude-Catherine Lemoine, avocat du locataire le locateur |
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Date de l’audience : |
7 juin 2019 |
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[1] Pièce L-4.
[2] Pièce P-1.
[3] Pièce L-5.
[4] Pièce L-1.
[5] Pièce L-6.
[6] Pièce P-Entre le 5 mars 2017 et le 30 avril 2017.
[7] Cela équivaut à environ 629 $ par mois.
[8] Pièce D-6.
[9] Terezinha Toporowicz c. Pascal Dimarco 31-060913-076G (Me Jocelyne Gravel).
[10] Pratte Pierre, Le harcèlement envers les locataires et l'article 1902 du Code civil du Québec (1996) RDB 31.
[11] Ruuzimati c. Upshaw 2008 QCCQ 8086.
[12] Pièce D-2.
[13] En vertu de l'article 7 du Tarif des frais exigibles par la Régie du logement, RLRQ, c. R-8.1, r. 6.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.