Tremblay c. Pelletier |
2014 QCCQ 6005 |
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COUR DU QUÉBEC |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
TERREBONNE |
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LOCALITÉ DE |
ST-JÉRÔME |
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« Chambre Civile » |
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N° : |
700-22-029421-137 |
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DATE : |
18 juin 2014 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
RICHARD LANDRY, J.C.Q. |
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MANON TREMBLAY, tant personnellement qu'en sa qualité de tutrice à sa fille Océanne Tremblay-Gagnon |
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Partie demanderesse |
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c. |
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DANY PELLETIER et NATHALIE THERRIEN |
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Partie défenderesse |
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JUGEMENT |
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[1] Madame Tremblay réclame du couple Pelletier-Therrien, tant personnellement qu'en sa qualité de tutrice à sa fille Océanne Tremblay-Gagnon (12 ans), la somme de 11 833,66 $ suite à des blessures dans la région de l'œil causées par la chienne de ces derniers.
[2] Les défendeurs Pelletier-Therrien plaident que leur chienne n'est pas un animal dangereux, qu'elle n'a pas mordu Océanne mais qu'il s'agit d'un coup de griffe survenu au moment où Océanne disputait la chienne qui venait de fuguer. L'enfant fut donc la seule artisane de son propre malheur. Elle aurait également été l'«usagère» de la chienne au moment de l'incident.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[3] Les questions en litiges sont les suivantes:
a) Les défendeurs sont-ils en tout ou en partie responsables des dommages subis par la partie demanderesse (article 1466 C.c.Q.)?
b) Dans l'affirmative, quel est le quantum de ces dommages?
LES FAITS
[4] Le 28 août 2012, Océanne Tremblay-Gagnon joue à l'extérieur de la résidence des Pelletier-Therrien en compagnie de ses amis Mathieu, Michael et Gabriel. Ils attendaient pour se baigner.
[5] Les Pelletier-Therrien sont propriétaires depuis 6 ans d'une chienne Husky sibérien nommée « Nouchka ». Elle vit chez eux depuis l'âge de 2 mois.
[6] Vers la fin de l'avant-midi, Nouchka s'enfuit par la porte arrière. Les enfants partent à sa recherche avec l'autorisation de madame Therrien qui fait son lavage à l'intérieur.
[7] Nouchka revient d'elle-même à la maison un peu plus tard et va s'étendre dans le salon. Madame Therrien la gronde pour sa fugue.
[8] Océanne rentre par la suite dans la maison en compagnie de Michael. Elle prend la chienne par les joues en lui disant:
« Nouchka, ne fais plus ça, tu nous as fait peur. »
[9] La chienne, qui était alors assise, se cabre, atteint Océanne dans la région de l'œil droit et lui cause des blessures (lacérations).
[10] Michael pense que Nouchka voulait « jouer » et qu'elle a accroché l'œil d'Océanne par accident.
[11] La preuve ne permet pas de déterminer avec précision si ce sont les dents ou les griffes de l'animal qui ont causé les lacérations autour de l'oeil.
[12] Alertée par l'événement, madame Therrien accourt et prodigue les premiers soins à Océanne: débarbouillette d'eau froide, etc. Elle accompagne également Océanne à l'hôpital avec la grand-mère de celle-ci.
[13] Océanne est amenée à l'urgence de l'hôpital de St-Eustache puis transférée en soirée à l'hôpital Ste-Justine. On y procède à une opération pendant la nuit du 28 au 29 août pour réparer le canal lacrymal qui a été sectionné lors de l'accident.
[14] L'œil n'a pas été atteint mais le dessous de l'œil montre clairement des lacérations (photographies P-3 «en liasse»).
[15] Océanne reçoit son congé de l'hôpital le jour même et est mise en convalescence pour deux semaines à la maison avec la médication appropriée (médicaments, gouttes, gel) pour prévenir l'infection. Elle éprouve beaucoup de douleurs à cette période.
[16] Plus tard, le tube lacrymal installé lors de l'opération se décroche, ce qui provoque une infection.
[17] Au procès, près de deux ans après l'événement, Océanne se plaint que son œil «coule» pendant la nuit, rendant son ouverture difficile le matin. Il coule aussi quand il fait froid ou qu'il vente. Il ne reste cependant pas de préjudice esthétique apparent. Elle en conserve aussi une peur des chiens.
[18] Le 12 septembre 2012, une première mise en demeure est transmise aux défendeurs les tenant responsables des événements du 28 août précédent et leur réclamant 100 000 $. Une autre mise en demeure du 30 mai 2013 réduit la réclamation à 16 833,86 $ dont 6 833,86 $ pour les pertes encourues par madame Tremblay personnellement et 10 000 $ pour les préjudices subis par Océanne. La poursuite à l'étude est déposée le 8 juillet 2013.
LES RÈGLES DE DROIT APPLICABLES
[19] C'est principalement l'article 1466 du Code civil du Québec qui prescrit les règles applicables en matière de responsabilité pour le fait des animaux:
1466. Le propriétaire d'un animal est tenu de réparer le préjudice que l'animal a causé, soit qu'il fût sous sa garde ou sous celle d'un tiers, soit qu'il fût égaré ou échappé.
La personne qui se sert de l'animal en est aussi, pendant ce temps, responsable avec le propriétaire.
[20] Dans leur plus récent traité sur La Responsabilité Civile [1], les auteurs Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers décrivent comme suit la présomption de responsabilité applicable contre le propriétaire de l'animal:
1-953: …« La jurisprudence et désormais la loi ne permettent donc pas au propriétaire ou à l'usager de l'animal de se dégager en prouvant simplement son impossibilité d'empêcher le fait qui a causé le dommage par des moyens raisonnables, donc par une preuve de simple absence de faute.
Loin de prévoir, comme pour le gardien du bien, une simple présomption de faute, le Code civil du Bas-Caanda d'abord, puis le Code civil du Québec ont ainsi créé une véritable présomption de responsabilité à l'endroit du propriétaire et de l'usager de l'animal. »
I-954: « Malgré certaines hésitations de la jurisprudence, la responsabilité du propriétaire et de l'usager peut être qualifiée de responsabilité sans faute reliée au risque. Ceux-ci créent, par la simple présence de l'animal, un risque général pour les tiers. Si ce risque se réalise et que l'animal cause un dommage, leur responsabilité est alors engagée, peu importe qu'ils aient pris les moyens raisonnablement prudents et diligents pour prévenir sa survenance. La jurisprudence , sous le Code civil du Bas-Canada, était finalement arrivée à cette solution en qualifiant le régime de responsabilité absolue. Seule donc la preuve d'une force majeure, de la faute de la victime ou de la faute d'un tiers, permet de libérer le propriétaire ou l'usager. Une preuve d'absence de faute ne suffit point. Il faut donc prouver la non-imputabilité causale de l'acte de l'animal. »
I-966: « Pour que la présomption contre le propriétaire ou l'usager s'applique, il suffit à la victime de prouver que le dommage a été causé par le fait d'un animal et d'établir une relation de propriété ou de garde entre ce dernier et le défendeur. »
I-974: « La faute de la victime peut servir soit à éliminer totalement la responsabilité du gardien, soit à la mitiger lorsqu'elle n'a fait que contribuer au préjudice subi. D'une manière générale, les tribunaux exigent une prudence élémentaire à l'égard des animaux dont les réactions sont souvent imprévisibles, et retiennent une faute chez la victime qui n'a pas observé cette prudence en provoquant l'animal, en l'effrayant, ou en ne prenant pas à son endroit les précautions que la situation imposait. »
(nos soulignés)
[21] Ainsi, il n'est pas nécessaire de prouver que les propriétaires de l'animal ont commis une faute pour conclure que la responsabilité de l'animal soit engagée.
[22] Ceux-ci ne peuvent se disculper en alléguant qu'ils n'ont pas commis de faute. Ils ne peuvent le faire qu'en prouvant force majeure, faute de la victime ou d'un tiers.
[23] L'avocat des défendeurs plaide qu'Océanne, en s'adressant comme elle l'a fait à l'animal, en est devenu l'«usager» momentané au sens du 2e paragraphe de l'article 1466 du Code civil du Québec [2].
[24] Je ne crois pas que cette prétention, dans les circonstances du présent cas, soit supportée par les auteurs ou la jurisprudence. Océanne n'était pas l'«usagère» de Nouchka au moment où elle s'est adressée à elle comme elle l'a fait.
[25] Il ajoute qu'Océanne a pris un risque en voulant gronder l'animal et qu'elle a ainsi commis une faute.
[26] Dans le jugement récent de Monsieur le juge Tardif dans Bernatchez c. Basora [3], celui-ci fournit des exemples de ce que peut constituer la faute de la victime ou d'un tiers en matière de responsabilité du fait des animaux:
[ 21] « Il est possible de concevoir que la faute de la victime soit la seule et unique cause du comportement de l’animal ayant causé un dommage. Il ne s’agit alors plus du fait autonome de l’animal, mais plutôt d’un comportement provoqué. Nous pouvons penser à l’exemple grossier où une personne maltraite physiquement un chien et celui-ci, après avertissement, tente de se défendre en mordant son agresseur. Les propriétaires ne pourraient pas être tenus responsables. Pareillement, si un tiers provoque le chien de la même manière et que celui-ci, en définitive, mord la victime qui se trouvait à proximité, les propriétaires ne pourraient être tenus responsables des dommages causés par le chien.
[27] Dans l’affaire Tokar c. Poliquin, la demanderesse a été défigurée par un chien et cherche réparation. La Cour rejette la demande pour motif que la demanderesse a été imprudente en s’approchant d’un Pitbull qui allaitait ses chiots, d’autant plus que ce type d’animal était considéré à ce point dangereux que la municipalité avait adopté un règlement interdisant leur possession. De plus, la défenderesse avait averti la demanderesse du danger de s’approcher du chien. C’est dans ces circonstances que le comportement de la demanderesse a été jugé téméraire.
[28] Dans l’affaire Robidoux c. Deveau, la demanderesse a subi des dommages après avoir été heurtée par le chien des défendeurs, un Labrador pesant environ 50 kilogrammes qui courait dans sa direction pour rejoindre le chien de la demanderesse assis à ses côtés. La Cour retient le partage de responsabilité à 50 % pour la faute de la demanderesse qui a été imprudente en ne s’écartant pas du chemin du chien alors qu’elle en avait la possibilité. La Cour retient qu’il était « téméraire… de compter sur le bon jugement d’un jeune chien de plus de 100 livres pour que celui-ci ralentisse sa course et les contourne. »
[29] Dans l’affaire Bouchard c. Jean, le demandeur a été mordu au moment où il allait flatter le chien du défendeur. Le demandeur avait été averti de ne pas s’approcher du chien parce qu’il pouvait être dangereux. Il a insisté pour se faire sentir du chien et s’est approché en lui présentant la main droite et s’est fait mordre. Il lui a ensuite présenté la main gauche, qui a elle aussi été mordue. La Cour exonère les défendeurs du fait que le demandeur a été l’artisan de son propre malheur en ignorant la mise en garde claire du propriétaire du chien.
[30] Il existe de nombreux autres cas similaires en jurisprudence. La Cour retient que les tribunaux sont plus sévères à l’égard des victimes qui ont été alertées du danger potentiel que représentait le chien et qui ont choisi d’ignorer cette mise en garde. La jurisprudence juge aussi plus sévèrement une victime qui s’approche d’un animal qu’elle ne connaît pas plutôt que d’un animal familier. »
(nos soulignés)
[27] Il n'y a rien de cela ici. La présente affaire ressemble davantage à celle décrite dans Morrow c. Lefrançois [4] invoquée également par Monsieur le juge Tardif:
[31] « Dans l’affaire Morrow c. Lefrançois, un jeune garçon a été mordu par un chien attaché dans la cour de son voisin alors qu’il y avait pénétré dans le but d’aller flatter celui-ci. La Cour conclut que le défendeur ne s’est pas libéré de la présomption de responsabilité en ne démontrant pas la faute de l’enfant des demandeurs. La Cour se prononce ainsi :
« Le fait de pénétrer sans autorisation dans la cour, non clôturée, d’un voisin pour flatter un chien qui y est attaché ne constitue pas en soi une imprudence caractérisée et causale. C’est dans la manière d’approcher le chien et le comportement en sa présence qu’il faut chercher la faute d’imprudence, si elle existe. »
[28] Il conclut ainsi:
[32] «La Cour retient ce passage de l’honorable Jean Lemelin comme ratio decidendi : c’est dans la manière d’approcher l’animal et le comportement en sa présence qu’il faut chercher la faute d’imprudence et non pas dans l’action elle-même d’entrer en contact avec le chien. »
[29] C'est à l'intérieur de ces balises qu'il faut apprécier la poursuite à l'étude et de la réaction de l'animal.
ANALYSE ET DÉCISION
[30] Les événements du 28 août 2012 résultent d'un bête accident comme il en arrive trop souvent lors de contacts avec les animaux.
[31] D'une part, le Tribunal retient le témoignage d'Océanne comme étant crédible, limpide et probant malgré son jeune âge relatif. Elle a témoigné de façon posée et sans exagération sur les événements du 28 août 2012 et les conséquences qui en ont découlé par la suite.
[32] Le Tribunal retient également que Nouchka est une chienne affectueuse, douce avec les enfants, qui n'a posé aucun geste dommageable envers les êtres humains pendant 6 ans hormis l'événement du 28 août 2012.
[33] Néanmoins, en raison de la rigueur de la présomption de responsabilité de l'article 1466 du Code civil du Québec envers les propriétaires d'animaux, le soussigné doit donc conclure à la responsabilité des défendeurs Pelletier-Therrien du seul fait qu'ils sont propriétaires de Nouchka.
[34] On ne peut par ailleurs retenir de faute de la part d'Océanne qui a simplement voulu exprimer à Nouchka sa crainte de la perdre lors d'une fugue ultérieure. La preuve démontre qu'elle l'a fait sans violence, ni provocation. L'animal a tout simplement réagi d'instinct à son intervention.
[35] La responsabilité des défendeurs, à titre de propriétaires, est donc engagée.
LES DOMMAGES
A) ceux de madame Tremblay
[36] La preuve permet d'accorder 1 636,86 $ à madame Tremblay pour ses pertes salariales (1 300 $) ainsi que les dépenses encourues (336,86 $). Sur ce dernier point, même si elle ne possède de pièces justificatives que pour 113,42 $, il est compréhensible qu'elle n'ait pas conservé toutes les factures de repas et d'essence engendrées par les démarches médicales et hospitalières requises pour Océanne. Les sommes réclamées pour ces dépenses sont vraisemblables.
B) ceux d'Océanne
[37] Même en l'absence d'expertise médicale, il est clair qu'Océanne a subi un préjudice sérieux lors de l'événement du 28 août 2012 et qu'elle en subira des séquelles probablement toute sa vie, comme c'est encore le cas près de 2 années après le fait.
[38] Par conséquent, l'indemnité de 10 000 $ réclamée pour les troubles, douleurs, inconvénients et perte de jouissance de la vie me paraît raisonnable dans les circonstances [5].
[39] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
[40] ACCUEILLE la demande;
[41] CONDAMNE solidairement monsieur Dany Pelletier et madame Nathalie Therrien à payer à madame Manon Tremblay la somme de 1 636,86 $, avec intérêts au taux légal plus l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec à compter du 30 mai 2013;
[42] CONDAMNE solidairement monsieur Dany Pelletier et madame Nathalie Therrien à payer à madame Manon Tremblay, es qualité de tutrice à sa fille mineure Océanne Tremblay-Gagnon la somme de 10 000 $, avec intérêts au taux légal plus l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec à compter du 30 mai 2013;
[43] LE TOUT, avec dépens.
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__________________________________ RICHARD LANDRY, J.C.Q. |
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Me Nicolas Préville-Ratelle Ratelle, Ratelle et associés |
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Avocat de la partie demanderesse |
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Me Claude Deschamps |
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Avocat de la Partie défenderesse |
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Date d’audience : |
6 juin 2014 |
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[1] 2013, volume 1, 7e édition, Les Éditions Yvon Blais ltée, 1970 pages
[2] Il cite à cet égard Lessard c. Morrow 2003 AZ-50159521 (C.A.)
[3] J.E. 2014-1047
[4] 2001 RRA 646 (confirmé par la Cour d'appel)
[5] Lire à cet égard A.G. c. Raby 2012 QCCQ 7542; Bélisle c. Valletta 2010 QCCQ 8543; Lopera-Ortiz c. Whittick 2010 QCCQ 1957; Bernatchez c. Basora 2014 QCCS 1744
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.