Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier

Lalande c. Procureur général du Québec

2024 QCCS 4418

 

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

TERREBONNE

 

 

N°:

700-17-020601-240

 

DATE :

Le 5 décembre 2024

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE ANNIE BREAULT, J.C.S. (JB4453)

 

 

XAVIER-ANTOINE LALANDE

CONSEIL DES PRÉFETS ET DES ÉLUS DE LA RÉGION DES LAURENTIDES

DAVID ARMSTRONG

RÉMI BARBEAU-CARDOZA

MUNICIPALITÉ RÉGIONALE DE COMTÉ DE BROME-MISSISQUOI

TABLE DES MRC DU CENTRE-DU-QUÉBEC

Partie demanderesse

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Partie défenderesse

et

JEAN-FRANÇOIS BLANCHET, EN SA QUALITÉ DE DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS DU QUÉBEC ET DE PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DE LA REPRÉSENTATION ÉLECTORALE

Partie mise en cause

et

LA TABLE DES PRÉFETS DES MRC DE LA GASPÉSIE ET DES ÎLES DE LA MADELEINE

DANIEL CÔTÉ

Partie intervenante

 

 

JUGEMENT

[demande en injonction permanente ou en sursis de l’application de la loi visant l’interruption du processus de délimitation des circonscriptions électorales]

 

 

INTRODUCTION

[1]          La Loi électorale[1] LE ») prévoit que la Commission de la représentation électorale (« Commission ») est responsable de la délimitation des circonscriptions électorales. À cette fin, la LE établit le processus que doit suivre la Commission après chaque deuxième élection générale québécoise pour assurer que cette délimitation respecte le droit à la représentation effective des électeurs québécois[2].

[2]                 La Commission utilise l’expertise développée depuis sa création en 1971 pour réaliser les quatre étapes de ce processus. Réduites à leur plus simple expression, ces étapes consistent dans (1o) la publication d’un rapport préliminaire et (2o) la tenue d’audiences publiques à travers le Québec pour recueillir les représentations sur ce rapport en vue de (3o) la remise d’un second rapport, portant sur les délimitations des circonscriptions électorales, qui doit faire l’objet d’un débat de cinq heures à l’Assemblée nationale, à la suite de quoi la Commission procède à (4o) l’établissement des limites des circonscriptions électorales et leur publication dans la Gazette officielle du Québec.

[3]                 Ce processus est soumis à diverses échéances. Il débute notamment dès le lendemain de cette deuxième élection et la publication dans la Gazette officielle du Québec doit intervenir au moins six mois avant la fin de la législature pour que la nouvelle liste entre en vigueur. À défaut, la liste précédemment en vigueur le demeure pour les prochaines élections.

[4]                 Les dernières élections générales québécoises ont eu lieu le 2 octobre 2022. Les prochaines doivent normalement avoir lieu au plus tard le 5 octobre 2026[3], de sorte que la fin de la législature est prévue pour le 29 août 2026.

[5]                 En mai 2024, l’Assemblée nationale du Québec adopte la Loi visant l’interruption du processus de délimitation des circonscriptions électorales[4]  Loi »). La Loi est composée de trois articles qui prévoient, outre son entrée en vigueur en date du 7 mai 2024 :

-            L’interruption du processus de délimitation des circonscriptions électorales entrepris par la Commission en vertu de la LE;

-            Une nouvelle délimitation des circonscriptions électorales par la Commission conformément à la LE après les premières élections générales québécoises qui suivent le 7 mai 2024 et la remise d’un rapport préliminaire par la Commission proposant la délimitation des circonscriptions dans les 12 mois suivants ces élections.

[6]          Lors de l’adoption de la Loi, la Commission a complété les deux premières étapes du processus de délimitation des circonscriptions électorales et prévoyait soumettre son second rapport pour le 17 septembre 2024[5].

[7]          En conséquence de la Loi, les prochaines élections générales doivent avoir lieu sans le bénéfice d’une nouvelle carte électorale résultant des travaux de la Commission. Elles se tiendront en fonction de la carte électorale établie en 2017 qui est actuellement en vigueur.

[8]          Le 7 juin 2024, les demandeurs introduisent un pourvoi en contrôle judiciaire attaquant la constitutionnalité de la Loi.

[9]          Selon les demandeurs, la Loi entraîne une violation du droit de vote en imposant la tenue d’élections générales en fonction d’une carte électorale qui ne respecte pas le droit des citoyens à la représentation effective. La carte électorale de 2017 comporte des écarts importants avec celle discutée dans les travaux de la Commission dont le rapport préliminaire identifie plusieurs circonscriptions dont le nombre d’électeurs s’écarte de plus de 25 % de la moyenne québécoise que ce soit de façon négative (huit) ou positive (six).

[10]      Le groupe des demandeurs est formé de citoyens, électeurs, maire, élus, d’un regroupement d’élus ainsi que d’une municipalité se trouvant dans l’une des sept circonscriptions électorales en situation d’écart positif du fait que leur nombre d’électeurs dépasse le seuil de 25 % par rapport à la moyenne québécoise. Ils soutiennent que les électeurs de ces circonscriptions voient leur droit de vote dilué et que, ce faisant, la Loi porte atteinte au droit de vote, qui est un droit garanti par l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés Charte des droits »), sans que cette atteinte ne soit justifiée aux termes de son article 1.

[11]      Le Tribunal est saisi de la demande des demandeurs pour obtenir le sursis de la Loi et, ainsi, la reprise des travaux de la Commission pendant l’instance. Ils craignent, advenant qu’ils aient gain de cause sur le fond du pourvoi, que les délais de l’instance anéantissent toute possibilité que la Commission soit en mesure de terminer la délimitation de la carte électorale à temps pour les prochaines élections.

[12]      La demande de sursis reçoit l’appui du mis en cause, directeur général des élections et président de la Commission. Sans adhérer à l’intégralité de la position des demandeurs, il craint également que les délais n’affectent sa capacité à remplir adéquatement le mandat qui lui est dévolu aux termes de la LE.

[13]      Pour favoriser la réalisation de ce mandat, mais également pour répondre à certaines des objections soulevées à l’encontre du sursis demandé, le mis en cause propose un sursis limité à la finalisation par la Commission de son second rapport sur la délimitation des circonscriptions électorales. Ainsi, la Loi conserverait ses effets quant au reste du processus : son second rapport ne serait pas déposé à l’Assemblée nationale, qui n’aurait donc pas à procéder au débat prévu à la LE, et l’établissement de la carte électorale n’aurait pas lieu, le tout dans l’attente qu’un jugement soit rendu à l’égard du pourvoi. Il souligne toutefois que l’efficacité de cette solution repose sur la possibilité de déposer le rapport de la Commission à l’Assemblée nationale avant sa relâche estivale qui doit intervenir le 6 juin 2025.

[14]      En plus de défendre la constitutionnalité de la Loi, le Procureur général du Québec (« PGQ ») est d’avis que les critères qui régissent l’émission d’un sursis ne sont pas satisfaits, et ce, qu’il soit limité ou non.

[15]      Le PGQ plaide que la Loi a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale.  La suspension des travaux de la Commission vise à permettre aux élus d’amorcer une réflexion sur la façon d’assurer la meilleure représentation effective des électeurs et de redéfinir, le cas échéant, les critères de délimitation des circonscriptions électorales qui sont prévus à la LE.

[16]      Le PGQ rappelle que la Loi résulte de l’exercice du droit de légiférer de l’Assemblée nationale et qu’il doit être présumé que son adoption vise un objectif d’intérêt public de sorte qu’un sursis de son application serait contraire au principe de la séparation des pouvoirs.

[17]      La position du PGQ est appuyée par les intervenants. Le groupe des intervenants est formé d’un citoyen, qui est également un électeur et un élu, de même que d’un regroupement d’élus se trouvant dans l’une des circonscriptions électorales en situation d’écart négatif du fait que leur nombre d’électeurs est inférieur au seuil de 25 % par rapport à la moyenne québécoise. Les intervenants accueillent favorablement la réflexion annoncée par la Loi et la révision des critères de la LE, estiment que la Loi est constitutionnelle et que le sursis, quelle qu’en soit la forme, ne devrait pas être accordé.

***

[18]      Pour les motifs qui suivent, le Tribunal, s’inspirant de la suggestion du mis en cause, ordonne le sursis limité de la Loi pendant l’instance.

ANALYSE

[19]      Par voie d’injonction interlocutoire, c’est le sursis de l’application de la Loi qui est recherché. Cette distinction en est une davantage de sémantique puisque les critères qui doivent guider l’analyse du Tribunal sont les mêmes. À l’instar de l’injonction interlocutoire, l’émission d’une ordonnance de sursis requiert que les demandeurs établissent l’existence d’une apparence de droit ou d’une question sérieuse (1.); que sans ce sursis, un préjudice sérieux ou irréparable sera causé, ou encore un état de fait ou de droit de nature à rendre le jugement au fond inefficace (2.); et que la balance des inconvénients les favorise (3.)[6].

[20]      Il s’agit de critères cumulatifs et qui font appel à la discrétion judiciaire[7]. Ils doivent faire l’objet d’une appréciation globale, les uns par rapport aux autres.

  1.     Apparence de droit / Question sérieuse

[21]      Le premier critère s’intéresse au fond de l’affaire. Règle générale, il est relativement aisé d’y satisfaire. Il s’agit de conclure, à la suite d’un examen sommaire du fond du litige, que la partie demanderesse établit une apparence de droit au remède recherché ou encore l’existence d’une question sérieuse à juger.

[22]      En matière de litiges constitutionnels, la norme juridique est celle de la question sérieuse[8]. Cette norme juridique est sans contredit satisfaite dans la présente affaire. D’ailleurs, ce n’est pas à ce niveau que s’articule la contestation du PGQ.

[23]      Au besoin, le Tribunal précise que cette norme est satisfaite puisque, au cœur du litige, se trouve le respect du droit de vote, élevé au statut de droit garanti suivant l’article 3 de la Charte des droits ainsi que le respect de la représentation effective des électeurs québécois. Ce respect est assuré par les travaux de la Commission qui procède après chaque deuxième élection à réaliser le mandat qui lui est confié par l’Assemblée nationale de réviser la délimitation des circonscriptions électorales conformément aux critères établis aux articles 15 à 17 de la LE.

[24]      Ainsi, la question de savoir si l’interruption des travaux de la Commission et, par conséquemment, la décision qu’elle implique de tenir les prochaines élections sans le bénéfice d’une nouvelle carte électorale tenant compte des écarts notés au rapport préliminaire de la Commission se qualifie de question sérieuse.

[25]      Toutefois, cette conclusion ne scelle pas le sort de cette question puisque le PGQ soumet que l’article 81 du Code de procédure civile C.p.c. ») constitue une clause privative qui limite la possibilité pour le Tribunal de prononcer le sursis demandé[9]. Il plaide de plus l’injonction demandée est de type mandatoire de sorte que la norme juridique applicable est la très forte apparence de droit et que cette norme n’est pas satisfaite.

1.1 Clause privative (article 81 C.p.c.) 

[26]      Cet argument doit être écarté.

[27]      Cet article énonce ce qui suit :

81. Les tribunaux ne peuvent prononcer aucune mesure provisionnelle ni aucune sanction ni exercer un pouvoir de contrôle judiciaire contre le gouvernement, l’un de ses ministres ou une personne, qu’elle soit ou non fonctionnaire de l’État, agissant sous leur autorité ou sur leurs instructions relativement à une matière qui se rapporte à l’exercice de leur fonction ou de l’autorité qui leur est conférée par une loi. Il peut être fait exception à cette règle s’il leur est démontré qu’il y avait défaut ou excès de compétence.

[28]      Selon le PGQ, l’adoption de la Loi constitue l’exercice de la prérogative dévolue au gouvernement par le biais des élus composant l’Assemblée nationale. Il ne saurait être question de défaut ou d’excès de compétence permettant de faire exception à la règle générale de l’article 81 C.p.c.

[29]      Les auteurs Ferland et Emery dans leur ouvrage Précis de procédure civile du Québec discutent de la portée de l’immunité que confère l’article 81 C.p.c. au gouvernement et précisent que cette immunité n’est pas absolue[10]. Elle n’est notamment pas applicable au cas de litiges constitutionnels[11].

1.2        Forte apparence de droit

[30]      Le PGQ plaide que le sursis de la Loi est assimilable à une injonction mandatoire, ce qui appelle un examen plus approfondi du fond de l’affaire à l’étape du premier critère de l’analyse.

[31]      Selon le PGQ, l’ordonnance est mandatoire puisque son effet est d’imposer la reprise des travaux de la Commission. Au soutien de son argument, il cite l’arrêt Société Radio-Canada où la Cour suprême définit l’injonction mandatoire comme suit[12] :

(…) Une injonction mandatoire intime au défendeur de faire quelque chose – comme de rétablir le statu quo – ou d’autrement [traduction] « restaurer la situation », ce qui est souvent coûteux et pénible pour le défendeur et ce que de longue date l’equity a été réticente à faire. Une telle ordonnance est également (en règle générale) difficile à justifier à l’étape interlocutoire puisque la réparation qui vise à restaurer la situation peut habituellement être obtenue au procès. De plus, comme l’a exprimé le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine), « si le risque qu’un tort soit causé au défendeur est [rarement] moins important que le risque couru par le demandeur du fait de la décision du tribunal de ne pas agir avant le procès ». Les conséquences potentiellement sérieuses pour un défendeur du prononcé d’une injonction interlocutoire mandatoire, y compris la décision finale relativement à la poursuite en faveur du plaignant, exigent en outre ce que Cour a décrit dans RJR – MacDonald comme étant « un examen approfondi sur le fond » à l’étape interlocutoire.

[32]      Le Tribunal est d’avis que l’ordonnance recherchée par les demandeurs n’est pas, à strictement parler, de type mandatoire. Il partage de plus la vision exprimée par le juge Frédéric Bachand, alors de la Cour supérieure, dans l’affaire Karounis[13] quant au maintien de la norme juridique de la question sérieuse en matière de litiges constitutionnels.

1.2.1      Caractère mandatoire

[33]      Dans l’arrêt Société Radio-Canada, la Cour suprême du Canada précise bien que la détermination du caractère mandatoire d’une ordonnance nécessite de regarder au-delà de la forme ou du libellé de la conclusion recherchée pour en identifier, au regard des circonstances particulières du litige, l’essence, soit les conséquences pratiques qui en découlent pour le défendeur[14].

[34]      En l’instance, si le sursis de la Loi est prononcé, le gouvernement du Québec n’a pas, à proprement parler, à poser de gestes. Il s’agit en fait de tolérer le déroulement normal des travaux de la Commission, soit l’accomplissement du mandat qui est au cœur de l’action de la Commission. De l’avis du Tribunal, cette normalité amène un éclairage tout particulier aux conséquences pour le PGQ du sursis recherché et, par voie de conséquence, sur la qualification de l’ordonnance de sursis.

[35]      La notion de contrainte qui est en filigrane d’une ordonnance mandatoire revêt alors une portée très réduite. Lorsque considérée dans le contexte du sursis limité que suggère le mis en cause, cette notion de contrainte est réduite à sa plus simple expression. En effet, la reprise des travaux en vue de la préparation du second rapport intervient alors que les travaux de la Commission sont nécessairement bien avancés. Non seulement le rapport préliminaire a-t-il été remis en septembre 2023, mais les audiences publiques préalables à la préparation du second rapport ont eu lieu du 10 octobre au 15 novembre 2023 et la remise du second rapport devait avoir lieu d’ici au 17 septembre 2024[15]. Le document soumis par la Commission en mai 2024 intitulé constats et réflexions – révision de la carte électorale permet également de voir l’avancement de la réflexion de la Commission au regard des représentations faites à l’occasion des audiences publiques[16] alors que la Commission est en mesure de discuter de certaines propositions exprimées depuis le dépôt du rapport préliminaire[17].

1.2.2      Maintien de la norme de la question sérieuse

[36]      En 2020, dans l’affaire Karounis, le juge Bachand distingue l’application que doit recevoir l’arrêt Société Radio-Canada en fonction des objectifs recherchés par l’imposition de la norme augmentée de la forte apparence de droit dans un contexte qui n’implique aucune question de la Charte des droits[18] :

[12]   Toutefois, aucune question de Charte des droits n’était soulevée dans l’affaire Société Radio-Canada. De plus, la Cour n’a pas nuancé la conclusion à laquelle elle était arrivée dans l’affaire RJR-MacDonald et selon laquelle « le requérant d’un redressement interlocutoire dans un cas relevant de la Charte des droits doit établir l’existence d’une question sérieuse à juger ». Par ailleurs, comme le professeur Kent Roach le souligne à juste titre, l’application du critère de la forte apparence de droit est susceptible d’entraver l’accès à la justice des individus invoquant une atteinte à leurs droits et libertés fondamentaux. Le professeur Roach a également raison de souligner que l’impact d’une ordonnance interlocutoire mandatoire sur la partie étatique devrait plutôt être pris en considération à la troisième étape de l’analyse, soit celle portant sur la prépondérance des inconvénients.

[13]   En outre, il y a lieu de rappeler que, toujours dans RJR-MacDonald, la Cour suprême a insisté sur le fait que, en appliquant le critère de l’apparence de droit dans une affaire de Charte des droits, le ou la juge de première instance doit se fonder « sur le bon sens [ainsi que sur] un examen extrêmement limité du fond de l’affaire », car sa tâche se limite à vérifier que les réclamations de la partie demanderesse ne sont ni futiles ni vexatoires. La Cour suprême a ajouté que, dans ce type de dossiers, c’est habituellement l’étape de l’analyse de la prépondérance des inconvénients qui s’avérera décisive. La Cour ne s’attend donc pas à ce que les deux premiers critères soient appliqués de manière à imposer un fardeau très lourd à une partie demanderesse qui invoque une atteinte à ses droits et libertés fondamentaux.

 

[37]      À l’instar du juge Bachand, le Tribunal est d’avis que les enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR – MacDonald conservent leur pertinence et que l’’arrêt postérieurement rendu dans l’affaire Société Radio-Canada doit être distingué lorsque le litige concerne une atteinte aux droits et libertés fondamentaux.

[38]      Le maintien de la norme de la question sérieuse s’infère également du fait que la justification d’une atteinte à un droit garanti par la Charte des droits peut difficilement se faire sans le bénéfice d’une preuve au mérite. Le PGQ en convient d’ailleurs puisqu’il insiste sur le caractère sommaire de la preuve disponible à l’étape de la demande de sursis au regard de la justification de l’atteinte en vertu de l’article 1 de la Charte des droits en l’absence du rapport annoncé de l’expert politicologue.

  1.     Préjudice sérieux ou irréparable

[39]      Le deuxième critère impose à la partie qui recherche l’émission de l’ordonnance, d’établir que, sans elle, un préjudice sérieux ou irréparable sera causé de nature à ne pouvoir être compensé par des dommages-intérêts ou qui pourraient difficilement l’être, ou encore un état de fait ou de droit de nature à rendre le jugement au fond inefficace[19].

[40]      Ce critère s’intéresse à la nature du préjudice subi, sans le sursis demandé, plutôt qu’à son étendue[20].

[41]      La partie qui demande le sursis doit faire la preuve d’un préjudice bien défini, qui dépasse le stade des hypothèses ou des suppositions, mais dont l’évaluation par le tribunal nécessite une pondération des risques plutôt que des certitudes quant à la probabilité que le préjudice, règle générale prospective, soit infligé et quant à son ampleur ou son importance[21].

[42]      Appliquant ces principes, le Tribunal est d’avis que l’existence d’un préjudice sérieux ou irréparable est établie.

[43]      Le préjudice allégué par les demandeurs est lié au risque que la Commission ne soit pas en mesure de mener à terme ses travaux pour délimiter une nouvelle carte électorale et préparer les prochaines élections en fonction de cette nouvelle carte électorale. C’est dans cette hypothèse que peuvent se matérialiser la dilution du vote des électeurs des circonscriptions en situation d’écart positif et leur sous-représentation pour la durée de la prochaine législature.

[44]      Le Tribunal accepte, dans le contexte d’un droit garanti par la Charte des droits, qu’il s’agisse d’un préjudice non négligeable. Il va sans dire qu’il ne peut être compensé par l’octroi de dommages-intérêts.

[45]      Le fait, comme le soumet le PGQ, qu’il ait toujours existé historiquement des circonscriptions en situation d’écart positif lors des élections générales québécoises affecte peu l’évaluation du préjudice allégué[22]. Cela ne modifie pas l’existence du préjudice allégué et le fait que le processus auquel est soumis la Commission aux termes de la LE vise à réduire ces écarts quantitatifs, ou minimalement à les pondérer et les analyser qualitativement, pour assurer la représentation effective des électeurs.

[46]      Les intervenants invitent le Tribunal à considérer le préjudice tout aussi irréparable auquel sont confrontées les circonscriptions en situation d’écart négatif en l’absence d’une révision des critères contenus à la LE. Avec égards, ce préjudice n’est pas affecté par un éventuel sursis de la Loi.

[47]      Comme déjà énoncé, l’entrée en vigueur d’une nouvelle carte électorale est soumise au respect de certaines échéances. Elle doit impérativement être publiée dans la Gazette officielle du Québec au moins six mois avant la fin de la législature.

[48]      Puisque les prochaines élections doivent se tenir au plus tard le 5 octobre 2026, la fin de la législature est prévue pour le 29 août 2026. La publication dans la Gazette officielle du Québec doit en conséquence intervenir avant le 28 février 2026.

[49]      La preuve supporte la probabilité que cette échéance ne puisse pas être respectée.

[50]      Depuis le 1er octobre 2024, l’instance fait l’objet d’une gestion particulière afin de favoriser la célérité du cheminement de l’instance[23]. Dans le cadre de cette gestion particulière, l’instruction du fond a été fixée pour procéder devant la juge gestionnaire soussignée aux premières dates de disponibilité des parties, soit du 5 au 9 mai 2025.

[51]      Ainsi, même si le Tribunal rend très rapidement sa décision sur le fond du litige, il devient difficile pour la Commission de finaliser le second rapport et de procéder à sa remise avant la suspension des séances de l’Assemblée nationale.

[52]      La déclaration sous serment de Marie-France Dupuis fait état des besoins de la Commission en termes de délai, soit 367 jours. Elle fait également état que lorsqu’est adoptée la Loi le 7 mai 2024, le processus régissant les travaux de la Commission est prévu pour être mené à terme le 25 octobre 2024, soit quelque 4 mois plus tard[24]. Peu importe le scénario considéré, les délais sont indubitablement serrés.

[53]      Le mis en cause souligne d’ailleurs qu’une telle pression sur les travaux de la Commission est susceptible d’affecter le bon déroulement de l’élection et ainsi de miner la confiance des électeurs dans leurs institutions démocratiques. Cette confiance dans le processus électoral a été qualifiée par la Cour suprême d’objectif urgent et réel[25].

  1.     Balance des inconvénients

[54]      Le troisième critère s’intéresse à la balance des inconvénients qui découle du prononcé ou de l’absence de l’ordonnance d’injonction interlocutoire.  

[55]      C’est à cette étape que la notion d’intérêt public revêt toute son importance puisque la Loi est présumée avoir été adoptée dans un objectif d’intérêt public[26]. Cette présomption, qui doit à ce stade-ci être tenue pour acquise, fait en sorte que les tribunaux ne suspendront pas une loi adoptée par une législature sans en avoir fait un examen constitutionnel complet. Pour ce motif, les ordonnances de sursis ne seront prononcées que dans des cas manifestes[27].

[56]      La présente affaire ne fait pas voir un tel cas manifeste. Il n’est pas possible d’affirmer que la Loi est inconstitutionnelle malgré la présence d’une question sérieuse[28]. Le législateur québécois peut intervenir pour revoir la LE, sous réserve des principes et enseignements mis de l’avant dans le Renvoi de 1991 pour assurer la représentation effective qui fait partie de la définition du droit de vote.

[57]      De plus, le sursis de la Loi, comme formulé par les demandeurs, pourrait forcer les étapes ultérieures à la finalisation du second rapport. Ainsi, l’Assemblée nationale devrait tenir un débat à l’égard du second rapport alors qu’il n’entrera peut-être jamais en vigueur. Normalement, ce débat devrait être suivi de l’établissement d’une carte électorale et de son entrée en vigueur alors que les critères qui doivent guider les travaux de la Commission sont remis en question.

[58]      Le Tribunal retient également l’inconvénient additionnel relevé par le mis en cause quant à l’opportunité judiciaire que se verraient alors accorder les demandeurs de choisir de poursuivre ou non leurs recours en fonction du résultat annoncé et sur son caractère inéquitable.

[59]      Ces inconvénients sont bien amoindris lorsqu’on considère l’avenue du sursis limité proposé par le mis en cause.

***

[60]      Bien que la balance des inconvénients soit en faveur du PGQ, le Tribunal est d’avis que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice sérieux milite en faveur du sursis de la Loi, mais de façon limitée, en s’inspirant de la suggestion formulée par le mis en cause. La Commission sera ainsi exemptée de l’application de la Loi mais uniquement aux fins de lui permettre de finaliser le second rapport dont la rédaction a été interrompue par l’adoption de celle-ci. Cette mesure préserve les droits des parties à l’égard du fond du litige et limite ce qui peut avoir des allures d’incursion dans le privilège parlementaire.

[61]      Ce sursis sera prononcé exécutoire nonobstant appel.

[62]      Règle générale, l’appel régulièrement formé suspend l’exécution d’un jugement[29]. Cette règle connaît certaines exceptions qui ne sont pas ici présentes[30]. Toutefois, elle peut également être écartée par décision motivée lorsque le fait de porter l’affaire en appel risque de causer un préjudice sérieux ou irréparable à une partie[31].

[63]      Les critères qui doivent guider l’analyse du Tribunal sont définis dans l’affaire Mouvement laïque québécois c. English Montréal School Board[32].

[64]      Alors que les délais de l’instance amènent le Tribunal à conclure à un préjudice sérieux et ainsi à instaurer un sursis limité pour empêcher que le jugement à être éventuellement rendu ne devienne inefficace en raison des délais de l’instance, une telle ordonnance d’exécution nonobstant appel s’impose.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[65]      ACCUEILLE en partie la demande des demandeurs en injonction interlocutoire;

[66]      EXEMPTE la Commission de la représentation électorale du Québec de l’application de la Loi visant l’interruption du processus de délimitation des circonscriptions électorales (L.Q., 2024, c. 13) aux seules fins de lui permettre de finaliser la rédaction du rapport visé au paragraphe 1 de l’article 28 de la Loi électorale (RLRQ, c. E.3-3), sans remise de ce rapport au président ou au secrétaire général de l’Assemblée nationale ni dépôt à l’Assemblée nationale et sans qu’il ne soit autrement rendu public;

[67]      ORDONNE l’exécution provisoire du présent jugement nonobstant appel;

 

[68]      AVEC FRAIS.

 

 

__________________________________ANNIE BREAULT, J.C.S.

 

 

Me Daniel Goupil

Me Axel Fournier

Prévost Fortin D’aoust

Pour la partie demanderesse

 

Me Amélie Bellerose

Me Gabriel S. Gervais

Bernard Roy (Justice Québec)

Pour la partie défenderesse

 

Me Christina Chabot

Me Olivier Cournoyer Boutin

Directeur Général des Élections du Québec

Pour la partie mise en cause

 

Me Benjamin Bolduc

Tremblay Bois Mignault Lemay s.e.n.c.r.l.

Pour la partie intervenante

 

 

DATE D’AUDIENCE :

27 novembre 2024

 

 

 

 

 


[1]  RLRQ, c. E.3.3.

[2]  Articles 14 à 33 de la LE.

[3]  Le déclenchement des élections peut toutefois être devancé au cas de vote de censure ou encore si le premier ministre exerce son droit de demander au lieutenant-gouverneur de dissoudre l’Assemblée nationale avant la fin de la législature, dont la durée prévue est de quatre ans.

[4]  L.Q. 2024, c. 14.

[5]  Déclaration sous serment de Marie-France Dupuis, directrice du Service de la représentation électorale, du 14 août 2024 (paragr. 36).

[6]  Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, paragr. 32-36; RJR – MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1994] 1 R.C.S. 311, paragr. 334; Hak c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 2145, paragr. 103.

[7]  Procureure générale du Québec c. 9105425 Canada inc., 2018 QCCA 580, paragr. 24 citant 176283 Canada inc. c. St-Germain, 2010 QCCA 1957, paragr. 7; Dunkin’ Donuts (Canada) Ltd c. 2957-2518 Québec inc., 2002 CanLII 41132 (QC CA), J.E. 2002-1108, paragr. 20 et suiv.; Québec (Procureure générale) c. Lord, 2000 CanLII 17191 (QC CA), [2000] R.J.Q. 1400 (C.A.), paragr. 14, p. 1404 (autorisation de pourvoi refusée par la Cour suprême le 15 mars 2001 : [2001] 1 R.C.S. xiii).

[8]  Hak c. Procureure générale du Québec, supra, note 6, paragr. 64.

[9]  Étant donné la modification des conclusions recherchées par les demandeurs, et plus particulièrement l’abandon de celle dirigée contre le mis en cause, il devient inutile de discuter de l’article 573 LE, également soulevé par le PGQ, et qui traite plus spécifiquement du Directeur général des élections du Québec et de la Commission – Procès-verbal d’audience du 27 novembre 2024.

[10]  Et ce, contrairement à ce qui est affirmé dans l’affaire Larouche c. Québec (Gouvernement), 1997 CanLII 8368 (QC CS), paragr. 42. À noter qu’il s’agit d’un obiter puisque la juge Ginette Piché refuse d’émettre l’injonction interlocutoire pour deux motifs. Le premier tient au fait qu’elle dispose du fond du litige et le second, au fait que la légalité de la Loi constitutionnelle de 1982 est incontestable, ce qui empêche de conclure à l’existence d’un droit prima facie et donc à la satisfaction du premier critère (Voir les paragr. 29-30).

[11]  Denis Ferland et Benoît Emery, Précis de procédure civile du Québec, 6e éd., Éditions Yvon Blais, vol. 1, no 1-847 citant notamment Procureure générale du Canada c. Lord, REJB 2000-17905 (C.A.) et Sinclair c. Bacon, [1994] R.J.Q. 289 (C.A.).

[12]  R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, paragr. 13.

[13]  Karounis c. Procureur général du Québec, 2020 QCCS 2817.

[14]  R. c. Société Radio-Canada, supra, note 12, paragr. 16.

[15]  Déclaration sous serment de Marie-France Dupuis, directrice du Service de la représentation électorale, datée du 14 août 2024 (paragr. 30 et 36).

[16]  Pièce P-5.

[17]  Notamment au regard du statu quo, de l’augmentation du nombre de circonscriptions, de l’exclusion des Iles-de-la-Madeleine, de la détermination du quotient électoral en fonction de la population totale et des impacts du retrait ou de l’ajout de circonscriptions dans les régions visées au regard de la représentation des régions - Pièce P-5 (p. 6 et suiv.).

[18]  Karounis c. Procureur général du Québec, supra, note 13, paragr. 12-13. Sans confirmer expressément son aval à l’égard de ce raisonnement, la Cour d’appel réfère à ce raisonnement dans un arrêt postérieur et ne saisit pas l’occasion de le corriger ou de le commenter : Clinique juridique itinérante c. Procureur général du QuébecMinistère des Transports et de la Mobilité durable du Québec, 2023 QCCA 855, paragr. 43 (note 36).

[19]  Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., supra, note 6, p. 128; Hak c. Procureure générale du Québec, supra, note 6, paragr. 66.

[20]  RJR – MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), supra, note 6, p. 341; Hak c. Procureure générale du Québec, supra, note 6 paragr. 65.

[21]  Hak c. Procureure générale du Québec, supra, note 6, paragr. 67 citant Colombie-Britannique (Procureur général) c. Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195, paragr. 136; Karounis c. Procureur général du Québec, supra, note 13, paragr. 31.

[22]  Le PGQ s’appuie sur les données historiques apparaissant au document de mai 2024 formulant les constats et réflexions de la Commission quant à la révision de la carte électorale. Ces données historiques sont toutefois en date du déclenchement des élections générales et non celles des cartes électorales établies par les travaux de la Commission – Pièce P-5 (p. 6).

[23]  Jugement du 1er octobre 2024 de la juge coordonnatrice Élise Poisson.

[24]  Déclaration sous serment de Marie-France Dupuis, directrice du Service de la représentation électorale, datée du 14 août 2024 (paragr. 40).

[25]  Harper c. Canada (P.G.), [2000] 2 R.C.S. 764, paragr. 103.

[26]  Id., paragr. 9; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), supra, note 6, p. 348-349; Procureur général du Québec c. English School Board Association, 2020 QCCA 1171, paragr. 11; Hak c. Procureure générale du Québec, supra, note 6, paragr. 73 et 91.

[27]  Hak c. Procureure générale du Québec, supra, note 6, paragr. 91-92 et 104.

[28]  Hak c. Procureure générale du Québec, supra, note 6, paragr. 93.

[29]  Article 355 C.p.c.

[30]  Article 660 C.p.c.

[31]  Article 661 C.p.c.

[32]  Mouvement laïque québécois c. English Montréal School Board, 2021 QCCA 1675, paragr. 3 et suiv.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.