Décision

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COUR D'APPEL

COUR D'APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE MONTRÉAL

 

 No:

500-09-001860-956

 

(500-53-000013-951)

 

DATE: 26 juin 2000

___________________________________________________________________

 

 EN PRÉSENCE De:

LES HONORABLES

PIERRE A. MICHAUD J.C.Q.

MARC BEAUREGARD J.C.A.

JACQUES DELISLE J.C.A.

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KAILASH  CHANDRA DHAWAN,

APPELANT - défendeur

c.

COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE,

INTIMÉE - demanderesse

et

MARY GENOVA,

MISE EN CAUSE - plaignante

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ARRÊT

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[1]                LA COUR; - Statuant sur le pourvoi de l'appelant contre un jugement du Tribunal des droits de la personne (Montréal, 14 décembre 1995, le juge Simon Brossard) qui a condamné l'appelant à payer à la Commission des droits de la personne du Québec, pour le compte de la mise en cause Mary Genova, des dommages-intérêts de 7 000 $ pour «harcèlement sexuel»;

[2]                Après étude du dossier, audition et délibéré;


[3]                Pour les motifs du juge Delisle auxquels souscrit le juge en chef Pierre A. Michaud, REJETTE le pourvoi, avec dépens;

[4]                Pour sa part, le juge Beauregard aurait ACCUEILLI le pourvoi avec dépens et DÉBOUTÉ l'intimée de son action, le tout avec dépens.

 

 

 

 

________________________________

PIERRE A. MICHAUD J.C.Q.

 

 

________________________________

MARC BEAUREGARD J.C.A.

 

 

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JACQUES DELISLE J.C.A.

 

Mes Julius H. Grey et Élizabeth Goodwin

(Grey, Casgrain)

Avocats de l'appelant

 

Me Maurice Drapeau

Contentieux

Avocat de l'intimée

 

Date d'audience:  20 janvier 2000

 Domaine du droit:

DROITS ET LIBERTÉS

 

 


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OPINION DU JUGE DELISLE

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[5]                Les faits pertinents sont relatés par mon collègue, le juge Beauregard.

[6]                L'appel soulève, comme première question, celle de la prescription de la demande adressée par la mise en cause à l'intimée à l'automne 1993 et, en cas de recevabilité de cette demande, la question de la détermination de la norme de contrôle de la décision du Tribunal des droits de la personne et celle de décider si, en fonction de cette norme, il y a lieu à intervention de la Cour.

 

LA PRESCRIPTION

 

[7]                Suivant l'appelant, lorsque la mise en cause a adressé, le 29 octobre 1993, conformément à l'article 69 de la Charte des droits et libertés de la personne[1], une demande d'enquête à l'intimée, son droit d'agir était prescrit puisque le dernier geste de harcèlement qu'il aurait posé à l'égard de la mise en cause, en présumant son caractère blâmable, remonterait à plus de deux ans.

[8]                Dans son témoignage, l'appelant a situé en janvier 1992 l'épisode où il a rapporté d'Inde de la soie et des chaussures à la mise en cause (il a même insisté pour que celle-ci se promène devant lui avec les souliers):

Q. Now, what… That was in 1992?

R. Yes. January, allow me to, allow me to check that date, on Monday I have… (inaudible)… 1992.

Q. That was a few days before she left?

R. That's right. Let's see, you know, before January 20th it happened, between January 11th and 20.

 

[9]                Je ne peux souscrire à l'analyse que mon collègue, le juge Beauregard, fait de la lettre écrite par la mise en cause en février 1992 pour conclure qu'il ne doit pas être tenu compte de l'événement relaté ci-dessus. Cette lettre était destinée aux autorités de l'Université pour laquelle travaillait la mise en cause afin d'expliquer les raisons de son départ. La mise en cause n'avait pas à y relater tous et chacun des gestes reprochés à l'appelant.

[10]           Vu l'admission par l'appelant que l'essai des chaussures rapportées d'Inde a eu lieu en janvier 1992, je conclus que le droit de la mise en cause de s'adresser à la Commission des droits de la personne n'était pas prescrit à l'automne 1993. Par ailleurs, il n'est nullement plaidé que celle-ci n'a pas, par la suite, agi dans un délai raisonnable.

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

 

[11]           Dans l'arrêt La Compagnie Minière Québec Cartier c. La Commission des droits de la personne du Québec[2], la juge Otis s'est livrée à une étude exhaustive des principes régissant la norme de contrôle qui doit s'appliquer lors d'un appel d'une décision du Tribunal des droits de la personne. Elle y a écrit:

Puisque l'expertise privilégiée du Tribunal des droits de la personne réside dans l'appréciation des faits dans un contexte de droits de la personne, je conclus que la norme de contrôle qui s'y rapporte est celle fondée sur le caractère raisonnable de la décision. À l'égard des questions générales de droit […] il conviendra plutôt d'appliquer la norme de contrôle correcte.

 

[12]           Cette dernière norme est celle qui exige le moins de retenue. Une simple erreur justifie l'intervention de la Cour. D'un autre côté, celle-ci ne doit intervenir, sur l'appréciation des témoignages, qu'en présence d'une décision déraisonnable, c'est-à-dire qui dans l'ensemble n'est étayée par aucun motif capable de résister à un contrôle poussé[3].

 

 

ANALYSE

 

 

[13]           Dans un premier temps, il y a lieu de rechercher si le juge de première instance a appliqué les bons éléments constitutifs du harcèlement sexuel.

[14]           La Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Dickson, a ainsi défini, dans un arrêt portant sur l'interprétation du Code des droits de la personne du Manitoba, le harcèlement sexuel en milieu de travail[4]:

Sans chercher à fournir une définition exhaustive de cette expression, j'estime que le harcèlement sexuel en milieu de travail peut se définir de façon générale comme étant une conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d'emploi pour les victimes du  harcèlement.

            (Soulignage ajouté)

 

[15]           En l'espèce, la nature sexuelle du comportement reproché ne fait aucun doute, non plus que l'effet défavorable sur le milieu de travail. Mon collègue, le juge Beauregard, insiste plutôt sur le caractère non sollicité de la conduite, en particulier sur l'intention de l'appelant.

[16]           Dans un arrêt récent[5], notre Cour s'est prononcée sur les éléments constitutifs du harcèlement, notamment quant à l'intention requise. La juge Deschamps, bien que dissidente en partie, a établi les principes suivants[6]:

[…] Les stigmates attachés au droit criminel ne se retrouvent pas en matière de droit de la personne, où la mesure de réparation est soit une injonction, soit une compensation monétaire ou des dommages exemplaires. D'ailleurs, en droit criminel, l'intention doit être prouvée, alors que ce n'est pas le cas pour les recours fondés sur la Charte. La Cour suprême, dans Robichaud c. Conseil du Trésor du Canada ( [1987] 2 R.C.S. 84 ), a clairement éliminé la nécessité de prouver l'intention ou les motifs de l'auteur du harcèlement . […]

Comme le critère est objectif, il devrait y avoir convergence de perspectives, que l'étendue soit faite en fonction de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances que la victime ou suivant celles de l'auteur du comportement reproché. L'évaluation de la conduite devrait être la même. […] Seules les attitudes et les gestes qui peuvent être perçus comme non désirés par une personne raisonnable, soit un modèle neutre et abstrait, devraient être sanctionnés.

 

[17]           Une avance sexuelle pressante peut provoquer un refus catégorique, alors qu'une sollicitation discrète peut être ignorée; il y aura alors refus implicite[7].

[18]           En l'espèce, outre l'épisode de la soie et des chaussures rapportées d'Inde, l'appelant, sur une période de quatre années, a, entre autres:

-         fait à la mise en cause deux remarques grossières à connotation sexuelle;

-         à plusieurs occasions, donné des baisers à la mise en cause et l'a étreinte;

-         à deux ou trois occasions, pris la mise en cause par les épaules ou par la taille;

-         fait part à la mise en cause de son désir de partager un appartement avec elle;

-         offert de nombreux cadeaux à la mise en cause, insistant même pour avoir les mensurations de celle-ci;

-         souvent rappelé à la mise en cause qu'elle lui devait son emploi.

 

[19]           Il ne s'agit pas, en l'espèce, de simples gestes isolés, mais d'un comportement répété de l'appelant, qui a toujours été rejeté implicitement par la mise en cause.

[20]           La conduite de la personne qui harcèle peut être, à son égard, captieuse:  subjectivement, les gestes sont acceptables, bien que intolérables pour la personne raisonnable qui les subit.

[21]           Ces normes constituent l'assise du jugement de première instance, tel qu'il appert de l'extrait suivant:

 

Le Tribunal a, par ailleurs, déjà indiqué que la norme pour évaluer le caractère acceptable ou inacceptable d'une conduite de nature sexuelle était celle de la raisonnabilité fondée sur le seuil de tolérance «qu'une personne raisonnable aurait à l'endroit d'un acte [semblable] posé envers une femme qui lui est proche».

 

 

[22]           Sur l'appréciation des témoignages, l'appelant n'a démontré aucune erreur palpable qui permettrait à la Cour d'infirmer l'affirmation suivante du juge de première instance:

Considérant le témoignage plus crédible de la plaignante corroboré par une preuve indirecte et les failles dans le témoignage du défendeur qui en amoindrissent sa crédibilité, le Tribunal conclut que les paroles, les gestes et le comportement du défendeur ont porté atteinte au droit de la plaignante, à son intégrité, à la sauvegarde de sa dignité et de sa réputation et au respect de sa vie privée à la suite d'une discrimination fondée sur le sexe et d'un harcèlement sexuel en cours d'emploi.

 

[23]           Je suis d'avis de rejeter l'appel, avec dépens.

 

 

 

 

________________________________

JACQUES DELISLE J.C.A.

 

 


 

OPINION DU JUGE BEAUREGARD

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[24]           L'appelant se pourvoit contre un jugement du Tribunal des droits de la personne (Montréal, 14 décembre 1995, le juge Simon Brossard) qui l'a condamné à payer à la Commission des droits de la personne du Québec, pour le compte de la mise en cause Mary Genova, des dommages-intérêts de 7 000 $ pour «harcèlement sexuel».

[25]           Les articles 10 et 10.1 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12, disposent:

10.              Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

10.1          Nul ne doit harceler une personne en raison de l'un des motifs visés dans l'article 10.

[26]           Il ne s'agit pas d'un cas où l'appelant aurait exercé de la véritable discrimination contre Mme Genova au motif que celle-ci faisait partie de la gent féminine, mais d'un cas où l'appelant lui aurait fait des avances amoureuses non désirées au point de la harceler.

[27]           Même si littéralement les articles 10 et 10.1 ne semblent s'adresser qu'à la situation où une personne traite une autre avec discrimination à cause de la race, de la couleur, du sexe, de la grossesse, de l'orientation sexuelle, de l'état civil, etc. de cette personne, la Cour suprême du Canada a déterminé que l'employeur qui fait des avances à connotation sexuelle non désirées fait du harcèlement aux termes des articles 10 et 10.1. Voir Janzen c. Platy Entreprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252 . Et il n'est pas nécessaire que la victime établisse que le harcèlement avait comme conséquence la privation d'avantages concrets reliés au travail comme sanction du refus d'accueillir les avances amoureuses.

[28]           D'autre part l'appelant ne fait pas valoir l'argument retenu par le juge Huband de la Cour d'appel du Manitoba dans l'affaire Janzen[8] et suivant lequel un tribunal qui a juridiction seulement en matière de discrimination ne peut entendre une cause de harcèlement sexuel, sauf s'il s'agit véritablement de harcèlement à cause du genre de la victime, et non de harcèlement amoureux.

-o-

 

[29]           Étant donné les stigmates qui résultent d'allégations de harcèlement sexuel et le fait qu'une condamnation pour harcèlement sexuel équivaut quasiment à une condamnation pénale, il y a lieu de décrire précisément les faits d'une façon chronologique et de ne pas se contenter d'une description impressionniste de ces faits. Ma description peut comporter des erreurs puisque la preuve de ceux-ci n'a pas été faite d'une façon bien précise.

[30]           En janvier 1988, Mme Genova commence à travailler à l'Université Concordia comme secrétaire à temps partiel au service de l'appelant.

[31]           Au départ, l'appelant se montre très exigeant, coléreux et difficile à servir: il donne des ordres en élevant la voix et, à trois occasions durant le temps où Mme Genova a travaillé pour lui, il lui a lancé des objets. Il lui fait des reproches à propos de tout et de rien. À chaque semaine Mme Genova doit faire contresigner par l'appelant sa fiche indiquant les heures durant lesquelles elle a travaillé. À certaines occasions (on ne sait pas combien de fois et quand cela s'est produit), l'appelant a retardé avant de contresigner les fiches. L'appelant faisait sentir à Mme Genova qu'elle n'avait pas d'amis à l'intérieur de l'université, que c'est lui qui l'avait engagée et que c'est lui qui pouvait la congédier. Mme Genova n'indique pas à combien de reprises cela s'est produit ni quand cela s'est produit. Il ne semble pas qu'elle rattache les paroles de l'appelant aux avances amoureuses de celui-ci. Si Mme Genova n'est pas disposée à affirmer sous serment que les paroles de l'appelant relatives à son emploi étaient rattachées aux avances amoureuses de celui-ci, il faut faire attention, vu l'importance de l'accusation, de suppléer à ce qu'affirme Mme Genova. Pour ma part, j'ai l'impression que l'appelant aimait se donner de l'importance et jouer le rôle du patron. Il aimait aussi que Mme Genova fût son obligée.

[32]           Il semble que dès 1988 l'appelant a reproché à Mme Genova de porter des pantalons plutôt que des robes. Mme Genova n'est pas précise quant au nombre de fois où cela se serait produit.

[33]           À la même époque, Mme Genova exploite un petit commerce, et l'appelant s'offre pour devenir son associé. Il répétera son offre à quelques reprises par la suite. Mme Genova trouve l'appelant envahissant.

[34]           Quelque part en 1988, Mme Genova se plaint de l'appelant à une compagne de travail (Cynthia Law): l'appelant ne cesse pas de crier, à l'occasion il tarde à signer la fiche établissant les heures travaillées par Mme Genova et il fait sentir à cette dernière que c'est à cause de lui qu'elle a son poste de secrétaire.

[35]           Il semble qu'à Noël de l'année 1988 l'appelant a invité Mme Genova et ses trois enfants à dîner chez lui où étaient présents sa femme et ses propres enfants.

[36]           Voilà pour les événements de l'année 1988. Il est évident que l'appelant a été odieux avec Mme Genova, mais on ne saurait dire qu'il y a preuve prépondérante que l'appelant a harcelé sexuellement sa secrétaire durant cette année-là.

[37]           Au début de l'année 1989, Mme Genova se présente au travail avec un feu sauvage. L'appelant lui fait une remarque grossière à connotation sexuelle relativement à cela: «I know what you were doing over the weekend».

[38]           À une autre occasion, l'appelant constate que Mme Genova ne porte pas un pantalon mais une jupe, et il la félicite de sa tenue vestimentaire en tentant de la prendre à la taille:

In fact there was one time, he was coming down the hall, and I had on a skirt that day, and he remarked: "Oh, don't you look nice!" But I was standing in the hall way and he came at me and was coming with his hands at my waist, and I felt stupid, and I think that I practically turned … I was backing off.

[39]           Au printemps de l'année 1989, l'appelant se prépare pour aller à Paris en congé sabbatique durant onze mois. Ayant invité Mme Genova à prendre un café à l'extérieur du bureau, il lui suggère qu'elle devrait l'accompagner. Mme Genova ajoute qu'il a assorti  cette suggestion d'une remarque à connotation sexuelle:

He made a comment that women there didn't wear bras, and he liked that.

[40]           Mme Genova prit plus ou moins cette invitation au sérieux. Elle lui laissa entendre que l'invitation était ridicule, qu'elle avait des enfants, etc. Apparemment la femme et les enfants de l'appelant l'ont de fait accompagné à Paris.

[41]           À la même époque l'appelant lui dit à plusieurs reprises qu'il veut lui acheter une robe ou lui rapporter une robe de Paris. Il lui demande ses mensurations, et il la saisit au corps:

And then he had wanted to buy me a dress, and the dress, if you kept coming up, and coming up, and … There was a time, before he went to Paris, he repeatedly, over and over, kept bringing up the fact that he wanted to buy me a dress. "What size do you wear?" And I just said: "Oh, I don't need anything. I don't want anything." It would come up again, and the next day it would come up again. And he said, finally he said: "You never told me what size dress you wore." At this point that he said that, I'm sitting at my desk, which well in back of me, well up here, and he came around, was standing over me, and at that point: "I'm sorry, you never told me what size dress you wore." And at that point he grabbed me across here with both arms like that. "You're so small", and he walked off.

[42]           Il semble que ce soit à cette époque que Mme Genova commence à penser que l'appelant lui fait des avances amoureuses.

[43]           Depuis que l'appelant avait invité Mme Genova à dîner chez lui à Noël de l'année 1988, il lui répétait à l'occasion qu'elle lui devait un repas et qu'elle devait l'inviter à un lunch.

[44]           Quelque part au cours de l'année 1989 Mme Genova se confie une deuxième fois à Cynthia Law: elle se plaint du mauvais caractère de l'appelant et lui fait part de l'invitation que celui-ci lui avait faite d'aller à Paris.

[45]           Lors de son départ pour Paris en juin 1989, l'appelant voulut «faire la bise» à Mme Genova. Cette dernière affirme qu'elle dut faire un effort pour que l'appelant ne l'embrasse pas sur les lèvres, et elle affirme que ce baiser était accompagné d'une étreinte par trop soutenue. Elle ajoute que l'appelant ne ratait pas une occasion (départs et retours de vacances, anniversaires, fêtes, etc.) pour l'embrasser et l'étreindre d'une façon anormale. Ces événements se seraient produits à huit ou neuf occasions par année, au moins jusqu'à l'automne de l'année 1991.

[46]           Mme Genova concède qu'elle n'a jamais formellement dit à l'appelant qu'elle n'appréciait pas ses tentatives de l'embrasser sur la bouche et ses étreintes, mais elle affirme que son attitude corporelle laissait clairement comprendre à l'appelant que ses gestes n'étaient pas appréciés. Il faut dire que l'appelant semble avoir une forte personnalité et que Mme Genova le craignait au point de ne pas pouvoir lui parler ouvertement. Je note que Mme Genova témoigne sobrement et qu'elle n'affirme pas formellement qu'elle avait peur de perdre son emploi si elle se montrait encore plus froide à l'endroit de l'appelant.

[47]           À l'automne 1989, Mme Genova s'est également confiée à l'assistante du doyen de la Faculté (Madame Ulrike de Brentani). D'après cette dame, Mme Genova lui aurait parlé de l'événement du feu sauvage, de d'autres paroles lubriques de l'appelant, du fait qu'à la suite du dîner chez l'appelant à Noël de l'année 1988, l'appelant répétait à Mme Genova qu'elle lui devait un lunch. De fait, Mme de Brentani parle plutôt de «date», mais, à cet égard, elle va plus loin que Mme Genova elle-même.

[48]           Voilà pour les événements de l'année 1989: remarque grossière quant au feu sauvage, félicitations pour le port d'une jupe et tentative de saisir Mme Genova à la taille, mention que Mme Genova lui doit un lunch, invitation à Paris accompagnée d'une remarque à caractère sexuel, attouchement sur la personne de Mme Genova sous prétexte de prendre ses mensurations, tentative d'embrasser sur les lèvres avec étreintes trop soutenues.

[49]           Comme je le mentionnais plus haut, l'appelant a été en sabbatique à Paris entre le mois de juin 1989 et le milieu d'avril 1990. Il est revenu au travail le 1er mai de cette dernière année.

[50]           Mme Genova ne reproche rien de spécial à l'appelant relativement à ce qui se serait passé au cours de l'année 1990, sinon son mauvais caractère et les embrassades à diverses occasions. De plus, quelque part en 1990, à une occasion, l'appelant aurait porté sa main dans les cheveux de Mme Genova.

[51]           Mme Genova ne semble pas non plus reprocher quelque chose de spécial à l'appelant pour ce qui se serait passé entre le premier janvier 1991 et la mi-octobre de cette année-là.

[52]           Donc si on regarde précisément le témoignage de Mme Genova, il n'y eut pas beaucoup d'avances amoureuses ou de gestes déplacés entre juin 1989 et la mi-octobre 1991.

[53]           De fait Mme de Brentani qui avait vu Mme Genova à la fin de 1989 aurait suivi le cas et aurait revu Mme Genova en 1990 et 1991. Au cours de ces entrevues supplémentaires, Mme Genova n'eut pas de nouvelles plaintes à faire concernant l'appelant. Mme Genova lui aurait répété que l'appelant lui rappelait toujours qu'elle avait une dette à son égard du fait qu'il l'avait invitée à Noël de l'année 1988 et le fait que l'appelant lui rappelait qu'elle lui devait son emploi. Aussi que l'appelant «was constantly getting into her physical space, getting very close to her physically…». Mme de Brentani ajoute qu'elle a recommandé à Mme Genova de dire à l'appelant qu'elle ne désirait pas avoir de contacts avec lui à l'extérieur des heures de travail. Suivant Mme de Brentani, Mme Genova a ainsi parlé à l'appelant, mais, par la suite, «things had just gotten worst». Je note ici que Mme de Brentani va beaucoup plus loin que Mme Genova elle-même. Évidemment le témoignage de Mme de Brentani fait preuve que Mme Genova s'est confiée elle, mais il ne fait pas preuve des faits relatés par Mme de Brentani. Ainsi il est évident que cette dernière exagère lorsqu'elle affirme que l'appelant aurait souvent prononcé des paroles lubriques et qu'il aurait souvent communiqué par téléphone avec Mme Genova chez elle. Ce n'est pas le témoignage de Mme Genova. De fait il ressort du témoignage de cette dernière que Mme Genova ne s'est jamais explicitement adressée à l'appelant pour lui reprocher des paroles ou des gestes qu'elle estimait être des avances amoureuses ou à connotation sexuelle.

[54]           En octobre 1991 l'appelant a participé à un colloque en Floride durant trois jours, et, lors de son retour, il a mentionné que les appartements dans cet État étaient bon marché et qu'elle et lui pourraient en acheter un. À une autre époque qu'il n'est pas possible de déterminer, l'appelant a également invité l'appelante à visiter des appartements qui étaient en vente dans un immeuble qui venait d'être construit près de l'Université.

[55]           À la même époque, après que l'appelant eut tenté de joindre Mme Genova au téléphone durant le weekend pour lui demander quelque chose au sujet du bureau, Mme Genova s'est plainte à une dame Doreen Hutton des ressources humaines de l'Université et lui demanda d'être affectée au service d'un autre patron.

[56]           Le 4 novembre 1991 Mme Genova s'est plainte à madame Sally Spilhaus qui venait d'être nommée pour s'occuper des plaintes de harcèlement sexuel à l'intérieur de l'Université. Madame Spilhaus a déposé comme suit:

She appeared to be very upset when she started to talk to me. She told me that she had been working for Dr. Dhawan for, I think, approximately two (2) years, and that she had found this to be a very difficult experience. She said that she found him extremely peremptory in his demands, very rude, very aggressive, very intimidating in his manner towards her. She used an expression which I found revealing, she said that she felt like, he treated her like his property, as though she was his 'office wife', and some of the things that she mentioned that he had done or said to her appeared to have, appeared to be sexually oriented, in my mind.

The examples that come to mind were an occasion when I think he had to make a professional trip to Paris, and suggested quite insistently that she accompany him, that he would make it possible for her to accompany him. I recall also that he mentioned that, I think, he wanted to buy a house or an apartment I think it was, in Florida, and suggested that she could come and stay there with him, that she could use it. He also had a habit which she made her very uncomfortable, which he would hug and kiss her on certain occasions, and she didn't, she did not like it when that happened. He had also touched her on a number of different occasions: he'd stroked her hair, he'd put his arm around her shoulders, I think he touched her on the waist when he made some comments about her clothing. These were the kinds of things that she was talking about.

And she said to me that she found it very difficult to deal with him because he also would constantly remind her that she had no job security, that it was only thanks to him that she had a position, and that by implication, he could end her position at any time, he could end her job. And so she always felt, as she explained to me, that she was under threat of losing her job, and she had to be careful how she dealt with him.

[57]           Si ce témoignage ne fait pas preuve contre l'appelant il fait preuve contre Mme Genova. Il nous indique l'étendue des plaintes de cette dernière à l'époque.

[58]           Le 30 novembre 1991, l'appelant a quitté Montréal pour aller à Paris et en Inde. Avant de partir, l'appelant a insisté pour que Mme Genova lui écrive dans son agenda ce qu'elle voulait qu'il lui rapporte. Il lui a suggéré de la soie afin qu'elle puisse se coudre une robe. Mme Genova refusa mais, de guerre lasse, elle inscrit sur l'agenda de l'appelant les couleurs de soie qu'elle préférait. Elle dit cependant à l'appelant que, si celui-ci désirait vraiment lui rapporter quelque chose, des sandales indiennes bon marché suffiraient.

[59]           À son retour à son bureau le 10 janvier 1992, l'appelant remit à Mme Genova la soie qu'il lui avait apportée ainsi qu'une paire de chaussures à talons hauts. Il insista pour que l'intimée essaie les chaussures devant lui. Mme Genova, qui portait des jeans à ce moment-là, était très malheureuse de parader devant l'appelant.

[60]           Vers le 20 janvier 1992, l'appelant reprocha à Mme Genova d'avoir utilisé le service de la poste de l'Université pour ses fins personnelles. Mme Genova admit le fait, mais elle prétendit qu'elle avait été autorisée à ce faire et qu'elle avait toujours remboursé l'Université.

[61]           Il semble que cet événement constitua la goutte d'eau qui convainquit l'intimée de quitter son emploi.

[62]           L'appelant affirma sous serment qu'il n'a jamais posé d'actes ou prononcé des paroles qui se voulaient à connotation sexuelle. Il n'a jamais invité Mme Genova à l'accompagner à Paris ou en Floride. Les baisers qu'il lui a donnés à certaines occasions spéciales étaient tout à fait innocents. Il a même prétendu que c'est Mme Genova qui, la première fois, l'avait embrassé sur les lèvres.

-o-

 

[63]           Le juge de première instance a cru le témoignage de Mme Genova et a rejeté celui de l'appelant. Il s'en faudrait de beaucoup pour que l'appelant nous convainque qu'en cela le juge a eu tort.

[64]           Voici les faits que le juge a retenus:

1.         Dès le printemps 1988, monsieur Dhawan insiste pour que madame Genova porte des robes plutôt que des pantalons. «Est-ce que je ne vous paie pas assez pour que vous portiez des robes? Je vais demander que votre salaire soit augmenté pour que vous puissiez vous en acheter.» Voilà les remarques que monsieur Dhawan lui adressait à de nombreuses reprises. Selon madame Genova, le comportement de monsieur Dhawan est à connotation sexuelle lorsqu'il prononce ces remarques et elle s'en plaint à une collègue de travail, madame Cynthia Law.

[65]           Avec égards je ne vois pas dans le témoignage de Mme Genova une affirmation explicite qu'elle croit alors que le comportement de l'appelant est à connotation sexuelle. Je suis d'avis que le juge de première instance ne devait pas tirer des conclusions que Mme Genova n'avait pas tirées elle-même. Il me semble qu'à tort ou à raison, l'appelant pouvait désirer que Mme Genova porte une jupe ou une robe plutôt qu'un pantalon.

2.         Au printemps 1989, monsieur Dhawan invite madame Genova à l'accompagner lors d'un voyage à Paris. «Nous aurions du bon temps», lui dit-il tout en lui demandant ses mensurations pour qu'il puisse lui acheter une robe. Elle refuse.

Un lundi matin, voyant un feu sauvage sur les lèvres de madame Genova, il s'exclame: «Je sais maintenant ce que vous faites au lit les fins de semaine».

Par la suite, il lui offre d'acheter ensemble un condo en Floride. Elle refuse.

À une occasion, monsieur Dhawan lui caresse les cheveux.

Plusieurs fois, huit ou neuf fois par année durant toute la période, monsieur Dhawan tente d'embrasser et d'étreindre madame Genova, principalement lors des départs et retours de voyages. Il ne réussit qu'à lui baiser les joues puisque cette dernière détourne la tête au moment des baisers et qu'elle tente de se dégager des étreintes.

À une autre occasion, il tente de la prendre par la taille et il lui touche la poitrine avec ses deux mains prétextant vouloir prendre sa poitrine.

[66]           Sauf erreur, je ne vois pas dans la traduction du témoignage de Mme Genova que l'appelant lui a touché la poitrine avec ses deux mains. Il est possible que cette traduction ne fasse pas voir le geste que Mme Genova aurait fait devant le juge et qui aurait décrit ce que le juge mentionne, mais l'avocat de la Commission n'invoque pas ce fait particulier dans son mémoire ou dans sa plaidoirie. D'ailleurs dans les plaintes qu'elle a faites à ses compagnes de travail ou aux autorités de l'Université, Mme Genova n'a jamais mentionné ce fait. Il me semble que, si véritablement l'événement s'était produit, Mme Genova l'aurait mentionné à ses compagnes et aux autorités de l'Université, elle l'aurait spécifiquement décrit dans le document qu'elle a rédigé le 20 janvier 1992 et que le fait aurait été mieux souligné dans la preuve.

3.         En 1991, il invite madame Genova à l'accompagner lors d'un voyage en Inde. Devant son refus, il lui demande avec insistance de lui écrire, puisqu'il a égaré ses lunettes, le nombre de verges de soie qu'il doit acheter de même que les cadeaux qu'elle désirerait recevoir. Exaspérée et voulant en terminer le plus tôt possible avec cette situation intolérable, elle lui écrit ce qu'il veut bien entendre.

Madame Genova témoigne que les paroles et les agissements à connotation sexuelle se produisaient dans un climat de travail intolérable puisque monsieur Dhawan y ajoutait des menaces de congédiement. En effet, il lui répétait que puisqu'il l'avait engagé, il pouvait la congédier et qu'il était le seul à pouvoir protéger son emploi.

[67]           Comme je le mentionnais plus haut, Mme Genova n'affirme nulle part que l'appelant l'a menacée de congédiement. Il est vrai que l'appelant a fait sentir à Mme Genova qu'elle lui devait son emploi. Encore là, sauf erreur de ma part, Mme Genova ne suggère pas que la référence que faisait l'appelant à cela était reliée aux faveurs que l'appelant aurait désiré obtenir de la part de Mme Genova.

4.         Durant la période concernée, leur relation est tendue puisque monsieur Dhawan a l'habitude de crier et même de lui lancer des objets lorsqu'il est furieux.

Madame Genova ne réussit jamais à verbaliser son refus des attentions persistantes de monsieur Dhawan mais elle affirme que son langage corporel est clair et évident: elle refuse toutes ses avances en se détournant lorsqu'il l'embrasse et tente de se dégager le plus rapidement possible de ses étreintes répétées.

[68]           Le juge constate donc que jamais Mme Genova n'a parlé explicitement à l'appelant pour lui dire qu'elle n'appréciait pas ses avances amoureuses. D'autre part le juge semble conclure que l'appelant aurait dû comprendre du langage corporel de Mme Genova que s'il continuait ses avances, celles-ci constitueraient du harcèlement. Je ne mets pas en doute la sincérité de Mme Genova, mais on peut s'interroger sur la question de savoir si l'appelant a compris ce langage corporel ou, à tout le moins, s'il aurait dû le comprendre.

5.         Au fil des années, son stress devient de l'anxiété et elle éprouve divers problèmes de santé.

[69]           Le témoignage de Mme Genova n'a pas été appuyé d'une opinion d'un médecin. D'autre part le juge ne dit pas la cause du stress et de l'anxiété de Mme Genova. Il ne peut probablement pas affirmer que c'est le harcèlement sexuel plutôt que le mauvais caractère de l'appelant.

6.         Au début de février 1992, elle demande un transfert et elle démissionne de son emploi à la fin du mois, se sentant trop malade et trop effrayée pour continuer de travailler pour monsieur Dhawan.

[70]           La remarque que je faisais quant à la citation précédente trouve application ici. D'autre part le juge ne mentionne pas la raison véritable pour laquelle Mme Genova a décidé de quitter son emploi en février 1992, soit la dispute qu'elle avait eue avec l'appelant quant à l'usage du service postal de l'Université.

[71]           D'autre part, citant le témoignage des dames Law, de Brentani, Hutton et Spilhaus, le juge semble voir dans ces témoignages une corroboration de celui de Mme Genova. Il est certain que les témoignages de ces dames donnent de la crédibilité à celui de Mme Genova, mais ces dames vont quelquefois plus loin que Mme Genova elle-même et, à cet égard, les faits qu'elles rapportent et qui n'ont pas été rapportés par Mme Genova ne sont pas recevables comme éléments de preuve.

[72]           Portant jugement sur les faits qu'il retient, le juge s'exprime comme suit:

Il est vrai que cette dernière n'a jamais réussi à verbaliser ses refus au défendeur, mais l'élément essentiel conduisant à la constatation d'un harcèlement sexuel est que la conduite à connotation sexuelle soit non désirée. Or, le langage corporel est un mode de communication de ce refus. Les réticences de la plaignante, ses détournements, ses reculs, ses dégagements d'étreintes manifestaient clairement son refus.

Finalement, l'effet continu de la conduite du défendeur est évidente puisqu'il s'est manifesté sous plusieurs formes pendant plusieurs années.

[73]           Après avoir résumé sa compréhension des principes juridiques en cause, le juge conclut comme suit:

Considérant le témoignage plus crédible de la plaignante corroboré par une preuve indirecte et les failles dans le témoignage du défendeur qui en amoindrissent sa crédibilité, le Tribunal conclut que les paroles, les gestes et le comportement du défendeur ont porté atteinte au droit de la plaignante à son intégrité, à la sauvegarde de sa dignité et de sa réputation et au respect de sa vie privée à la suite d'une discrimination fondée sur le sexe et d'un harcèlement sexuel en cours d'emploi.

-o-

 

[74]           Il n'y a pas de doute que si l'on accepte que l'appelant a accompagné ses avances amoureuses de menaces quant à l'emploi de Mme Genova et qu'à une occasion l'appelant est allé jusqu'à toucher la poitrine de Mme Genova avec ses deux mains, il y a eu harcèlement sexuel.

[75]           Mais la question est plus délicate si l'on conclut que ces deux faits particuliers n'ont pas été établis par prépondérance de preuve. Or, c'est mon humble conclusion. Le législateur a accordé à l'appelant un droit d'appel devant au moins trois juges. Le pourvoi peut porter sur les faits. Or, comme l'un des trois juges, tout en étant déférent envers le juge de première instance sur la question de la crédibilité des témoins, je me sens justifié en conscience de dire que la preuve n'établit pas d'une façon prépondérante que l'appelant a touché la poitrine de Mme Genova et que ses avances amoureuses étaient accompagnées de menaces quant à l'emploi de celle-ci.

[76]           Comme je le disais plus haut, le juge de première instance a constaté que jamais Mme Genova ne s'est pas adressée explicitement à l'appelant pour lui demander de cesser ses avances amoureuses. Mais le juge exprime l'avis que Mme Genova a prouvé par prépondérance de preuve que son attitude corporelle était telle que l'appelant devait nécessairement comprendre que ses avances amoureuses étaient refusées et que, s'il continuait à les faire, cela constituerait du harcèlement.

[77]           Ici encore l'appelant a le droit à ce que trois autres juges se penchent sur la question. Pour ma part, je ne peux me persuader du fait que le langage corporel de Mme Genova était tel que l'appelant devait comprendre qu'il harcelait sa secrétaire. Il est possible que ce fut le cas, mais le contraire est également possible. La preuve par prépondérance n'est pas là. Nous sommes en face d'une accusation grave. Ce n'est pas parce que le phénomène du harcèlement sexuel existe et que c'est un phénomène haïssable qu'on doit se satisfaire du témoignage d'une présumée victime qui parle seulement de ce qu'elle ressentait sans apporter un iota de preuve qui convainc que le présumé harceleur était au courant que ses avances amoureuses étaient refusées ou qui aurait dû le comprendre.

[78]           Nous restons donc devant la situation où un patron sur une période de quatre ans dit ou fait ceci:

-                     Deux remarques grossières à connotation sexuelle;

-                     Bises et étreintes prononcées faites aux occasions où il est coutume dans certains milieux de se faire la bise, bises et étreintes que l'appelante trouvait trop prononcées;

-                     À deux ou trois occasions prises par l'appelant de la taille ou des épaules de Mme Genova;

-                     À deux occasions expression d'un fantasme suivant lequel l'appelant aimerait vivre en appartement avec Mme Genova;

-                     Achats de cadeaux qu'ordinairement un patron n'offre pas à sa secrétaire.

-o-

[79]           La Commission a conclu que Mme Genova a quitté son emploi à cause du harcèlement sexuel de l'appelant. En conséquence elle a réclamé la perte de revenus de Mme Genova, ainsi que des dommages moraux. Le juge de première instance semble avoir accepté que Mme Genova a quitté son emploi à cause du harcèlement sexuel, mais, étant donné que les éléments de preuve quant à la perte de revenus lui paraissaient insuffisants, il n'a condamné l'appelant qu'à des dommages moraux. La Commission n'a pas fait un appel incident. À raison, le juge s'est étonné du fait que, si la Commission était persuadée des gestes illicites et intentionnels de l'appelant, elle n'ait pas réclamé des dommages exemplaires.

-o-

 

[80]           Je disais plus haut que le reproche que l'appelant a fait à Mme Genova le 20 janvier 1992 fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase: depuis quatre ans que Mme Genova travaillait pour l'appelant, celui-ci avait eu une conduite ignoble à son égard indépendamment des avances amoureuses qu'il lui avait faites. Mme Genova constata qu'elle n'en pouvait plus, et elle décida finalement de quitter son emploi au service de l'appelant. Si les avances amoureuses que lui avait faites l'appelant comptaient dans la décision de Mme Genova de quitter son emploi, cela ne fait pas que Mme Genova a quitté son emploi à cause du harcèlement sexuel de l'appelant si, véritablement, l'appelant ignorait que ses avances amoureuses constituaient du harcèlement. En d'autres mots, ce ne serait pas parce que Mme Genova a quitté son emploi à cause des avances amoureuses de l'appelant qu'il faudrait conclure qu'il y a eu harcèlement.

[81]           Pour connaître ce que Mme Genova reprochait à l'appelant le 20 janvier 1992, rien de mieux que de lire les cinq pages qu'elle a rédigées elle-même, en février 1992, à l'usage des autorités de l'Université. Indépendamment des reproches qu'elle fait à l'appelant quant à ses défauts comme patron, elle décrit comme suit les incidents qu'on peut vraiment qualifier d'avances amoureuses:

-                     Invitation à l'accompagner à Paris en 1989;

-                     Attouchements sur son corps à deux ou trois occasions;

-                     Suggestions d'acheter un appartement en Floride.

[82]           Dans ce texte, Mme Genova mentionne qu'à certaines occasions l'appelant a mis sa main sur sa jambe. Pourtant, lors de l'instruction en première instance, Mme Genova n'a jamais affirmé ce fait sous serment et il ne semble pas non plus qu'elle avait mentionné le fait lorsqu'elle s'est confiée à des compagnes de travail.

[83]           Si on reprend le texte, on constate que la majorité des reproches que fait Mme Genova à l'appelant concerne d'autres choses que ses avances amoureuses.

[84]           Je suis d'avis que la raison pour laquelle Mme Genova a quitté le service de l'appelant le 20 janvier 1992 fut le fait qu'elle ne pouvait plus le supporter comme patron, singulièrement le fait que le 10 ou le 11 janvier l'appelant l'avait accusée de s'être servie du service postal de l'Université. Pour faire bonne mesure, Mme Genova a rappelé les différentes avances amoureuses que l'appelant lui avait faites en 1989, 1990 et 1991.

[85]           Il faut dire que dans le texte rédigé par Mme Genova en février 1992, les reproches concernant le harcèlement sexuel de l'appelant visent des événements qui sont survenus avant le 29 octobre 1991, alors que ce n'est que le 29 octobre 1993 que Mme Genova fit sa plainte à la Commission.

[86]           Dans les circonstances, suivant l'appelant, la demande de la Commission serait prescrite.

[87]           Mais le premier juge semble dire que des événements à connotation sexuelle sont survenus au début de l'année 1992. On ne sait pas exactement quels sont ces événements.

[88]           On sait que lors du son retour d'un voyage en Inde, l'appelant aurait rapporté à Mme Genova de la soie et une paire de chaussures. L'appelant aurait demandé à Mme Genova de parader devant lui dans son bureau avec la paire de chaussures malgré le désir de Mme Genova. Celle-ci s'est sentie humiliée à cette occasion.

[89]           Or, dans son témoignage, Mme Genova elle-même suggère que cet événement a eu lieu, non pas en 1992, mais au début de 1991.

[90]           Paradoxalement l'appelant a affirmé que l'événement s'était bien produit en janvier 1992.

[91]           En réalité je suis d'avis que Mme Genova a fait erreur et que c'est bien le 10 ou le 11 janvier 1992 que l'appelant a rapporté à sa secrétaire la soie et les souliers à talons hauts.

[92]           Je retiens cependant que, si dans son texte de six pages rédigé en février 1992, Mme Genova ne traite pas de l'événement, c'est probablement qu'à l'époque elle n'a pas considéré que le cadeau que lui avait fait l'appelant et qu'elle avait accepté constituait véritablement du harcèlement sexuel et ce n'est certainement pas la cause de son départ le 20 janvier 1992. Si cela avait été, elle n'aurait pas, lors de l'instruction, suggéré que l'événement s'était produit en 1991.

-o-

 

[93]           L'avocat de l'appelant concède que son client a «une personnalité difficile». Il se querelle avec tout le monde. C'est un patron impatient, intolérant et intransigeant. Non seulement a-t-il été sévère envers Mme Genova, mais il l'a rabaissée comme il rabaissait également les étudiants, sinon ses collègues. L'avocat de l'appelant concède également que son client a souvent adopté un attitude machiste, qu'il a, à une ou deux occasions, été vulgaire et que, lors des invitations pour aller à Paris ou en Floride, l'appelant a exprimé des fantasmes. L'avocat de l'appelant nous propose cependant que son client n'a pas harcelé sexuellement Mme Genova: il n'a pas continué à faire des avances amoureuses à celle-ci en sachant ou en devant savoir qu'elle désirait que ces avances ne se reproduisent plus.

[94]           L'avocat de l'appelant nous rappelle que l'accusation de harcèlement sexuel est grave et laisse des stigmates importants. En conséquence, même si le fardeau de la preuve n'est pas celui du droit pénal, il faut que la victime en fasse la preuve d'une façon convaincante. Le tribunal ne doit pas étudier les éléments de preuve avec «souplesse», comme l'a suggéré le juge de première instance, mais vérifier si les éléments de preuve établissent d'une façon prépondérante qu'il y a eu harcèlement. Il ne suffit pas que la victime prouve l'existence d'avances amoureuses et le fait que celles-ci n'étaient pas appréciées, mais il faut qu'elle prouve que la personne qu'on accuse de harcèlement sexuel savait que ses avances n'étaient pas appréciées ou, à tout le moins, aurait dû le savoir et que, malgré cela, il continuait à les faire.

[95]           L'avocat de l'appelant ajoute que son client ne devrait pas être condamné pour avoir harcelé sexuellement Mme Genova du fait qu'il aurait été un patron difficile.

[96]           J'accepte toutes ces propositions de l'avocat de l'appelant et je suis enclin à croire que le juge de première instance a trop rapidement conclu à du harcèlement sexuel. Je concède que l'appelant a fait des avances amoureuses à Mme Genova, mais je ne peux me persuader que le langage corporel de celle-ci fut suffisant pour qu'on puisse être convaincu que l'appelant a harcelé sa secrétaire.

[97]           En tout état de cause l'avocat de l'appelant nous propose que le point de départ de la prescription n'est pas la décision de Mme Genova de quitter son emploi, mais le moment où chaque acte ou parole à connotation sexuelle fut posé ou prononcée.

[98]           Je disais plus haut que Mme Genova a fait sa plainte à la Commission le 29 octobre 1993 et que le juge a fait courir la prescription à compter du départ de Mme Genova en janvier 1992.

[99]           Je suis d'avis que, si véritablement la preuve établissait qu'il y a eu une escalade d'avances amoureuses abusives au terme desquelles Mme Genova a décidé en janvier 1992 qu'elle ne pouvait plus rester à l'emploi de l'appelant, on pourrait dire que le préjudice subi par Mme Genova par suite de son départ de l'Université pouvait être réclamé en octobre 1993.

[100]       Mais, comme je le disais plus haut, la preuve n'établit pas d'une façon prépondérante que Mme Genova a quitté l'Université en janvier 1992 du fait qu'une avance amoureuse abusive récente avait fait déborder le vase. Comme je le mentionnais également plus haut, les reproches que Mme Genova fait à l'appelant, dans son texte de février 1992, quant aux avances amoureuses remontent à plusieurs mois. La raison pour laquelle elle a quitté l'Université fut le reproche que lui fit l'appelant relativement à l'usage du service postal de l'Université.

[101]       En conséquence, le recours de la Commission était prescrit le 29 octobre 1993 puisque le dernier incident qui peut être considéré comme une avance amoureuse fut l'invitation que l'appelant fit à Mme Genova d'acheter un appartement en Floride à la mi-octobre 1991.

[102]       J'accueillerais le pourvoi, débouterais la Commission de sa procédure, le tout avec dépens.

 

 

 

 

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MARC BEAUREGARD J.C.A.

 

 

 

 



[1]          L.R.Q. c. C-12.

[2]          J.E. 99-211 .

[3]          Directeur des enquêtes et recherches c. Southam, [1997] 1 R.C.S. 748 , p. 776.

[4]          Janzen c. Platy Entreprises Ltd, [1989] 1 R.C.S. 1252 , p. 1284.

[5]          Habachi c. Commission des droits de la personne du Québec, [1999] R.J.Q. 2522 (C.A.).

[6]          Id. pages 2540 et 2541.

[7]          Commission des droits de la personne du Québec c. Habachi, [1992] R.J.Q. 1439 , p. 1450 (T.D.P.Q.).

[8] [1987], 1 W.W.R. 385

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