R. c. Gagné | 2024 QCCQ 5842 | ||||||
COUR DU QUÉBEC | |||||||
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CANADA | |||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||||
DISTRICT DE | RIMOUSKI | ||||||
LOCALITÉ DE | RIMOUSKI | ||||||
« Chambre criminelle et pénale » | |||||||
N° : | 100-01-025219-227 | ||||||
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DATE : | 15 octobre 2024 | ||||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | HÉLÈNE BOUILLON, J.C.Q. | |||||
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SA MAJESTÉ LE ROI | |||||||
Poursuivant | |||||||
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c. | |||||||
ALEXANDRE GAGNÉ | |||||||
Accusé | |||||||
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DÉCISION SUR LA PEINE | |||||||
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CONTEXTE
[1] Au terme d’un procès, l’accusé a été déclaré coupable d’un chef d’agression sexuelle pour des événements ayant eu lieu le 13 avril 2021.
[2] Les faits justifiant le verdict sont exposés dans la décision du 11 décembre 2023. Il suffit de mentionner à ce stade que l’accusé, sergent et instructeur pour les Forces armées canadiennes, se livre, lors des cinq fouilles préalables à un entrainement de combat au sol, à des attouchements sexuels aux fesses de A, une réserviste militaire en formation.
[3] Le Tribunal doit déterminer quelle peine doit recevoir Alexandre Gagné pour ses agissements envers la victime dans le contexte précis de cette affaire.
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POSITION DES PARTIES
[4] Lors de l’audition sur la détermination de la peine, la poursuite plaide en faveur d’une détention, se situant entre 30 et 60 jours, assortie d’une mesure probatoire de deux ans comportant, entre autres, des conditions de protection pour la victime. Cette recommandation est appuyée par les facteurs aggravants présents ainsi que les objectifs de dénonciation et de dissuasion devant être priorisés dans les circonstances.
[5] La défense, pour sa part, recommande d’absoudre conditionnellement l’accusé et de le soumettre à une ordonnance de probation de deux ans, assortie de nombreuses conditions incluant l’exécution de 240 heures de travaux communautaires, un don de 1 000 $ à un organisme de la région, ainsi que l’obligation de poursuivre les nombreux suivis thérapeutiques entrepris.
[6] Il est notamment soutenu par la défense que cette mesure est appropriée en raison de la faible gravité subjective des gestes, des nombreuses circonstances atténuantes présentes, des conséquences indirectes pour l’accusé, de l’atteinte des objectifs de dénonciation et de dissuasion, ainsi que du principe de modération.
[7] Quant à deux des ordonnances accessoires généralement prononcées en cas de déclaration de culpabilité pour l’infraction d’agression sexuelle, soit l’inscription au registre des délinquants sexuels et l’interdiction relative aux armes à feu, la défense soumet que l’accusé devrait être dispensé de la première, et quant à la seconde, qu’une autorisation de posséder des armes dans certaines circonstances devrait lui être accordée en vertu de l’article 113 C.cr.
[8] Au regard de ces deux demandes, la représentante du Directeur des poursuites criminelles et pénales n’émet aucun commentaire.
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LA PREUVE LORS DE L’AUDITION SUR LA DÉTERMINATION DE LA PEINE
La victime A
[9] Elle n’a pas témoigné à cette étape du processus judiciaire. Au procès cependant, elle a fait part de certaines répercussions subies en raison des faits et gestes de l’accusé. Elle a également rempli deux déclarations sur les conséquences du crime[1]. Nous constatons qu’elles sont sérieuses.
[10] A a longuement hésité avant de porter plainte, d’abord par crainte de représailles, ensuite par celle de ne pas être crue. Au cours de ce processus, elle tente de banaliser les événements, se disant que d’autres femmes vivent pire que ce qu’elle vit. Après avoir échangé avec des personnes de confiance, elle réalise pourtant à quel point la situation l’affecte.
[11] La fouille du 13 avril 2021, qui devait être banale et routinière, l’a atteinte dans sa dignité et dans son intimité.
[12] À la suite des événements, ses relations interpersonnelles avec certains membres de la Force de réserve changent en raison de la présence de l’accusé et de sa conjointe au sein de la même unité. Alors qu’elle n’a fait que dénoncer ce qu’elle a subi, l’étiquette de « la fille qui brise des vies » lui est accolée. Dans ce milieu de travail, elle est constamment surveillée.
[13] Depuis, A éprouve de la difficulté à faire confiance aux hommes, et elle craint désormais que sa gentillesse ne suscite de fausses impressions. Elle éprouve un malaise à se faire toucher, même si le geste est strictement amical ou professionnel, telles une poignée de main, une accolade, une main à l’épaule ou sur le bras. Elle appréhende désormais qu’une main dans le dos ne devienne une main sur les fesses. Sa relation avec son conjoint est également éprouvée.
[14] Au moment des événements, le 13 avril 2021, en plus d’être réserviste pour les Forces armées canadiennes, A est étudiante en techniques policières et en attente de son entrée à l’École nationale de police du Québec. Elle appréhende l’impact négatif de sa dénonciation sur sa carrière, car l’accusé, sergent et instructeur dans l’armée, est également policier à la Sûreté du Québec. Son sommeil est affecté de façon importante. Elle devient extrêmement émotive et se remet en question facilement.
[15] Les mêmes inquiétudes et préoccupations apparaissent plus tard lors du processus d’embauche à la Sûreté du Québec. Faire confiance à ses collègues est extrêmement difficile. Même dans le confort de sa résidence, A demeure dans un état de stress permanent et développe, depuis les événements, des craintes pour diverses situations qui ne l’affectaient pas auparavant. Elle est constamment épuisée et au bord des larmes. Ce qu’elle vit a un impact direct sur son travail, ses études et ses relations avec les autres.
[16] En raison d’une grande anxiété et de l’insomnie créées par la situation des deux dernières années, elle est mise en arrêt de travail par son médecin à l’été 2023. À l’époque, elle consulte régulièrement une travailleuse sociale et, jusqu’à tout récemment, elle est suivie par une conseillère en santé mentale de la Sûreté du Québec.
[17] A effectue une demande de transfert d’unité auprès de l’armée afin d’avoir le moins de risque possible de côtoyer l’accusé, ses proches et ses amis. Ce qui signifie, en revanche, de devoir recommencer dans un nouvel environnement avec des inconnus.
[18] Même si l’anxiété et l’insomnie se sont améliorées au fil du temps, aujourd’hui A n’est pas en mesure d’affirmer qu’elle va bien. La jeune femme met cependant tous les efforts nécessaires dans le but d’améliorer son état.
Le rapport présentenciel — en résumé
[19] Le contenu du rapport nous apprend que l’accusé a grandi au sein d’une famille qui lui a fourni une éducation adéquate. Son parcours scolaire est caractérisé par une participation active dans un sport d’équipe où il aurait été victime d’intimidation et de jalousie de la part des autres joueurs, ce qui a pu engendrer, selon l’auteur du rapport, des difficultés au niveau de son estime personnelle et de sa capacité d’affirmation de soi affectant ses relations.
[20] Il devient réserviste dans les Forces armées canadiennes et oriente ensuite sa carrière pour devenir policier. S’il vit plusieurs revers tels que des refus et des échecs scolaires, il démontre cependant de la persévérance dans son parcours et devient policier pour la Sûreté du Québec. L’accusé tire une valorisation et un sentiment d’accomplissement important liés à son univers professionnel. L’agent de probation émet l’hypothèse que le statut social et la notoriété conférés par cet emploi, comportant aussi un rapport d’autorité, lui ont possiblement permis de juguler ses enjeux d’affirmation de soi et d’estime personnelle.
[21] La timidité de l’accusé s’est également répercutée dans ses relations avec les femmes. À l’adolescence serait apparue la crainte d’être accusé à tort d’agression sexuelle. Il aurait donc généralement porté une grande attention au consentement et au respect des femmes. Hormis cet aspect, l’accusé présente un développement psychosexuel sans souci particulier.
[22] À l’époque des événements, alors qu’il est en couple depuis quelques années, la fréquence des contacts sexuels avec sa conjointe diminue de façon importante. Éprouvant des difficultés à nommer ses émotions et insatisfactions, l’accusé se tourne vers les réseaux sociaux afin de flirter avec d’autres femmes. Il utilise certaines stratégies visant à dissimuler ces conversations à sa conjointe. C’est dans ce contexte qu’il établit un contact avec la victime qui fait également partie des réservistes des Forces armées canadiennes. Elle est une subordonnée par rapport à son grade. L’accusé se dit persuadé, bien que la victime ne le lui ait jamais confirmé, qu’elle éprouve un intérêt sexuel pour lui.
[23] Même si l’accusé ne reconnait pas avoir commis les gestes qui lui sont reprochés, il admet, en contrepartie, l’ensemble du contexte prédélictuel incluant un intérêt sexuel pour la victime. Du même élan, il avoue avoir eu une pensée, le jour de l’événement, pour la situation compromettante dans laquelle il se trouvait face à cette femme, alors qu’il est en position d’autorité et qu’il doit effectuer une fouille sur elle. Il dit cependant l’avoir balayée de son esprit, prétextant que son professionnalisme allait primer ses fantasmes sexuels.
[24] Jusqu’à la tenue du procès, il éprouve des regrets uniquement liés aux impacts négatifs qu’ont pour lui les différentes procédures légales et judiciaires. Après avoir entendu les propos tenus par la victime, il ressent désormais des remords face au vécu dommageable qu’elle a subi à la suite de ses comportements envers elle.
[25] Faisant suite à la dénonciation de la victime en 2021, il est suspendu de ses fonctions dans l’armée et de celles de policier à la Sûreté du Québec. Des affects dépressifs l’ont assailli et ont entrainé des idéations et des comportements suicidaires. Il a toutefois entrepris des démarches visant son mieux-être, alliant un soutien médical et thérapeutique, témoignant de sa capacité, selon l’agent, à se doter volontairement de l’aide professionnelle à sa portée en cas de besoin.
[26] Depuis peu, il occupe un emploi à temps partiel dans le domaine de la construction. Pour l’heure, malgré la perte de son statut, il serait satisfait et souhaite poursuivre les différents suivis entrepris.
[27] L’accusé bénéficie d’un réseau social soutenant, composé d’amis de longue date et de membres de sa famille. Ce sont des personnes sur qui il peut compter en cas de besoin et qui lui apportent une aide concrète.
[28] Il est en couple avec une femme depuis plus d’une année. Cette dernière est au courant de son dossier judiciaire. Ils font vie commune à partir du mois d’octobre 2023. L’accusé affirme être satisfait de sa relation conjugale actuelle. Cependant, certaines lacunes et carences susmentionnées teintent, d’une part, sa façon d’entrer en relation affective et, d’autre part, de l’entretenir par la suite.
[29] À la lumière des informations mises à la disposition de l’auteur du rapport, ce dernier estime que l’accusé présente un niveau de risque de récidive sous la moyenne lorsqu’on le compare à l’ensemble des délinquants sexuels ayant commis une infraction similaire. La présente confrontation à l’appareil judiciaire parait avoir entrainé un impact dissuasif considérable. Malgré la négation des comportements répréhensibles reprochés, l’accusé s’est servi de la période où il était en attente de la sentence afin d’explorer certains besoins, et il montre une ouverture à considérer de l’aide en sexologie qui lui permettra éventuellement de s’attaquer aux facteurs contributifs à sa délinquance.
[30] En ce sens, le maintien des implications thérapeutiques déjà entamées sur les plans psychosocial et psychologique est recommandé afin de poursuivre, entre autres, l’exploration des répercussions des symptômes anxieux qu’il se reconnait, le travail de la communication affirmative en relation ainsi que ses enjeux sur le plan de l’estime de soi.
[31] Au surplus, l’agent estime qu’un suivi avec un sexologue clinicien s’avère complémentaire et impératif. En effet, en dépit de la négation de son implication délictuelle, monsieur Gagné mentionne être désireux de poursuivre sa compréhension puis sa réflexion face au contexte qui a fait en sorte qu’il en est arrivé là. Au moment de sa dernière rencontre avec l’agent, les suivis étaient sur le point d’être mis en branle, l’accusé s’étant mobilisé en ce sens.
[32] Alexandre Gagné a bien collaboré au processus d’évaluation avec l’agent de probation.
L’accusé — son témoignage — en résumé
[33] Il fait état de son implication dans l’armée jusqu’au moment où il est relevé de ses fonctions de façon temporaire[2], le 15 avril 2021, et de son désir de réintégrer ce poste pour lequel il éprouve de la passion et qui implique le dépassement de soi. Il a l’ambition de monter en grade, de poursuivre l’enseignement et de réaliser son désir d’aventure par un déploiement à l’étranger. Quelques rapports[3] de ses évaluations au sein des Forces armées canadiennes sont déposés.
[34] Il a vécu et vit durement cette suspension. Il a souffert d’insomnie et de dépression. Il qualifie son arrestation, par la police militaire en août 2022, d’expérience extrêmement difficile et au cours de laquelle il se sent humilié en tant que policier.
[35] À la suite du verdict de culpabilité, les Forces armées canadiennes lui font parvenir un avis d’intention de procéder à sa libération. Il exprime qu’il s’agit de la privation d’un rêve ainsi que d’une perte financière. La décision définitive n’est pas encore prise. Le port d’une arme à feu constitue une condition essentielle pour demeurer dans l’armée.
[36] Alexandre Gagné est également policier à la Sûreté du Québec depuis 2019. Il est suspendu de ses fonctions depuis son arrestation du mois d’août 2022 et reçoit, depuis, la moitié de sa rémunération. Afin de compenser les pertes salariales, ses parents l’aident financièrement. Il vit difficilement la suspension. Le métier de policier lui permettait d’aider les autres et de faire une différence dans leur vie. Des fiches d’appréciation du personnel[4] sont déposées ainsi qu’une lettre[5] soulignant le service et le professionnalisme dont il a fait preuve lors d’une intervention pour tentative de suicide en avril 2022.
[37] Alexandre Gagné risque la destitution au sein de la Sûreté du Québec. La décision définitive sera prise lorsque le processus judiciaire sera terminé. Il a l’intention de faire valoir les circonstances particulières de l’affaire afin de conserver son poste. Le travail actuel qu’il occupe, à titre de couvreur dans la construction[6], ne constitue pas pour lui un plan de carrière. Il s’agit plutôt d’un emploi physique temporaire qui l’aide à se libérer l’esprit.
[38] La peine qu’il recevra aura un impact sur son avenir professionnel. Selon lui, l’absolution qu’il requiert constituerait un élément favorable considéré parmi d’autres facteurs. En revanche, une peine de détention aurait certainement un impact négatif. Le port d’une arme à feu constitue une condition essentielle pour le travail de policier.
[39] Au regard de sa vie personnelle, l’ensemble de la situation a entrainé des répercussions importantes. Il a fait une dépression et eu des idéations suicidaires au moment où son ex-conjointe l’a quitté. Il est allé chercher de l’aide et il effectue, depuis, de nombreux suivis. Au cours de son témoignage, l’accusé spécifie qu’il a un suivi avec son médecin de famille[7] depuis mai 2022, avec une travailleuse sociale[8] depuis l’automne 2022, avec une psychologue[9] depuis mars 2022, et une sexologue[10] depuis avril 2024.
[40] Ces rencontres régulières lui sont bénéfiques et l’aident sous plusieurs aspects de sa vie. Il souhaite les poursuivre.
[41] La médiatisation de l’affaire, à partir de juillet 2023, lui occasionne de l’insomnie et des crises de panique[11]. Il réitère qu’il est difficile et douloureux de vivre avec l’étiquette d’agresseur sexuel dans une petite communauté comme Rimouski.
[42] Il parle du processus judiciaire comme d’une épreuve lui ayant occasionné du stress et de l’anxiété, mais au cours duquel il a beaucoup appris. Aujourd’hui, il éprouve des remords envers la victime, son ex-conjointe et sa famille en raison de ce qu’il leur a fait vivre. Il a manqué de jugement envers la victime, particulièrement en raison de son grade supérieur par rapport au sien, et affirme ne pas s’être rendu compte du mal qu’il lui a fait. Il souhaite ne plus jamais se replacer dans une telle situation.
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CERTAINS PRINCIPES JURIDIQUES APPLICABLES
[43] Le prononcé de la peine est l’un des exercices les plus difficiles pour les tribunaux.
[44] La détermination de la peine relève davantage de l’art que d’une science exacte et requiert que le tribunal considère les principes, objectifs pénologiques et circonstances prévues par le Code criminel[12] (C.cr.).
[45] Trouver et appliquer la peine la plus juste et la plus équitable pour l’accusé, tout en manifestant la réprobation sociale adéquate et en assurant la protection de la société, est un exercice de pondération complexe puisqu’il tend à assurer un équilibre entre des valeurs qui, sans s’opposer, visent des objectifs différents.
[46] Le Tribunal ne punit pas un crime, mais bien la personne qui l’a commis.
[47] Dans un arrêt récent, notre Cour d’appel décrit le principe d’individualisation de la peine de la façon suivante : « Pour cette infraction, commise par ce délinquant, ayant causé du tort à cette victime, dans cette communauté, quelle est la sanction appropriée au regard du Code criminel ? »[13].
[48] L’article 718 C.cr. énumère les objectifs de la détermination de la peine, à savoir : dénoncer le comportement illégal ; dissuader ce genre de comportement ; isoler au besoin les délinquants ; favoriser leur réinsertion sociale ; assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité ; et, susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé à la victime et à la collectivité.
[49] L’article 718.1 C.cr., pour sa part, commande que la peine prononcée soit proportionnelle à la gravité des infractions et au degré de responsabilité du délinquant.
[50] L’article 718.2 C.cr. fait état des autres principes qui doivent être considérés. Selon l’alinéa a), la peine doit être adaptée aux circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l’infraction ou à la situation du délinquant. L’alinéa b) codifie le principe de l’harmonisation des peines, c’est-à-dire l’imposition de peines semblables à celles appliquées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables. Les alinéas d) et e) codifient le principe voulant que le tribunal examine la possibilité de sanctions moins contraignantes que la privation de liberté lorsque les circonstances le justifient.
[51] Le législateur a également prévu à l’article 718.2 a) (iii) C.cr. que constitue une circonstance aggravante, la preuve que l’infraction perpétrée par le délinquant constitue un abus de la confiance de la victime ou un abus d’autorité à son égard.
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ANALYSE
[52] Dans le cadre du processus d’individualisation de la peine, le Tribunal doit analyser les circonstances aggravantes et atténuantes liées à la perpétration de l’infraction ou à la situation du délinquant.
LES CIRCONSTANCES AGGRAVANTES
[53] Le Tribunal retient les éléments suivants :
70 […] Une déclaration de culpabilité pour un acte posé par un policier, qu’il ait ou non été en devoir au moment de cet acte, remet en cause l’autorité morale et l’intégrité du policier dans l’exercice de ses responsabilités en matière d’application de la loi et de protection du public. Du point de vue du public, il y a rupture du lien de confiance nécessaire à l’exercice, par le policier, de ses fonctions : […]
LES CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES ET PERTINENTES
[54] Le Tribunal retient les éléments suivants :
[55] Une nuance s’impose cependant. Dans la présente affaire, les principaux aspects de réhabilitation de l’accusé ciblent l’exploration de symptômes anxieux qu’il se reconnait, un travail de communication en relation de couple, ainsi que des enjeux sur le plan de l’estime de soi[16]. Ces aspects ne s’adressent pas directement à la commission des gestes d’agression sexuelle pour lesquels il a été condamné, mais plutôt à des inconforts et à d’autres problématiques personnelles qu’il éprouve. Nous ne pouvons ainsi parler d’une démonstration de réhabilitation possédant la valeur habituellement reconnue. Dans une certaine mesure néanmoins, le Tribunal retient ces suivis, et particulièrement celui récemment débuté en sexologie, en raison de leur pertinence certaine.
[56] Ce facteur atténuant doit également être mitigé, car l’expression de remords de l’accusé face au vécu dommageable de la victime vise, en l’espèce, ses comportements précédant les événements et non les attouchements sexuels eux-mêmes, qu’il nie toujours.
[57] Évidemment, cet énoncé n’a pas pour but de reprocher à l’accusé de maintenir son innocence, mais plutôt de recadrer les remords exprimés. Généralement, des excuses sincères retenues à titre de circonstance atténuante nécessitent une reconnaissance des torts causés qui démontre une « prise de conscience à l’égard de la nature et de la gravité des gestes commis »[17]. Ce qui n’est pas le cas en l’espèce pour l’infraction pour laquelle il a été condamné. Dans ces circonstances, le poids de ce facteur atténuant est diminué.
[58] Le Tribunal prend également en considération, mais à titre de facteurs pertinents, la couverture médiatique ainsi que le respect, par l’accusé, des conditions de remise en liberté[18].
[59] La gravité objective, pour sa part, est reflétée par les peines maximales fixées par le législateur. En l’espèce, l’accusé est passible d’une peine d’emprisonnement maximale de 10 ans.
LES CONSÉQUENCES INDIRECTES
[60] Comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Suter[19], il faut « [a]dapter les peines aux circonstances de l’infraction et à la situation du contrevenant » ce qui « peut exiger du juge de la peine qu’il procède à un examen des conséquences indirectes ». Celles-ci s’entendent « de toute conséquence découlant de la perpétration d’une infraction, de la déclaration de culpabilité pour une infraction ou de la peine infligée pour une infraction, que peut subir le délinquant »[20]. Cependant, « [l]orsque la conséquence est à ce point […] liée à la nature de l’infraction qu’elle est presque inévitable, son rôle à titre de facteur atténuant est grandement réduit »[21].
[61] Les conséquences indirectes ne peuvent dénaturer le processus de détermination de la peine en enfreignant la recherche d’une peine individualisée qui doit prendre en compte toutes les circonstances de l’espèce[22].
[62] Alexandre Gagné a été suspendu des Forces armées canadiennes et de la Sûreté du Québec. Des pertes financières accompagnent cette situation qu’il vit difficilement. Cependant, les gestes d’attouchement sexuel se produisent lors d’une formation où il agit à titre de militaire-instructeur envers une militaire subalterne. Rappelons aussi que la victime est étudiante en techniques policières, et l’accusé, policier à la Sûreté du Québec. Les suspensions étaient, somme toute, inévitables et emportent un effet atténuant moindre sur la peine infligée. Il s’agit de facteurs qui seront tout de même considérés au regard de la situation de l’accusé.
LA GRAVITÉ DE L’INFRACTION ET LA RESPONSABILITÉ PÉNALE DE L’ACCUSÉ
[63] L’analyse de la nature et de la gravité relative de l’infraction, des circonstances de sa perpétration et du préjudice causé par celle-ci mène le Tribunal à conclure que la gravité de l’infraction est importante, même si nous sommes en présence de gestes dont l’atteinte physique est moins prononcée.
[64] La responsabilité pénale de l’accusé est, pour sa part, entière. Le contexte existant entre eux ainsi que les messages de l’accusé le soir même[23] établissent qu’il a fait preuve d’une indifférence ainsi que d’une insouciance marquées face à ce que la victime a pu ressentir. Sa culpabilité morale est élevée.
[65] Le Tribunal ne peut suivre la proposition suggérée par la défense quant à la qualification des gestes commis par l’accusé, voulant que sur le plan de la mens rea, ils se situent plus près de la croyance sincère, mais erronée au consentement, que d’une connaissance incontestable de l’absence de consentement de la victime.
[66] Sur la culpabilité, pour que cette défense réussisse, spécifions qu’un accusé doit démontrer que la victime lui a communiqué un consentement, d’une manière ou d’une autre. En l’espèce pourtant, l’accusé reconnait que la victime ne lui a jamais communiqué quoi que ce soit en ce sens, en paroles ou en actes. Le comportement de l’accusé laisse plutôt percevoir de l’insouciance eu égard à son consentement.
[67] Rappelons aussi le contexte, soit que les agressions sexuelles ont eu lieu dans les locaux de l’armée, au cours d’une formation donnée par l’accusé à titre d’instructeur responsable, alors que la victime est une militaire subalterne. La situation existante est difficilement conciliable avec ce qui est avancé en défense quant à la mens rea.
PRINCIPE DE L’HARMONISATION DE LA PEINE
[68] La peine doit être semblable à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances similaires. Ce principe n’est toutefois pas absolu. La Cour d’appel du Québec enseigne que la similarité demeure une question de degré, dont l’analyse repose sur la nature des infractions en cause, la personnalité des délinquants et des circonstances comparables. Par ailleurs, faut-il le rappeler, les fourchettes de peine ne servent qu’à fournir un guide au Tribunal, qui doit individualiser la peine.
[69] Les auteurs Parent et Desrosiers écrivent, dans le Traité de Droit criminel — La Peine[24] :
Contrairement aux agressions commises sur des enfants, celles perpétrées à l’endroit d’adultes ne prévoient pas de peines minimales d’emprisonnement. Des peines d’emprisonnement de moins d’un an peuvent donc être imposées lorsque la gravité du crime et le degré de responsabilité du contrevenant le justifient. Il en va également des sentences suspendues et de l’absolution avec ou sans condition. En effet, « une revue de la jurisprudence portant plus spécifiquement sur les victimes adultes [et comportant des gestes d’une gravité relative] révèle que les peines imposées varient de l’absolution à des peines de prison de l’ordre de 8 mois ». On parle ici d’attouchements sur les seins, la vulve ou les fesses ; de masturbation ; de cunnilingus avec ou sans pénétration digitale ; de frottements ; de main sous la jupe ou dans le pantalon […].
[Références omises]
[70] La jurisprudence soumise par les parties a été considérée par le Tribunal. Bien que les affaires avancées se distinguent du présent dossier, l’exercice de comparaison des peines rendues demeure un exercice utile[25].
LA PEINE JUSTE ET APPROPRIÉE
[71] Il s’agit maintenant d’infliger à Alexandre Gagné une peine proportionnelle à la gravité des crimes qu’il a commis et à son degré de responsabilité, en ayant à l’esprit l’ensemble des objectifs pénologiques, les circonstances propres à l’affaire, ainsi que les peines infligées pour des infractions semblables dans des circonstances semblables.
L’ABSOLUTION CONDITIONNELLE PEUT‑ELLE CONSTITUER LA PEINE APPROPRIÉE ?
[72] Considérant les critères quant à l’octroi d’une absolution, le juge Serge Cimon de la Cour du Québec, dans la décision R. c. Dumas[26], résume bien l’état du droit. Il écrit :
[12] L’absolution est la sanction la plus douce prévue par le législateur. Sans être une mesure d’exception, l’absolution est un remède qu’il faut appliquer judicieusement et non pas d’une façon routinière. En accord avec le principe qu’il faille, résister a adopté des principes rigides, l’absolution n’exclut aucune catégorie de personnes ni aucun crime, sauf ceux qui ne remplissent pas les conditions statutaires prévues à l’article 730 du Code criminel. Ainsi, une absolution peut être octroyée même dans des cas qui interpellent normalement les objectifs de dénonciation et de dissuasion.
[13] Le test applicable est celui de l’équilibre entre l’intérêt véritable de l’accusé et ceux de la société. Généralement, l’absolution répond à des infractions de gravité relative qui résultent de gestes ponctuels, irréfléchis et de courte durée.
[14] La règle d’or en la matière est qu’un accusé ne doit pas, dans les faits, subir un châtiment qui n’a aucune mesure avec sa faute.
[15] Pour en bénéficier, un accusé doit avoir été déclaré coupable d’une infraction pour laquelle la loi ne prescrit pas de peine minimale et qui n’est pas punissable d’un emprisonnement de 14 ans ou de l’emprisonnement à perpétuité. De plus, le Tribunal doit considérer que l’absolution est dans l’intérêt véritable de l’accusé et qu’elle ne nuit pas à l’intérêt public.
[Références omises]
L’intérêt véritable de l’accusé
[73] L’intérêt véritable de l’accusé a été démontré notamment quant aux conséquences possibles d’une condamnation judiciaire sur ses emplois. Il n’y a donc pas lieu de développer davantage sur le sujet. Son intérêt véritable est d’ailleurs reconnu par la représentante du DPCP.
L’intérêt public
[74] Le Tribunal doit considérer les objectifs de dénonciation et de dissuasion, la gravité de l’infraction, son incidence dans la communauté, l’attitude du public à son égard et la confiance de ce dernier dans le système judiciaire. Une absolution ne doit pas être automatiquement refusée même dans les cas où la dissuasion est un objectif important[27]. En évaluant l’intérêt public, le Tribunal doit tenir compte de la réaction de la personne raisonnable et bien renseignée.
[75] La défense estime que l’impact dissuasif des procédures judiciaires sur l’accusé, particulièrement les conséquences indirectes, soit sa suspension de l’armée canadienne et de la Sûreté du Québec ainsi que la médiatisation de l’affaire et les épreuves traversées, envoie un message à la société que de tels comportements ne sont pas tolérés, et cela contribue à l’atteinte de la dissuasion générale[28].
[76] Après avoir considéré l’ensemble des éléments précédemment énoncés, le Tribunal conclut que l’octroi d’une absolution, même conditionnelle, serait contraire et nuisible à l’intérêt public. L’intérêt public requiert, en l’espèce, que le comportement de l’accusé soit dénoncé afin de maintenir la confiance du public dans l’administration du système judiciaire et pour dissuader toute personne tentée de suivre l’exemple du délinquant.
[77] Même si le contrevenant, sans casier judiciaire, participe activement à la société et qu’il bénéficie d’une situation personnelle stable ainsi que du support de sa famille, et bien que le Tribunal soit au courant des conséquences possibles pour sa carrière dans les Forces armées canadiennes et à la Sûreté du Québec, l’absolution conditionnelle ne constitue pas une peine appropriée eu égard à son degré de responsabilité et à la gravité de l’infraction.
[78] L’analyse de la jurisprudence soumise démontre que lorsqu’une absolution est octroyée pour ce type d’infraction, on retrouve généralement un plaidoyer de culpabilité ainsi que peu de facteurs aggravants. L’accusé ne bénéficie pas de ces circonstances.
[79] La situation personnelle d’un délinquant ne peut être utilisée pour réduire une peine au point où celle-ci devient inappropriée. Les facteurs aggravants présents ont un poids déterminant, et les objectifs de dénonciation et de dissuasion générale ne peuvent être atteints par une telle mesure.
[80] Pour les mêmes raisons, sursoir au prononcé de la peine ne peut constituer non plus une peine adéquate. Le Tribunal est par ailleurs conscient que la dénonciation et la dissuasion générale peuvent être rencontrées par une autre peine que la détention ainsi que de son obligation de considérer, avant d’envisager la privation de liberté, la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient.
[81] La Cour d’appel du Québec s’exprime ainsi dans l’arrêt Lemieux[29] :
[96] La dénonciation n’est pas qu’un concept flou, aux pourtours incertains. Au contraire, la société en comprend très bien la signification puisqu’elle « est l’expression de la condamnation par la société du comportement du délinquant » : […]. Une telle réprobation « représente une déclaration collective, ayant valeur de symbole, que la conduite du contrevenant doit être punie parce qu’elle a porté atteinte au code des valeurs fondamentales de notre société qui sont constatées dans notre droit pénal substantiel » : […]. Or, « le besoin de dénonciation est intimement lié à la gravité de l’infraction » : […]. Plus l’ensemble des circonstances de l’infraction est grave, plus la dénonciation s’impose et, dans le but de limiter la prolifération de telles infractions, l’objectif de dénonciation « témoigne du rôle de communication et d’éducation du droit » : […].
[Références omises]
[82] Bien que les faits constitutifs de l’infraction dans l’arrêt Lemieux se distinguent de ceux de la présente affaire, les propos de notre Cour d’appel s’appliquent au présent dossier.
[83] Le processus judiciaire, jumelé aux conséquences dans la vie de l’accusé et à certains suivis thérapeutiques entrepris, a permis l’atteinte de l’objectif de dissuasion spécifique et de réintégration sociale le concernant. Néanmoins, l’objectif de dissuasion générale et de dénonciation des agressions sexuelles ayant été commises dans le contexte particulier présent, notamment d’abus d’autorité, ainsi que le tort causé à la victime pèsent lourd.
[84] Après avoir envisagé toutes les autres alternatives qu’une peine d’emprisonnement, elle apparait inévitable.
[85] L’accusé a profité de son ascendant envers la victime, de l’inégalité existante entre eux pour la soumettre subrepticement à des contacts sexuels non souhaités lors d’une formation professionnelle qu’il dirigeait au sein de la Force de réserve de l’armée canadienne. De surcroit, l’attirance sexuelle qu’il éprouvait envers elle depuis longtemps, et qu’il lui avait manifestée à de nombreuses reprises, n’avait pourtant reçu aucun écho de sa part.
[86] Les attouchements non consensuels de nature sexuelle peuvent avoir de sérieuses conséquences pour une victime même lorsqu’ils se situent dans le bas de l’échelle de gravité[30]. Ce qui s’avère être le cas.
***
[87] La poursuite a fait référence au Rapport du comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense à propos du harcèlement et de la violence sexuels dans les Forces armées canadiennes[31]. Dans la section « Contexte » de ce document de 2017, le comité est d’avis qu’il est important d’examiner régulièrement cette question, car le harcèlement sexuel de même que les enjeux liés à la violence sexuelle en milieu de travail sont des problématiques de longue date qui reviennent à l’avant-plan périodiquement.
[88] Le Tribunal rappelle encore une fois que « la dénonciation est l’expression de la condamnation par la société du comportement du délinquant »[32]. Elle est déterminée en fonction de la nature et de la gravité de l’infraction, de sa récurrence, des circonstances entourant sa réalisation et des conséquences subies par la victime ou par la collectivité.
[89] L’incarcération ayant un effet dénonciateur plus grand que l’emprisonnement avec sursis, la détention sera généralement préconisée lorsque la nécessité de dénoncer le comportement illégal est si pressante qu’elle est alors la seule peine qui convient pour exprimer la réprobation de la société à l’égard du comportement du délinquant. Cette constatation n’empêche pas le recours à l’emprisonnement avec sursis dans les cas où les facteurs personnels compensent le grand besoin de dénonciation[33].
LA POSSIBILITÉ D’IMPOSER L’EMPRISONNEMENT AVEC SURSIS
[90] L’emprisonnement dans la collectivité[34] est une alternative possible en l’espèce. Les trois premiers critères de la disposition du Code criminel ne posent aucune difficulté. Le crime commis par l’accusé n’est ni une infraction exclue ni une infraction assortie d’une peine minimale. Selon l’évaluation du risque de récidive, la sécurité de la collectivité n’est pas menacée. L’examen porte plutôt sur le quatrième critère, à savoir si le prononcé d’une ordonnance d’emprisonnement avec sursis est conforme à l’objectif et aux principes de détermination de la peine.
[91] Comme le souligne la Cour dans l’arrêt Proulx[35] :
[116] Il arrive fréquemment que le juge qui détermine la peine se trouve devant une situation où certains objectifs militent en faveur de l’octroi du sursis à l’emprisonnement et d’autres en faveur de l’emprisonnement. En pareil cas, le juge du procès doit soupeser ces divers objectifs pour déterminer la peine appropriée. Comme l’a expliqué le juge La Forest dans R. c. Lyons […], « [d]ans un système rationnel de détermination des peines, l’importance respective de la prévention, de la dissuasion, du châtiment et de la réinsertion sociale variera selon la nature du crime et la situation du délinquant ». Le juge ne dispose pas d’un critère ou d’une formule d’application simple à cet égard. Il faut s’en remettre au jugement et à la sagesse du juge qui détermine la peine, que le législateur a investi d’un pouvoir discrétionnaire considérable à cet égard à l’art. 718.3.
[Référence omise]
[92] Lorsqu’il est possible de combiner des objectifs punitifs et des objectifs correctifs, l’emprisonnement avec sursis sera vraisemblablement une sanction plus appropriée que l’incarcération, et ce, même si l’incarcération a un effet dénonciateur plus grand que l’emprisonnement avec sursis. L’atteinte d’un juste équilibre est donc l’objectif cardinal[36].
[93] Le Tribunal évalue que c’est le cas ici.
[94] Les objectifs de dénonciation et de dissuasion seront atteints par l’emprisonnement avec sursis, tout en permettant au délinquant de poursuivre les démarches thérapeutiques entreprises et ainsi favoriser sa réhabilitation. De ce fait, au regard de l’ensemble des éléments pertinents à l’analyse de la peine que doit recevoir Alexandre Gagné, le Tribunal estime que l’emprisonnement avec sursis constitue une peine conforme aux principes énoncés aux articles 718 à 718.2 C.cr. et qu’il s’agit de celle qui doit être rendue.
***
[95] Avant de conclure, traitons des demandes de la défense quant à deux ordonnances accessoires, soit la dispense de l’inscription au registre des délinquants sexuels et la levée de l’ordonnance d’interdiction relative aux armes à feu.
L’INSCRIPTION AU REGISTRE DES DÉLINQUANTS SEXUELS ET LES CRITÈRES PERMETTANT DE DISPENSER UN DÉLINQUANT DE CETTE INSCRIPTION EN APPLICATION DE L’ARTICLE 490.012 C.cr.
[96] Depuis la déclaration d’inconstitutionnalité des articles 490.012 et 490.013 (2.1) C.cr. dans l’arrêt Ndhlovu[37], le libellé de l’article 490.012 C.cr. a été modifié par la Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels et la Loi sur le transfèrement international des délinquants[38] (projet de loi S-12), qui est entrée en vigueur le 26 octobre 2023.
[97] En vertu du nouveau régime, lors du prononcé de la peine à l’égard d’une infraction désignée à l’article 490.011 C.cr., le Tribunal doit ordonner au délinquant de se conformer à la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels[39] (LERDS) si, à la fois, 1) l’infraction a été poursuivie par mise en accusation ; 2) le délinquant a été condamné à une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus ; et 3) la victime est âgée de moins de 18 ans[40].
[98] Lorsque l’une de ces conditions, prévues au paragraphe 490.012 (1) C.cr., n’est pas rencontrée et que le paragraphe 490.012 (2) C.cr. ne s’applique pas, le Tribunal doit également ordonner au délinquant de se conformer à la LERDS. Cependant, dans ce cas, le délinquant peut demander d’être dispensé de la mesure s’il convainc le Tribunal ; 1) qu’il n’y a pas de lien entre l’ordonnance et l’objectif d’aider les services de police à prévenir les crimes de nature sexuelle et à enquêter sur ceux-ci ; ou 2) que l’ordonnance aurait un effet nettement démesuré par rapport à l’intérêt que présente l’enregistrement pour la protection de la société contre les crimes de nature sexuelle au moyen d’enquêtes ou de mesures de prévention efficaces[41].
[99] En l’espèce, les articles 490.012 (1) et 490.012 (2) C.cr. ne s’appliquent pas à l’accusé.
[100] Pour décider s’il doit rendre l’ordonnance de se conformer à la LERDS en application du paragraphe 490.012 (3) C.cr., le Tribunal doit prendre en compte les facteurs énoncés au paragraphe 490.012 (4) C.cr.
[101] Bien que le nouvel article 490.012 C.cr. soit d’application relativement récente, plusieurs jugements traitent de la question[42].
[102] Leur lecture laisse comprendre que le risque de récidive semble être un facteur important dans la décision des tribunaux de dispenser un délinquant de l’obligation de se conformer à la LERDS en application de l’article 490.012 (3) C.cr.
[103] Cette constatation peut s’expliquer par le fait que dans l’arrêt Ndhlovu, la Cour suprême estime que les juges des tribunaux inférieurs n’ont commis aucune erreur en concluant que « l’inscription au registre de délinquants qui ne présentent pas un risque accru de récidive n’a aucun lien avec l’objet de l’inscription obligatoire »[43]. Elle énonce également que pour un délinquant qui ne présente pas un risque accru de récidive, « toute possibilité réelle que ses renseignements figurant au registre se révèlent un jour utiles à la police » est exclue[44].
[104] À ce sujet, concernant l’accusé, l’auteur du rapport présentenciel[45] indique :
À la lumière des informations mises à notre disposition, monsieur Gagné présente un risque de récidive sous la moyenne lorsqu’on le compare à l’ensemble des délinquants sexuels ayant commis une infraction similaire. La présente confrontation à l’appareil judiciaire parait avoir entrainé un impact dissuasif considérable. En outre, malgré la négation des comportements répréhensibles reprochés, il s’est servi de la période où il était en attente de la sentence afin de pouvoir adresser certains besoins et montre une ouverture à considérer des services en sexologie, qui permettra éventuellement d’adresser plus spécifiquement les facteurs contributifs à sa délinquance.
[105] De plus, la lettre de la chef d’équipe de l’agent de probation ayant confectionné le rapport apporte des précisions qui abondent dans le sens d’un faible risque de récidive[46].
[106] Ainsi, le Tribunal statue, conformément à l’article 490.012 (3) a) C.cr., qu’en raison de la qualification du risque de récidive que présente le délinquant, de l’effet dissuasif de son passage à la cour ainsi que des suivis thérapeutiques entrepris, il n’y a pas de lien entre l’enregistrement du délinquant et l’objectif d’aider les services de police à prévenir les crimes de nature sexuelle ou à enquêter sur ceux-ci.
[107] Considérant l’ensemble de la preuve, le Tribunal conclut qu’il y a lieu de dispenser l’accusé de l’obligation de se conformer à la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels.
***
L’APPLICATION DE L’ARTICLE 113 DU CODE CRIMINEL, SOIT LA LEVÉE DE L’ORDONNANCE D’INTERDICTION DE POSSÉDER DES ARMES À FEU
[108] L’article 113 C.cr. prévoit les conditions permettant au Tribunal de lever l’ordonnance d’interdiction de posséder des armes à feu en vertu de l’article 109 C.cr.
[109] Faisant suite aux prétentions des parties, l’analyse se fera uniquement sur le second volet, soit la possibilité pour la Cour de lever l’interdiction, lorsque l’ordonnance équivaudrait à une interdiction de travailler dans son seul domaine possible d’emploi, en vertu du paragraphe 113 (1) b) C.cr.
[110] L’interprétation de cette disposition doit être effectuée en considérant qu’elle lui permet d’éliminer, dans les cas opportuns, toute conséquence inacceptable d’une interdiction relative aux armes à feu.
[111] Si certaines décisions et certains arrêts interprètent largement la condition du seul domaine possible d’emploi prévu à l’article 113 (1) b) C.cr., d’autres le font plus restrictivement.
[112] Les critères énoncés à l’article 113 (2) C.cr. doivent être pris en considération. Il s’agit du casier judiciaire de la personne, de la nature de l’infraction et des circonstances dans lesquelles elle a été commise, ainsi que de la sécurité de toutes les personnes.
[113] Considérant l’ensemble des facteurs se rapportant à la situation de l’accusé, particulièrement ses occupations professionnelles des dernières années, et interprétant largement la disposition en question, le Tribunal estime qu’il y a lieu de rendre une ordonnance qui prévoira, en cas de réintégration au sein de la Sûreté du Québec et/ou dans les Forces armées canadiennes, que la levée de l’ordonnance d’interdiction soit accordée à l’accusé.
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CONCLUSION
[114] Le courage de la victime doit être souligné depuis sa dénonciation à la Force de réserve de l’armée canadienne des agressions sexuelles commises par l’accusé.
[115] Cette dénonciation et sa participation au processus judiciaire ont requis une force de caractère qui saura certainement l’aider dans le chemin qu’il lui reste à parcourir.
[116] Il aurait été beaucoup plus facile pour A de ne pas dénoncer les agressions subies, car elle pouvait déjà entrevoir, au moment même de porter sa plainte, les répercussions qui allaient s’ensuivre. Mais ce n’est pas le choix qu’elle a fait. Elle est demeurée fidèle à ses valeurs et de ce fait, elle livre ainsi un message tangible de cran, à toute victime de violence sexuelle.
[117] Espérons que la fin de cette étape judiciaire lui amène un certain apaisement.
[118] Quant à monsieur Gagné, il n’appartient pas au Tribunal de déterminer s’il pourra continuer à occuper un poste au sein des Forces armées canadiennes et/ou de la Sûreté du Québec, mais espérons pour lui-même et l’ensemble de la société qu’il poursuive son processus de réhabilitation.
[119] Quant au quantum de la peine, il incombe au Tribunal de soupeser l’importance à accorder aux divers principes et objectifs de détermination de la peine à la lumière des facteurs aggravants et atténuants, ayant toujours à l’esprit le principe fondamental de la proportionnalité de celle-ci.
POUR TOUS CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[120] CONDAMNE l’accusé, Alexandre Gagné, à une peine d’emprisonnement de quatre mois qu’il pourra purger au sein de la collectivité ;
[121] ORDONNE à l’accusé de se conformer aux conditions obligatoires prévues à l’article 742.3 C.cr. et aux conditions spécifiques suivantes :
— Résider au (…)
— Maintenir les services d’une ligne téléphonique terrestre à sa résidence, en communiquer sans délai le numéro à l’agent de surveillance, répondre à tous les appels téléphoniques provenant de l’agent de surveillance durant la période d’assignation à résidence et prendre les dispositions nécessaires pour être en mesure de le faire ;
- aviser l’agent de surveillance de tout changement de numéro de téléphone dans les heures du changement ;
- faciliter l’accès à sa résidence par l’agent de surveillance ;
- interdiction d’adhérer à un service de transfert d’appel ;
- suivre toute directive écrite de l’agent de surveillance relative à l’application des conditions de l’ordonnance d’emprisonnement avec sursis ;
- s’abstenir de communiquer directement avec la victime A et les membres de sa famille immédiate, d’être en sa présence physique et d’être à l’intérieur d’un rayon de 100 mètres de son domicile, lieu de travail ou d’études ;
- interdiction de faire référence à la victime A sur quelque média social que ce soit ;
— Obligation d’être présent à sa résidence en tout temps, pendant les deux premiers mois de l’ordonnance de sursis et, par la suite, entre 23 h et 6 h, sauf pour les raisons suivantes et après avoir dûment informé l’agent de surveillance :
a) pour rencontrer son agent de surveillance à la suite d’un rendez-vous préétabli ;
b) pour suivi médical ou thérapeutique pour lui-même, après avoir dûment informé l’agent de surveillance, et en cas d’urgence pour lui-même ou un membre de sa famille immédiate, et en fournir la preuve à son agent de surveillance ;
c) pour la pratique religieuse dans un lieu de culte, s’il y a lieu ;
d) pour occuper un travail légitime et rémunéré approuvé par son agent de surveillance au préalable ;
e) pour l’achat de nourriture, de biens ou de services nécessaires pour lui-même et les membres de sa famille immédiate pendant une période d’au plus quatre heures, une fois par semaine, sur permission écrite de son agent de surveillance ;
f) pour tout motif sérieux et/ou urgent suivant une autorisation écrite préalable par son agent de surveillance ;
— S’abstenir
a) de consommer de l’alcool ou d’en avoir en sa possession ;
b) de consommer des drogues ou d’autres substances intoxicantes ou d’en avoir en sa possession, sauf sur autorisation médicale validement obtenue ;
[122] INFORME l’accusé que les conditions spécifiques de la présente ordonnance d’emprisonnement avec sursis peuvent faire l’objet de modifications selon les modalités prévues à l’article 742.4 C.cr. ;
[123] INFORME l’accusé que tout manquement aux conditions de l’ordonnance d’emprisonnement avec sursis peut faire l’objet de mesures prévues à l’article 742.6 C.cr. ;
[124] PRONONCE, conformément à l’article 731 C.cr., une ordonnance de probation de deux ans s’appliquant à l’expiration de la période d’emprisonnement avec sursis et soumettant l’accusé aux conditions obligatoires prévues à l’article 732.1 (2) C.cr. et aux conditions spécifiques qui suivent, soit :
- s’abstenir de communiquer directement avec la victime A et les membres de sa famille immédiate, d’être en sa présence et d’être à l’intérieur d’un rayon de 100 mètres de son domicile, de son lieu de travail ou d’études ;
- interdiction de faire référence à la victime A sur quelque média social que ce soit ;
- rencontrer l’agent de probation aussi souvent que requis et suivre toute mesure d’aide qu’il jugera nécessaire pendant les 18 premiers mois de la probation de 2 ans ;
- verser la somme de 1 000 $ dans un délai de six mois au greffe de la cour à l’acquis du Centre d’aide aux victimes d’acte criminel ;
[125] Le Tribunal estime qu’il n’y a pas lieu d’inclure des heures de services communautaires considérant la peine imposée ;
DE PLUS, LE TRIBUNAL REND les ordonnances suivantes :
[126] ORDONNE à l’accusé de se soumettre à la prise d’échantillons de substances corporelles jugés nécessaires aux fins d’analyse génétique en vertu de l’article 487.051 C.cr. ;
[127] INTERDIT à l’accusé de posséder des armes à feu, arbalètes, armes à autorisation restreinte, munitions, substances explosives pour une période de 10 ans et d’avoir en sa possession des armes à feu prohibées, armes à feu à autorisation restreinte, armes prohibées, dispositifs prohibés et munitions prohibées, et ce, à perpétuité en vertu de l’article 109 C.cr. ;
[128] AUTORISE le contrôleur des armes à feu ou le directeur à délivrer au requérant visé par l’ordonnance d’interdiction, en vertu de l’article 113 b) C.cr., une autorisation, un permis ou un certificat d’enregistrement pour les seules fins de l’exercice de son travail de militaire au sein des Forces armées canadiennes et/ou comme policier, dans l’éventualité où l’accusé conserve l’un et/ou l’autre de ces emplois ;
[129] DISPENSE, pour les motifs énoncés précédemment, l’accusé de l’obligation de se conformer à la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels ;
ENFIN,
[130] L’accusé devra payer la suramende compensatoire dans le délai légal prescrit.
| __________________________________ HÉLÈNE BOUILLON, J.C.Q. |
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Me Annie-Claude Breton
Directeur des poursuites criminelles et pénales
Pour la poursuivante
Me Ariane Gagnon-Rocque
Pour l’accusé
[1] Déclaration de la victime sur les conséquences du crime en vertu de l’article 722 (4) C.cr. du 2 décembre 2022 et du 7 décembre 2023.
[2] SD-2.
[3] SD-1.
[4] SD-3 Agents en période probatoire, années 2019 à 2021.
[5] SD-4 Motion honorifique.
[6] SD-10.
[7] SD-6 et SD-9.
[8] SD-7.
[9] SD-5.
[10] SD-8.
[11] SD-10.
[12] L.R.C. (1985), ch. C‑46.
[13] V.L. c. R., 2023 QCCA 449, par. 42 (demande pour autorisation d’appeler rejetée, Sa Majesté le Roi c. V.L., 2024 CanLII 10158 (CSC).
[14] R. c. Thireau, 1988 CanLII 1143 (QC CA), par. 70 ; R. c. Dumoulin, 2010 QCCQ 2991, par. 214 ; R. v. Sood, 2019 BCPC 82 ; R. v. Robinson, 2012 BCSC 1134, par. 62-64 ; R. v. D.W., 2014 BCPC 36.
[15] 2007 CSC 14.
[16] RPS page 6.
[17] Hugues PARENT et Julie DESROSIERS, Traité de droit criminel, t. III - La peine, 3e éd., Montréal, Thémis, 2020, p. 126, par. 91.
[18] Courchesne c. R., 2024 QCCA 960.
[19] R. c. Suter, 2018 CSC 34, par. 46.
[20] Id., par. 47.
[21] Id., par. 49.
[22] R. c. Pham, 2013 CSC 15, par. 14 ; Lemieux c. R., 2023 QCCA 480, par. 86.
[23] R. c. Gagné, 2023 QCCQ 9842, par. 36-38.
[24] H. PARENT et J. DESROSIERS, préc., note 17, p. 839, par. 633.
[25] R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, par. 43.
[26] R. c. Dumas, 2020 QCCQ 54, par. 12-15.
[27] Suarez c. R., 2019 QCCA 649, par. 24 ; Harbour c. R., 2017 QCCA 204, par. 92 et 95.
[28] R. c. Rhouma, 2023 QCCQ 623, par. 100 ; Rozon c. La Reine, [1999] R.J.Q. 805, par. 75.
[29] Lemieux c. R., préc., note 22, par. 96.
[30] R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 142.
[31] Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, Le harcèlement et la violence sexuels dans les Forces armées canadiennes, en ligne : Le harcèlement et la violence sexuels dans les Forces armées canadiennes (sencanada.ca) (consulté en septembre 2024).
[32] R. c. Proulx, 2000 CSC 5, par. 102.
[33] H. PARENT et J. DESROSIERS, préc., note 17, p. 27-28.
[34] Art. 742.1 C.cr.
[35] R. c. Proulx, préc., note 32.
[36] Lemieux c. R., préc., note 22.
[37] R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38.
[38] L.C. 2023, ch. 28.
[39] L.C. 2004, ch. 10.
[40] Art. 490.012 (1) C.cr.
[41] Art. 490.012 (3) C.cr.
[42] R. c. Hamel, 2024 QCCQ 965, par. 27‑31 et 38-60 ; R. c. Sornin, 2024 QCCQ 45, par. 60‑66 ; R. c. S.T., 2024 QCCQ 1150, par. 117‑128 ; R. c. Gauthier, 2023 QCCQ 8019, par. 179‑196.
[43] R. c. Ndhlovu, préc., note 37, par. 83.
[44] Id., par. 85.
[45] Rapport présentenciel du 20 février 2024, par Mélissa Deroy, agente de probation, p. 6.
[46] SD-12 Lettre de Julie Larrivée, chef d’équipe.
AVIS :
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