Procureur général du Québec c. Centre d'amitié autochtone de Val-d'Or | 2024 QCCA 403 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(500-06-001174-214) | |||||
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DATE : | 5 avril 2024 | ||||
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC | |||||
APPELANT – défendeur | |||||
c. | |||||
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CENTRE D’AMITIÉ AUTOCHTONE DE VAL-D’OR | |||||
INTIMÉ – demandeur | |||||
et | |||||
A. | |||||
MISE EN CAUSE – membre désignée | |||||
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MISE EN GARDE : Une ordonnance limitant la publication a été prononcée le 7 juin 2022 par la Cour supérieure (l’honorable Donald Bisson), district de Montréal, en vertu des articles 12 et 108 du Code de procédure civile afin d’interdire toute publication ou divulgation de quelque information permettant d’identifier les membres visés par l’action collective, dont la membre désignée, sauf entre les parties, leurs avocats et leurs experts.
[1] Le Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or (ci-après « l’intimé ») et la membre désignée A (ci-après « la mise en cause ») déposent une demande d’autorisation d’exercer une action collective (la « Demande d’autorisation »). L’objectif visé par la procédure est de pouvoir agir pour le compte de « toutes les personnes autochtones qui affirment avoir été victimes de pratiques discriminatoires par un ou des agent(s) de la Sûreté du Québec sur le territoire de la MRC de la Vallée-de-l’Or ». La procédure demande aussi que la mise en cause puisse être désignée représentante des membres. Elle est dirigée contre le Procureur général du Québec (ci-après le « PGQ »).
[2] Selon les allégations de la Demande d’autorisation, ces pratiques discriminatoires incluraient notamment des agressions sexuelles et physiques, des séquestrations, la sollicitation de faveurs sexuelles, l’usage d’une force excessive dans le contexte d’arrestation et le harcèlement. Plusieurs agents de la SQ, sur plusieurs décennies, se seraient ainsi livrés à des exactions sur des personnes autochtones résidant dans cette MRC.
[3] La Demande d’autorisation a été déposée au greffe sans mention de l’identité de la mise en cause et de son domicile. Les membres auxquels la Demande d’autorisation réfère y sont identifiés par des initiales, même si certains d’entre eux ont par le passé dénoncé publiquement, et alors en révélant leur identité, les gestes qui auraient été posés par les policiers, notamment dans le cadre de la Commission Viens.
[4] Trois mois après le dépôt de sa Demande d’autorisation, l’intimé dépose une demande d’ordonnances de confidentialité, de non-divulgation et de non-publication de l’identité de la mise en cause et des membres. Il y soutient que les faits allégués l’autorisent à demander une dérogation au principe de la publicité des débats judiciaires. Les ordonnances recherchées seraient nécessaires pour permettre aux victimes alléguées, incluant la mise en cause, d’avoir accès au système de justice. Sans de telles ordonnances, il serait à craindre qu’elles refusent de poursuivre les procédures. La mise en cause y joint la déclaration sous serment suivante, signée par l’emploi de la lettre A :
1. Je suis la membre désignée dans cette action collective;
2. Je demande au Tribunal de déclarer que mon identité sera confidentielle pour l'ensemble des procédures - ceci est d'une importance capitale pour moi;
3. Le récit que j'ai partagé anonymement dans cette action collective et hautement intime - les événements que j'ai racontés m'ont traumatisée;
4. Je ne veux pas dévoiler publiquement que je suis la personne derrière ce récit;
5. En outre, j'ai très peur de subir des représailles de la part d'agents patrouilleurs de la Sûreté du Québec si mon identité est dévoilée publiquement, ou si elle est rendue disponible à ces agents dans le contexte de cette action collective;
6. Je connais les dénonciations publiques contre certains de ces agents qui ont été faites par d'autres personnes - ces dénonciations sont graves et me font craindre que des agents pourraient vouloir s'en prendre à moi s'ils connaissaient mon identité;
7. Je demande donc au Tribunal de décréter des mesures qui empêcheront les patrouilleurs de la Sûreté du Québec affectés à la MRC de la Vallée-de-l'Or d'avoir accès à mon identité;
8. Sans ces mesures, j'aurai très peur de continuer à participer à cette action collective;
[5] Le juge accueille cette demande et rend les ordonnances suivantes :
[91] DÉCLARE que l’identité des membres visés par l’action collective, dont celle de la membre désignée, est confidentielle;
[92] ORDONNE que les membres potentiels du groupe qui se sont déjà manifestés publiquement et qui sont identifiés dans les pièces au soutien de la Demande d’autorisation ne soient identifiés que par leurs initiales dans tout acte de procédure déposé dans la présente affaire;
[93] ORDONNE que soit interdite toute publication ou toute divulgation de quelque information permettant d’identifier les membres visés par l’action collective, dont la membre désignée, sauf entre les parties, leurs avocats et leurs experts, et ce, aux seules fins du présent litige;
[94] ORDONNE que la communication de l’identité de la membre désignée au défendeur devra respecter les modalités suivantes[[1]] :
1. Dans les 15 jours du présent jugement, le défendeur fera parvenir au Tribunal une proposition de liste d’employés (en indiquant leur poste et en fournissant un énoncé sommaire de leurs fonctions) qui auront accès à l’identité de la membre désignée. Afin de préserver la confidentialité de ces employés, la liste pourra les désigner à l’aide d’initiales ou de pseudonymes. Le demandeur devra faire parvenir ses commentaires sur la liste au Tribunal dans les 5 jours de sa réception;
2. Sur approbation de la liste d’employés par le Tribunal, le défendeur fera signer un engagement de confidentialité à chacune des personnes à laquelle sera donné accès à l’identité de la membre désignée. Les procureurs du défendeur conserveront une copie de chacun des engagements ainsi signés;
3. La liste d’employés pourra être modifiée par le défendeur de la façon suivante :
a) Le défendeur indiquera au demandeur les personnes qu’il souhaite ajouter à la liste, en fournissant les informations prévues au paragraphe 1;
b) Le demandeur pourra s’opposer à une ou plusieurs modifications proposées à la liste en s’adressant au Tribunal dans les 10 jours de la réception de celle-ci, faute de quoi le défendeur pourra procéder aux modifications;
4. Les modalités entourant la protection de l’identité des autres membres qui pourraient être appelés à témoigner ou à participer autrement aux procédures seront déterminées à une date ultérieure, au besoin[2].
[6] Le juge précise que ces ordonnances « vise[nt] [seulement] l’étape de l’autorisation d’exercer une action collective; le Tribunal n’a rien décidé quant au mérite »[3].
[7] En appel, l’appelant conteste uniquement les ordonnances indiquées aux paragraphes [91] et [94] du dispositif, soit l’ordonnance de confidentialité de l’identité de la mise en cause et des membres ainsi que l’ordonnance imposant des conditions rattachées à la divulgation à l’appelant de l’identité de la mise en cause.
[8] Les ordonnances visant à protéger généralement l’identité de la mise en cause et des membres ne sont pas contestées en appel. La Cour n’étant pas saisie de la question de leur légalité eu égard à la transparence des débats, elle ne s’y attardera pas. Ils pourront être identifiés par des initiales et il sera interdit de publier ou de divulguer quelque information permettant de les identifier, sauf entre les parties, leurs avocats et leurs experts, sous réserve, cependant, de l’appel portant sur les conditions rattachées à la divulgation à l’appelant de l’identité de la mise en cause[4].
[9] Pour les motifs qui suivent, l’appel sera accueilli. Les conditions imposées par le juge de première instance afin que l’identité de la mise en cause puisse être communiquée à l’appelant portent atteinte au privilège relatif au litige de l’appelant, et ni l’intimé ni la mise en cause n’ont démontré que les faits leur permettent d’invoquer une des exceptions susceptibles de se rattacher à ce privilège. L’identité de la mise en cause devra être communiquée sans condition à l’appelant.
* * *
[10] Le premier juge estime – à juste titre – que « le nœud du débat entre les parties » est de savoir si l'appelant peut obtenir l’identité de la mise en cause sans les conditions rattachées au paragraphe 94. Il répond négativement à cette question.
[11] Le juge reconnaît d’abord que refuser de divulguer l’identité de la personne désignée à l’appelant porterait atteinte à son droit à une défense pleine et entière, mais souligne que ce n’est pas ce qui est demandé. Il estime que « le droit à une défense pleine et entière, le secret professionnel de l'avocat et du client et le privilège relatif au litige ne sont pas absolus au point d'empêcher toute modalité restrictive quant à la communication du nom de la personne désignée au PGQ ». Il note, référant en cela à certains passages des jugements de la Cour suprême Glegg c. Smith & Nephew Inc.[5] et Pétrolière Impériale c. Jacques[6], que les tribunaux ont le pouvoir d’imposer des modalités à la communication d’informations confidentielles, par exemple en contrôlant l’identité et le nombre d’employés d’une partie qui aura accès à ces informations. Il estime donc avoir le droit d’encadrer la divulgation de l’identité de la mise en cause à l’appelant.
[12] Au sujet du fardeau de la preuve applicable, le juge se dit d’avis qu’il ne doit pas être très strict « vu la nature des allégations du dossier. Autrement, il n’y aurait jamais de possibilité d’obtenir des ordonnances similaires à la conclusion 4 dans des cas semblables »[7].
[13] Le juge effectue alors ce qui s’apparente à une mise en balance du préjudice potentiel de chacune des parties si les conditions préalables au dévoilement du nom de la mise en cause à l’appelant n’étaient pas imposées. Appliquant le fardeau de preuve souple qu’il identifie, il retient des déclarations sous serment de la représentante de l’intimé et de la mise en cause que cette dernière craint des représailles de la part d'agents de la Sûreté du Québec si son identité leur était communiquée dans le contexte de l'action collective, en raison notamment de la gravité des autres dénonciations publiques alléguées dans la Demande d’autorisation. Quant aux allégations contenues dans celle-ci, il note qu’elles font état d’un contexte « assez extraordinaire » de sévices commis par des agents d’un corps policier suivis de représailles commises par le même corps de police, ce qui ferait craindre à certaines que des représailles puissent à nouveau survenir. Par conséquent, cela mènerait ces personnes à s’abstenir d’exercer leurs droits si elles devaient dévoiler leur identité. Ainsi, estime le juge, le contenu des déclarations sous serment « lorsque juxtaposé avec les allégations de fait de la Demande d’autorisation est suffisant pour rencontrer le test de l’arrêt Sherman »[8]. Il conclut comme suit :
[80] En conclusion, le Tribunal est d'avis que la demande d'ordonnances de confidentialité et la preuve présentée par le demandeur rencontrent les trois conditions de l'arrêt Sherman de la Cour suprême du Canada quant à la conclusion 4 et à l'Annexe A du demandeur portant sur les modalités de communication au PGQ de l'identité de la membre désignée A. Le Tribunal va donc accorder la conclusion 4 et l'Annexe A.
[14] En appel, l’appelant propose (1) qu’aucun principe ni aucune règle de droit connus ne permettent à un tribunal d’imposer des conditions préalables au droit fondamental d’un défendeur de connaître l’identité de la partie qui le poursuit en justice; (2) les exceptions aux principes de la publicité des débats judiciaires et les règles relatives à la communication de la preuve, sur lesquelles le premier juge s’appuie, n’ont jamais été élaborées ni appliquées pour imposer des conditions préalables au droit d’un défendeur de connaître l’identité de la partie qui le poursuit en justice; (3) en imposant des conditions préalables au droit du PGQ de connaître l’identité de la membre désignée qui le poursuit en justice, le premier juge porte atteinte au secret professionnel de l’avocat, au privilège relatif au litige et à l’exécution du mandat professionnel des avocats.
[15] De son côté, l’intimé et la mise en cause soutiennent que (1) le juge n’a pas erré en concluant que cette dernière n’avait pas l’obligation de déposer un acte de procédure l’identifiant; (2) les pouvoirs inhérents du juge autorisaient celui-ci à rendre l’ordonnance balisant la communication de l’identité de la mise en cause à l’appelant; (3) l’ordonnance ne porte pas atteinte au secret professionnel ou au privilège relatif au litige; (4) l’ordonnance était raisonnable et mérite la déférence de cette Cour.
[16] Subsidiairement, en appel, ils proposent à la Cour de rendre une ordonnance afin que la liste des employés avec qui les avocats de l’appelant communiqueront l’identité de la mise en cause soit d’abord dévoilée au juge de première instance, lequel pourrait alors imposer, sans la participation de l’intimé et de la mise en cause, les restrictions et conditions prévues au paragraphe [94] du dispositif du jugement.
* * *
[17] Avec égards, le juge de première instance a commis une erreur de droit en puisant dans les principes applicables à la publicité des débats judiciaires le droit de conditionner l’accès par l’appelant à l’identité de la mise en cause. La réponse à cette question ne relève aucunement de cette source du droit, mais plutôt du droit à une défense pleine et entière et du privilège relatif au litige.
[18] Le juge a raison lorsqu’il reconnaît que « ne pas donner du tout l’identité de la personne désignée viole le droit à une défense pleine et entière ». On peut en effet difficilement imaginer qu’une partie puisse se défendre adéquatement à l’encontre de prétentions dirigées contre elle si elle ne connaît pas l’identité du poursuivant. Comme le rappelaient les juges LeBel et Wagner (tel qu’il était alors), écrivant pour la majorité :
[24] Il y a de cela près de 20 ans, le juge Cory rappelait que « [l]’objectif ultime d’un procès, criminel ou civil, doit être la recherche et la découverte de la vérité ». Sous réserve du respect des objectifs parallèles de proportionnalité et d’efficacité, dont l’importance croît dans le cadre de la procédure civile, la recherche de la vérité demeure le principe cardinal de la conduite de l’instance civile. Guidé par cet objectif, le régime juridique de la preuve civile permet au juge « de découvrir [cette] vérité et de rendre justice conformément à la loi »[9].
[Renvois omis]
[19] Cette recherche de la vérité s’accomplit évidemment à l’étape du procès lui-même, mais ne s’y limite pas. La Cour suprême souligne l’importance de la phase « exploratoire » qui précède l’audition, qu’elle qualifie de « période névralgique » dans cette quête de la vérité susceptible de permettre aux parties d’éventuellement établir la véracité des faits qu’elles allèguent :
[26] Période névralgique dans cette quête de la vérité au prétoire, la phase « exploratoire » précédant l’audition favorise la communication des éléments de preuve susceptibles de permettre aux parties d’établir la véracité des faits qu’elles allèguent. Cette phase permet à chacune des parties « d’être mieux informé[e]s sur les faits en litige et, plus spécialement, sur les moyens de preuve dont dispose la partie adverse ». Décrivant de manière plus précise encore l’étape de la communication des pièces, le comité chargé de réformer la procédure civile québécoise affirmait d’ailleurs, au début des années deux mille, que cette étape « favorise la transparence des débats et la responsabilisation des parties et des procureurs. Elle favorise également les admissions, permet de circonscrire rapidement les questions en litige et facilite les transactions »[10].
[Renvois omis]
[20] Évidemment, l’étape de l’autorisation d’une action collective se distingue de la phase exploratoire d’une action qui ne requiert pas d’autorisation préalable. Le Code de procédure civile impose d’ailleurs à la partie intimée, à cette étape, des restrictions importantes à son droit de sonder le bien-fondé de la demande auprès de l’autre partie. Par exemple, elle limite le droit d’interroger le demandeur ou la personne qui doit être désignée représentante des membres, le droit d’exiger la communication de documents et le droit d’en produire[11]. De même, d’autres caractéristiques de la procédure justifient ces limites, comme le fait que cette étape en est une de « filtrage »[12] et que les allégations de la demande d’autorisation sont tenues pour avérées[13].
[21] La collecte d’information utile à la préparation d’une éventuelle contestation d’une demande d’autorisation n’en demeure pas moins importante. Nombre de telles demandes échouent d’ailleurs à cette première étape à la suite de la présentation d’une preuve utile obtenue grâce à l’information recueillie par une partie défenderesse. Celle-ci a le droit de faire les vérifications appropriées hors dossier afin de s’assurer que la personne présentée ou désignée comme représentante du groupe[14] remplit les conditions prévues à l’article 575(4) C.p.c., soit afin de vérifier si elle est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres, ou encore afin de vérifier si la personne proposée comme représentante du groupe est bien dotée d’une cause d’action personnelle contre elle, condition de fond de toute action collective[15].
[22] On ne peut non plus minimiser la place occupée par les négociations hors dossiers qui, fréquemment, mènent à un règlement précoce du litige. Or, on ne peut réalistement envisager l’atteinte rapide d’un règlement sans la quête et l’obtention préalable de l’information susceptible de permettre à la partie de nier ou de reconnaître le bien-fondé des faits allégués, et ce, à toutes les étapes de l’affaire. Une telle quête implique qu’un intimé et ses avocats, bien que limités dans leurs démarches auprès de la partie demanderesse, chercheront l’information nécessaire à la préparation de leur dossier auprès de tiers, possiblement ses employés, selon les circonstances, susceptibles de détenir l’information utile. Ces démarches sont protégées par différents privilèges.
[23] En l’espèce, la Demande d’autorisation allègue que des employés de la Sûreté du Québec ont posé certains gestes et annonce que l’intimé et sa représentante entendent réclamer une condamnation à l’encontre de l’appelant à payer à chacun des membres du groupe un montant à être déterminé visant à réparer la violation à leurs droits protégés par la Charte canadienne et la Charte québécoise, un montant additionnel à être déterminé en réparation du préjudice subi par ceux-ci et un autre montant à être déterminé à titre de dommages-intérêts punitifs.
[24] On peut alors comprendre aisément l’intérêt de l’appelant d’enquêter à toute étape du dossier auprès des personnes qu’elle estime être en mesure de lui transmettre l’information utile à la préparation de son dossier, ce qui implique qu’il est probable qu’il devra communiquer le nom de la mise en cause à certaines personnes susceptibles de détenir cette information. Comme le plaide l’appelant, il est même vraisemblable que ce ne soit qu’en effectuant cet exercice que l’appelant et ses avocats seront finalement dirigés vers d’autres personnes qui, elles, posséderont, peut-être, l’information utile à la préparation d’une défense pleine et entière.
* * *
[25] Les conditions imposées par le juge obligent l’appelant à transmettre à l’intimé, à la mise en cause et au juge la liste des personnes avec qui il entend communiquer dans le cadre de sa recherche de l’information utile à la préparation de son dossier. L’appelant se voit ainsi contraint non seulement de révéler les démarches entourant la préparation de sa défense à la partie qui lui reproche des fautes, mais il doit en définitive obtenir l’autorisation préalable du tribunal avant de pouvoir chercher l’information auprès des personnes qui sont susceptibles d’avoir côtoyé la mise en cause ou de détenir de l’information à son sujet ou relative aux gestes qu’elle dénonce dans la Demande d’autorisation. Le juge pourrait alors, suivant les représentations des parties (dont celles de l’intimé et de la mise en cause) restreindre le droit de le communiquer à certains, et même de l’interdire.
[26] Le premier juge estime qu’il peut imposer de telles conditions et ainsi restreindre ce droit, prenant en cela appui sur les pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 49 C.p.c. et par les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Glegg[16] :
[29] Le Code de procédure civile ne détermine pas complètement toutes les modalités de la procédure qui s’appliquerait dans toute situation. Le Code reconnaît d’ailleurs lui-même l’impossibilité de tout prévoir. L’article 46 [a.C.p.c.] précise d’ailleurs que « [l]es tribunaux et les juges ont tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de leur compétence. » L’article 395 C.p.c. ajoute, au sujet des interrogatoires préalables, que le juge possède le pouvoir de trancher les difficultés que posent ceux-ci. Ces dispositions permettent au juge de remédier aux silences inévitables du Code ou des règles de pratique du tribunal.
[30] Dans ce contexte, le juge conserve le pouvoir de prendre toutes les mesures qui éviteraient une divulgation prématurée ou superflue de l’information confidentielle, mais permettraient aussi de s’informer adéquatement sur la nature du conflit et d’encadrer le débat judiciaire engagé à son sujet. Bien des possibilités s’offrent au juge dans ces situations. Il pourrait exiger de la partie qui présente une objection une déclaration assermentée précisant la base de celle-ci et énumérant et décrivant les documents en litige. Il aurait ensuite la possibilité d’examiner en privé les éléments de preuve, hors de la présence des parties. Il lui serait loisible aussi d’ordonner la transmission des documents, sous réserve des obligations de confidentialité qui s’appliqueraient à cette phase du débat judiciaire, comme nous l’avons vu plus haut. Le juge pourrait aussi interdire aux avocats de communiquer les documents à des tiers ou aux parties elles-mêmes. Rien de ceci n’a été fait ici, en raison de la manière dont l’intimée a conduit le débat sur son objection.
[Références omises; soulignement par le juge de première instance]
[27] Il s’appuie aussi sur les passages suivants de l’arrêt Pétrolière Impériale :
[82] Les tribunaux ont, de tout temps, exercé un droit de regard et de contrôle sur le processus d’administration de la preuve. À cette fin, ils détiennent tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de ce contrôle (art. 2, 20 et 46 [a.C.p.c.] Ces pouvoirs incluent celui de contrôler le processus de communication de la preuve, d’en établir les modalités et d’en fixer les limites. Le juge qui exerce ce pouvoir durant la phase exploratoire de l’instance jouit d’une grande discrétion. L’opportunité et l’intensité d’un tel contrôle varient donc en fonction des intérêts à protéger et des circonstances propres à chaque affaire.
[83] Le juge qui établit les modalités de la communication de documents à caractère privé doit considérer et soupeser les différents intérêts en présence. Il doit, d’une part, limiter les risques d’atteinte à la vie privée et, d’autre part, éviter de restreindre indûment l’accès aux documents pertinents, pour que les procédures demeurent équitables, que la recherche de la vérité ne soit pas entravée et que le déroulement de l’instance ne soit pas retardé de manière injustifiée. […]
[84] Cependant, au cours de la phase exploratoire de l’instance, le droit au respect de la vie privée, le bon déroulement des procédures pénales et le droit à une défense pleine et entière sont, dans une certaine mesure, protégés par le devoir de confidentialité qui s’impose aux parties, à leurs avocats et à leurs experts. Malgré son importance, cette mesure de protection préventive ne suffira pas toujours. Si besoin est, le juge dispose des pouvoirs nécessaires pour fixer d’autres modalités. À titre d’exemple, il peut limiter le nombre de personnes autorisées à consulter les différents documents demandés, et préciser à quel titre et pour combien de temps elles peuvent le faire. Il lui est également possible d’établir les conditions dans lesquelles cet accès doit se dérouler, par exemple en ordonnant que la communication s’effectue d’une manière précise et, au besoin, à un moment et à un endroit déterminés. De même, si le type de document demandé s’y prête, il peut ordonner le « filtrage » de l’information.
[Références omises, soulignements par le juge de première instance]
[28] Dans ces affaires, les questions soumises à l’attention de la Cour suprême portaient sur la communication d’informations confidentielles à l’une des parties du litige. Elle y énonce la règle selon laquelle lorsqu’en présence d’un devoir de confidentialité, comme celui qui s’impose aux parties, à leurs avocats et experts au cours de la phase exploratoire de l’instance, le juge peut imposer des mesures de protection préventives et peut même limiter l’accès à certaines informations ou documents « en fonction des intérêts à protéger et des circonstances propres à chaque affaire »[17].
[29] En l’espèce, la question soumise à l’attention du premier juge était d’un tout autre ordre et se distingue de celles traitées dans Glegg et dans Pétrolière Impériale en ce qu’elle touche au droit d’une partie à une défense pleine et entière et au privilège relatif au litige.
[30] Le privilège relatif au litige vise à assurer l’efficacité du processus contradictoire[18] dans les matières contentieuses[19]. Il crée une immunité de divulgation à l’égard des communications et documents dont l’objet principal est la préparation du litige[20]. Il couvre tant les documents confidentiels que ceux qui ne le sont pas[21] et bénéficie aussi bien aux parties représentées qu’à celles qui ne le sont pas. Puisqu’il n’existe qu’afin d’assurer la préparation du litige, il s’éteint lorsque celui-ci se termine.
[31] Ce privilège se qualifie de privilège générique. Comme le rappelle la Cour suprême, ce privilège s’apparente au privilège relatif au règlement et au privilège de l’indicateur de police qu’elle a déjà qualifié de privilèges génériques, et « [c]omme ces derniers, il est reconnu par les tribunaux depuis longtemps et a été considéré comme comportant une présomption d’immunité de divulgation une fois qu’il est satisfait à ses conditions d’application »[22]. Dans un tel cas, ce privilège « fait naître une présomption d’inadmissibilité pour une catégorie de communications, soit celles dont l’objet principal est la préparation d’un litige »[23].
[32] Enfin, une fois reconnu, ce privilège ne peut être levé que si une des exceptions d’application s’applique, et non à la suite de la mise en balance des intérêts des parties, test qui ne s’applique qu’aux privilèges qui se qualifient de privilèges au « cas par cas »[24].
[33] En l’espèce, les conditions imposées par le juge à la divulgation à l’appelant de l’identité de la mise en cause portent directement atteinte à son droit de ne pas divulguer à la partie adverse et au juge l’identité des personnes qu’il entend rencontrer aux fins de la préparation du litige, information qui est protégée par le privilège du litige.
[34] Une fois qu’il est reconnu que cette information est protégée par le privilège relatif au litige, il convient de vérifier si l’une des exceptions précises à ce privilège s’y applique. Dans Lizotte, la Cour suprême écrit que les exceptions au privilège associé au secret professionnel de l’avocat sont toutes applicables au privilège du litige : l’exception relative à la sécurité publique, à l’innocence de l’accusé, aux communications de nature criminelle et l’exception relative à la divulgation d’éléments de preuve démontrant un abus de procédure ou une conduite répréhensible similaire de la part de la partie qui revendique le privilège. D’autres exceptions pourront être reconnues à l’avenir, mais toujours sur la base de catégories restreintes qui s’appliqueront dans des circonstances précises[25].
[35] En l’espèce, la mise en cause a déposé une déclaration sous serment dans laquelle elle déclare avoir « très peur de subir des représailles de la part d'agents patrouilleurs de la Sûreté du Québec si [son] identité est dévoilée publiquement, ou si elle est rendue disponible à ces agents dans le contexte de cette action collective ». Elle ajoute :
Je connais les dénonciations publiques contre certains de ces agents qui ont été faites par d'autres personnes - ces dénonciations sont graves et me font craindre que des agents pourraient vouloir s'en prendre à moi s'ils connaissaient mon identité.
[36] Ces allégations, lesquelles font état d’une crainte subjective générale, ne révèlent pas de faits permettant de donner ouverture à l’une ou l’autre des exceptions au privilège. Aucune partie ne propose d’ailleurs qu’une exception reconnue pourrait s’appliquer. L’intimé et la mise en cause concèdent que, dans un « contexte ordinaire de litige », l’ordonnance pourrait présenter des problèmes en raison de ce privilège. Ils suggèrent qu’ils ne pourraient, par exemple, demander à l’appelant de lui révéler l’identité des employés ou autres personnes consultés en lien avec les six autres dénonciations publiques rapportées dans la Demande d’autorisation. Ils soutiennent cependant que, dans le « contexte extraordinaire de cette affaire, la portée du privilège relatif au litige doit être fixée au vu de la nécessité de protéger l’accès à la justice de [la mise en cause], et au vu de l’absence totale de préjudice qu’en subira l’appelant », le privilège relatif au litige ne s’applique pas.
[37] La Cour n’est pas d’accord. Une telle invitation revient à demander de mettre en balance les intérêts de chacune des parties pour ensuite conclure que le privilège ne s’applique pas, ce qui ne peut être fait étant donné la nature même du privilège relatif au litige, qualifié de générique.
[38] Il en va de même de la demande subsidiaire formulée en appel par l’intimé et la mise en cause, c’est-à-dire que l’ordonnance n’obligeait pas l’appelant à transmettre la liste qu’au juge.
[39] Par ailleurs, et sans remettre en question la crainte subjective exprimée par A, en l’espèce la preuve soumise ne permet pas de revoir les exceptions déjà reconnues à ce privilège.
[40] À la lumière des principes encadrant le privilège relatif au litige, le juge commet donc une erreur de droit puisque les conditions qu’il impose enfreignent la « zone protégée destinée à faciliter, pour l’avocat, l’enquête et la préparation du dossier en vue de l’instruction contradictoire »[26] que protège le privilège relatif au litige.
[41] L’appelant soutient par ailleurs que la mise en cause devait obligatoirement inscrire son nom et son adresse dans sa Demande d’autorisation initiale, comme l’article 99 C.p.c. le prévoit. Il ajoute que ces informations doivent obligatoirement être inscrites dans le dossier de la Cour supérieure étant donné que celle-ci est un tribunal d’archives.
[42] Bien qu’en principe ces affirmations ne soient pas inexactes, le défaut de déposer au dossier de la Cour lors de son ouverture une demande introductive d’instance comportant le nom et l’adresse du demandeur peut – et même doit – être pallié par l’obtention de façon contemporaine au dépôt de la procédure au dossier de la Cour d’une ordonnance d’anonymisation ou autre autorisation de cette nature, laquelle sera délivrée si les conditions prévues à la loi ou par la jurisprudence sont remplies[27]. L’identité pourra ainsi être déposée au dossier de la Cour tout en étant entièrement protégée.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[43] ACCUEILLE l’appel en partie;
[44] INFIRME en partie le jugement de première instance et rendant le jugement qui aurait dû être rendu, REMPLACE le dispositif du jugement par le suivant :
[90] ACCUEILLE en partie la demande modifiée de l’intimé pour obtenir des ordonnances de confidentialité, de non-divulgation et de non-publication;
[91] ORDONNE que les membres potentiels du groupe qui se sont manifestés publiquement et qui sont identifiés dans les pièces au soutien de la Demande d’autorisation ne soient identifiés que par leurs initiales dans tout acte déposé dans la présente affaire, sauf dans la Demande d’autorisation d’exercer une action collective et pour être désigné représentant;
[92] ORDONNE à l’intimé de notifier au Procureur général du Québec et de déposer au dossier de la Cour une version non caviardée de la Demande d’autorisation comportant le nom et le domicile de la membre désignée A ainsi que le nom des victimes alléguées et identifiées par des acronymes dans la Demande d’autorisation;
[93] ORDONNE que soit interdite toute publication ou toute divulgation de quelque information permettant d’identifier les membres visés par l’action collective, dont la membre désignée, sauf entre les parties, leurs avocats et leurs experts, et ce, aux seules fins du présent litige;
[94] ORDONNE aux parties de remettre copie du présent jugement à leurs représentants et leurs experts;
[45] LE TOUT avec les frais de justice tant en première instance qu’en appel.
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| MARTIN VAUCLAIR, J.C.A. | |
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| STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A. | |
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| GUY COURNOYER, J.C.A. | |
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Me Nancy Brûlé Me Denise Robillard | ||
BERNARD, ROY (JUSTICE-QUÉBEC) | ||
Pour l’appelant | ||
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Me Jean-Marc Lacourcière | ||
TRUDEL JOHNSTON & LESPÉRANCE | ||
Pour l’intimé et la mise en cause | ||
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Date d’audience : | 21 avril 2023 | |
[1] L’ordonnance mentionnée dans ce paragraphe 94 du dispositif du jugement entrepris reprend intégralement les conditions qui étaient demandées par l’intimé à sa quatrième conclusion et à l’Annexe A à laquelle celle-ci réfère, dans sa Demande modifiée d’ordonnances de confidentialité, de non-divulgation et de non-publication.
[2] Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or c. Procureur général du Québec, 2022 QCCS 2089 (Bisson, j.c.s.) [jugement entrepris].
[3] Id., paragr. 1.
[4] Le nom des membres qui ont relaté, dans la Demande d’autorisation d’exercer l’action collective, les sévices subis allégués a été communiqué à l’appelant. Les parties ont par conséquent limité leurs plaidoiries qu’à l’égard de la mise en cause, laquelle était visée spécifiquement par les conditions imposées au paragraphe 94 du dispositif du jugement.
[5] 2005 CSC 31, paragr. 29-30 [Glegg].
[6] 2014 CSC 66, paragr. 82-84 [Pétrolière Impériale].
[7] Cette conclusion 4 reflète les conditions prévues au paragraphe 94 du jugement entrepris.
[8] Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 [Sherman].
[9] Pétrolière Impériale, paragr. 24.
[10] Id., paragr. 26; Catherine Piché, La preuve civile, 6e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2020, p. 503 et 507.
[11] Art. 574 al. 3 C.p.c.
[12] Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, paragr. 59 et 65 [Infineon]; L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal c. J.J., 2019 CSC 35, paragr. 7 [L’Oratoire Saint-Joseph].
[13] Ibid.; voir aussi Homsy c. Google, 2023 QCCA 1220, paragr. 24 (Morissette, j.c.a.) et 27 (Sansfaçon, j.c.a.).
[14] Art. 571 al. 3 C.p.c.
[15] Art. 85 et 575 C.p.c.; Banque de Montréal c. Marcotte, 2014 CSC 55, paragr. 29-46.
[16] Glegg, supra, note 5.
[17] Id., paragr. 82.
[18] Art. 17 al. 2 C.p.c.
[19] Lizotte c. Aviva, compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, paragr. 22.
[20] Id., paragr. 19.
[21] Id., paragr. 22.
[22] Id., paragr. 34.
[23] Id., paragr. 36.
[24] Id., paragr. 37.
[25] Id., paragr. 41 et 42.
[26] Id., paragr. 24, citant Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, paragr. 40.
[27] Voir, en outre : L’Oratoire Saint‑Joseph, supra, note 12; Sherman, supra, note 8; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76; S. c. Lamontagne, 2020 QCCA 663; Dis son nom c. Marquis, 2022 QCCA 841.
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