Therrien et Calian Ltd. — SED Systèmes (div. de Calian ltée) |
2016 QCTAT 5095 |
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[1]
Le 31 mars 2014, Michel Therrien (le plaignant) dépose en vertu
de l’article
123.6 de la Loi sur les normes du travail[1] une plainte pour
harcèlement psychologique contre Calian Ltd - SED Systèmes (Div. de Calian
ltée) (SED ou l’employeur).
[2] Le 1er janvier 2016, la Loi instituant le Tribunal administratif du travail[2] (la LITAT) est entrée en vigueur. Cette loi crée le Tribunal administratif du travail (le Tribunal) qui assume les compétences de la Commission des relations du travail (la Commission) et de la Commission des lésions professionnelles. En vertu de l’article 261 de cette loi, toute affaire pendante devant la Commission ou devant la Commission des lésions professionnelles est continuée devant la division compétente du Tribunal administratif du travail.
[3] SED soutient que l’absence de preuve d’une quelconque manifestation de harcèlement psychologique et d’un manquement à ses obligations légales en pareille matière doit entraîner le rejet de la plainte.
[4] Il est convenu que le Tribunal se prononce sur le fond de la plainte pour harcèlement psychologique et, le cas échéant, réserve sa compétence pour déterminer les mesures de réparation appropriées.
[5]
SED compte approximativement 276 employés au Canada, dont quelque
25 techniciens et ingénieurs à Longueuil. Sous l’autorité de Luc Durocher, le
gestionnaire des opérations, ceux-ci fournissent des services d’entretien et de
réparation reliés à l’exploitation des satellites.
[6] Le président ainsi que le Service des ressources humaines ont leurs bureaux à Saskatoon, où est situé le siège social de l’entreprise.
[7] Le plaignant est embauché comme technicien en opération et maintien dans le centre de contrôle des satellites en janvier 1996 pour ensuite être promu chef technicien, poste qu’il occupe jusqu’à la fin de son emploi. Stéphane Desjardins est son supérieur immédiat. Celui-ci relève de monsieur Durocher.
[8] Le plaignant et monsieur Durocher se connaissent depuis 1988 pour avoir travaillé ensemble pendant plusieurs années chez un autre employeur. C’est d’ailleurs ce dernier qui a recommandé son embauche.
[9] Le 22 janvier 2014, le plaignant travaille avec un technicien à résoudre des problèmes sur certains ordinateurs. Ils se trouvent dans la salle de contrôle avec d’autres techniciens. Au cours de l’après-midi, monsieur Durocher se présente dans la salle. Il se dirige vers le plaignant et lui met les mains dans les cheveux en disant « t’aurais aimé ça une belle blonde plutôt que moi ». Le plaignant était dos à lui et n’a pu l’éviter. Il fige. Il se sent très mal. Incapable d’exprimer son désagrément, il parle à monsieur Durocher des ordinateurs. Celui-ci, conscient de son malaise, quitte la salle rapidement.
[10] Après cette courte interruption, le plaignant continue le travail commencé avec son collègue. Celui-ci lui mentionnera, à un certain moment, qu’il ne sait pas comment il aurait réagi si un homme avait posé le même geste à son égard. Le plaignant ne peut dire si les autres techniciens présents ont été témoins du geste posé par monsieur Durocher.
[11]
Le plaignant considère que ce geste marque l’aboutissement d’un long
processus. Il soutient que monsieur Durocher manifeste depuis longtemps le
désir de le toucher. En 1988, à l’occasion d’un match de baseball amical entre
employés, celui-ci l’avait félicité en lui tapant les fesses. Trois ou quatre
ans avant l’événement de janvier 2014, il s’est moqué de lui, mais sans le
toucher, devant des collègues de travail, à quelques
reprises : « Regardez
comme Michel se sent mal lorsque j’essaie de le toucher ». À
chacune de ces occasions, le plaignant lui avait pourtant dit de cesser de se
conduire ainsi avec lui.
[12] Monsieur Durocher insiste sur le fait qu’il n’avait aucune intention malveillante. Il avait travaillé toute la journée sur un dossier critique. Fatigué, il avait voulu prendre une pause avec les techniciens, jaser et se détendre. Par ce geste, qu’il regrette en voyant la réaction du plaignant, il voulait le surprendre et qu’il devine qui passait la main dans ses cheveux.
[13] Dans la nuit du 22 janvier, le plaignant dort très mal. Il ne se sent pas bien et pleure même.
[14] Le 23 janvier, il retourne travailler. Il projette de joindre le Service des ressources humaines, mais ne réussit pas à le faire. Il ne se sent pas capable d’expliquer ce qui s’est passé avec monsieur Durocher.
[15]
Le 24 janvier, il vient encore travailler avec l’intention de se
plaindre de la conduite de monsieur Durocher. Il joint une première fois Jennifer
Lee, la gestionnaire du Service des ressources humaines, mais il est incapable
de lui relater l’événement. Une quarantaine de minutes plus tard, après être
allé marcher pour retrouver son calme, il l’appelle de nouveau. Il lui raconte
tout : comment il a fait la connaissance de
monsieur Durocher, les moqueries qu’il a subies de sa part trois ou quatre ans avant
l’événement du 22 janvier et lui décrit ce dernier. Il lui confie également
qu’à l’âge de 15 ans, un homme l’avait touché d’une manière inappropriée. Il veut
qu’elle comprenne bien que le geste de toucher ses cheveux n’est pas banal dans
son cas.
[16] Lors de cette conversation, madame Lee reconnaît que monsieur Durocher ne s’est pas conduit de manière acceptable. Ils conviennent que le plaignant décidera au cours de la fin de semaine s’il prend l’initiative de confronter monsieur Durocher ou s’il laisse madame Lee le faire. Dans l’intervalle, celle-ci l’assure de la confidentialité de leurs échanges.
[17] Toujours le 24 janvier, en fin d’après-midi, monsieur Durocher rejoint le plaignant dans la cuisine des employés. Il lui offre des excuses : « Tu m’excuserais-tu d’avoir atteint à ton intégrité physique? » Il veut aussi parler avec lui de ce qui s’est passé. Le plaignant quitte cependant la cuisine sans lui dire un mot.
[18] La fin de semaine suivante, le plaignant consulte un psychologue par l’intermédiaire du Programme d’aide aux employés. Il bénéficiera d’un suivi psychologique pendant la durée de son absence du travail dans le cadre de ce programme.
[19] Le lundi 27 janvier, il ne se présente pas au travail. Il tente en vain de rencontrer un médecin.
[20] Le 28 janvier, il s’absente du travail pour une deuxième journée. Il parvient à voir un médecin dans la soirée. Celui-ci recommande un arrêt de travail d’une durée d’un mois.
[21] Le 29 janvier, le plaignant transmet un premier certificat médical à madame Lee. Ce dernier porte le diagnostic « trouble d’adaptation situationnel ». Il écrit qu’il n’est pas en mesure de communiquer avec monsieur Durocher et s’en remet à elle. Il lui demande, en outre, d’informer son supérieur immédiat de son absence, ce qu’elle fait le lendemain sans en préciser le motif.
[22] Le 31 janvier, madame Lee communique avec monsieur Durocher. Celui-ci admet les faits tels que relatés par le plaignant.
[23] Le 3 février, elle fait part au plaignant de sa conversation avec monsieur Durocher. Celui-ci estime comme elle qu’il n’est pas nécessaire d’obtenir la version d’autres témoins dans les circonstances. Elle aborde également avec lui la question des mesures qu’elle envisage de prendre tout en laissant place à ses commentaires.
[24] Le 6 février, madame Lee transmet au plaignant un résumé de cette conversation comme demandé. On peut y lire la version obtenue de monsieur Durocher ainsi que les mesures suggérées par celle-ci :
▪ Luc assures me that this will never happen again.
▪ Luc feels terrible that his joke was taken this way and he would sincerely apologize to you if you wish. He would apologize in front of entire team and explain that what he did was wrong if you wanted.
▪ I told you that I will do up a summary report for Luc to sign and it will be maintained on file. I will also prepare a summary for you. Again, we take this very serious and this is not behavior that SED condones. It will not be tolerated.
▪ Luc understands that he is not to ever touch you (or pretend to jokingly touch you). He is very sorry and did not intend to hurt or upset you.
▪ Based on my investigation, I believe these reports will bring this investigation to a close and I believe this issue has been dealt with and will not recur. I require a response from you to confirm if you are satisfied with this? Or if there is anything else you wish for me to do?
▪ You told me that you needed to discuss this with those who are taking care of you right now and that you will let me know.
(soulignement ajouté)
[25] Le 19 février, le plaignant lui répond que des excuses devant ses collègues de travail, comme le suggère monsieur Durocher, le rendraient plutôt mal à l’aise. Il n’est pas encore remis et ne peut pour le moment prendre de décision concernant les actions qui pourraient être appropriées. Par ailleurs, il reproche à madame Lee de ne pas tenir compte dans son résumé des éléments antérieurs à celui du 22 janvier 2014 qu’il a mentionnés :
[…] yes you capture the event of january 22nd but there is no mention about the fact that Luc humiliate me a few times in the past by trying touching my body in front of co-workers and laugh at me by telling everyone « look how he is felling bad whan I try touching him » Those facts are very important and must be taken into account because the caress of my hairs is the last harrassement events of a series of harrassement.
There is also no mention about the fact that I warn him a few years ago that I want that bad behaviour to stop because it is not appropriate and made me feel bad.
(reproduit tel quel)
[26] Le lendemain, il communique à nouveau avec elle, cette fois pour se plaindre de la carte de prompt rétablissement qu’il a reçue. Cette dernière représente un cadrage serré du postérieur d’un cowboy vêtu de jeans et de jambières de cuir. Monsieur Durocher, sachant le motif de son absence, se montre encore une fois insensible et irrespectueux à son égard par le choix de cette carte. L’illustration lui apparaît en lien direct avec le harcèlement dont il est la victime. Il est en outre blessé par le fait que la carte ne porte que onze signatures.
[27] Monsieur Durocher explique que son assistante achète habituellement les cartes et les fait signer par les employés. En l’absence de celle-ci, il s’en est procuré plusieurs chez un détaillant de cartes de sa localité. Les superviseurs en ont choisi trois avec lui pour autant d’employés absents parmi celles qu’il avait achetées. Ces cartes ont été laissées dans une salle pour permettre aux employés de les signer.
[28] Le 26 février, madame Lee répond au plaignant. Un premier courriel concerne ses commentaires relatifs au résumé de leur conversation du 3 février précédent et le deuxième, la carte de prompt rétablissement.
[29] Elle rappelle au plaignant que son résumé ne porte que sur les faits dont ils ont discuté le 3 février et non sur l’ensemble des éléments qu’il a portés à sa connaissance. Dans son analyse des faits, elle retient que le plaignant avait déjà interdit par le passé à monsieur Durocher de le toucher ou de prétendre vouloir le toucher ainsi que de se moquer de lui devant ses collègues de cette façon.
[30] Par ailleurs, elle confirme qu’elle respecte son choix de ne pas vouloir d’excuses devant les autres employés (« That is fine. This was an option that Luc offered and I wanted you to know that you had the choice ») tout en lui soulignant la nécessité de déterminer ensemble les mesures permettant de régler la situation dans les meilleurs délais (« We need to work together in order to move on. It is in all our best interests to resolve this complaint as quickly as possible, in a fair, constructive and respectful manner ».)
[31] Quant à la carte, madame Lee n’en a pas la même perception et elle l’invite à voir le bon côté des choses : l’envoi d’une carte démontre une volonté de lui apporter du réconfort. Elle précise que plusieurs personnes sont absentes du travail et qu’il n’est pas facile d’obtenir la signature de chacun en raison des différents quarts de travail. À l’audience, elle ajoute qu’elle s’est renseignée et que la carte reproduit une œuvre d’une artiste canadienne se spécialisant dans les représentations du style de vie des cowboys de l’Ouest canadien. Cette dernière fait, par ailleurs, partie de la collection de cartes Artiste canadien de la maison Pierre Belvédère comme le montre son endos.
[32] Le plaignant est déçu du peu d’importance qu’elle attache à cette carte compte tenu de ce qu’il vit. Il ne se sent pas compris.
[33] Il n’a pas donné suite aux deux courriels de madame Lee.
[34] Comme indiqué au plaignant, madame Lee rédige des lettres-bilans pour clore l’affaire.
[35]
Vers le 20 mars 2014, elle en transmet une première à monsieur Durocher
dans laquelle elle résume l’événement du 22 janvier précédent, les éléments antérieurs
rapportés par le plaignant et leur discussion du 31 janvier consécutive à la
plainte pour harcèlement psychologique. Elle y rappelle, en citant un extrait
de la politique de l’entreprise en matière de harcèlement, qu’il n’est pas
nécessaire d’avoir l’intention de harceler une personne pour établir
l’existence d’une telle situation tout en précisant que monsieur Durocher n’avait
pas, selon elle, l’intention de nuire au plaignant, le 22 ni le
24 janvier, lorsqu’il formule des excuses. Enfin, la lettre est contraignante
pour
monsieur Durocher en ce qu’il prend des engagements spécifiques envers le
plaignant. Nous y reviendrons un peu plus loin.
[36] Madame Lee relate que monsieur Durocher la signe, même si cela ne lui plait pas. Celui-ci déclare d’ailleurs qu’il la signe avec réticence, par solidarité avec l’entreprise et dans le but de résoudre le conflit.
[37] Vers le 16 avril, madame Lee transmet une lettre au plaignant. Elle récapitule les faits, souligne que monsieur Durocher n’avait pas l’intention de le heurter, qu’il se sent mal de l’avoir fait et que cela ne se reproduira pas. Elle y indique les engagements pris par monsieur Durocher :
Luc has received a formal letter outlining the complaint, investigation and the expectations going forward. He has signed to confirm he understands and agrees with the following conditions :
▪ The seriousness of this complaint;
▪ That this behaviour will not be tolerated and will not happen again;
▪ He has reread the Harassment Policy - Sexual and Personal HR Policy H-1;
▪ He understands that this is confidential; and
▪ He will not treat you differently, other than ensuring that this behaviour stops.
We believe that the issue has been dealt with and this will not recur.
SED does not condone this behaviour and it will not be tolerated. If you are subject to any further harassment from Luc, you must report it to me immediately.
[38] Le 16 avril, elle le renseigne en outre sur les modalités du programme de prestations courte durée et l’assurance longue durée. Le plaignant doit continuer de fournir des certificats médicaux et, le cas échéant, transmettre les modalités arrêtées par son médecin pour son retour au travail :
In order to remain qualified for STD [Short Term Disability] please provide me with updated medical certificates from your doctor outlining your progress. Please keep us up to date on your recovery; if a graduated return to work is precribed, we will require your Doctor’s return to work plan.
(soulignement ajouté)
[39] Le plaignant transmet des certificats médicaux à intervalles réguliers à madame Lee. Le diagnostic et la durée de l’arrêt de travail y sont indiqués. Le ton de madame Lee est courtois dans ses courriels. Elle lui souhaite de prendre du mieux et réitère qu’ils attendent son retour avec plaisir.
[40]
Le plaignant reçoit son plein salaire à titre de prestations courte
durée jusqu’au
26 mai 2014. Lorsque l’assureur rejette sa demande de prestations longue durée,
SED n’exige pas qu’il recommence à travailler. Madame Lee lui verse alors, à sa
demande, ses vacances accumulées comme s’il s’agissait de son salaire jusqu’au
15 juillet suivant. Celles-ci épuisées, elle lui remet un relevé d’emploi comme
demandé. Il reçoit des prestations d’assurance-emploi jusqu’au 14 novembre
2014.
[41]
Le plaignant est apte au travail à compter du début du mois de novembre.
Il remet sa démission le 7 de ce mois et travaille pour un nouvel employeur dès
le
17 novembre 2014.
[42] Il mentionne que madame Lee ne s’est jamais souciée de son retour au travail de sorte qu’il ne se sentait pas soutenu. Il ne croyait pas pouvoir côtoyer monsieur Durocher au quotidien. Cependant, il n’a jamais parlé de son retour au travail avec celle-ci ni demandé à son psychologue de lui spécifier, le cas échéant, ses besoins. Il n’a pas non plus parlé de modalités de retour au travail avec son médecin.
[43] Les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
81.18. Pour l’application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste.
Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.
81.19. Tout salarié a droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique.
L’employeur doit prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser.
[44] Le harcèlement psychologique dont le plaignant se plaint se fonde sur un seul événement, celui du 22 janvier dans la salle de contrôle.
[45] Il n’y a en effet rien de blâmable dans le fait de transmettre une carte de prompt rétablissement alors que c’est la pratique de le faire en cas d’absence du travail d’un employé. Monsieur Durocher a acheté les cartes, mais les superviseurs ont effectué avec lui le choix de la carte destinée à chacun des trois employés. Celle reçue par le plaignant fait partie de la collection Artiste canadien de la maison Pierre Belvédère en vente dans les commerces au détail. La preuve ne permet pas de conclure que l’image du postérieur d’un cowboy dissimule une moquerie à connotation sexuelle de la part de monsieur Durocher qui s’additionne à l’événement du 22 janvier 2014 comme le perçoit subjectivement le plaignant.
[46] Le Tribunal doit déterminer si l’événement survenu le 22 janvier 2014 constitue « une seule conduite grave » au sens du deuxième alinéa de l'article 81.18 de la LNT et, le cas échéant, si l’employeur a pris les moyens raisonnables pour faire cesser la conduite de harcèlement psychologique que le plaignant a portée à sa connaissance.
[47] Dans Compagnie A c. L.B.[3], la Commission résume les règles applicables dans le cas d’une plainte fondée sur « une seule conduite grave » :
[18] […] Cependant, le législateur a prévu au deuxième alinéa de l’article 81.18 L.N.T. que :
Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.
Les mots « une telle atteinte » font référence à l’alinéa précédent de l’article 81.18 L.N.T. et signifient « une atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique » du salarié.
[19] Quatre éléments doivent donc tous se retrouver pour que l’on puisse conclure qu’une seule conduite constitue du harcèlement psychologique. Le plaignant a le fardeau de les démontrer :
a) il faut d’abord qu’il s’agisse d’une conduite vexatoire au sens du 1er paragraphe de l’article 81.18 LNT;
b) il faut que cette conduite soit grave;
b) il faut que cette conduite grave porte atteinte, soit à la dignité de la victime, soit à son intégrité psychologique ou physique;
c) il faut enfin que cette atteinte produise un effet nocif continu pour le salarié.
[20] La doctrine et la jurisprudence enseignent que la situation doit être examinée dans son ensemble et selon la perspective d’une personne raisonnable. La Commission, dans l’affaire Bangia c. Nadler 2006 QCCRT 0419, en fait l’analyse et conclut ainsi :
[99] La conduite vexatoire doit s’apprécier de façon objective en fonction de la personne raisonnable, normalement diligente et prudente, placée dans les mêmes circonstances.
[…]
[21] L’article 81.19 L.N.T. impose, par ailleurs, à l’employeur de « prendre les moyens nécessaires pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser ». Cette double obligation peut devenir pour l’employeur une exonération de responsabilité, mais c’est à lui qu’incombe le fardeau de faire la démonstration qu’il a rempli ses obligations (Breton c. Compagnie d’échantillon national ltée, 2006 QCCRT 0601, paragraphe 150.2).
(soulignement ajouté)
[48] Il appartenait au plaignant de faire la preuve de chacun des éléments requis par le deuxième alinéa de l’article 81.18 de la LNT, dont l’existence d’une conduite objectivement grave.
[49] En l’espèce, les faits ne sont pas contestés.
[50]
Brièvement, le plaignant possède 18 ans de service. Il connaît monsieur
Durocher, son supérieur hiérarchique, depuis plus longtemps encore. Le 22
janvier 2014, celui-ci se glisse à son insu derrière son dos pendant qu’il
travaille avec un autre technicien.
Celui-ci met les mains dans ses cheveux en insinuant qu’il préfèrerait probablement
les mains d’une belle blonde. Monsieur Durocher ne s’attarde pas dans la salle
lorsqu’il constate le malaise du plaignant. Deux jours plus tard, et avant que Madame
Lee ne porte la plainte à sa connaissance, il prend l’initiative de lui offrir des
excuses.
[51] S’agit-il d’une conduite objectivement grave?
[52] Les auteurs Fernand Morin, Jean-Yves Brière et Dominic Roux proposent quelques exemples de ce qui pourrait être considéré comme une seule conduite grave dans leur ouvrage Le droit de l’emploi au Québec[4] :
Le deuxième alinéa de l’article 81.18 L.N.T. renvoie à une autre réalité : celle où le salarié harcelé n’aurait connu qu’un seul geste, qu’un comportement ou qu’une décision mais qui, par sa gravité, produit néanmoins l’effet prohibé. À l’aide de quelques situations déjà connues, on peut croire qu’il s’agirait d’affaires semblables mais pour autant qu’elles produisent chez le salarié visé un « effet nocif continu» : commettre une agression physique ou sexuelle, proférer des insultes et des reproches publics et injustifiés, situer le poste de travail du salarié dans un corridor, à la porte de l’ascenseur ou dans un placard ou encore, rétrograder un chef de service à la fonction de messager ou de concierge ou de portier, etc.
(soulignement ajouté)
[53] La Cour d’appel, dans l’arrêt Habachi c. Commission des droits de la personne du Québec[5] , une décision de principe en matière de harcèlement sexuel fondé sur la Charte des droits et libertés de la personne[6], donne des pistes de réflexion. Le juge Baudoin « tient pour acquis, […], qu’en droit du moins, contrairement à la linguistique, un seul acte, à condition qu’il soit grave et produise des effets continus dans l’avenir, puisse effectivement constituer du harcèlement », mais il émet la mise en garde suivante :
Cependant, à moins de vider complètement le concept de harcèlement de tout son sens, de le banaliser et de réduire ainsi l’impact que voulait donner le législateur à cet acte, il faut pour qu’un seul acte puisse ainsi être qualifié, que celui-ci présente un certain degré objectif de gravité. Les auteurs précités parlent de viol ou de tentative de viol, donc d’agression sexuelle. On peut probablement ajouter à ceux-ci la sollicitation insistante d’obtenir des faveurs sexuelles sous menace, par exemple, de congédiement dans le cas d’une employée. Alors, en effet, l’acte ne reste pas véritablement isolé puisque son impact (la menace de congédiement) se perpétue dans le temps.
Je ne pense pas par contre que l’on puisse, en droit, qualifier de harcèlement une simple blague, un simple geste, une simple parole, une simple tentative de flirt, ou une simple insinuation à connotation sexuelle, à moins évidemment, hypothèse toujours possible, que ceux-ci soient d’une exceptionnelle gravité.
(soulignement ajouté)
[54] Le geste de monsieur Durocher était certes inapproprié non seulement en raison de son rapport hiérarchique avec le plaignant, mais aussi parce qu’il savait pertinemment que juste le fait de le toucher l’indisposerait et qu’il l’a fait quand même, en présence de ses collègues et sans que celui-ci ne puisse l’en empêcher d’aucune manière.
[55] Cependant, ce geste seul et isolé, les moqueries rapportées par le plaignant remontant à plusieurs années, n’a pas un caractère suffisamment grave, objectivement, pour constituer une « seule conduite grave » au sens du deuxième alinéa de l’article 81.18 de la LNT.
[56] Certes, le plaignant est profondément bouleversé à la suite du geste posé par monsieur Durocher et ne retournera pas au travail. [Sa perception] « est essentielle, mais non déterminante[7]». Dans son appréciation des faits, le Tribunal considère qu’une personne raisonnable, c’est-à-dire une personne normalement diligente et prudente qui, placée dans les mêmes circonstances que le plaignant, évaluerait l’ensemble de cette situation particulière, n’estimerait pas que monsieur Durocher a commis une conduite grave à son endroit. La plainte ne peut être retenue.
[57] Néanmoins, même en l’absence de harcèlement psychologique, le geste de monsieur Durocher n’était pas acceptable. Le Tribunal souligne que l’employeur a pris les moyens raisonnables pour s’assurer que pareille conduite de sa part ne se reproduise pas et qu’il remplisse ses obligations envers le plaignant de manière professionnelle.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
REJETTE la plainte.
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Esther Plante |
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Me Anne-Isabelle Bilodeau |
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PAQUET TELLIER |
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Pour la partie demanderesse |
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Me François Garneau |
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MILLER THOMPSON AVOCATS / LAWYERS |
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Pour la partie défenderesse
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Date de la mise en délibéré : 30 mai 2016
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