[1] Les appelants, fiduciaires de Fiducie Maynard 2004, se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure (l’honorable Danielle Mayrand), daté du 22 juillet 2015, accueillant la requête en irrecevabilité des intimés et rejetant leur action au motif qu’ils ne possèdent pas l’intérêt juridique suffisant pour poursuivre les procédures judiciaires introduites[1].
[2] La Fiducie était l’unique actionnaire de 9143-1304 Québec inc. (Québec inc.), une société de portefeuille qui, elle-même, était actionnaire de plusieurs autres sociétés formant le Groupe Melior. Ce groupe possédait et gérait des résidences pour personnes âgées.
[3] En 2008, Groupe Melior a fait l’objet de cotisations fiscales importantes et imprévues et, en 2009, a été victime d’une fraude. Sa situation financière s’est alors détériorée au point d’entraîner la faillite de toutes les sociétés qui le composaient ainsi que la faillite de Québec inc.
[4] Jean M. Maynard (M. Maynard), en sus d’être un des fiduciaires de la Fiducie, en est un des bénéficiaires. Il a également fait faillite, en 2011. Il est codemandeur et réclame 100 000 $ à titre de dommages moraux. Il s’est toutefois engagé à se désister de cette demande si la Cour devait confirmer le jugement dont appel[2].
[5] Les appelants poursuivent en responsabilité professionnelle les intimés, des avocats et des comptables ayant prodigué des conseils au Groupe Melior, à la Fiducie et à M. Maynard. Ils leur reprochent d’avoir commis diverses fautes à l’égard de la Fiducie. Certaines, contractuelles, l’auraient été dans le cadre des services qu’ils lui ont rendus alors que d’autres, extracontractuelles, l’auraient été à l’occasion des services rendus au Groupe Melior.
[6] Ils réclament 55 millions $, représentant ce qu’ils qualifient de perte de valeur du patrimoine fiduciaire ainsi que 405 000 $ pour le remboursement des honoraires extrajudiciaires encourus.
[7] La somme de 55 millions $ équivaut à ce qu’ils estiment être la valeur nette du Groupe Melior avant les évènements ayant entraîné sa faillite. Ils la décrivent dans la requête introductive d’instance comme étant composée principalement de la juste valeur nette stabilisée des résidences pour aînés complétées à l’été 2008, tenant compte des financements hypothécaires et de type mezzanine et des parts de ses partenaires (…) mais sans tenir compte des montants requis aux fins d’acquitter, sous protêt, les taxes à la consommation supplémentaires réclamées par les autorités fiscales et contestées par le Groupe Melior[3].
[8] Les intimés, d’avis que Fiducie n’a pas l’intérêt légal requis pour réclamer ces dommages puisque ceux-ci, s’ils existent, ont été subis par les sociétés du Groupe Melior, présentent une requête en irrecevabilité.
[9] La juge leur donne raison.
[10] Elle se dit d’avis que la requête introductive d’instance ne permet pas d’identifier une faute distincte commise par les intimés envers la Fiducie, qui lui aurait causé un dommage distinct de celui causé aux sociétés du Groupe Melior. Elle souligne que, dans les faits, les appelants réclament la valeur nette des actifs qui appartenaient aux sociétés du Groupe Melior.
[11] Devant nous, les appelants affirment que la juge a erronément ignoré les nombreuses allégations contenues à la requête introductive d’instance faisant état des obligations, contractuelles et extracontractuelles, que les intimés avaient envers la Fiducie.
[12] Ils soutiennent que l’existence de ces obligations confère à la Fiducie l’intérêt légal requis pour faire valoir que les intimés y ont manqué et réclamer les dommages que leurs fautes lui ont causés.
[13] Ils proposent ainsi que la véritable question qui se pose en l’espèce n’est pas tant l’intérêt légal de la Fiducie, mais plutôt celle du caractère direct ou indirect des dommages qu’elle réclame.
[14] Or, disent-ils, il appartient au juge du fond de décider de cette question et la juge a fait erreur en rejetant l’action à ce stade précoce.
[15] Ils ajoutent que peu importe, leur requête introductive d’instance fait aussi état d’investissements dans Groupe Melior qui n’auraient pas eu lieu si Fiducie avait été adéquatement informée de la situation. Ces investissements perdus constituent des dommages distincts subis par la Fiducie, causés, selon eux, directement par les fautes des intimés.
[16] Les montants investis, et perdus depuis, étant inférieurs à la somme de 55 millions $ réclamée pour la perte du patrimoine fiduciaire, ils soutiennent que le juge du fond aura le loisir d’accueillir l’action jusqu’à concurrence des sommes investies bien qu’elles ne soient pas spécifiquement réclamées. Il y avait donc lieu, plaident-ils, de laisser l’action continuer.
[17] Les intimés rétorquent qu’un actionnaire ne peut poursuivre pour une faute qui a causé un dommage à la société, même lorsqu’il en est l’actionnaire unique. A fortiori, il ne peut non plus poursuivre pour un dommage causé à des sociétés détenues par une société de portefeuille dont il est actionnaire. Ce n’est que si un contractant de la société commet une faute distincte à son endroit et que celle-ci lui cause un dommage distinct de celui causé à la société qu’un actionnaire peut le poursuivre.
[18] Or, disent-ils, les allégations contenues à la requête introductive d’instance ne font voir ni faute distincte, ni dommage distinct.
[19] Nous sommes d’avis que la juge n’a pas commis d’erreur en concluant que l’action est irrecevable.
[20] Il est bien établi, et personne ne le conteste, que les actionnaires d’une société n’ont, règle générale, aucun recours contre celui qui a causé un dommage à celle-ci[4]. Cette règle a été clairement énoncée, il y a fort longtemps, dans Foss v. Harbottle[5]. Elle a été réitérée par le juge La Forest, au nom d’une formation unanime, dans Hercules Managements Ltd. v. Ernst & Young [6]. Il y cite avec approbation ce passage tiré de Prudential Assurances Co:
The rule [in Foss v. Harbottle] is the consequence of the fact that a corporation is a separate legal entity. Other consequences are limited liability and limited rights. The company is liable for its contracts and torts; the shareholder has no such liability. The company acquires causes of action for breaches of contract and for torts which damage the company. No cause of action vests in the shareholder. When the shareholder acquires a share he accepts the fact that the value of his investment follows the fortunes of the company and that he can only exercise his influence over the fortunes of the company by the exercise of his voting rights in general meeting. The law confers on him the right to ensure that the company observes the limitations of its memorandum of association and the right to ensure that other shareholder observe the rule, imposed on them by the articles of association. If it is right that the law has conferred or should in certain restricted circumstances confer further rights on a shareholder the scope and consequences of such further rights require careful consideration.” [7]
[21] Le juge La Forest souligne qu’à ces remarques claires, [il] ajouterai[t] que la règle est aussi valable en principe, dans la mesure où elle permet d’éviter les tracasseries procédurales d’une multitude d’actions[8].
[22] Il s’agit d’ailleurs d’une règle qui s’applique tant en common law qu’en droit québécois[9].
[23] Il est vrai qu’en certaines circonstances un actionnaire peut subir des dommages découlant de l’acte fautif d’un contractant de la société, qui, à son égard, pourra constituer une faute extracontractuelle. Il est vrai également qu’un contractant de la société peut avoir aussi, et simultanément, des obligations contractuelles envers l’actionnaire. Cet actionnaire, dans l’un et l’autre de ces cas de figure, n’aura toutefois un recours contre lui que si le préjudice qu’il subit est direct, indépendant et distinct de celui causé à la société et que la conduite reprochée constitue une faute à son égard[10].
[24] Est-ce le cas en l’espèce?
[25] Les procédures introduites ne laissent aucun doute sur ce que réclament les appelants. Il s’agit de la perte de valeur du patrimoine fiduciaire, occasionnée par la faillite du Groupe Melior et celle de Québec inc. Cette perte de valeur équivaut à ce qu’ils estiment être la valeur nette des résidences pour aînés des sociétés du Groupe Melior avant leur faillite.
[26] Ces sociétés, auxquelles les intimés rendaient les services au premier chef, auraient pu, n’eût été leur faillite, introduire les mêmes procédures contre les intimés et y réclamer les mêmes dommages. Le syndic à leur faillite aurait également pu les entreprendre et son défaut permettait à divers intéressés de s’adresser au tribunal pour être autorisés à le faire. Que personne ne l’ait fait ne justifie pas de s’écarter de la règle générale voulant que l’actionnaire ne puisse pas exercer les recours qui appartiennent à la société.
[27] Nous faisons également nôtres les propos de notre collègue le juge Schrager dans Byosyntech lorsqu’il écrit :
Indirect damage is not caused by the act of the wrongdoer, but rather is caused by the damage which the wrongdoer caused. In this case, the damages claimed for the loss of share value were not caused directly by the directors alleged breach of their duty of care by not obtaining, for example, adequate financing for BioSyntech. That alleged fault might (arguably) have caused (in whole or in part) the insolvency and inability of BioSyntech to pursue its business. It is the insolvency which caused the shares to lose their value so that such damage would be caused indirectly to the shareholders by the directors.[11]
[Renvois omis]
[28] La perte de valeur du patrimoine fiduciaire ne se qualifie donc pas de dommage direct, distinct et indépendant du dommage occasionné aux sociétés et elle ne permet pas davantage à la Fiducie d’échapper à l’application de la règle.
[29] Le lui permettre équivaudrait d’ailleurs à l’autoriser à soulever, à son bénéfice, le voile corporatif qui existe entre elle et les diverses sociétés du Groupe Melior, qu’elle a librement choisi de mettre en place.
[30] L’argument subsidiaire des appelants voulant que l’action soit néanmoins recevable étant donné que la perte des investissements auxquels réfèrent certaines allégations constitue, elle, un dommage direct, distinct et indépendant que le tribunal pourrait octroyer, ne peut davantage être retenu.
[31] Ce dommage n’a fait l’objet d’aucune réclamation de la part des appelants. Étant d’une nature distincte des dommages réclamés, le fait que leur valeur soit inférieure ne suffit pas pour qu’un tribunal puisse les octroyer. Ils doivent faire l’objet d’une réclamation spécifique pour pouvoir l’être, ce qui n’est pas le cas ici.
[32] Qui plus est, les allégations de la requête introductive d’instance n’établissent pas que ces investissements ont été faits par la Fiducie.
[33] La Fiducie ne pouvant réclamer des intimés la perte de valeur du patrimoine fiduciaire, sa réclamation pour les honoraires professionnels encourus est également irrecevable.
[34] Quoiqu’il soit juste de dire qu’il est souvent préférable de laisser le juge du fond décider de telles questions, la Cour est d’avis qu’il n’est pas opportun de le faire lorsque, comme ici, la conclusion est claire. Permettre à l’action de se poursuivre ne servirait aucune fin utile.
[35] Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de déterminer si les allégations de la requête introductive d’instance contiennent des faits qui, lorsque tenus pour avérés, permettent de conclure que les intimés avaient des obligations envers la Fiducie. Qu’ils en contiennent ou non ne change rien au fait que l’action est irrecevable.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[36] REJETTE l’appel, avec les frais de justice.
[1] Afin d’alléger le texte et dans ce seul but, la Cour réfèrera tant aux appelants agissant ès qualité de fiduciaires qu’à Fiducie Maynard 2004 en utilisant l’expression « La Fiducie ». Il ne faut pas y voir une confusion injustifiée, mais simplement un souci de rendre le texte plus aisément intelligible.
[2] Maynard c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2015 QCCS 6088, paragr. 2.
[3] Paragr. 300 de la requête introductive d’instance ré-amendée et précisée, datée du 27 janvier 2012.
[4] Houle c. Banque canadienne nationale, [1990] 3 R.C.S. 122.
[5] Foss v. Harbottle, (1843) 67 ER 189, (1843) 2 Hare 461.
[6] Hercules Managements Ltd. v. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165, paragr 59.
[7] Prudential Assurance Co. v. Newman industries Ltd. (No. 2), [1982] 1 All. E.R. 354, p. 367.
[8] Foss v. Harbottle, supra, note 5.
[9] Lalumière v. Moquin, [1995] R.D.J. 440 (C.A.), paragr. 7-11; Groupe d’action d’investisseurs dans Biosyntech c. Tsang, 2016 QCCA 1923.
[10] Foss v. Harbottle, supra, note 5.
[11] Groupe d’action d’investisseurs dans Biosyntech c. Tsang, supra, note 9.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.