Jefferson c. Huang |
2019 QCRDL 39210 |
RÉGIE DU LOGEMENT |
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Bureau dE Montréal |
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No dossier : |
369106 31 20171201 G |
No demande : |
2385955 |
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Date : |
09 décembre 2019 |
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Régisseure : |
Francine Jodoin, juge administrative |
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Certeza Jefferson |
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Locataire - Partie demanderesse |
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c. |
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Kuo Cheng Huang |
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Locateur - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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[1] Le locataire réclame des dommages-intérêts moraux, matériels et punitifs au montant de 9 200 $[1].
[2] Le locataire explique avoir signé un bail pour la période du 21 septembre 2017 au 30 juin 2019, au loyer mensuel de 1 325 $.
[3] Avant qu’il puisse prendre livraison du logement, il est hospitalisé pour des troubles mentaux et ne ressort que le 21 septembre 2017. Après avoir communiqué avec le locateur pour l’aviser de l’hospitalisation et de son motif, il dit avoir obtenu son consentement pour repousser la date d’emménagement au logement au 1er octobre 2017.
[4] Par la suite, le locateur le rappelle pour lui dire qu’il craint qu’il puisse à nouveau tomber malade et ne pouvoir payer le loyer. Il met ainsi fin unilatéralement au bail en refusant de lui remettre les clés du logement.
[5] Le locataire envoie une mise en demeure le 6 octobre 2017 qui n’obtient aucune réponse.
[6] Le locataire réclame des frais d’entreposage de ses biens pour la période du 14 octobre 2017 à janvier 2018. N’ayant nulle part d’autre où aller, il est retourné vivre chez sa mère avec qui il habitait préalablement.
[7] Ces comportements du locateur l’ont déprimé davantage, dit-il. Il a été stressé et a perdu son emploi.
[8] Il soutient que le locateur a agi de façon discriminatoire à son égard.
ANALYSE
[9] Les parties étant liées par un bail à durée déterminée, le locateur ne pouvait y mettre fin unilatéralement.
[10] Le locateur a, effectivement, l’obligation de livrer le logement à la date prévue au bail ou comme dans ce cas, à la date convenue (article 1854 du Code civil du Québec).
[11] Ce refus de donner suite au bail constitue un manquement contractuel pour lequel le locataire a subi des dommages.
[12] L’article 1863 du Code civil du Québec donne ouverture à un recours en dommages en cas de contravention aux obligations découlant du bail.
[13] À la lumière de la preuve soumise, le Tribunal allouera les frais d’entreposage de 923,64 $, ainsi qu’une somme de 1 000 $ pour les dommages moraux encourus en raison du refus du locateur de permettre l’accès au logement.
[14] Quant aux dommages punitifs, leur octroi est tributaire de l’existence d’une disposition législative qui y donne ouverture. L’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne[2] (la Charte) permet d’obtenir des dommages punitifs lorsqu’une personne porte atteinte de façon illicite et intentionnelle à un droit garanti par la Charte.
[15] De l’avis du Tribunal, les reproches formulés par le locataire ne donnent pas ouverture à l’article 10 de la Charte qui prévoit des règles spécifiques en matière de discrimination[3]. Cette disposition ne contient pas de protection qui soit en lien avec la condition de santé d’une personne à moins bien sûr qu’on puisse la relier à une situation d’handicap, ce qui n’a pas été démontré en l’instance.
[16] En l’occurrence, le contrat de bail a été conclu et c’est le refus du locateur d’y donner suite qui constitue la source du dommage. Le locateur ne pouvait y mettre fin unilatéralement, et ce, peu importe les motifs invoqués. La résiliation du bail ou annulation doit être sanctionnée judiciairement.
[17] En agissant ainsi, le locateur a privé le locataire de la jouissance paisible du logement. L’article 6 de la Charte énonce :
« 6. Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi. »
[18] Dans l'affaire Investissements Historia Inc. c. Gervais Harding et Associés Design Inc.[4], la Cour d'appel a reconnu que cet article s'applique également au locataire :
« [24] Le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition protégé par l'article 6 de la Charte québécoise réfère tant aux biens dont la personne physique ou morale est propriétaire qu'à ceux dont elle peut revendiquer la possession légale ou un droit d'usage. Qu'on envisage la notion de bien sous l'angle du sens usuel du mot, soit une chose matérielle susceptible d'appropriation ou un droit faisant partie du patrimoine[10], ou en ayant recours aux notions de meubles et immeubles du Code civil du Québec (art. 1851 C.c.Q.[11]), la réponse est la même : la personne privée par une autre de la jouissance paisible d'un bien sur lequel elle possède un droit, à titre de propriétaire, de locataire ou à un autre titre, par une conduite qui démontre chez l'auteur de la faute une intention de nuire ou de la mauvaise foi[12] est en droit de réclamer des dommages punitifs en invoquant l'application des articles 6 et 49 de la Charte québécoise. Tel est le cas en l'espèce. » [Notre soulignement]
[19] Le Tribunal juge que le locataire a démontré qu'il a été privé de la jouissance de son logement en raison du refus illégal du locateur de respecter ses obligations. Les agissements du locateur démontrent un mépris flagrant envers le locataire et les obligations contractuelles ou légales qu’il assume à son égard.
[20] Dans l’affaire Charron c. Soglo[5], le juge administratif Pierre C. Gagnon écrit :
« [17] Reste la réclamation de dommages-intérêts punitifs. Selon l'article 49, al. 2 de la Charte, ce type de redressement est accordé lorsque l'atteinte illicite est intentionnelle. Il importe ici de préciser la notion d’« intentionnalité ».
[18] De précieux éclaircissements nous sont fournis à cet égard par l'énoncé de principe de Mme la juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt St-Ferdinand de la Cour suprême. Elle statue qu'il y a ouverture aux dommages-intérêts punitifs sous le régime de la Charte.
«…lorsque l'auteur de l'atteinte illicite a un état d'esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s'il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l'insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère. » [Citations omises] [Notre soulignement]
[21] Le Tribunal est convaincu que le locateur a fait preuve d’une conduite fautive, délibérée et volontaire en faisant fi des dispositions législatives applicables et en toute connaissance des conséquences graves que ses actions engendraient pour le locataire.
[22] En l’occurrence, le locateur a refusé de remettre au locataire les clés du logement en le stigmatisant en raison de sa condition de santé mentale. Ce motif ne permet pas au locateur de se faire justice à lui-même.
[23] La preuve non contredite établi un manquement du locateur à l’article 6 de la Charte.
[24] Ceci dit, l'octroi de dommages punitifs obéit à des critères différents de ceux applicables aux dommages compensatoires. En effet, dans l'attribution de tels dommages, c'est plutôt « l'agir » fautif qui est sanctionné plutôt que la conséquence pour la victime.
[25] L'objectif visé dans l'octroi de dommages punitifs est d'assurer une fonction préventive et punitive. On vise donc à punir un comportement répréhensible et à prévenir la récidive d'actes commis en contravention à la disposition législative qui donne ouverture à l'octroi de tels dommages.
[26] L'article 1621 du Code civil du Québec encadre les critères permettant d'évaluer l'octroi de tels dommages. La jurisprudence a également développé d'autres critères dont nous devons également tenir compte[6]. Ainsi, l'évaluation de la valeur de tels dommages doit respecter, notamment, les critères suivants :
- circonstances et gravité objective de la faute;
- répercussions chez la victime;
- persistance des gestes, le degré de malice;
- conduite et récidive du défendeur;
- capacité de payer du défendeur.
[27] Le Tribunal, dans les circonstances du présent dossier et à la lumière des critères énoncés plus haut, croit approprié de sanctionner les manœuvres du locateur par des dommages punitifs et accorde la somme 2 000 $.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[28] CONDAMNE le locateur à payer au locataire la somme de 3 923,64 $, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec, à compter du 1er décembre 2017 sur la somme de 2 923,64 $ et sur le solde à compter de la présente décision[7];
[29] Le tout sans frais, vu l’exemption réglementaire.
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Francine Jodoin |
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Présence(s) : |
le locataire |
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Date de l’audience : |
22 octobre 2019 |
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[1] Demande dûment notifiée le 6 décembre 2017 par courrier recommandé.
[2] RLRQ c. C-12.
[3] La Charte énonce, entres autres, que toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice des droits et libertés de la personne, en pleine égalité, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur l'un ou l'autre des motifs énumérés (race, sexe, religion, condition sociale, etc).
[5] 2014 QCRDL 38938.
[6] Me Claude Dallaire, L'évolution des dommages exemplaires depuis les décisions de la Cour suprême en 1996 : dix ans de cheminement. Barreau du Québec. Développements récents en droit administratif et constitutionnel, 2006, Cowansville, Yvon Blais.
[7] Les intérêts et l'indemnité additionnelle sur une telle somme ne peuvent être accordés qu'à compter du jugement, Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'Hôpital St-Ferdinand d'Halifax, (1996) 3 R.C.S. 211.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.