Décision

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Bonhomme c. Nguyen Luu

2019 QCCQ 7419

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

« Chambre civile »

N° :

500-80-036142-173

 

 

 

DATE :

Le 3 décembre 2019

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

SYLVIE LACHAPELLE, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

GHYSLAINE BONHOMME

Partie demanderesse

c.

THI HOA NGUYEN LUU

Partie défenderesse

-et-

RÉGIE DU LOGEMENT

Mise en cause

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT SUR APPEL D’UNE DÉCISION DE LA RÉGIE DU LOGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]           L’Appelante Mme Ghyslaine Bonhomme (la « Locataire ») interjette appel de la décision de la Régie du logement (la « Régie ») rendue le 20 août 2017 rectifiée le 8 novembre 2017 (la « Décision ») par Me Claudine Novello « juge administrative » dans le dossier portant les numéros 273739 31 20160425 G et 285896 31 20160706 G.

[2]           Cette dernière a accueilli la demande de résiliation de bail présentée par Mme Thi Hoa Nguyen Luu (la « Locatrice ») au motif que les plaintes incessantes de la Locataire lui causent un préjudice sérieux justifiant la résiliation du bail en vertu de l’article 1863 C.c.Q.

 

Contexte

[3]           Le présent Tribunal reproduit ci-après le contexte de ce dossier tel que résumé dans le jugement du 12 janvier 2018 de Mme la juge Tremblay qui accorde la permission d’appeler à la Locataire.

[1]         Madame Ghislaine Bonhomme (la « Locataire ») veut obtenir la permission d’appeler de la décision prononcée le 28 août 2017 par la Régie du logement (la « Régie »), rectifiée le 8 novembre 2017 (la « Décision »), résiliant son bail et rejetant ses demandes pour exécution en nature de ses obligations par Madame Thi Hoa Nguyen Luu (la « Locatrice »).

LA DÉCISION

[2]         Depuis 1986, la Locataire loue un logement de trois pièces et demi situé au troisième étage de l’immeuble de sept logements, construit en 1950 et propriété de la Locatrice depuis 1999.

[3]         Pour l’année se terminant le 30 juin 2017, le loyer mensuel est de 390 $.

[4]         Voici comment la Régie décrit la toile de fond des litiges à trancher :

[14] Il appert de la preuve que jusqu’en 2001, les relations entre les parties se déroulent sans encombre. Toutefois, à partir de cette période, la locataire commence à se plaindre de divers problèmes relatifs à son logement et des désagréments que lui causent d’autres résidents de l’immeuble. Ces plaintes, qui se poursuivent au cours des années, contrarient et affectent la locatrice qui peine à composer avec les diverses demandes de cette dernière dont bon nombre sont, à son avis, injustifiées, ainsi qu’avec son comportement et son attitude erratique et déraisonnable.

[5]         La Locataire demande à la Régie d’ordonner à la Locatrice de procéder à une inspection invasive et en profondeur du logement conformément aux recommandations émises par le département de la santé publique de la Ville de Montréal et, le cas échéant, d’éradiquer la source de la moisissure qui se trouverait derrière les murs, et auquel cas, de procéder à une décontamination du logement et au remplacement de tous les matériaux affectés. Elle réclame également une diminution de loyer de 25 $ par mois à compter du 16 décembre 2015, jusqu’à l’exécution complète des travaux, et des dommages punitifs de 1 000 $. Voici ce qui la motive :

[2] Au soutien de sa demande, la Locataire invoque les motifs suivants :

« Malgré les nombreux avis de non-conformité de la ville, la Locatrice néglige d'effectuer les réparations nécessaires au logement privant ainsi la locataire de la jouissance paisible de son logement; L'état du logement a des répercussions sur la santé de la locataire, ce pourquoi la locataire demande compensation et demande que logement soit déclaré impropre à l'habitation et soit traité d'urgence. » (sic)

 

 

[6]         De son côté, la Locatrice demande la résiliation du bail :

[4] Au soutien de sa demande, la locatrice invoque les motifs suivants :

« Une mise en demeure a été envoyée le 17 juin 2016.

La Locatrice demande la résiliation du bail de la Locataire, car la locatrice dit être victime de sa locataire. Elle ouvre de nombreuses demandes non fondées à la Régie du Logement, elle appelle la Ville de Montréal pour des réparations sans avoir au préalable discuté avec la locatrice du problème, elle cherche des problèmes avec les autres locataires depuis plusieurs années. La locatrice dit que ce comportement persiste et nuit de plus en plus à sa santé (haute pression) ainsi qu'à son travail. Cette situation dure depuis 15 ans. » (sic)

[7]         À la suite d’une audience de quatre jours, la Régie est en mesure de relater les incidents qui, à compter de l’an 2000, ont incité la Locataire à envoyer une mise en demeure à la Locatrice le 16 décembre 2015 et à entreprendre des démarches parallèles auprès de l’Organisation d’Éducation et d’Information Logement de Côte-des-Neiges (« l’OEIL »), du service d’inspection de la Ville de Montréal, qui émettra deux avis de non-conformité, et du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de l’île de Montréal, dont les extraits pertinents et conclusions du rapport sont reproduits dans la Décision.

[8]         La Régie énonce également les conclusions et recommandations du microbiologiste de la qualité de l’air, retenu par la Locatrice, et relate les propos de l’inspecteur de la Ville de Montréal.

[9]         Elle considère par la suite le témoignage du Dr Jacques, spécialiste en médecine du travail et environnementale, qui assume la direction de la santé publique pour la Ville de Montréal et qui, à la demande de l’ŒIL, a rencontré la Locataire et conclut que son logement est insalubre et impropre à l’habitation en raison de la contamination fongique et doit faire l’objet de travaux qui nécessiteront l’évacuation et la relocalisation de la Locataire.

[10]       Puis, la Régie résume le témoignage de la Locatrice. Il est pertinent, aux fins des présentes, de citer les passages suivants :

[56] D’abondant, elle mentionne que la locataire est impossible à satisfaire et depuis 16 ans, ne cesse de lui chercher noise en se plaignant de tout et rien, intentant des poursuites injustifiées devant la Régie du logement et devant la Commission des droits de la personne. De plus, par son comportement, elle nuit à la jouissance des lieux des autres locataires.

[57] Ainsi, depuis 16 ans, leurs relations se sont gravement détériorées et sont conflictuelles. Lasse de se battre contre la locataire et de gérer ses plaintes et humeurs qui affectent gravement sa santé, elle n’a d’autre choix que de demander la résiliation du bail.

[11]       Le mari de la Locatrice corrobore le témoignage de celle-ci. Les locataires des appartements 4 et 5 témoignent à l’audience au soutien de sa demande.

[12]       Après avoir indiqué que les articles 1854, 1864, 1910, 1863 et 1963 du Code civil du Québec (« C.c.Q ») sont pertinents au recours de la Locataire, la Régie conclut au droit de celle-ci d’obtenir une réduction de loyer de 20 $ par mois à compter du 16 décembre 2015 comme suit :

[85] La grande partie de la preuve entendue a porté sur le caractère impropre du logement alors que la locataire ne souhaite pas que le tribunal déclare le logement impropre et que subsidiairement, il prononce la résiliation du bail pour ce motif.

[86] Les débats ont pris cette proportion suite à l’intervention de la direction de la santé publique qui à partir de constatations sommaires tant relatives au logement que de l’état de santé de la locataire a conclu à l’impropriété des lieux.

[87] Tel que mentionné, le tribunal ne retient pas les conclusions du Docteur Jacques.

[88] Le tribunal retient plutôt les conclusions de l’inspecteur municipal Newfel Yedjour et du microbiologiste Guillaume Jolivet qui sont conséquentes et concordantes.

[89] Qui plus est, leurs observations rejoignent aussi sur certains aspects celles exprimées par Mélanie Tailhandier.

[90] Aussi, bien que le tribunal ne conclut pas au caractère impropre du logis, il ressort clairement de la preuve que celui-ci comporte des déficiences importantes empêchant la locataire de jouir pleinement et paisiblement des lieux.

[91] Le tribunal estime de la preuve entendue que les problèmes qui affectent le logement ne résultent pas de la négligence de la locataire ou d’un défaut d’entretien de cette dernière, mais d’un problème inhérent à l’immeuble, responsabilité de la locatrice.

[92] Ceci étant, le tribunal est d’avis que la locataire est fondée de demander la diminution de son loyer.

[13]       Par contre, la Régie rejette la demande de dommages punitifs estimant que le fait que la Locatrice n’ait pas effectué tous les travaux requis ou nécessaires dans le logement ne constitue pas du harcèlement. De plus, puisqu’elle résilie le bail, elle rejette les demandes pour des ordonnances d’exécution en nature.

[14]       Voici les raisons énoncées par la Régie pour justifier la résiliation du bail de la Locatrice :

[101] Bien que chacune des situations rapportées par cette dernière (la Locatrice) et prises individuellement sont d’une importance relative, reste que dans leur ensemble et par leur répétition, elles ont pour effet de lui causer un préjudice sérieux.

[102]
Le tribunal a pu constater l’animosité et les tensions opposant les parties.

[103] Le tribunal a aussi été témoin du désarroi et de l’émotivité avec laquelle la Locatrice a fait état de ses relations conflictuelles avec la locataire.

[104] Le tribunal est d'avis que par ses reproches et son attitude, la locataire a antagonisé les conflits avec la locatrice, faisant en sorte que leur relation en est arrivée à un point de non-retour, justifiant la résiliation du bail.

[105] Manifestement, le lien de confiance minimale devant exister entre parties contractantes est irrémédiablement rompu et ce trouble de voisinage cause un préjudice sérieux à la locatrice qui ne peut gérer librement et sereinement son immeuble.

[106] Les tracasseries, les demandes incessantes excluant les demandes jugées fondées par le tribunal et l'hostilité que lui témoigne la locataire sont autant de dérangements qui minent sa vie au quotidien et sa santé.

[107] Certes, la Loi ne requiert pas que locateur et locataire entretiennent des liens d'amitié. Cependant il arrive, comme en l'instance, que l'inimitié entre les parties soit telle, que leurs relations deviennent une suite de contrariétés, de tracasseries et de tourments.

[108] Le tribunal ne voit, en pareilles circonstances, d'autre alternative que la résiliation du bail unissant les parties, et ce, pour leur bénéfice réciproque.

[4]           Le présent Tribunal ajoute que le 4 novembre 2008, la Locatrice demande la résiliation du bail invoquant également le nombre de plaintes incessantes logées à diverses instances sans préalablement aviser la Locatrice. La juge administrative, Mme Novello a amené les parties à signer une entente en vertu de laquelle la Locataire devait d’abord aviser la Locatrice. Or, cette entente n’a pas été respectée.

Questions en appel

[5]           Les questions devant être débattues en appel sont les suivantes :

1)    La Régie a-t-elle erré en faits et en droit lorsqu’elle a qualifié le désagrément vécu par la Locatrice de « préjudices sérieux » en vertu de l’article 1863 C.c.Q.?;

2)    La Régie a-t-elle erré en faits et en droit en déterminant que la Locataire a manqué à une obligation lui incombant en vertu de l’article 1863 C.c.Q.?;

3)    La Régie avait-elle compétence d’attribution pour résilier le bail en raison de la relation conflictuelle qu’elle a identifiée comme existant entre la Locataire et la Locatrice?;

4)    La Régie a-t-elle erré en refusant de rendre les ordonnances d’exécution en nature recherchées par la Locatrice?

Arguments de la Locataire/Appelante

[6]           La Locataire plaide qu’elle n’a pas manqué à ses obligations en vertu du bail comme l’impose l’article 1863 C.c.Q. Au contraire, elle a rempli son obligation de dénoncer les défectuosités du bien loué et donc la Locatrice ne peut se plaindre et encore moins évoquer un préjudice sérieux.

[7]           Elle ajoute qu’en déterminant que les plaintes et dénonciations d’un locataire peuvent constituer par leur nombre un préjudice sérieux au locateur en l’empêchant de « gérer pleinement et librement son immeuble », la juge administrative fait abstraction des obligations qui incombent à un locateur en vertu de la loi.

[8]           Aussi, un gestionnaire d’immeuble doit intervenir lorsque les locataires dénoncent les défectuosités du bien loué, tandis que les locataires ont eux l’obligation en vertu de l’article 1863 C.c.Q. de dénoncer les défectuosités du bien loué.

[9]           À moins qu’il y ait abus, la Locatrice ne peut subir un préjudice de telles interventions de façon à justifier la résiliation du bail.

[10]        En l’espèce, ni la Locatrice ni la juge administrative ne qualifie le comportement de la Locataire comme abusif.

[11]        La Locataire argumente que dans les faits la Locatrice demande la résiliation pour harcèlement ce qui est un préjudice de nature extracontractuelle et la Régie n’a pas compétence pour décider de tels recours extracontractuels.

[12]        Aussi, en résiliant le bail au motif qu’il y avait animosité entre les parties, la juge administrative a outrepassé sa compétence d’attribution.

[13]        Subsidiairement, la Locataire plaide que si le Tribunal décide que la faute de la Locataire est de nature contractuelle et donc la Régie a compétence, les critères de l’article 1863 C.c.Q. pour obtenir la résiliation du bail ne sont pas remplis.

Arguments de l’Intimée

[14]        La procureure de l’Intimée invoque essentiellement que la Locatrice demande la résiliation du bail au motif qu’elle subit un préjudice sérieux qui découle implicitement de l’exécution des obligations prévues au bail et qu’en conséquence la Régie a compétence pour statuer puisqu’il s’agit d’un recours contractuel.

Analyse

La norme de contrôle

[15]        Le procureur de l’Appelante soumet que la norme de la décision correcte s’applique en l’instance. De son côté, la procureure de l’Intimée argumente que c’est plutôt la norme de la décision raisonnable et que la résiliation du bail fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[16]        Pour les raisons qui suivent, le Tribunal rejette la prétention de l’Appelante que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique.

[17]        L’arrêt de la Cour suprême dans Dunsmuir[1], énonce deux normes de contrôle dans le cas d’un appel d’une décision du tribunal administratif, soit la norme de la décision raisonnable et celle de la décision correcte.

[18]        L’auteur Denis Lamy[2] commentant l’arrêt Dunsmuir indique ce qui suit :

[…]

Sommairement, la norme de la décision correcte est réservée aux cas suivants: certaines questions de droit, y compris les questions de compétence au sens strict, celles qui revêtent une importance capitale pour le système juridique et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, et celles relatives à la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents.

[19]        La Cour suprême indique dans l’arrêt Dunsmuir[3] qu’une véritable question de compétence se pose lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question.

Quant à la norme déférente du caractère raisonnable, voici comment le juge Bastarache de la Cour suprême du Canada, parlant pour la majorité, la décrit :

[47] La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité: certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

Empreinte de déférence, la norme de la décision raisonnable s’imposera quant aux questions purement factuelles, à celles où le droit et les faits sont indissociables, et aux décisions d’entités politiques ou d’organismes disposant d’un vaste pouvoir discrétionnaire. La cour de révision ou d’appel examinera, sous l’angle de cette norme, l’interprétation de la loi constitutive du décideur, d’une loi liée à son mandat, ainsi que des règles générales de droit en regard desquelles ce décideur a une certaine expertise.

 

[20]        L’article 28 de la Loi sur la Régie du logement[4] prévoit que la Régie a compétence pour toute demande :

1°  relative au bail d’un logement lorsque la somme demandée ou la valeur de la chose réclamée ou de l’intérêt du demandeur dans l’objet de la demande ne dépasse pas le montant de la compétence de la Cour du Québec;

[…]

[21]        La Régie est donc compétente pour les demandes relatives au bail lorsque celles-ci découlent d’une inexécution de nature contractuelle[5]. La Régie possède à cet égard une compétence d’exception.

[22]        Depuis l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commisionner) c. Albert Teachers’ Association[6], il existe une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est applicable lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive.

[23]        Cette présomption peut toutefois être repoussée, mais depuis l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a établi que la norme de la décision correcte s’applique en de rares exceptions :

·        Aux questions touchant le partage des compétences;

·        Aux véritables questions de compétence et de constitutionnalité;

·        À une question de droit générale qui revêt une importance capitale pour le système juridique;

·        À la question de la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents.

[24]        Dans le présent dossier, le Tribunal est d’avis qu’il s’agit de questions mixtes, de faits et de droit qui exigent une certaine déférence de la part du Tribunal appelé à réformer le jugement.

[25]        En effet, la Régie est appelée ici à interpréter l’application de l’article 1863 C.c.Q. ce qui n’a rien d’inhabituel et se situe au cœur de sa compétence.

 

[26]        Notre Cour, dans un dossier en appel d’une décision de la Régie[7] qui portait sur une demande en résiliation de bail, conclut relativement à la norme de contrôle :

« […]

[5]         Il n’y a pas ici de controverse jurisprudentielle et les questions autorisées, éminemment factuelles, ne font pas partie de la catégorie restreinte de celles qui sont assujetties à la norme de la décision correcte. Clairement, il ne s’agit pas ici de l’une de ces rares situations « qui mettent en cause la cohérence de l’ordre juridique fondamental du pays ». La présente affaire ne soulève pas de questions de droit étrangères au domaine d’expertise de la Régie et aucune de celles-ci ne revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. La résiliation de baux résidentiels suivant la violation d’ordonnances prononcées par la Régie en vertu de l’article 1973 CCQ n’a rien d’inhabituel et se situe au cœur de sa compétence.

[…] »

[27]        De la même façon, en l’espèce, il y a lieu de conclure que la norme de la décision raisonnable est celle applicable aux quatre (4) questions autorisées par notre Cour.

Application de la norme au présent dossier

[28]        Dans le contexte de la preuve entendue par la Régie, le Tribunal conclut que la décision de la juge administrative de résilier le bail fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Voici pourquoi.

[29]        L’Appelante argumente que la demande de la Locatrice repose manifestement sur des allégations de harcèlement de la part de la Locataire. Elle précise qu’il appert de la demande et de la mise en demeure que la Locatrice se dit victime du harcèlement moral et des problèmes psychologiques de cette dernière.

[30]        Elle réfère à l’auteur Pierre-Gabriel Jobin qui estime que les mauvaises relations que peuvent entretenir les parties au contrat de bail ne relèvent pas de l’exécution du contrat, mais des fautes extracontractuelles commises à l’occasion du contrat :

 « On observera strictement parlant, les insultes, les calomnies et les agressions ne constituent pas autant de violation du contrat de louage lui-même, mais des fautes extracontractuelles commises à l’occasion du contrat : elles ne devraient donc jamais conduire à la résiliation du bail, mais uniquement au plan extracontractuel, à des dommages-intérêts et à l’injonction ou l’ordonnance.

Ce sont des violations du devoir général de tout citoyen de respecter les règles de conduite et, assez souvent, des violations de l’un ou l’autre des droits fondamentaux (dignité, honneur et réputation, intégrité physique, et autres) pouvant donner droit à des dommages exemplaires.[8] »

[31]        Selon l’Appelante, la Cour d’appel a d’ailleurs tranché le débat en 2012. Dans l’arrêt Kerassinis c. Boretsky[9], elle indique que le harcèlement du locataire ne relève pas de l’exécution du contrat de bail et rappelle que la Régie n’a donc pas compétence pour statuer sur les recours extracontractuels entre locateurs et locataires :

[1] Le harcèlement du locataire envers le locateur relève davantage des dommages extracontractuels que de la relation contractuelle locataire-locateur, et cela malgré ce qui a été décidé par le régisseur. Même si la frustration du locataire découlait des manquements du locateur à ses devoirs contractuels, un comportement de la sorte ne relève pas de la relation contractuelle du fait de son éloignement des règles les plus élémentaires de civilité. À ce titre, il y a consensus dans la jurisprudence et la doctrine à l'égard du fait que la Régie n'a pas compétence pour statuer sur les recours extracontractuels entre locateurs et locataires.  Ainsi, la Cour du Québec avait bel et bien compétence pour entendre le recours civil et le juge de la Cour du Québec aurait dû rejeter la requête en irrecevabilité.

[32]        Dans Kerassinis c. Boretsky[10], la Cour d’appel réitère que les demandes à caractère purement extracontractuelles et issues de la relation locateur-locataire doivent quant à elles être présentées devant la Cour du Québec ou la Cour supérieure dépendamment de la valeur en litige.

[33]        Aussi, il est important de se poser la question sur la nature de la faute reprochée à la Locataire, puisque la compétence juridictionnelle de la Régie se définit eu égard à l’obligation contractuelle et extracontractuelle.

[34]        Comme l’a si bien exprimé mon collègue Alain Breault[11];

« pour donner compétence à la Cour du Québec, et donc exclure la compétence exclusive de la Régie du logement, il ne suffit pas de coiffer sa procédure du titre « harcèlement » ou d’utiliser ce mot à quelques reprises dans le corps de la procédure. Le caractère véritable ou la substance même du recours doit réellement être hors du champ d’application du bail et de ses obligations contractuelles, expresses ou tacites. »

[35]        La Locataire argumente que la structure même de la décision de la juge administrative semble indiquer qu’elle a analysé la demande de la Locatrice sous l’angle du harcèlement de la Locataire envers la Locatrice.

[36]        Le Tribunal n’est pas de cet avis. Cette inférence de la Locataire résulte d’une extrapolation que la juge administrative ne fait pas.

[37]        En effet, la preuve devant la Régie révèle que la Locataire réclamait des dommages à la Locatrice au motif clairement identifié de harcèlement parce que cette dernière ne répond pas à ses plaintes à sa satisfaction.

[38]        La juge administrative établit d’abord que pour qu’il y ait harcèlement ceci nécessite une continuité dans le temps qui s’établit soit par la répétition de certains actes soit par un seul acte grave dans la mesure où il cause un préjudice nocif continu dans le temps. Puis, elle rejette la demande de la Locataire de dommages punitifs pour harcèlement allégué.

[39]        La juge administrative enchaîne en procédant sur la demande de la Locatrice qu’elle décrit comme suit au paragraphe 4 de la décision rectifiée :

[4]         Au soutien de sa demande, la locatrice invoque les motifs suivants :

            « Une mise en demeure a été envoyée le 17 juin 2016.

La Locatrice demande la résiliation du bail de la locataire car la locatrice dit être victime de sa locataire. Elle ouvre de nombreuses demandes non fondées à la Régie du Logement, elle appel la Ville de Montréal pour des réparations sans avoir au préalable discuter avec la locatrice du problème, elle cherche des problèmes avec les autres locataires depuis plusieurs années. La locatrice dit que ce comportement persiste et nuit de plus en plus à sa santé (haute pression) ainsi qu’à son travail. Cette situation dure depuis 15 ans. » (sic)

[40]        Ces dénonciations répétées auxquelles réfère la juge administrative sont décrites en détail aux pages 8, 9 et 10 de sa décision et n’ont pas été mises en doute. Or, l’appréciation de la valeur probante des témoignages concernant le comportement du Locataire envers la Locatrice demeure l’apanage de la juge administrative d’autant plus que cette même juge a déjà entendu les parties en 2008 dans le cadre d’une première demande en résiliation de bail par la Locatrice pour les mêmes motifs.

[41]        La juge administrative conclut que bien que chacune des situations rapportées par la Locatrice et prise individuellement sont d’une importance relative, reste que dans leur ensemble et par leurs répétitions elles ont pour effet de causer un préjudice sérieux à la Locatrice, ce qui n’est pas une conclusion déraisonnable dans les circonstances.

[42]        La juge administrative ne conclut pas que la Locatrice est victime de harcèlement de la nature d’une faute extracontractuelle tel que décrit dans la décision de la Cour d’appel Kerassinis c. Boretsky.

[43]        L’analyse attentive de la décision révèle que la juge administrative a identifié que la Locataire par ses plaintes répétées, excessives et souvent non fondées abuse de son droit de dénoncer les défauts de son logement, et qu’elle contrevient ainsi à l’obligation contractuelle générale du Locataire de ne pas excéder ses droits, d’en user de façon raisonnable, non excessive et de bonne foi en application des articles 6, 7 et 1375 C.c.Q.

[44]        L’honorable Jean Keable de la Cour du Québec siégeant en appel a refusé une permission d’appeler d’une décision de la Régie qui résilie un bail à la demande du Locateur en vertu de l’article 1863 C.c.Q.

[45]        Le juge Keable s’exprime comme suit :

« l’exercice de la discrétion de la Régie dans son appréciation du préjudice sérieux menant à la résiliation du bail peut légitimement s’accompagner d’un rattachement à la notion d’inexécution d’une obligation mesurée à la lumière des articles 6 et 1375 C.c.Q.[12] »

[46]        Compte tenu de la preuve devant la Régie, la résiliation du bail ordonnée par la juge administrative en vertu de l’article 1863 C.c.Q. fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[47]        Étant donné la conclusion du Tribunal en réponse aux trois premières questions, il n’est pas opportun de se pencher sur la quatrième.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

REJETTE l’appel;

ORDONNE à la Locataire Mme Ghyslaine Bonhomme de quitter son logement dans les 45 jours de la réception du jugement.

AVEC FRAIS DE JUSTICE.

 

 

 

 

__________________________________

 SYLVIE LACHAPELLE, j.c.Q.

 

Me Léa Pelletier-Marcotte

Avocate de la partie demanderesse

 

Me Mélanie Chaperon

Me Gabrielle O’Reilly Patry

Avocates de la partie défenderesse Thi Hoa Nguyen Luu

 

 



[1]     Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, p. 272.

[2]     Denis LAMY, l’Appel à la Cour du Québec d’une décision de la Régie du logement, Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, p. 420-422.

[3]     Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, 2008 CSC 9.

[4]     RLRQ, c. R-8.1.

[5]     Suzanne GUÉVREMONT, La Régie du logement, dans Collection de droit 2018-2019, École du Barreau, vol. 6, Obligations et contrats, 2018, EYB2018CDD148.

[6]     Alberta (Information and Privacy Commisionner) c. Albert Teachers’ Association, 2011 CSC 61.

[7]     Bédard, c. 7037457 Canada inc., 2016 QCCQ 11573.

[8]     Pierre-Gabriel JOBIN, Le louage : Traité de droit civil, 2e éd., Cowanville, Editions Yvon Blais, 1996, p. 262.

[9]     2012 QCCA 886.

[10]    Id.

[11]    Dao c. Das Dores, 2017 QCCQ 14981.

[12]    Robitaille c. Lemai, Cour du Québec, 500-80-017567-109, 25 novembre 2010, 2010 QCCQ 10387 (CanLII).

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