Décision

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Air India, Ltd. c. CC/Devas (Mauritius) Ltd.

2022 QCCA 1264

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-09-029888-229

(500-17-119144-213)

 

DATE :

 20 septembre 2022

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.

MARK SCHRAGER, J.C.A.

MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A.

 

 

AIR INDIA, LTD.

APPELANTE – mise en cause

 

c.

 

CC/DEVAS (MAURITIUS) LTD.

DEVAS EMPLOYEES MAURITIUS PRIVATE LIMITED

TELCOM DEVAS MAURITIUS LIMITED

INTIMÉES demanderesses

et

CCDM HOLDINGS, LLC

DEVAS EMPLOYEES FUND US, LLC

TELCOM DEVAS, LLC

INTIMÉES – demanderesses en reprise d’instance

et

REPUBLIC OF INDIA

MISE EN CAUSE défenderesse

et

INTERNATIONAL AIR TRANSPORT ASSOCIATION (IATA)

MISE EN CAUSE – tierce-saisie

et

AIRPORT AUTHORITY OF INDIA

MISE EN CAUSE – mise en cause

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                L’appelante se pourvoit à l’encontre d’un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal, du 8 janvier 2022 (l’honorable Michel A. Pinsonnault), n’accueillant qu’en partie sa requête en cassation, en diminuant de moitié la somme sous saisie.

Pour les motifs de la juge Hogue, auxquels souscrivent les juges Levesque et Schrager, LA COUR :

[2]                ACCUEILLE l’appel;

[3]                INFIRME en partie le jugement de la Cour supérieure du 8 janvier 2022 en ce qui concerne la saisie avant jugement exécutée entre les mains de la mise en cause International Air Transport Association (IATA) de sommes dues ou de biens appartenant à l’appelante Air India, Ltd.;

[4]                ACCUEILLE la requête de l’appelante Air India, Ltd. en cassation de la saisie avant jugement pratiquée entre les mains de la mise en cause International Air Transport Association (IATA);

[5]                CASSE la saisie avant jugement pratiquée entre les mains de la mise en cause International Air Transport Association (IATA) par les intimées le 21 décembre 2021;

[6]                AVEC les frais de justice en première instance et en appel en faveur de l’appelante et contre les intimées.

 

 

 

 

JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A.

 

 

 

Me Patrick Ouellet

Me Marc-Antoine Côté

Me Ioana Jurca

WOODS

Pour l’appelante

 

Me Simon Grégoire

Me Mathieu Piché-Messier

Me Philippe Boisvert

Me Amanda Afeich

Me Dayeon Min

BORDEN LADNER GERVAIS

Pour les intimées

 

Me Claude Morency

Me Anthony Rudman

Me Alexander Little

DENTONS CANADA

Pour la mise en cause, International Air Transport Association (IATA)

 

Date d’audience :

13 mai 2022


 

 

 

MOTIFS DE LA JUGE HOGUE

 

 

[7]                Le pourvoi soulève essentiellement la question de savoir si le créancier d’un état étranger peut saisir avant jugement les biens d’une société d’État, entièrement contrôlée par celui-ci, sans alléguer de faits permettant de conclure à l’existence de l’une ou l’autre des situations mentionnées à l’article 317 du Code civil du Québec, lequel permet la levée du voile corporatif en certaines circonstances.

[8]                Les faits pertinents peuvent être résumés comme suit.

[9]                L’appelante, Air India, Ltd.  Air India »), est la compagnie aérienne officielle de la République de l’Inde (« l’Inde »). Elle était, en tout temps pertinent, une société d’État qui, selon les intimées, était entièrement contrôlée par l’Inde et constituait son alter ego[1].

[10]           Les intimées sont les actionnaires de Devas Multimedia Services (« Devas »), une société ayant contracté avec Antrix Corporation Limited (« Antrix »), une compagnie indienne appartenant également à l’Inde. Elles allèguent être aux droits de Devas, suite à certaines transactions qu’il n’est ni nécessaire ni utile de décrire pour les fins de ces motifs.

[11]           Le contrat conclu entre Devas et Antrix ayant donné lieu à un différend commercial important, des arbitrages internationaux ont été tenus et deux sentences arbitrales, l’une portant sur la responsabilité, rendue en 2016 et l’autre sur le quantum des dommages rendue en 2020 (« les sentences arbitrales »). Elles condamnent l’Inde à payer des sommes très importantes à Devas.

[12]           Air India n’était pas partie à ces arbitrages et les sentences rendues ne comportent aucune conclusion contre elle. Elle y est donc étrangère.

[13]           L’Inde, qui n’a pas encore versé la somme à laquelle elle a été condamnée, a déployé beaucoup d’efforts pour faire annuler ou autrement modifier ces sentences, mais sans succès jusqu’à maintenant. Les intimées ont donc pris plusieurs mesures d’exécution, dans différentes juridictions, pour tenter d’être payées, mais en vain.

[14]           C’est ainsi que le 24 novembre 2021, elles ont déposé une demande de reconnaissance des sentences arbitrales devant la Cour supérieure du district de Montréal et requis l’émission d’un premier bref de saisie avant jugement afin de saisir entre les mains de la mise en cause, l’International Air Transport Association (IATA) (« IATA »), une organisation internationale de transport aérien chargée de percevoir les droits aéroportuaires et de les remettre aux autorités ou aux compagnies aériennes qui y ont droit, toutes les sommes dues et/ou les biens appartenant à l’Inde ou à Airport Authority of India (« AAI »). Celui-ci est un organisme d’état chargé de gérer les aéroports et l’espace aérien indien.

[15]           Ce bref de saisie a été délivré et la saisie a été exécutée entre les mains d’IATA qui a déposé une première déclaration de tierce saisie dans laquelle elle a reconnu devoir 722 483,17 USD à AAI. Ayant continué à percevoir des droits aéroportuaires, elle l’a amendée à quelques reprises pour augmenter le montant dû.

[16]           Le 21 décembre 2021, les intimées ont requis l’émission d’un second bref de saisie, afin de saisir, toujours entre les mains d’IATA, les sommes que celle-ci pourrait devoir à Air India. Ce bref a été délivré le même jour et les intimées ont procédé à une nouvelle saisie en mains tierces. IATA a de nouveau produit une déclaration positive dans laquelle elle reconnaît devoir 17 306 658,70 USD à Air India.

[17]           AAI et Air India ont toutes deux réagi, AAI en déposant une requête en irrecevabilité des procédures introduites contre elle et pour faire suspendre la saisie avant jugement (Application to dismiss and to stay the seizure before judgment by garnishment authorized on November 24, 2021) et Air India en déposant une requête en cassation de la saisie (Application by the Mis-en-Cause Air India to Quash the Second Seizure before judgment by Garnishment Authorized on December 21, 2021) dans laquelle elle allègue l’insuffisance des faits allégués au soutien de la demande pour l’émission du bref de saisie la concernant.

[18]           Les deux requêtes ont été entendues par la Cour supérieure (l’honorable Michel Pinsonnault) lors d’une audition commune ayant eu lieu les 4 et 5 janvier 2022.

LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE

[19]           Le 8 janvier 2022, le juge a accueilli la requête en rejet d’AAI et cassé la saisie avant jugement le concernant. Il n’a toutefois accueilli qu’en partie la requête en cassation d’Air India, utilisant sa discrétion pour réduire de moitié la somme sous saisie[2].

[20]           S’intéressant aux critères de l’article 518 du Code de procédure civile, le juge reconnaît d’abord que sur une base prima facie, les allégations des intimées démontrent qu’elles détiennent une créance valide dont le recouvrement est en péril compte tenu des nombreuses tentatives de l’Inde pour empêcher les intimées de les exécuter. De plus, écrit-il, ces allégations révèlent que l’Inde exerce un très grand contrôle sur ces deux sociétés (« an exceptionally high degree of control over those state-owned entities, their assets and their activities »)[3] qui va beaucoup plus loin que l’implication et le contrôle qu’exerce normalement l’actionnaire d’une société. Il en retient que AAI et Air India sont des alter ego de l’Inde et que cela, en principe, suffit pour permettre la saisie de leurs actifs en satisfaction d’une dette de leur actionnaire, l’Inde.

[21]           Il accueille néanmoins la requête en irrecevabilité d’AAI et casse la saisie la concernant pour un défaut de signification. Celui-ci ne fait pas l’objet du présent appel et il n’est donc pas utile d’en traiter.

[22]           Le juge refuse de casser la saisie concernant Air India, mais étant d’avis qu’il bénéficie d’une discrétion et que l’intérêt de la justice le justifie, il choisit de l’exercer en réduisant de moitié son assiette. De ce fait, il libère 50 % des fonds saisis.

LA POSITION DES PARTIES

[23]           Tant les intimées qu’Air India ont demandé et obtenu la permission d’appeler de ce jugement. Les premières soutiennent que le juge n’aurait pas dû casser la saisie en ce qui concerne les sommes dues par IATA à AAI[4], alors que la seconde plaide qu’il aurait dû casser entièrement la saisie la concernant plutôt que d’en réduire seulement l’assiette.

[24]           Le présent pourvoi ne concerne toutefois que le bref de saisie autorisant les intimées à saisir entre les mains d’IATA les sommes dues et/ou les biens appartenant à Air India.

[25]           Les propositions avancées par chacune des parties sont claires et ciblées.

[26]           Air India soutient que n’étant pas partie aux sentences arbitrales que les intimées tentent d’exécuter et ayant une personnalité juridique distincte de celle de l’Inde, le juge de première instance a commis une erreur de droit en autorisant les intimées à lever le voile corporatif existant entre elles et l’Inde afin de saisir ses biens. Une telle autorisation, plaident-t-elles, ne pouvait être obtenue en l’absence d’allégations démontrant l’existence de l’une ou l’autre des situations mentionnées à l’article 317 C.c.Q., soit qu’elle est utilisée par l’Inde pour masquer une fraude, un abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public.

[27]           Les intimées, de leur côté, reconnaissent que les faits allégués au soutien de leur demande ne démontrent pas l’existence d’une de ces trois situations, mais elles plaident que le juge était néanmoins bien-fondé de leur permettre de saisir les actifs d’Air India, une société d’État, pour satisfaire la dette de l’Inde, un état étranger, puisque celle-ci est l’alter ego de l’Inde et que la dette découle d’une sentence arbitrale internationale. Les tribunaux de certaines juridictions permettent d’exécuter des sentences arbitrales étrangères sur les biens d’une société d’État, lorsque celle-ci est l’alter ego de l’état condamné. Le Québec, plaident-elles, devrait adopter cette approche.

[28]           La mise en cause IATA appuie la position d’Air India.

[29]           Qu’en est-il?

ANALYSE

[30]           Il convient d’abord de souligner que ni l’une ni l’autre des parties n’ayant ni allégué ni prouvé un quelconque droit étranger, elles conviennent que c’est essentiellement à la lumière du droit québécois que le pourvoi doit être tranché, les intimées proposant toutefois de le compléter par la règle, issue selon elles du droit de l’arbitrage international, voulant que les biens d’une société appartenant à un état puissent être saisis pour payer une dette de celui-ci.

[31]           Ce sont donc les règles du droit québécois, et en particulier celles du Code civil du Québec relatives aux personnes morales, qu’il convient d’abord d’analyser.

[32]           Selon les allégations de la procédure des intimées qui doivent être prises pour avérées à ce stade-ci, Air India est une personne morale qui au moment de la saisie était totalement contrôlée par l’Inde, son unique actionnaire. En requérant l’autorisation de saisir ses actifs pour qu’ils servent éventuellement à satisfaire la dette de l’Inde, les intimées demandent de lever vers l’arrière le voile corporatif d’Air India (reverse piercing), c’est-à-dire de permettre que ses actifs soient saisis pour qu’ils puissent éventuellement servir à payer la dette de son actionnaire. Généralement, le créancier placé dans une situation semblable saisira plutôt les actions de son débiteur, ce qui lui permettra d’accéder indirectement aux biens de la société. Ici, toutefois, la souveraineté de l’Inde et l’immunité dont elle jouit en principe rendant plus complexe la saisie de ses biens, les intimées tentent de procéder autrement et de saisir directement les actifs d’Air India.

[33]           Cela étant, j’estime que les règles applicables sont les mêmes, que la responsabilité de l’actionnaire soit recherchée pour les dettes et les obligations de sa société (forward piercing) ou celle de la société pour les dettes et les obligations de son actionnaire (reverse piercing). Il s’agit dans les deux cas de lever le voile corporatif existant entre la société et son actionnaire.

[34]           Cela dit, il n’est pas contesté qu’Air India est une personne morale qui, à ce titre, bénéficie en principe d’une personnalité juridique et d’un patrimoine distinct de celui de ses actionnaires et le fait qu’Air India soit une société dÉtat n’y change rien.

[35]           Avant la réforme du Code civil en 1994, ce principe était codifié aux articles 352 et 363 du Code civil du Bas Canada (« C.c.B.C. ») :

 

352. Toute corporation légalement constituée forme une personne fictive ou morale dont l’existence et la successibilité sont perpétuelles, ou quelquefois pour un temps défini seulement, et qui est capable de certains droits et sujette à certaines obligations.

 

363. Le principal privilège de cette espèce est celui qui consiste à limiter la responsabilité des membres de la corporation à l’intérêt que chacun d’eux y possède, et à les exempter de tout recours personnel pour l’acquittement des obligations qu’elle a contractées dans les limites de ses pouvoirs et avec les formalités requises.

 

352. Every corporation legally constituted is an artificial or ideal person, whose existence and succession are perpetual, or sometimes for a fixed period only, and which is capable of enjoying certain rights and liable to certain obligations.

 

363. The principal of these privileges is that which limits the responsibility of the members of a corporation to the interest which each possesses therein, and exempts them from all personal liability for the payment of obligations contracted by the corporation within the scope of its powers and with the formalities required.

[36]           Le C.c.B.C ne contenant à cette époque aucune disposition permettant d’écarter ce principe, et la protection qui en découlait, lorsque les circonstances le justifiaient, les tribunaux québécois ont puisé dans la jurisprudence canadienne et britannique pour élaborer un mécanisme permettant de « lever le voile corporatif » et de tenir les actionnaires responsables des dettes des sociétés en certaines circonstances. Au fil du temps, ils ont généralement reconnu quatre situations permettant de « lever le voile corporatif »: la fraude, la violation d’obligations contractuelles, une contravention à l’ordre public et l’existence d’une « relation de compagnie-mère à filiale »[5].

[37]           Les débats judiciaires soulevant l’opportunité de lever ou non le voile corporatif ont néanmoins continué à pulluler et les cas de figure se sont multipliés. En 1994, lors de la réforme du Code civil, le législateur québécois a choisi de codifier les situations permettant de lever le voile corporatif de la société. Il a ainsi repris le principe de la personnalité juridique et du patrimoine distinct aux articles 298 et 309 C.c.Q., mais en adoptant l’article 317 C.c.Q. a édicté les situations permettant d’y faire exception[6] :

298. Personnalité juridique Les personnes morales ont la personnalité juridique.

 

Droit public ou privé Elles sont de droit privé ou de droit public.

 

 

309. Voile corporatif Les personnes morales sont distinctes de leurs membres. Leurs actes n’engagent qu’elles-mêmes, sauf les exceptions prévues par la Loi.

 

317. Levée du voile corporatif La personnalité juridique d’une personne morale ne peut être invoquée à l’encontre d’une personne morale de bonne foi, dès lors qu’on invoque cette personnalité pour masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public.

298. Legal persons are endowed with juridical personality.

 

 

Legal persons are established in the public interest or for a private interest.

 

309. Legal persons are distinct from their members. Their acts bind none but themselves, except as provided by law.

 

 

317. The juridical personality of a legal person may not be invoked against a person in good faith so as to dissemble fraud, abuse of right or contravention of a rule of public order.

 

[Gras et italique ajoutés]

 

[38]           La règle étant codifiée depuis 1994, les décisions rendues avant celle-ci ont moins de poids.

[39]           Cela étant, et quoique le législateur ait vraisemblablement pris cette décision pour « pallier le défaut de prévisibilité inhérent à la théorie » développée par les tribunaux[7], je reconnais qu’il n’a pas indiqué si les situations qu’il énumère (la fraude, l’abus de droit et la contravention à une règle intéressant l’ordre public) sont exhaustives ou si d’autres motifs peuvent être invoqués pour lever le voile corporatif.

[40]           À l’instar de plusieurs auteurs[8], j’estime toutefois qu’il est clair que le législateur n’avait pas l’intention de permettre que le voile corporatif soit levé dès lors qu’une société est l’alter ego du débiteur de l’obligation dont on recherche l’exécution. Je m’explique.

[41]           Je rappelle d’abord que le Code civil du Québec constitue le socle du droit privé au Québec et, comme le mentionne sa disposition préliminaire, qu’il régit les personnes, les rapports entre elles ainsi que les biens, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne[9] et les principes généraux du droit. Ses règles établissent, en termes exprès ou de façon explicite, le droit commun[10].

[42]           Ainsi, au Québec, la source première en matière de droit privé est et demeure le Code civil. Cette codification du droit privé a d’ailleurs incité le juge LeBel, (alors à la Cour suprême) à rappeler qu’il faut éviter d’introduire ou d’appliquer inutilement des règles de la common law dans une matière qui reste régie par la procédure, les méthodes et les principes du droit civil[11].

[43]           Il en découle que c’est au Code civil du Québec qu’il faut d’abord puiser pour trouver réponse à une question de droit privé et que c’est seulement si on ne l’y trouve pas qu’il peut devenir opportun d’utiliser des sources étrangères.

[44]           Or, le Code civil du Québec contient maintenant une règle, celle énoncée à l’article 317, édictant expressément les circonstances dans lesquelles il est permis de soulever le voile corporatif existant entre une société et son actionnaire. À mon avis, cela justifie de refuser de puiser à des sources étrangères pour y ajouter.

[45]           Il faut d’ailleurs présumer que le législateur connaissait les débats qui avaient cours en cette matière (plusieurs des décisions auxquelles réfèrent les intimées ont d’ailleurs été rendues avant qu’il choisisse de codifier la règle) et qu’il a voulu clarifier la situation en prévoyant expressément les circonstances qui permettraient de faire échec au principe de la personnalité et du patrimoine corporatifs distincts. Il a retenu trois cas de figure, qui, certes, impliquent généralement que la société soit l’alter ego de l’actionnaire, mais qui dénotent également, dans chacun d’entre eux, un comportement répréhensible, soit l’utilisation de la personnalité distincte de la société pour masquer 1) une fraude, 2) un abus de droit ou 3) une contravention à une règle intéressant l’ordre public.

[46]           Selon moi, il faut voir dans cette exigence qu’il a posée que la personnalité de la société soit ainsi utilisée, son intention de ne pas permettre que la seule qualité d’alter ego soit un motif suffisant pour permettre la levée du voile corporatif. Il s’agit là d’ailleurs de l’opinion exprimée par la Cour dans l’affaire Gestion André Lévesque[12] et de celle généralement exprimée par les auteurs, qui suggèrent même que la levée du voile corporatif n’est possible en présence de l’une ou l’autre des trois situations mentionnées par le législateur que si, de plus, la société est l’alter ego de son actionnaire.

 

[47]           Ainsi, Paul Martel, écrit[13] :

1-289 […] L’interrelation de ces deux notions est la suivante : l’article 317 permet le « soulèvement du voile corporatif » lorsque la société est l’alter ego de son actionnaire ou d’une autre société, et qu’elle est utilisée pour commettre, à l’instigation ou au bénéfice de celui-ci ou de celle-ci, une fraude, un abus de droit ou une contravention à une règle d’ordre public. En l’absence d’un de ces trois gestes, le fait que la société soit un alter ego n’entraînera pas le non-respect de son identité corporative, ou de l’immunité de son actionnaire.

[Renvois omis]

[48]           La théorie que les intimées mettent de l’avant m’apparaît d’ailleurs inconciliable avec le fait qu’au Québec, une société qui n’a qu’un seul actionnaire, qui peut aussi en être le seul dirigeant, bénéficie comme toutes les autres sociétés d’une personnalité juridique et d’un patrimoine distincts de celui de son actionnaire. Cette société est pourtant nécessairement l’alter ego de son actionnaire puisque celui-ci la contrôle entièrement, étant celui qui, ultimement, prend toutes les décisions.

[49]           Accepter la proposition des intimées voulant que le droit québécois permette que les actifs d’une société soient saisis pour payer une dette de son actionnaire dès lors qu’elle en est l’alter ego (ou vice-versa) équivaudrait, selon moi, à priver toutes les sociétés ayant un actionnaire et un dirigeant unique d’un bénéfice pourtant offert à toutes les sociétés par actions. Je ne peux m’y résoudre.

[50]           Vraisemblablement conscientes de la difficulté que pose l’article 317 C.c.Q., les intimées ne plaident toutefois pas que la théorie de l’alter ego permet toujours la levée du voile corporatif. Leur argument est plus raffiné puisqu’elles plaident que la théorie de l’alter ego permet de lever le voile corporatif lorsqu’il s’agit d’exécuter une sentence arbitrale rendue contre un état étranger. Celui-ci bénéficiant généralement de l’immunité étatique[14], il peut en effet être difficile de saisir ses actifs et, en conséquence, certaines juridictions ont décidé de permettre que de telles sentences soient exécutées sur les biens des sociétés appartenant à cet état lorsqu’elles en sont l’alter ego. S’appuyant essentiellement sur le fait que le Canada a pris des engagements aux termes de la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères » (la « Convention »)[15], et invoquant de la jurisprudence américaine, anglaise ainsi que provenant des provinces de la common law, les intimées soutiennent que le Québec devrait leur emboîter le pas et permettre également que les actifs d’une société d’État puissent être saisis pour satisfaire la dette d’un état condamné au terme d’un arbitrage international lorsque les faits démontrent qu’elle en est l’alter ego. Les règles, disent-elles, devraient être uniformes et le Québec, à cet égard, ne devrait pas faire cavalier seul.

[51]           À mon avis, leur argument, aussi créatif et novateur soit-il, doit échouer.

[52]           L’objectif principal de la Convention (à laquelle le Canada a adhéré en 1986) est d’empêcher toute discrimination envers les sentences étrangères et les sentences non nationales en obligeant les états contractants à prendre des mesures pour qu’elles soient reconnues et exécutoires sur leur territoire au même titre que les sentences nationales. Elle a aussi comme objectif secondaire d’obliger les tribunaux de ces états à donner effet aux conventions d’arbitrage en renvoyant à l’arbitrage les parties qui les saisissent d’un différend malgré l’existence d’une telle convention[16].

[53]           La Convention cherche donc à limiter les différences de traitement lorsque l’assistance des tribunaux étatiques est requise pour exécuter des sentences arbitrales étrangères ou non nationales et non pas à rendre plus facile l’exécution de celles-ci en obligeant les états à importer des notions provenant d’autres régimes juridiques.

[54]           Outre les règles qui y sont énoncées, la Convention n’impose pas aux états l’obligation d’appliquer des règles de droit autres que celles contenues dans leur propre droit. Elle reconnaît, au contraire, la spécificité de chaque droit national prévoyant d’ailleurs à son article III que l’exécution d’une sentence arbitrale doit se faire conformément aux règles de procédure suivies dans le territoire où elle est invoquée.

[55]           Par leur proposition, les intimées invitent la Cour à appliquer aux sentences arbitrales prononcées contre l’Inde des règles d’exécution différentes, et plus favorables, de celles qui sont applicables aux sentences nationales. Rien dans la Convention ne le requiert.

[56]           Les intimées n’invoquent, par ailleurs, aucune autre règle qui ferait en sorte que la théorie de l’alter ego développée dans certaines juridictions devrait être importée en droit québécois.

[57]           À mon avis, l’article 317 C.c.Q. énumère les cas de figure permettant de lever le voile corporatif existant entre une société et son actionnaire. Ceux-ci sont d’ailleurs suffisamment larges pour couvrir la quasi-totalité des situations où la personnalité de la société est utilisée à mauvais escient. La partie qui désire soulever le voile corporatif pour saisir des biens d’une société afin d’assurer le paiement d’une dette de son actionnaire doit donc alléguer des faits permettant de conclure que sa personnalité distincte est utilisée pour masquer une fraude, un abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public. Le fait que l’instrument qu’on tente de mettre à exécution soit une sentence arbitrale étrangère rendue contre un état étranger ne permet pas, à mon avis, de faire échec aux exigences posées par le législateur québécois. Il n’appartient pas aux tribunaux, dans les circonstances, d’ajouter aux exceptions édictées expressément par le législateur ou d’en amoindrir les exigences.

[58]           D’ailleurs le test de l’alter ego développé sous la Loi sur l’immunité des États et appliqué par la Cour[17] n’a pas d’application en l’espèce. Il ne s’agit pas de décider si Air India est un organe de l’Inde qui bénéficie d’une immunité de poursuite devant les tribunaux mais bien de déterminer si l’Inde se sert de sa société d’État comme un instrument pour masquer une fraude, un abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public[18].

[59]           En l’absence d’allégations démontrant qu’Air India a été créé ou utilisée pour l’une de ces fins, j’estime que le juge ne pouvait autoriser les intimées à saisir les biens de celle-ci pour éventuellement satisfaire la dette de l’Inde.

[60]           Dans ces circonstances, je suggère que l’appel soit accueilli et que la saisie-exécution entre les mains d’IATA soit cassée, avec les frais de justice.

 

 

 

MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A.

 


[1]  Air India a, depuis, été vendue à une société privée.

[2]  CC/Devas (Mauritius) Ltd. c. Republic of India, 2022 QCCS 7 [jugement entrepris].

[3]  Jugement entrepris, paragr. 62.

[4]  Le pourvoi introduit par les intimées en ce qui concerne AAI doit être entendu ultérieurement (500-09-029899-226).

 

 

[5]  Stéphane Rousseau et Nadia Smaïli, La « levée du voile corporatif » en vertu du Code civil du Québec : des perspectives théoriques et empiriques à la lumière de dix années de jurisprudence, 2006 47 C. de D., 815, p.818 et 819.

[6]  Certains sont d’avis que cette codification constitue la plus spectaculaire innovation du Code civil du Québec (voir Collectif, Le Nouveau Code Civil du Québec : incluant la loi 68 et la loi 95, Toronto, Insight Press, 1994, p.95); Textes réunis par le Barreau du Québec et la Chambre des notaires du Québec, La réforme du Code civil. Sainte-Foy, Qué. : Presses de l’Université Laval, 1993, vol.1, p.204.

[7]  Arnaud Meunier, Aux frontières de la personnalité morale : la levée du voile social, Mémoire en droit commercial et des entreprises, Belgique, Université catholique de Louvain, 2013, p. 4-5.

[8]  Paul Martel, La société par actions au Québec : les aspects juridiques, volume 1, Montréal, Wilson & Lafleur/Martel, 2011, paragr. 1-287 et s.; S. Rousseau et N. Smaïili, supra, note 5, p. 831; Raymonde Crête et Stéphane Rousseau, Droit des sociétés par actions, 4ième éd., Montréal, Les Éditions Thémis, 2018.

[9]  RLRQ, c. C-12.

[10]  Code civil du Québec, disposition préliminaire, deuxième alinéa.

[11]  Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 53, paragr. 56.

[12]  Gestion André Lévesque inc. c. Compt’le inc., J.E. 97-631 (C.A.).

[13]  Paul Martel, supra, note 8, no 1-289; voir aussi A. Meunier, supra, note 7.

[14]  Au Canada, cette immunité découle de la Loi sur l’immunité des États, L.R.C. (1985), ch. S-18.

[15]  L.R.C. 1985, 2e suppl., c.16, annexe, 330 R.T.N.U. 3 et [1986] R.T.C. no 43.

[16]  Voir les commentaires de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international sur la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, Vienne 2015.

[17]  Mallat c. Autorité des marchés financiers de France, 2021 QCCA 1102.

[18]  Rhéaume c. Dazé, 2015 QCCA 1047, paragr. 28-30; voir aussi Coutu c. Québec (Commission des droits de la personne), 1998 CanLII 13100 (QC CA), J.E. 98-2088, p.15.

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