Décision

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Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Casemajor

 

JD2414

 

 
Excuse légitime -Fardeau de preuve de la défense - Art. 26.1 Loi sur la sécurité ferroviaire -

2015 QCCQ 4835

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

LOCALITÉ DE

MONTRÉAL

« Chambre criminelle et pénale »

N° :

500-61-340717-124

 

 

 

DATE :

4 juin 2015

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

MONSIEUR :

LOUIS DUGUAY

JUGE DE PAIX MAGISTRAT

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DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Poursuivant

c.

NATHALIE CASEMAJOR

Défenderesse

 

 

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JUGEMENT

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[1]           La ville se transforme, des quartiers se régénèrent. Le long des voies ferrées, d’anciens bâtiments industriels abritent logis, entreprises, espaces de création autour desquels de plus en plus de gens gravitent aujourd’hui.

[2]           Militant pour l’aménagement de passages à niveau pour piétons entre quartiers limitrophes, la défenderesse, Nathalie Casemajor, parcourt les environs d’un chemin de fer afin d’y prendre des photos et documenter sa revendication.

[3]           Surprise par un policier du Canadien Pacifique, elle répond aujourd’hui à l’infraction prévue à l’article 26.1 de la Loi sur la sécurité ferroviaire[1], interdisant de pénétrer, sans excuse légitime, sur l’emprise d’une ligne de chemin de fer.

Question en litige

[4]           La défense convient de la justesse et de l’à-propos de la disposition.  Elle n’attaque ni sa validité, ni son application. D’aucune façon non plus, elle ne qualifie d’abusive la poursuite intentée. Simplement, elle allègue au soutien de sa défense l’excuse légitime prévue dans la loi. Il y a donc lieu de déterminer si les raisons offertes par la défenderesse l’engendrent.

Contexte factuel

[5]           Outre l’interpellation de la défenderesse près de l’avenue de Gaspé entre le Mile End et Rosemont-La Petite-Patrie, la preuve étayée de photos révèle le contexte suivant.

[6]           D’une part, les autorités du CP peinent à faire respecter la loi et bloquer le raccourci via l’emprise. Les préposés installent des clôtures, les réparent, les rafistolent, mais des brèches réapparaissent constamment, et ce, malgré les interdictions affichées et l’interception des contrevenants.

[7]           Convenant que la traversée au plus court sauve du temps, la défense argue d’autre part que les corridors prescrits sont déficients. Les tunnels sur St-Denis et St-Laurent inspirent la méfiance par leur environnement lugubre, voire peu sécuritaire, alors que les passants y sont comprimés, sans échappatoire, entre la paroi du tunnel et la rampe du trottoir. Le passage par le viaduc Rosemont-Van Horne est également jugé périlleux, le trottoir bordé par un mur de béton y longeant la circulation automobile. Qui plus est, la défense met en doute la sécurité des traversées des rues aux différentes intersections rencontrées.

[8]           La défenderesse réclame donc l’installation de passages à niveau pour piétons, gage de sécurité et garantie du respect de la loi. À défaut de ce faire, la traversée des voies ferrées se poursuivra.

Observation des parties

[9]           La poursuite considère avoir démontré hors de tout doute raisonnable la commission de l’infraction reprochée : la défenderesse pénètre bel et bien l’emprise du CP et la raison invoquée pour ce faire ne saurait constituer une excuse légitime au sens de la loi.

[10]        La défense plaide pour sa part que l’explication offerte, la problématique décrite quant à la vétusté ou la carence des installations actuelles et l’importance d’offrir des passages à niveau sécuritaires supportent l’excuse d’avoir pénétré l’emprise du chemin de fer.

Analyse

[11]        La poursuite doit faire la preuve hors de tout doute raisonnable de l’infraction reprochée. Par ailleurs, la loi impose à la défenderesse le fardeau de démontrer par prépondérance de preuve l’existence d’une excuse légitime[2].

[12]        Expression de nature très générale, l’excuse légitime comprend normalement toutes les justifications ou excuses de Common Law constituant une raison suffisante pour dégager une personne de sa responsabilité pénale. Elle peut aussi inclure des excuses propres à des infractions particulières[3].

[13]        L’excuse légitime s’évalue en fonction de l’objectif visé par l’infraction reprochée et l’erreur de droit ou la bonne foi ne peuvent l’engendrer[4].

[14]        De plus, l’excuse ou l’explication offerte ne doit pas mettre en péril la valeur protégée par la loi. Ainsi, lors de son adoption, le Parlement souligne l’objectif de l’article 26.1 de la loi[5] : il faut réduire le nombre d’accidents et de morts attribuables aux intrusions sur les voies ferrées. Cela étant, l’excuse légitime revêt ici un caractère exceptionnel.

[15]        Par ailleurs, la Cour suprême du Canada réitère dans l’arrêt R. c. Jorgensen [6] les propos suivants :

La raison d’être de l’excuse à l’égard de l’auteur de l’action est « le sentiment d’injustice que soulève la punition pour une violation de la loi commise dans des circonstances où la personne n’avait pas d’autre choix viable ou raisonnable; l’acte était mauvais, mais il est excusé parce qu’il était vraiment inévitable ». (p.250)

 

[16]        Cela étant, qu’en est-il de la conduite de la défenderesse lors de son interpellation ?

[17]        Elle déambule non pas pour traverser l’emprise et ainsi éviter les trajets et tunnels qu’elle dénonce, mais tout simplement pour inspecter et prendre des photos des lieux. Il lui est certes possible de photographier les clôtures, les brèches et les traces de pas à partir de l’autre côté de ces mêmes clôtures, à l’extérieur de l’emprise.

[18]        De plus, l’absence de démarches préalables de sa part, voire de demandes d’autorisation auprès des autorités du CP ou de l’Office des transports du Canada empêche de conclure au caractère inévitable de l’acte posé.

[19]        Ainsi, d’autres choix s’offrent à la défenderesse et lui permettent alors de parvenir à ses fins sans contrevenir à la loi.

[20]        Par ailleurs, la défense invite le Tribunal à mettre en doute la sécurité des passages existants et avaliser, en les excusant, les traversées interdites.

[21]        D’abord, la question manque de pertinence à la lumière des faits particuliers de l’affaire. Faut-il rappeler que la défenderesse ne pénètre l’emprise qu’aux fins d’y prendre des photos.

[22]        Deuxièmement, le simple bon sens interdit de privilégier le passage furtif sur les voies ferrées aux tracés des trottoirs, spécifiquement conçus et aménagés pour les piétons. S’introduire à partir de brèches dans les clôtures, traverser non pas une, ni deux, mais trois voies ferrées sans signal de sa présence s’avère davantage périlleux que de déambuler naturellement sur les trottoirs, comme tous les piétons de la ville. Faut-il rappeler que la loi vise à protéger les gens gravitant autour des voies ferrées.

[23]        À ce propos, bien que revendiquant l’installation de passages à niveau pour piétons, même l’expert de la défense, l’urbaniste Jean Décarie, convient du bien-fondé de la loi et du caractère illégal de la présence sur l’emprise.

[24]        Par ailleurs, malgré les appréhensions, on ne répertorie pas d’événements fâcheux dans les tunnels et, ironiquement, bien qu’on remette en cause, sans documenter rigoureusement, la sécurité des piétons aux traversées des intersections, on se garde bien d’en faire reproche au responsable municipal, le conseiller Richard Ryan.

[25]        Bref, l’argument de la défense tient plutôt de la revendication et du débat public que de l’excuse légitime au sens de la loi.

[26]        L’installation de passages à niveau pour piétons est peut-être souhaitable mais pénétrer l’emprise des voies ferrées dans l’espoir de l’imposer est contraire à la loi.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[27]        DÉCLARE la défenderesse coupable de l’infraction reprochée.

 

 

__________________________________

LOUIS DUGUAY

JUGE DE PAIX MAGISTRAT

 

Me Geneviève Laporte

Procureure du poursuivant

 

 

Me Cory Verbauwhede

Procureur de la défenderesse

 

 

Date d’audience :

3 février et 16 mars 2015

 



[1]     Loi sur la sécurité ferroviaire, L.R.C. (1985), ch. 32 (4e suppl.).

[2]     Article 64 C.p.p. in fine et article 794 (2) C.cr. Voir également R. c. Goleski, 2015 C.S.C. 6.

[3]     R. c. Holmes [1988] 1 R.C.S. 914, paragr. 25-26.

[4]     R. c. Dubuc, (1989) R.L. 14 (C.A.) et Canoë inc. c. R., 2013 QCCS 1668.

[5]     Travaux parlementaires concernant la Loi sur la sécurité ferroviaire, le mercredi 4 mai 1994, p.3912.

[6]     [1995] 4 R.C.S. 55, paragr. 121.

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