Section des affaires immobilières
En matière de fiscalité municipale
Référence neutre : 2022 QCTAQ 11157
Dossier : SAI-Q-260097-2202
Devant les juges administratifs :
PHILIPPE TREMBLAY
JOSÉE PROULX
LES IMMEUBLES SBT CHICOUTIMI INC
c.
VILLE DE SAGUENAY (CHICOUTIMI)
[1] Le Tribunal est saisi d’une requête en irrecevabilité de la partie intimée en vertu des articles
Contexte procédural
[2] Le 2 février 2022, la partie requérante, Les Immeubles SBT Chicoutimi Inc. (SBT), dépose un recours introductif devant le Tribunal administratif du Québec (le Tribunal) visant la contestation d’un avis de modification[4] du rôle d’évaluation pour sa propriété sise au 1324, boulevard Talbot, à Saguenay[5] (la Propriété).
[3] L’avis de modification est expédié le 16 décembre 2020[6] par la Ville de Saguenay (la Ville) et entre en vigueur le 1er juin 2020. Il vise les années d’imposition 2020 et 2021.
[4] Cet avis est transmis en raison de travaux de rénovation effectués par SBT dans la Propriété et à la suite de l’application du septième alinéa de l’article
[5] Le 9 février 2021, SBT transmet une demande de révision à la Ville, laquelle est signée par l’évaluateur qu’elle mandate et qui a pour but de contester la valeur modifiée au rôle d’évaluation. Les discussions entre l’évaluateur de la Ville et celui mandaté par SBT n’aboutissent pas dans les circonstances décrites ci-dessous, ce qui conduit au recours devant le Tribunal déposé le 2 février 2022.
[6] Le recours de SBT fait l’objet d’une demande en irrecevabilité signifiée par la Ville le 17 mars 2022. La Ville demande le rejet du recours au motif qu’il a été déposé hors délai, il serait donc prescrit.
[7] Le 18 mai 2022, SBT réplique par une « Requête de la partie requérante pour être relevé du défaut d’avoir introduit le recours dans le délai prescrit par la loi « de bene esse » (article
[8] Essentiellement, SBT soutient qu’elle n’est pas en défaut invoquant une situation
de force majeure en vertu de l’article
[9] Subsidiairement, SBT plaide que s’il y a défaut, celle-ci résulte de l’erreur de son évaluateur, erreur qui ne saurait lui être imputée, car elle s’est comportée de manière prudente et diligente dans le suivi du mandat qu’elle a confié à son évaluateur. SBT demande donc d’être relevée de son défaut en vertu de l’article
[10] L’audience se tient le 15 septembre 2022. À cette occasion, les procureurs des parties conviennent devant le Tribunal que le délai pour déposer le recours devant le Tribunal, si on fait abstraction du cas de force majeure invoqué par SBT, est le 9 juillet 2021, conformément aux dispositions pertinentes de la LFM soit dans les 30 jours suivant l’expiration du délai de réponse de l’évaluateur de l’intimée à la demande de révision.
Questions en litige
[11] Le Tribunal résume ainsi les questions en litige :
1) SBT a-t-elle fait la démonstration de la survenance d’un cas de force majeure qui l’a empêchée de déposer son recours devant le TAQ dans le délai prescrit?
2) Subsidiairement, SBT a-t-elle fait la preuve d’un motif raisonnable pour justifier son retard à déposer son recours devant le TAQ dans le délai prescrit?
[12] Le Tribunal répond par la négative à ces questions pour les motifs ci-après exposés.
Les faits
[13] La preuve révèle qu’après le dépôt de la demande de révision, des discussions ont cours entre les évaluateurs des parties quant à la valeur de la Propriété. À cet égard, dans un courriel du 19 avril 2021, l’évaluateur de la Ville, M. Sylvain Tremblay, demande à son vis-à-vis, M. Giuseppe (Joe) Bruno, certaines informations quant à son « …application de la méthode du revenu[7] ».
[14] L’évaluateur Bruno omet de donner suite à ce courriel. Ce n’est qu’en novembre 2021 qu’il finira par recontacter l’évaluateur de la Ville[8]. Ce dernier indique à l’évaluateur Bruno, dans un courriel du 14 décembre 2021, que sa « …demande de révision à l’égard du dossier est hors délai[9] ». Aucune autre discussion n’a lieu par la suite entre les parties.
[15] Le 20 décembre 2021, l’évaluateur Bruno explique ainsi à M. Allan Hitelman, le représentant de SBT, sa compréhension des événements survenus après le dépôt de la demande de révision[10] :
After depositing the request to review the deposited assessment in February 2021, I followed up an email (hereunder) to the assessor on April 15, 2021 to call me so that we can discuss the file. He never called me. However, it escaped my attention that the assessor did send me an email (here attached) on April 19, 2021 to submit my findings. Nonetheless, I never received an official response to the “Request for Review” from him. Upon receiving a response (never received one) we would have 60 days recourse to the TAQ if we were not satisfied with the response.
I called him back in the fall and he said that we are out of the prescribed time to treat the file (…)
[16] SBT mandate ensuite ses procureurs pour déposer le recours devant le Tribunal, ce qui est fait le 2 février 2022.
[17] Dans un courriel du 20 janvier 2022, M. Domenic Vincinti[11], gestionnaire de l’immeuble qui agit comme un intermédiaire entre M. Hitelman et l’évaluateur Bruno, écrit :
(…) I don't have any emails with Joe Bruno for the tax contestation but I was communicating with him on a regular basis via phone for other subjects and I kept reminding him of the tax contestation in Chicoutimi. Allan might have something in writing but I know he was also calling him.
[18] M. Hitelman, dans un courriel du 26 janvier 2022 adressé à l‘une des procureurs internes de l’actionnaire principal de SBT[12], mentionne notamment ce qui suit quant à ces mêmes événements :
This is my last exchange (May 13, 2021) with Joe where we agreed on a valuation of $9,087,000. We naturally assumed that he would be submitting this to the city within the prescribed delays. According to Joe’s mail of December 20, 2021 he missed an email request for information from the city dated April 19, 2021 which ultimately resulted in our claim being rejected.
We were not aware that Joe was not communicating with the city after our receipt of the May 13, 2021 revision from Joe. We assumed that since we were in agreement with the $9,087,000 valuation, that negotiations with the city were ongoing. My agenda has a record of a call that I made to Joe on July 6th. He told me that he was still waiting for a response from the city. Notwithstanding my call in July, nor Domenic’s calls in August and early October (my agenda indicates that Domenic and I discussed this matter on October 1), did Joe did not follow up until November and only advised us of the problem on December 20, 2021.
[19] Pour souci de clarté, précisions que l’entente sur l’évaluation à 9 M$ à laquelle il est fait référence est un scénario d’évaluation de la Propriété établi entre M. Hitelman et l’évaluateur Bruno afin de le soumettre à l’évaluateur de la Ville[13].
Le droit
[20] SBT se fonde sur l’article
138.5. Un recours qui, en raison d’une situation de force majeure, n’a pu être formé dans le délai applicable parmi ceux prévus au présent article peut l’être dans les 60 jours qui suivent la fin de cette situation.
[21] Subsidiairement, SBT soulève avoir un motif raisonnable pour justifier son retard à agir et invoque l’article
106. Le Tribunal peut relever une partie du défaut de respecter un délai prescrit par la loi si cette partie lui démontre qu’elle n’a pu, pour des motifs raisonnables, agir plus tôt et si, à son avis, aucune autre partie n’en subit de préjudice grave.
[22] Le Tribunal doit donc déterminer si SBT a prouvé la survenance d’un cas de force majeure ou la présence d’un motif raisonnable, ce qui justifierait celle-ci d’avoir déposé son recours après le 9 juillet 2021.
Analyse
Méconnaissance de l’état réel des négociations avec la Ville
[23] SBT plaide qu’elle fut mal informée du statut réel des discussions entre son évaluateur et celui de la Ville entre avril et décembre 2021.
[24] À cet égard, SBT précise que son évaluateur lui indique être en négociation avec celui de la Ville et être en attente d’une réponse de ce dernier. Or, en réalité, c’est plutôt l’évaluateur de la Ville qui est en attente d’une réponse de l’évaluateur Bruno à son courriel du 19 avril 2021. Ce dernier admet que ce courriel a échappé à son attention, ce qui explique qu’il rapporte à SBT un état erroné des discussions avec la Ville.
[25] Selon SBT, ces circonstances constituent un cas de force majeure, ou à tout le moins, un motif pour justifier SBT d’être relevée de son défaut.
[26] Le Tribunal n’est pas de cet avis.
[27] Même si on doit admettre que SBT n’est pas informée adéquatement sur l’évolution réelle des négociations entre les évaluateurs, cela ne change rien au fait qu’elle se doit de connaître le délai pour déposer un recours au Tribunal, lequel expirait le 9 juillet 2021.
[28] L’existence de discussions ou de négociations entre les parties dans le cadre d’un litige n’a pas pour effet de suspendre les délais.
[29] SBT se doit donc de préserver son recours devant le Tribunal, nonobstant l’existence de négociations entre son évaluateur et celui de la Ville.
[30] À cet égard, entre le moment où la demande de révision est faite en février 2021 et le délai pour déposer un recours devant le Tribunal, dans ce cas-ci le 9 juillet 2021, rien dans la preuve n’indique que la question de ce délai est examinée ou soulevée à l’interne chez SBT ou dans ses communications avec M. Vincinti ou son évaluateur.
[31] Ainsi, aucun mandat, en temps opportun, n’est donc donné par SBT à un avocat pour déposer en son nom un recours devant le Tribunal, à défaut de le déposer elle-même via l’un de ses dirigeants.
[32] SBT doit donc supporter les conséquences de ne pas avoir agi à l’intérieur du délai légal prescrit et ce, nonobstant les discussions en cours et le fait qu’elle croyait erronément, par la faute de son évaluateur, être en attente d’une réponse de la Ville.
Suivi du mandat donné à l’évaluateur Bruno par SBT
[33] Au surplus, lorsque SBT décide de mandater son évaluateur pour contester l’avis de modification, elle se doit d’exercer un suivi prudent et diligent auprès de celui-ci pour s’assurer que ce mandat est bien exécuté.
[34] Le Tribunal estime que ce suivi ne fut pas adéquat.
[35] Après l’envoi d’un courriel à la Ville le 15 avril 2021[14] par l’évaluateur Bruno, il n’y a pas de preuve qu’un suivi a été fait par ce dernier avant novembre 2021, et ce, sans que SBT n’y réagisse de manière appropriée.
[36] En effet, ce n’est qu’en novembre 2021, soit environ 6 mois après son courriel du 15 avril, que l’évaluateur Bruno relance l’évaluateur de la Ville. Le dossier semble donc inactif pendant plusieurs mois.
[37] Devant l’absence de retour de la Ville à son courriel du 15 avril 2021, l’évaluateur de SBT se devait de revenir auprès de celui de la Ville dans les jours suivants. Si tel avait été le cas, son omission de répondre au courriel de l’évaluateur de la Ville du 19 avril 2021 aurait été mise à jour et le dossier aurait suivi son cours.
[38] Pendant ce temps, le suivi du dossier par SBT entre mai et novembre 2021 se résume, pour l’essentiel, à des appels téléphoniques de MM. Hitelman et Vincinti à l’évaluateur, M. Bruno.
[39] Le contenu de ces appels, selon la preuve, est très général et peu convaincant quant à l’existence d’un suivi diligent du dossier. M. Vincinti indique que les appels en question portent sur d’autres sujets, mais qu’il rappelle à l’évaluateur Bruno, à l’occasion de ces appels, le présent dossier de contestation.
[40] Si SBT avait effectué un suivi diligent auprès de l’évaluateur Bruno, l’omission de ce dernier de répondre au courriel de l’évaluateur de la Ville du 19 avril 2021 aurait été vite constatée. Si SBT demeure pendant des mois avec une fausse lecture de l’état des discussions avec la Ville, c’est ultimement en raison de son propre défaut de faire un suivi adéquat du dossier auprès de l’évaluateur Bruno.
[41] Le Tribunal ajoute que l’absence de tout échange écrit ou de courriels entre les représentants de SBT et l’évaluateur Bruno entre la mi-mai et novembre 2021 relativement à ce dossier est révélatrice de ce suivi peu attentif effectué par SBT du mandat confié à l’évaluateur Bruno.
Conclusion
[42] Le Tribunal conclut que la cause du retard de SBT à agir pour déposer son recours devant le TAQ découle de sa propre inaction.
[43] Que SBT soit mal informée de l’état véritable des négociations par son évaluateur ne change rien au fait qu’elle se doit de préserver ses droits et déposer son recours devant le Tribunal en temps utile.
[44] Par ailleurs, SBT n’a pas assuré un suivi prudent et diligent de son dossier auprès de l’évaluateur Bruno. Si tel avait été le cas, le dossier aurait suivi son cours normal plutôt que de demeurer inactif pendant plusieurs mois.
[45] SBT avait le fardeau de démontrer l’existence d’une situation de force majeure, ou à tout le moins, d’un motif raisonnable pour avoir agi après le 9 juillet 2021, ce qu’elle n’a pas réussi à faire.
[46] Le Tribunal accueille donc la demande en irrecevabilité à l’encontre de la requête introductive d’un recours et rejette la Requête pour être relevé du défaut.
POUR CES MOTIFS, le Tribunal :
ACCUEILLE la demande en irrecevabilité de la Ville;
REJETTE la requête introductive d’un recours et;
REJETTE la Requête pour être relevé du défaut.
LE TOUT sans frais.
PHILIPPE TREMBLAY, j.a.t.a.q.
| JOSÉE PROULX, j.a.t.a.q. |
Therrien Couture Joli-Coeur S.E.N.C.R.L.
Me Samuel Cousineau-Bourgeois et Me Julien Sapinho
Procureur de la partie requérante
Hamel Imbeault Turcotte Avocats
Me Nicolas Dupuis
Procureure de la partie intimée
[1] RLRQ, c. C-25.01.
[2] RLRQ, c. F-2.1.
[3] RLRQ, c. J-3.
[4] Avis #2005598.
[5] Matricule 94068-6363-30-7549-001-0001.
[6] À noter qu’à la lumière de la pièce P-1 produite au soutien de la Requête pour être relevé du défaut, courriel du 8 décembre 2020 à 9:53 AM, SBT est en possession de l’avis depuis au moins le 8 décembre 2020, lequel est transmis le lendemain à leur évaluateur, courriel 9 décembre 2020 à 8:35 AM.
[7] Pièce P-6 produite au soutien de la Requête pour être relevé du défaut.
[8] Pièce P-7 au soutien de la Requête pour être relevé du défaut.
[9] Pièce P-8 au soutien de la Requête pour être relevé du défaut, courriel du 14 décembre 2021, 8 :48 AM; ce courriel est appuyé d’une déclaration sous serment du 18 mai 2022 signée par M. Allan Hitelman.
[10] Pièce P-8 au soutien de la Requête pour être relevé du défaut, courriel du 20 décembre 2021, 12 :48 PM.
[11] P-4 produite au soutien de la Requête pour être relevé du défaut, courriel du 20 janvier 2022 18:47.
[12] Pièce P-9 produite au soutien de la Requête pour être relevé du défaut.
[13] Pièce P-9 produite au soutien de la Requête pour être relevé du défaut.
[14] Pièce P-8 produite au soutien de la Requête pour être relevé du défaut; dans le courriel du 20 décembre 2021 12 :48 PM, l’évaluateur Bruno mentionne avoir transmis un courriel le 15 avril 2021 à l’évaluateur de la Ville lui demandant de le rappeler, ce qui n’aurait pas été le cas.
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