Décision

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955 René-Lévesque Est c. Jetté

2023 QCCA 918

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-09-030320-220

(500-17-120583-227)

 

DATE :

 11 juillet 2023

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A.

PETER KALICHMAN, J.C.A.

 

 

955 RENÉ-LÉVESQUE EST S.E.C.

APPELANTE défenderesse

c.

 

NICOLE JETTÉ

INTIMÉE – demanderesse

et

CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DU CENTRE-SUD-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL

MIS EN CAUSE – mis en cause

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                L’appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Charles Bienvenu), qui, en date du 30 octobre 2022, rejette le moyen déclinatoire formulé à l’encontre de l’action de l’intimée en vertu de l’art. 167 C.p.c. et conclut que le litige relève de sa compétence et non de celle du Tribunal administratif du logement.

[2]                Pour les motifs de la juge Bich, auxquels souscrivent les juges Bachand et Kalichman, LA COUR :

[3]                ACCUEILLE l’appel;

[4]                INFIRME le jugement de première instance;

[5]                ACCUEILLE le moyen déclinatoire formulé par l’appelante à l’endroit de l’action en justice de l’intimée;

[6]                DÉCLARE que le Tribunal administratif du logement a compétence sur le différend entre les parties;

[7]                REJETTE la demande introductive d’instance;

[8]                LE TOUT, sans frais de justice, tant en première instance qu’en appel.

 

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

 

 

 

 

FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A.

 

 

 

 

 

PETER KALICHMAN, J.C.A.

 

Me Éric Bédard

Me Mélissa Lewandowski

WOODS, S.E.N.C.R.L.

Pour l’appelante

 

Me Julien Delangie

DELANGIE CLELAND LIMOGES, S.E.N.C.

Me Manuel Johnson II

OUELLET NADON ET ASSOCIÉS

Pour l’intimée

 

Me Marie-Pier Côté

CONTENTIEUX CIUSSS CENTRE-SUD-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL

Pour le mis en cause

 

Date d’audience :

12 mai 2023


 

MOTIFS DE LA JUGE BICH

 

 

[9]                Qui de la Cour supérieure ou du Tribunal administratif du logement (TAL) a compétence sur le litige qui oppose les parties? Telle est la question que la Cour d’appel doit trancher.

* *

[10]           Rappelons d’abord brièvement le contexte de l’affaire.

[11]           L’appelante, nouvellement propriétaire d’un immeuble exploité à ce jour comme résidence privée pour aînés (RPA)[1], souhaite en changer l’affectation et le convertir en « complexe locatif multigénérationnel », c’est-à-dire en immeuble locatif ordinaire, ce qui entraînera la cessation des services associés à une RPA, le tout à compter du 1er août 2022. Dans ce but, en janvier 2022, elle envoie à ses locataires, personnes aînées résidentes de l’immeuble, une lettre et un avis leur annonçant cette transformation et l’éviction qui s’ensuivra, à moins qu’ils et elles n’acceptent de devenir de « simples locataires »[2]. Parallèlement, elle prévient de son intention le mis en cause CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal et, se fondant sur l’art. 346.0.19 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[3], lui renvoie le certificat de conformité qu’elle détient (et que lui a cédé le précédent propriétaire et exploitant de l’immeuble[4]).

[12]           Les locataires s’opposent au changement d’affectation et, s’autorisant des art. 1966 du Code civil du Québec (C.c.Q.) et 28 al. 1(2°) de la Loi sur le tribunal administratif du logement[5] (L.T.a.l.), s’adressent individuellement à ce tribunal, soulevant essentiellement 1° les vices rédhibitoires dont seraient entachés les avis d’éviction et 2° l’illégalité de la conversion envisagée. Celle-ci, en effet, contreviendrait à une stipulation pour autrui dont les locataires seraient les bénéficiaires, stipulation figurant dans l’acte notarié du 14 décembre 2021 par lequel l’appelante a acheté l’immeuble du propriétaire précédent et l’obligeant à en maintenir la vocation de RPA. Signalons qu’à défaut d’avoir déposé ces contestations, l’intimée et ses colocataires auraient été, en vertu de l’art. 1966 al. 1 in fine C.c.Q., « réputé[s] avoir consenti à quitter les lieux / deemed to have consented to vacate the premises ».

[13]           Au mois de mars suivant, les locataires en cause, par le truchement de leurs avocats, rappellent à l’appelante qu’elle s’est « engagé[e] à respecter l’exploitation de l’Immeuble par Résidence Mont-Carmel à titre de résidence privée pour aînés certifiée » et l’informent qu’ils et elles « acceptent cette stipulation faite en leur faveur dans l’acte de vente »[6]. La lettre met également l’appelante en demeure de :

[…] respecter l’exploitation de l’Immeuble par Résidence Mont-Carmel à titre de résidence privée pour aînés certifiée et de renoncer de façon définitive et irrévocable aux avis d’éviction pour changement d’affection donnés à nos clients, et de nous confirmer cet engagement par écrit dans les 10 jours suivant la réception de la présente mise en demeure.

[14]           En avril 2022, l’appelante n’ayant pas donné suite à cette mise en demeure, l’intimée, agissant pour son propre compte et celui des 56 autres résidents qui l'ont mandatée à cette fin (art. 91 C.p.c.), intente une action en injonction devant la Cour supérieure, faisant valoir l’existence de la stipulation pour autrui, par laquelle l’appelante se serait engagée à poursuivre l’exploitation de l’immeuble comme RPA, ce qui l’empêcherait de procéder au changement d’affectation annoncé. Sa demande introductive d’instance (qui fut modifiée et remodifiée) comporte des conclusions en sauvegarde, en injonction interlocutoire et en injonction permanente. Le CIUSSS est mis en cause, puisqu’il est visé par les conclusions recherchées au stade de la sauvegarde (on lui demande de retourner à l’appelante le certificat de conformité que celle-ci lui a renvoyé). Au stade de l’injonction permanente, la conclusion, qui ne touche que l’appelante, est la suivante :

QUANT AU FOND :

ORDONNER à la défenderesse de prendre les mesures nécessaires pour maintenir (…) l’exploitation et la certification de l’immeuble sis au 955, boulevard René-Lévesque Est à Montréal, Québec, H2I 4R2, sur le lot numéro 2 162 264 du Cadastre du Québec, à titre de résidence privée pour aînés de catégorie 1 en conformité avec les dispositions du Règlement sur la certification des résidences privées pour aînés et de la Loi sur les services de santé et les services sociaux;

[15]           L’appelante, par exception déclinatoire présentée à la Cour supérieure, soutient que le litige relève de la compétence exclusive du TAL. L’intimée le conteste, soutenant que la question de l’interprétation et de l’application de la stipulation pour autrui ne tombe pas dans le champ de compétence du TAL, qui ne peut de toute façon pas ordonner le remède injonctif que recherche l’action en justice.

[16]           Par jugement du 30 octobre 2022, la Cour supérieure, sous la plume du juge Charles Bienvenu, rejette l’exception déclinatoire et conclut que le litige relève de sa seule compétence[7].

[17]           Insatisfaite de ce jugement, l’appelante demande alors la permission d’en appeler, ce qui lui est accordé le 18 janvier 2023[8].

[18]           Pour compléter le portrait procédural de l’affaire, notons que, le 17 mai 2022, le TAL a suspendu l’instruction des demandes déposées devant lui par l’intimée et ses colocataires, et ce, jusqu’à jugement final sur le présent débat, conformément à l’art. 58 L.T.a.l. Par ailleurs, le 26 juillet 2022, le juge Lussier de la Cour supérieure a prononcé une ordonnance de sauvegarde à l’endroit de l’appelante, lui ordonnant de « prendre les mesures nécessaires pour maintenir l’exploitation et la certification de l’immeuble […] à titre de résidence privée pour aînés de catégorie 1 […] »[9]. Il a en outre ordonné au CIUSSS de remettre à l’appelante le certificat de conformité dont elle s’était dessaisie précédemment[10]. Cette ordonnance, sous les deux rapports, arrivait à échéance le 19 septembre 2022, mais, selon le plumitif de la Cour supérieure, elle a été renouvelée de temps à autre et demeure en vigueur jusqu’au 18 septembre 2023[11].

* *

[19]           Comme en première instance (voir supra, paragr. [15]), l’appelante soutient que la Cour supérieure aurait dû décliner compétence sur le litige. Elle aurait donc erré en concluant autrement, se trouvant ainsi à ignorer la volonté du législateur, qui a mis sur pied un régime propre au bail de logement et qui a accordé au TAL toute compétence en cette matière, que ce soit sur le fond (art. 28 L.T.a.l.) ou au stade de la sauvegarde (art. 9.8 L.T.a.l.). De plus, la Cour supérieure n’aurait pas correctement identifié l’essence du litige entre les parties, qui se rapporte bel et bien à un sujet, celui du changement d’affectation d’un immeuble, sur lequel le TAL a une compétence exclusive.

[20]           De son côté, l’intimée, sans surprise, fait valoir que la Cour supérieure a correctement statué. D’une part, elle seule aurait le pouvoir d’ordonner à l’appelante de continuer à exploiter l’immeuble en cause comme RPA et à fournir tous les services requis aux locataires, ce que ne peut pas faire le TAL. Celui-ci ne peut en effet rendre d’ordonnance de faire ou de ne pas faire, l’injonction étant du ressort exclusif de la Cour supérieure. D’autre part, seule cette dernière pourrait trancher le litige, qui aurait pour objet réel « l’exécution d’une obligation découlant d’une stipulation pour autrui contenue »[12] dans l’acte par lequel l’appelante a acheté l’immeuble de son propriétaire précédent. C’est là un sujet qui n’appartient pas au champ de compétence du TAL, lequel est restreint aux obligations qui découlent directement d’un bail de logement, ce qui n’est pas ici le cas : la demande de l’intimée porte plutôt « sur des obligations qui se situent à l’extérieur du contenu obligationnel du bail qui lie l’Appelante et l’Intimée »[13]. Une fois que la Cour supérieure aura statué sur l’existence de la stipulation pour autrui, ses conclusions auront l’effet de la chose jugée et le TAL devra en tenir compte dans le traitement des oppositions dont il a été saisi par l’intimée et ses colocataires.

* *

[21]           Pour les raisons qui suivent, j’estime qu’il y a lieu de faire droit à l’appel.

* *

[22]           Le jugement de première instance renvoie d’abord à l’arrêt Procureur général du Québec c. Groleau[14], qui énonce la méthode en deux étapes permettant de départager les compétences de la Cour supérieure et d’un autre tribunal. L’application qu’en fait ensuite le jugement est succincte et repose sur les éléments suivants :

- d’une part, la compétence exclusive de la Cour supérieure en matière d’injonction, mesure qu’elle seule peut ordonner[15];

- d’autre part, la compétence inhérente de la Cour supérieure, à titre de tribunal de droit commun, d’entendre « les causes qui ne relèvent pas spécifiquement d’un autre Tribunal »[16];

- le caractère restreint de la compétence du TAL, limitée aux demandes relatives au bail d’un logement, comme le veut sa loi constitutive[17];

- l’absence de compétence du TAL « d’émettre des ordonnances de sauvegarde à l’extérieur du cadre de la LTAL »[18];

- la nature du litige, qui « porte essentiellement sur l’interprétation de l’Acte de vente et plus spécifiquement l’article 7.1 »[19] (il s’agit de la clause que l’intimée qualifie de stipulation pour autrui), ainsi que l’implication du CIUSSS[20], ce qui « ne se rattache aucunement aux pouvoirs exercés par le TAL »[21].

[23]           Soit dit très respectueusement, ce raisonnement ne paraît pas conforme à l’état du droit en la matière et n’applique pas la méthode analytique recommandée par l’arrêt Groleau, précité.

[24]           Il est vrai que la Cour supérieure a compétence sur les litiges qui ne sont pas confiés à un autre tribunal et qu’elle est de surcroît le seul tribunal qui puisse, en première instance, prononcer une injonction, ce que confirme, sous les deux rapports, l’art. 33 C.p.c. Mais, dans un contexte comme celui de l’espèce, affirmer cela n’est guère utile. Il va sans dire, en effet, que l’on ne peut pas contourner la compétence attribuée à un tribunal autre que la Cour supérieure en instituant une action en justice devant celle-ci et en faisant appel à son pouvoir en matière d’injonction.

[25]           La jurisprudence contemporaine, sur ce point, est sans équivoque : de manière générale, ce n’est pas la nature de la réparation recherchée qui détermine la compétence ratione materiae sur le litige, mais bien la nature de celui-ci – et il ne faut pas confondre les deux[22]. C’est dire que le recours à des remèdes ou véhicules procéduraux relevant spécifiquement d’une cour supérieure, comme l’injonction (mesure sollicitée en l’espèce), le jugement déclaratoire ou l’action collective, ne permet pas de courtcircuiter la compétence exclusive que le législateur confère à un autre tribunal sur un sujet particulier[23]. Enfin, ce n’est pas non plus parce que cet autre tribunal ne jouit pas de tout l’arsenal des moyens réparateurs de la Cour supérieure qu’il perd au profit de celle-ci la compétence que lui aurait confiée le législateur[24].

[26]           Sur ce dernier point, précisons que le fait qu’un tribunal inférieur ne puisse pas prononcer une ordonnance de sauvegarde n’est pas non plus pertinent à la détermination de sa compétence sur une affaire particulière. Un tel tribunal peut en effet avoir pleine compétence sur le fond d’un litige même s’il n’est pas investi du pouvoir de prononcer des ordonnances destinées à sauvegarder les droits des parties pendant l’instance dont il est saisi. La jurisprudence reconnaît en pareil cas que la Cour supérieure peut lui apporter son aide en prononçant les ordonnances temporaires permettant d’assurer cette sauvegarde. L’existence de ce pouvoir d’assistance n’a toutefois pas pour conséquence de siphonner la compétence du tribunal inférieur sur le litige et de la transférer à la Cour supérieure.

[27]           Au soutien de cette affirmation, je m’en remettrai aux propos de la Cour suprême, sous la plume de la juge McLachlin (elle n’était pas encore juge en chef), dans l’arrêt Fraternité des préposés à l’entretien des voies – Fédération du réseau Canadien Pacifique c. Canadien Pacifique Ltée[25]. Le contexte de cet arrêt est celui du droit du travail : l’on avait demandé à la Cour suprême de la Colombie-Britannique (équivalent de la Cour supérieure du Québec) de surseoir à la mise en œuvre d’une décision patronale relative à l’horaire de travail des salariés, mesure contestée par grief et déférée à un arbitre nommé en vertu du Code canadien du travail. Voici ce qu’écrit la juge McLachlin :

5 Le principe directeur dans le présent litige est celui suivant lequel, nonobstant l'existence d'un code détaillé conçu pour le règlement des conflits de travail, les cours de justice conservent, en « l'absence de tout autre recours », leur pouvoir discrétionnaire résiduel d'accorder un redressement interlocutoire tel que les injonctions, pouvoir qui découle de la compétence inhérente des cours en matière de recours interlocutoires: St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Syndicat canadien des travailleurs du papier, section locale 219, [1986] 1 R.C.S. 704, à la p. 727. L'existence du « pouvoir discrétionnaire résiduel qu'ont les tribunaux de compétence inhérente d'accorder une réparation que la procédure d'arbitrage d'origine législative ne prévoit pas » a été tout récemment confirmée par notre Cour dans Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, aux par. 41, 54, 57 et 67, et dans Nouveau-Brunswick c. O'Leary, [1995] 2 R.C.S. 967, au par. 3.

15 Au mieux, ces arrêts peuvent être considérés comme le reflet du doute qu'a engendré sur cette question l'arrêt de la Chambre des lords Siskina (Cargo Owners) c. Distos Compania Naviera S.A., [1979] A.C. 210. La Chambre des lords a dissipé ce doute dans son arrêt Channel Tunnel Group Ltd. c. Balfour Beatty Construction Ltd., [1993] 2 W.L.R. 262, rejetant catégoriquement l'allégation suivant laquelle il est nécessaire, pour qu'une cour puisse accorder un redressement provisoire, qu'elle ait compétence sur la cause d'action. Dans des motifs concordants, Lord Browne-Wilkinson a conclu, à la p. 267 : […]

16 Depuis, les cours canadiennes ont appliqué l'arrêt Channel Tunnel comme signifiant que les cours ont compétence pour décerner une injonction lorsqu'il y a une question justiciable, peu importe le ressort qui éventuellement la tranchera : […]. Cela concorde avec la reconnaissance plus générale dans tout le Canada selon laquelle une cour de justice peut accorder un redressement provisoire même si le redressement définitif sera accordé par un autre tribunal : […]

[Je souligne]

[28]           Ces explications sont intégralement transposables à la situation du TAL (ou à celle de tout autre tribunal administratif).

[29]           En l’occurrence, en vertu de l’art. 9.8 al. 2 L.T.a.l., le TAL jouit du pouvoir d’ordonner des mesures « propres à sauvegarder les droits des parties / appropriate to safeguard the rights of the parties ». À supposer même que ce pouvoir ne soit pas aussi vaste que celui de la Cour supérieure (notamment parce qu’il y a ici un mis en cause sur lequel le TAL n’aurait pas compétence), l’on pourrait s’adresser à cette dernière pour obtenir un redressement provisoire (c’est d’ailleurs ce que, à tort ou à raison, on a cru devoir faire en l'espèce, d’où l’ordonnance prononcée par le juge Lussier en juillet 2022). Cela, cependant, est sans impact sur la question de savoir si le TAL a ou n’a pas compétence sur le fond du litige opposant les parties. Évidemment, comme le signale le jugement de première instance, le TAL ne peut pas prononcer une ordonnance de sauvegarde « à l’extérieur du cadre de la LTAL »[26], mais, répétons-le, cette affirmation ne permet pas de résoudre la question de savoir qui, de la Cour supérieure ou du TAL, a compétence sur le litige. Car tout le débat est là : le présent différend entre les parties est-il ou non « à l’extérieur du cadre de la LTAL »?

[30]           Bref, la question n’est donc pas de savoir si le TAL peut prononcer une ordonnance de sauvegarde, mais s’il peut être valablement saisi, sur le fond, de l’affaire que l’intimée a plutôt choisi de présenter à la Cour supérieure. Comment répondre à cette question?

* *

[31]           L’arrêt Procureur général du Québec c. Groleau[27] indique la marche à suivre :

[22] Rappelons d’abord qu’il est bien établi que la compétence de la Cour supérieure ne peut être écartée que par une disposition législative claire qui le prévoit explicitement [renvoi omis]. Rappelons aussi que le test devant être appliqué pour trancher une telle question a été établi dans l’arrêt Weber [renvoi omis].

[23] Ainsi, deux étapes doivent être franchies : 1) les dispositions législatives pertinentes doivent être examinées, puis, si elles écartent la compétence de la Cour supérieure d’entendre certaines affaires 2) la nature du litige doit être déterminée pour savoir s’il est visé par celles-ci. Cette détermination doit, par ailleurs, être faite en fonction de l’essence du litige plutôt que selon la qualification formelle qu’en font les parties [renvoi omis].

[32]           Cela dit, dans la mesure où le législateur investit clairement un tribunal administratif d’une compétence en telle ou telle matière, il ne faut pas chercher alors à disséquer celle-ci par le menu ou à l’amputer de certaines portions de manière à préserver au maximum la compétence inhérente et résiduelle de la Cour supérieure. En effet, comme l’écrit la juge Karaktsanis dans Office régional de la santé du Nord c. Horrocks[28] (elle est dissidente, mais pas sur ce point) :

[73] Les tribunaux administratifs d’origine législative sont créés par le législateur pour remplir certains mandats qui leur sont confiés par la loi. Ils se voient conférer une compétence spécialisée et « attribu[er] [des] tâches » pour des raisons notamment d’efficacité et d’accès aux tribunaux (St. Anne Nackawic, p. 719; voir aussi J.A. Pickel, « Statutory Tribunals and the Challenges of Managing Parallel Claims », dans E. Shilton et K. Schucher, dir., One Law for All? Weber v Ontario Hydro and Canadian Labour Law : Essays in Memory of Bernie Adell (2017), 175, p. 178). Lorsqu’un tribunal administratif est créé, les tribunaux judiciaires devraient s’effacer devant cette attribution spéciale de compétence pour ne pas compromettre les avantages voulus par le législateur — un de ceuxci est de faciliter le règlement rapide et économique des différends « avec un minimum de perturbations pour les parties et pour l’économie » (Weber, par. 46). Bien que les tribunaux judiciaires conservent évidemment leur compétence résiduelle pour instruire les questions n’ayant pas fait l’objet d’une attribution de compétence à un autre organisme (Regina Police Assn., par. 26), les tribunaux administratifs d’origine législative ont besoin de cet espace juridictionnel, pour ainsi dire, afin de s’acquitter de leurs fonctions.

[33]           Il est par ailleurs bien établi que ce n’est pas parce qu’un tribunal administratif a compétence dans un champ spécialisé qu’il lui est interdit, dans l’exercice de cette compétence, de recourir au droit commun, y compris aux chartes, le cas échéant. Des questions liées à l’application du droit commun peuvent lui être soumises, si elles se rapportent directement à l’objet du litige sur lequel il a compétence et sont nécessaires à sa solution (par ex., celles du Code civil, fondement des autres lois provinciales, comme le veut son préambule), et elles n’ont pas à être débattues séparément devant la Cour supérieure par le moyen d’une action en justice distincte[29]. Comme l’enseignent en effet les arrêts Weber c. Ontario Hydro[30] ou encore Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners[31], toujours d’actualité sous ce rapport, ce n’est pas sur le fondement des questions juridiques susceptibles d’être soulevées que l’on procède à l’examen de la compétence du tribunal administratif, mais plutôt sur celle de la nature du litige, en son essence[32]. Au besoin, c’est par le moyen du contrôle judiciaire que la Cour supérieure pourra s’assurer de la légalité de la décision du tribunal administratif, selon les normes fixées par l’arrêt Vavilov[33] (étant entendu que les décisions du TAL sont appelables sur permission à la Cour du Québec, dont les jugements, sans appel[34], sont eux-mêmes sujets à contrôle judiciaire).

[34]           Qu’en est-il en l’espèce?

* *

[35]           Comme le suggère l’arrêt Groleau[35], examinons en premier lieu les dispositions législatives régissant le champ de compétence du TAL, à savoir les art. 5 al. 1 et 28 L.T.a.l. :

5. Le Tribunal exerce la compétence qui lui est conférée par la présente loi et décide des demandes qui lui sont soumises.

5. The Tribunal shall exercise the jurisdiction conferred on it by this Act and decide the applications that are submitted to it.

[…]

[…]

28. Le Tribunal administratif du logement connaît en première instance, à l’exclusion de tout autre tribunal, de toute demande :

28. The Administrative Housing Tribunal hears in first instance, to the exclusion of any other tribunal, any application

  relative au bail d’un logement lorsque la somme demandée ou la valeur de la chose réclamée ou de l’intérêt du demandeur dans l’objet de la demande ne dépasse pas le montant de la compétence de la Cour du Québec;

(1)  respecting the lease of a dwelling where the sum claimed or the value of the thing claimed or of the interest of the applicant in the object of the application does not exceed the amount of the jurisdiction of the Court of Québec;

  relative à une matière visée dans les articles 1941 à 1964, 1966, 1967, 1969, 1970, 1977, 1984 à 1990 et 1992 à 1994 du Code civil;

(2)  pertaining to any of the matters contemplated in articles 1941 to 1964, 1966, 1967, 1969, 1970, 1977, 1984 to 1990 and 1992 to 1994 of the Civil Code;

  relative à une matière visée à la section II, sauf aux articles 54.5, 54.6, 54.7 et 54.11 à 54.14.

(3)  pertaining to any of the matters contemplated in Division II, except in sections 54.5, 54.6, 54.7 and 54.11 to 54.14.

 Toutefois, le Tribunal administratif du logement n’est pas compétent pour entendre une demande visée aux articles 667 et 775 du Code de procédure civile (chapitre C25.01).

 The Administrative Housing Tribunal is not competent, however, to hear applications contemplated in articles 667 and 775 of the Code of Civil Procedure (chapter C-25.01).

[36]           Il ressort de cette disposition que la compétence du TAL lui est attribuée de manière exclusive : aucun autre tribunal, y compris la Cour supérieure, ne peut exercer la mission que lui confie ainsi le législateur. Cette compétence repose au premier chef sur l’existence d’un bail de logement (bail résidentiel) au sens de l’art. 1892 C.c.Q. et se rapporte à une dispute entre les parties relativement à ce bail. Le TAL n’a pas de compétence en matière de bail commercial ni dans le cas des baux exclus par l’art. 1892 C.c.Q. (sous réserve de ce que prévoit la L.T.a.l. elle-même).

[37]           Comme on le constate, la compétence dévolue au TAL par le paragraphe 1 du premier alinéa de l’art. 28 L.T.a.l. couvre tous les sujets pouvant possiblement découler d’un bail de logement, mais uniquement dans la mesure où l’enjeu pécuniaire ne dépasse pas le seuil de compétence de la Cour du Québec. Par contraste, lorsque le sujet se rattache à l’une des matières visées par les dispositions législatives qu’énumère le deuxième paragraphe du même alinéa (ce qui inclut le changement d’affectation d’un logement) ou encore le troisième (qui vise la conservation des logements), il n’y a pas de limite pécuniaire à la compétence du TAL[36].

[38]           Cette compétence, soulignons-le, est conforme à la Constitution : elle n’a du reste guère changé depuis l’arrêt de la Cour suprême dans Procureur général du Québec c. Grondin[37], qui en reconnaissait la validité sous tous ces rapports. On constatera d’ailleurs la ressemblance étroite entre l’actuel art. 28 L.T.a.l. et l’art. 28 de ce qui était à l’époque la Loi instituant la Régie du logement et modifiant le Code civil et d’autres dispositions législatives[38]. Cette ancienne disposition énonçait en effet que :

28. La Régie connaît en première instance, à l’exclusion de tout tribunal, de toute demande :

28. The board hears in first instance, to the exclusion of any tribunal, any application

  relative au bail d’un logement lorsque la somme demandée ou la valeur de la chose réclamée ou de l’intérêt du demandeur dans l’objet de la demande ne dépasse pas le montant de la compétence de la Cour provinciale;

(1)  respecting the lease of a dwelling where the sum claimed or the value of the thing claimed or of the interest of the applicant in the object of the application does not exceed the amount of the jurisdiction of the Provincial Court;

  relative à une matière visée dans les articles 1658 à 1659.7, 1660 à 1660.3, 1660.5 et 1662 à 1662.10 du Code civil;

(2)  pertaining to any of the matters contemplated in articles 1658 to 1659.7, 1660 to 1660.3, 1660.5 and 1662 to 1662.10 of the Civil Code;

 visée dans la section II.

(3)  contemplated in Division II.

[39]           On ne peut donc pas douter de la validité constitutionnelle de l’art. 28 L.T.a.l., dont les cas de figure sont grosso modo les mêmes qu’à l’époque de la loi examinée par la Cour suprême dans Grondin, ni de celle de l’art. 5 L.T.a.l., qui trouvait aussi son équivalent dans l’art. 5 de la loi ancienne.

[40]           En somme, dans la mesure où un sujet tombe sous le coup de l’un ou l’autre des paragraphes de l’art. 28 L.T.a.l., seul le TAL a compétence sur les litiges qui s’y rattachent, à l’exclusion de tout autre tribunal, y compris la Cour supérieure. Cette compétence, il va sans dire, s’étend à toutes les questions de fait ou de droit susceptibles d’être soulevées par de tels litiges et il ne convient pas de tenter de distinguer celles-ci pour échapper à cette compétence en faveur des cours de justice. Comme l’écrivait déjà la Cour d’appel en 1992, la compétence de ce qui était à l’époque la Régie du logement, devenue le TAL, « s’étend à toutes les composantes du litige »[39], ne doit pas être découpée selon les questions juridiques qui s’y posent et peut inclure, lorsque cela est utile à la détermination de l’issue du litige, la considération des règles du droit civil et, en particulier, celles du Code civil du Québec[40].

[41]           Pour conclure l’examen de la compétence du TAL, il faut cependant dire quelques mots des matières visées par les art. 1959 et 1966 C.c.Q., dispositions que mentionne expressément l’art. 28 al. 1(2°) L.T.a.l. et qui s’appliquent à l’espèce.

[42]           L’art. 1959 C.c.Q. énonce que :

1959. Le locateur d’un logement peut en évincer le locataire pour subdiviser le logement, l’agrandir substantiellement ou en changer l’affectation.

1959. The lessor of a dwelling may evict the lessee to subdivide the dwelling, enlarge it substantially or change its destination.

[43]           L’exercice du droit au changement d’affectation prévu par cette disposition est par ailleurs sujet à certaines conditions, celles des art. 1955.1 et 1959.1 à 1961, dispositions qu’il n’est pas nécessaire d’étudier ici. J’en dirai simplement qu’elles sont également visées par l’art. 28 al. 1(2°) L.T.a.l. et qu’elles s’appliquent à un changement d’affectation tel celui que l’appelante a annoncé.

[44]           De son côté, l’art. 1966 C.c.Q. confère, entre autres choses, un droit de recours au locataire qui entend contester l’un ou l’autre des changements envisagés par l’art. 1959 C.c.Q. Il énonce ce qui suit :

1966. Le locataire peut, dans le mois de la réception de l’avis d’éviction, s’adresser au tribunal pour s’opposer à la subdivision, à l’agrandissement ou au changement d’affectation du logement; s’il omet de le faire, il est réputé avoir consenti à quitter les lieux.

1966. Within one month after receiving the notice of eviction, the lessee may apply to the court to object to the subdivision, enlargement or change of destination of the dwelling; otherwise, he is deemed to have consented to vacate the premises.

 S’il y a opposition, il revient au locateur de démontrer qu’il entend réellement subdiviser le logement, l’agrandir ou en changer l’affectation et que la loi le permet.

 Where an objection is brought, the burden is on the lessor to show that he truly intends to subdivide, enlarge or change the destination of the dwelling and that he is permitted to do so by law.

[45]           Autrement dit, dans le cadre d’un bail de logement, le locataire opposé, pour quelque motif que ce soit, à une éviction fondée sur le changement d’affectation prévu par l’art. 1959 C.c.Q. dispose du recours que crée l’art. 1966 C.c.Q., recours adressé au TAL, qui a compétence exclusive en la matière, vu l’art. 28 al. 1(2°) L.T.a.l. Le TAL statuera sur le motif d’opposition tout en se prononçant sur l’intention réelle du locateur, et, plus généralement, sur la légalité du changement d’affectation (sur ces deux points, l’art. 1966 al. 2 C.c.Q. prévoit le fardeau de preuve incombant au locateur et, implicitement, au locataire). Le TAL doit en effet s’assurer que le changement d’affectation est permis par la loi, ce qui inclut toute disposition législative (ou réglementaire) pertinente[41], y compris celles du Code civil luimême, ce qui va au delà des seules dispositions que contient le chapitre que ce code consacre au bail de logement.

[46]           Notons au passage que les art. 1959 et 1966 C.c.Q., auxquels renvoie l’art. 28 al. 1(2°) L.T.a.l., correspondent aux art. 1660 et 1660.2-1660.3 C.c.B.C., qui incluaient eux aussi le changement d’affectation et auxquels renvoyait l’art. 28 paragr. 2 de la loi validée par l’arrêt Grondin[42]. L’art. 1660.3 prévoyait lui-même que le changement d’affectation devait être permis par « la loi et les règlements, municipaux ou autres / the law, the regulations and the municipal or other by-laws », ce que reprend, en un seul terme plus succinct (« loi / law ») l’art. 1966 C.c.Q. Il n’y a donc aucun souci quant à la validité constitutionnelle de la compétence du TAL sur ce point, c’est-à-dire celui de la vérification de la légalité du changement d’affectation.

[47]           En conséquence, il faut donc passer à la seconde étape de la démarche suggérée par l’arrêt Groleau[43] et s’interroger sur la nature du différend qui oppose ici les parties et sur son appartenance au champ de compétence du TAL.

* *

[48]           Le différend résulte ici de l’existence d’un bail de logement et découle de la volonté de l’appelante de changer l’affectation de l’immeuble qu’elle a acquis en décembre 2021 et qui, de RPA, deviendrait un immeuble locatif, changement auquel s’opposent l’intimée et ses colocataires. Cette opposition, comme on le sait, est fondée sur deux motifs :

- d’une part, l’appelante ne pourrait procéder au changement d’affectation puisque, dans l’acte notarié par lequel elle a acheté l’immeuble, elle s’est engagée à ne pas en modifier la vocation, mais à continuer de l’exploiter comme RPA, engagement qui constitue une stipulation pour autrui dont les locataires sont les bénéficiaires et qu’ils et elles ont d’ailleurs acceptée;

- d’autre part, l’appelante n’aurait pas respecté les conditions du changement d’affectation, telles que prévues par les art. 1955.1 et 1959.1 à 1961 C.c.Q.

[49]           Que le second motif d’opposition relève du champ de compétence du TAL ne peut être contesté. Que le premier en relève également est tout aussi incontestable. Certes, la clause contractuelle sur laquelle l’intimée fonde son opposition ne figure pas en toutes lettres dans son bail (pas plus que dans le bail de ses colocataires), mais, s’il s’agit bien d’une stipulation pour autrui, désormais acceptée, elle s’y trouverait incorporée implicitement et en ferait intrinsèquement partie. Il est impossible de dissocier l’existence du bail de cette clause contractuelle, et ce, tant en ce qui concerne l’intimée que chacune des personnes pour le compte desquelles elle este en justice :

- d’une part, en effet, l’intimée (comme ses colocataires) ne peut s’en prétendre la bénéficiaire qu’en raison de sa qualité de locataire de l’immeuble et parce qu’un bail de logement la lie à l’appelante;

- d’autre part, dans l’hypothèse où comme le prétend l’intimée, cette clause constitue une stipulation pour autrui, qui a été acceptée, elle crée un lien contractuel et obligationnel direct entre elle-même et l’appelante[44], la première à titre de locataire et la seconde à titre de locatrice, et ce, en vertu du bail de logement qui les unit.

[50]           Et, si cette clause contractuelle a bien le sens que lui donne l’intimée, l’appelante, en y souscrivant, a renoncé à exercer son droit au changement d’affectation, droit que consacre l’art. 1959 C.c.Q., disposition visée par l’art. 28 al. 1(2°) L.T.a.l. et, conséquemment, sujette à la compétence exclusive du TAL.

[51]           Comme l’explique la Cour dans Veer c. Boardwalk Real Estate Investment Trust, le contenu obligationnel d’un bail peut s’étendre « au-delà des clauses du bail »[45], et c’est précisément ce qui se produirait ici en raison de la clause contractuelle qu’invoque l’intimée (et dont elle devra établir l’existence) et qui serait, à son avis, une stipulation pour autrui (désormais acceptée par ses bénéficiaires) impliquant renonciation de l’appelante au droit que lui confère l’art. 1959 C.c.Q. de changer l’affectation de l’immeuble[46].

[52]           Que le TAL, afin de trancher ce motif d’opposition, se penche sur la disposition du contrat entre l’appelante et son vendeur ou qu’elle applique les art. 1454 et s. C.c.Q., qui régissent la stipulation pour autrui, ne constitue pas un obstacle à sa compétence sur le litige. Comme on l’a vu précédemment, c’est la nature essentielle du litige et les faits qui y donnent naissance qui délimitent la compétence du tribunal administratif et non pas la nature des questions juridiques qu’il aura à trancher (à moins que la loi constitutive du tribunal ne dise autrement, ce qui n’est pas le cas de la L.T.a.l.). En l’occurrence, nous avons affaire à une dispute entre locataires et locateur à propos du changement d’affectation que projette ce dernier et des évictions qui s’ensuivront, le tout dans le cadre d’un bail de logement.

[53]           Ces sujets sont du ressort exclusif du TAL en vertu de l’art. 28 al. 1(2°) L.T.a.l., qui lui octroie expressément compétence sur « toute matière visée dans les articles 1941 à 1964 C.c.Q. » ainsi que dans l’art. 1966, ce qui inclut l’art. 1959, sur le changement d’affectation, et, lorsque ce changement peut être effectué, ses modalités, lesquelles sont prévues par les art. 1955.1 et 1959.1 à 1961 C.c.Q. Le TAL est donc en l’espèce la seule instance juridictionnelle qui puisse être saisie du différend entre les parties et répondre aux questions de droit et de fait qu’il soulève.

[54]           On notera enfin que la jurisprudence même du TAL offre des exemples de situations dans lesquelles ce tribunal a considéré des actes juridiques autres que le bail lui-même afin de déterminer les obligations respectives des locataires et locateurs. Signalons, par exemple, les affaires Raith c. 9402-7760 Québec inc.[47] (le TAL examine une entente entre la municipalité où se trouve l’immeuble loué, l’ancien propriétaire de celui-ci et l’un des locataires) ou Poliquin c. Régie du logement de Trois-Rivières[48] (la Cour supérieure rejette la demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Régie du logement ayant tenu compte, dans le cadre d’une demande d’expulsion, de l’acte de donation entre la donatrice et le donataire d’un immeuble dans lequel se trouvait le logement loué par la sœur de ce dernier, locataire délinquante).

[55]           En l’espèce, l’intimée et ses colocataires ont déposé en temps utile une demande auprès du TAL (voir supra, paragr. [12]) et ils ou elles pourront y faire valoir l’ensemble de leurs motifs d’opposition.

* *

[56]           Un dernier commentaire s’impose. L’intimée fait valoir que le recours au TAL, dans des circonstances comme celles de la présente affaire, comporterait un inconvénient majeur : même si le TAL donnait raison à tous les locataires qui lui ont adressé une demande et concluait à l’existence d’une stipulation pour autrui, cela n’empêcherait pas l’appelante de poursuivre son projet de transformation de l’immeuble et de leur donner, année après année, un avis d’éviction qui devrait à nouveau être contesté. L’avantage d’un jugement de la Cour supérieure sur l’existence et les effets d’une stipulation pour autrui aurait par contraste un effet permanent de chose jugée et réglerait la question une fois pour toutes.

[57]           En tout respect, cet argument ne convainc pas.

[58]           D’abord, si l’on s’en remet à la jurisprudence de la Cour, les décisions du TAL peuvent avoir l’effet de la chose jugée, lorsqu’elles répondent aux exigences de l’art. 2848 C.c.Q. Ainsi, dans Nasifoglu c. Complexe St-Ambroise inc.[49], les juges majoritaires reconnaissent l’autorité de la chose jugée à une décision de la Régie du logement (maintenant le TAL) statuant sur la nature d’un bail et reconnaissent du coup que cette décision lie la Cour supérieure saisie d’une instance soulevant la même question. La décision que rendra le TAL sur la stipulation pour autrui alléguée par l’intimée et ses colocataires devrait donc avoir le même effet de chose jugée, du moins entre les parties, et liera tant le tribunal lui-même qu’une autre instance juridictionnelle.

[59]           Il est vrai que les effets de l’arrêt Nasifoglu semblent avoir été modérés ou reconsidérés par la jurisprudence ultérieure, notamment par l’arrêt Durocher c. Commission des relations du travail[50]. Dans cette affaire, la Cour (qui se penche sur la décision de la Commission des relations du travail[51]) évoque aussi la théorie de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, concept de common law qui serait applicable aux tribunaux administratifs; elle évoque également le fait que la décision d’un tribunal administratif pourrait aussi être vue comme un fait juridique pertinent par un autre tribunal administratif (ou par un décideur différent du même tribunal). Par contre, dans Canada (Procureur général) c. Entreprise Marissa inc.[52], la Cour reconnaît de nouveau que la décision d’une instance administrative exerçant une fonction juridictionnelle et prononçant ses décisions (définitives) « au terme d’un processus d’audience publique au cours duquel une procédure contradictoire s’est tenue »[53] (ce qui est le cas du TAL) a l’autorité de la chose jugée[54].

[60]           Ensuite, et quoi qu’il en soit de la question de la chose jugée, on ne peut pas ignorer ou éluder la compétence exclusive d’un tribunal administratif pour ce genre de raison, pas plus qu’on ne peut le faire parce qu’il serait généralement plus commode de s’adresser à la Cour supérieure. On peut penser aussi que, abstraction faite de l’autorité de la chose jugée, le TAL, par souci de cohérence, respecterait la décision qu’elle aurait rendue au sujet de la stipulation pour autrui alléguée.

[61]           Si l’appelante s’acharnait néanmoins à reprendre le débat, le TAL pourrait également lui appliquer une sanction analogue à celle qu’a développée la Cour suprême dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79[55] et lui opposer une fin de nonrecevoir fondée sur l’abus de procédure, tout tribunal, même administratif[56], ayant le pouvoir – et le devoir – d’empêcher un tel abus. On note aussi que l’art. 63.2 L.T.a.l.[57] autorise le TAL à réprimer l’abus[58]. Il est vrai que cette disposition semble rédigée en fonction des personnes qui instituent un recours et non pas de celles qui s’en défendent, mais, dans une situation comme celle de l’espèce, il n’est pas dit que le TAL ne pourrait pas sanctionner l’appelante, dont les gestes répétitifs (par hypothèse) seraient la source des demandes des locataires.

[62]           Finalement, on ne peut pas ignorer non plus que la décision du TAL, comme on l’a vu[59], pourrait être portée en appel devant la Cour du Québec, pas plus qu’on ne peut ignorer la possibilité d’un contrôle judiciaire qui pourrait doublement sécuriser, pour ainsi dire, une détermination relative au sens et à la portée de la clause contractuelle qu’invoque l’intimée et dont elle soutient qu’il s’agit d’une stipulation pour autrui.

* *

[63]           Pour ces raisons, je recommande d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement de première instance, d’accueillir le moyen déclinatoire de l’appelante et de rejeter l’action de l’intimée, le tout sans frais de justice, vu les circonstances (l’appelante, lors de l’audience d’appel, a du reste indiqué qu’elle n’insistait pas sur l’obtention de ces frais, si son appel devait être accueilli).

 

 

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

 

 


[1]  Sous le nom de « Résidence Mont-Carmel ».

[2]  Expression qu’emploie la lettre d’éviction datée du 28 janvier 2022, pièce P-8.

[3]  RLRQ, c. s-4.2 (L.s.s.s.s.).

[4]  J’emploie ici le singulier, mais l’immeuble était précédemment la propriété d’un groupe composé de quatre personnes physiques et d’une personne morale, agissant pour Résidence Mont-Carmel, société en nom collectif dont elles étaient les associées. Voir l’acte de vente du 14 décembre 2021, par lequel ces personnes vendent l’immeuble en question à l’appelante, pièce P-5.

[5]  RLRQ, c. T-15.01.

[6]  Mise en demeure du 15 mars 2022, pièce P-11.

[7]  Jetté c. 955 René-Lévesque Est, 2022 QCCS 4022 (jugement de première instance).

[8]  955 René-Lévesque Est c. Jetté, 2023 QCCA 76 (j. unique).

[9]  Jetté c. 955 René-Lévesque Est, 2022 QCCS 2908, paragr. 120.

[10]  Id., paragr. 121.

[11]  En matière d’injonction, la Cour d’appel a déjà exprimé certaines réserves à l’endroit du renouvellement routinier des ordonnances de sauvegarde au-delà d’un terme assez bref, et ce, pour ne pas neutraliser l’étape (et les exigences) de l’injonction interlocutoire. Voir : Limouzin c. Side City Studios Inc., 2016 QCCA 1810, paragr. 35 à 44 et 55 à 60. Il n’y a toutefois pas lieu d’en dire davantage, personne ne contestant ici l’ordonnance de sauvegarde sous ce rapport.

[12]  Exposé de l’intimée, rubrique B, p. 7.

[13]  Id., paragr. 37.

[14]  2022 QCCA 545 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 16 mars 2023, n° 40264).

[15]  Jugement de première instance, paragr. 9 et 12.

[16]  Id., paragr. 10.

[17]  Id., paragr. 16.

[18]  Id., paragr. 19.

[19]  Id., paragr. 21.

[20]  Id., paragr. 22 et note infrapaginale 30.

[21]  Id., paragr. 23.

[22]  Voir notamment : Okwuobi c. Commission scolaire Lester-B.-Pearson, 2005 CSC 16, paragr. 38 et 46; Procureur général du Québec c. Groleau, préc., note 14, paragr. 26; Sulaimon c. Procureur général du Québec, 2021 QCCA ´915, paragr. 18 et 22 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 16 juin 2022, n° 40058).

[23]  Voir notamment : Okwuobi c. Commission scolaire Lester-B.-Pearson, préc., note 22, paragr. 38; Bisaillon c. Université Concordia, 2006 CSC 19, paragr. 19-22 (motifs majoritaires du j. LeBel); Veer c. Boardwalk Real Estate Investment Trust, 2019 QCCA 740, paragr. 14-15; Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec (Procureur général), 2012 QCCA 2109, paragr. 56 à 59; Domtar c. Produits Kruger ltée, 2010 QCCA 1934, paragr. 25-26.

[24]  Okwuobi c. Commission scolaire Lester-B.-Pearson, préc., note 22, paragr. 41 à 46.

[25]  [1996] 2 R.C.S. 495.

[26]  Jugement de première instance, paragr. 19.

[27]  Préc., note 14.

[28]  2021 CSC 42.

[29]  Sur le tout, voir par ex. : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (notamment au paragr. 24 des motifs majoritaires du j. en chef Wagner et des j. Moldaver, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin); Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3 (à propos des chartes); Filiatreault c. Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail, 2021 QCCA 457.

[30]  [1995] 2 R.C.S. 929.

[31]  [2000] 1 R.C.S. 360.

[32]  En ce sens, voir aussi : Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, préc., note 28; R. c. Conway, 2010 CSC 22, paragr. 30.

[33]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 29.

[34]  Voir l’art. 102 L.T.a.l.

[35]  Préc., note 14.

[36]  Voir en ce sens : 3008380 Canada inc. c. Beliard, [1997] R.J.Q. 2081 (C.A. – affaire dans laquelle se soulèvent à la fois une question rattachée à la compétence que reconnaît aujourd’hui l’art. 28 al. 1(1°) L.T.al. et une question de conversion d’un immeuble à logement en copropriété divise, sujet visé – entre autres – par l’actuel art. 28 al. 1(3°) L.T.a.l.).

[37]  [1983] 2 R.C.S. 364.

[38]  L.Q. 1979, c. 48. L’art. 28 de cette loi est reproduit à la p. 368 de l’arrêt Grondin, préc., note 37.

[39]  Chrysler c. Fattal, [1992] R.D.J. 409, p. 412 (C.A.).

[40]  Voir par ex. : 3008380 Canada inc. c. Beliard, préc., note 36, où l’on reconnaît notamment à la Régie du logement la compétence de statuer sur une question de nullité du bail pour contravention à des dispositions législatives et réglementaires d’ordre public (celles du Code du bâtiment en l’occurrence), ce qui renvoie implicitement à l’application des art. 1373, 1411 ou 1413 C.c.Q. La Cour écrit notamment que « même lorsque la nullité d'un contrat est alléguée, le prononcé de cette nullité et l'octroi d'une sanction en découlant sont du ressort exclusif du tribunal administratif ayant compétence exclusive sur ce contrat » (p. 2086).

[41]  La jurisprudence du TAL comporte ainsi, pour ne prendre que cet exemple, des affaires dans lesquelles elle vérifie la validité d’un changement d’affectation au regard de la réglementation municipale. Voir ainsi : Bertrand c. Société en commandite Route 138, 2023 QCTAL 16380; Lombardo c. 9253-7703 Québec inc., 2020 QCRDL 16722; Arès c. Beauvais, SOQUIJ AZ-50525108, J.L.E. 2008JL-79 (Régie du logement). Autre exemple : Bouchard c. Sablière By inc., 2011 QCRDL 11375, où la Régie du logement s’est assurée que le projet de changement d’affectation ne contrevenait pas à Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, c. Q-2.

[42]  La question de la conservation des logements était de son côté visée par l’art. 28 paragr. 3 de la loi ancienne, comme elle l’est aujourd’hui par l’art. 28 al. 1(3°) L.T.a.l.

[43]  Préc., note 14.

[44]  Sur le lien contractuel direct entre le stipulant et le bénéficiaire de la stipulation, voir notamment : Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations, 3e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2018, p. 1397 à 1399, paragr. 2329 à 2332.

[45]  Veer c. Boardwalk Real Estate Investment Trust, note 23, paragr. 41.

[46]  Pour un exemple de renonciation au droit prévu par l’art. 1959 C.c.Q., voir : Poulin c. Évêque catholique romain de Rouyn-Noranda, 2022 QCTAL 32774. Dans cette affaire, le curé d’une fabrique avait consenti un bail à vie à son locataire, renonçant ainsi à se prévaloir de l’art. 1959 C.c.Q. Le nouveau propriétaire de l’immeuble envoie au locataire en question un avis d’éviction pour cause de changement d’affectation. Se fondant notamment sur les règles du mandat apparent et concluant à une renonciation valable, qui lie le nouveau propriétaire, le TAL accueille l’opposition du locataire.

[47]  2021 QCTAL 18046.

[48]  SOQUIJ AZ-50163557, 2003 CanLII 30759 (C.S.)

[49]  2005 QCCA 559, paragr. 6 à 24.

[50]  2015 QCCA 1384.

[51]  Désormais « Tribunal administratif du travail ».

[52]  2015 QCCA 1400, paragr. 23 à 25 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 5 mai 2016, n° 36702).

[53]  Id., paragr. 27.

[54]  Voir aussi : Commission de la construction du Québec c. Électricité Tri-Tech inc., 2022 QCCA 1392, paragr. 20 à 25 et 28 à 30, où la Cour reconnaît l’effet de la chose jugée à une sentence arbitrale statuant sur un grief d’interprétation, dans le cadre de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction, RLRQ, c. R-20.

[55]  2003 CSC 63. Dans le même sens, voir par ex. : Colombie-Britannique (Workers' Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, paragr. 31 à 34; Vidéotron ltée c. Télévision communautaire et indépendante de Montréal (TVCI-MTL), 2023 QCCA 70, paragr. 20 à 23; Construction S.Y.L. Tremblay inc. c. Agence du revenu du Québec, 2018 QCCA 552, paragr. 33; Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ) c. La Boissonnière , 2013 QCCA 237, paragr. 11 à 14.

[56]  Dans Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, préc., note 55, on reprochait justement à un arbitre de grief de n’avoir pas appliqué ce moyen. Voir aussi : Verreault Navigation inc. c. Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), 2022 QCCA 574, qui avalise l’application de cette doctrine par le Tribunal administratif du travail.

[57]  L’art. 63.2 L.T.a.l. énonce que :

63.2.  Le Tribunal peut, sur demande ou d’office après avoir permis aux parties intéressées de se faire entendre, rejeter un recours qu’il juge abusif ou dilatoire ou l’assujettir à certaines conditions.

63.2.  The Tribunal may, on request or on its own initiative after allowing the interested parties to be heard, dismiss a proceeding it considers abusive or dilatory or make it subject to certain conditions.

         Lorsque le Tribunal constate qu’une partie utilise de façon abusive un recours dans le but d’empêcher l’exécution d’une de ses décisions, il peut en outre interdire à cette partie d’introduire une demande devant lui à moins d’obtenir l’autorisation du président ou de toute autre personne qu’il désigne et de respecter les conditions que celui-ci ou toute autre personne qu’il désigne détermine.

         If the Tribunal finds that a party is making abusive use of a proceeding to prevent the execution of a board decision, it may also prohibit that party from presenting an application before the board except with the authorization of and subject to the conditions determined by the chairman or any other person designated by the chairman.

         Le Tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif ou dilatoire d’un recours, condamner une partie à payer, outre les frais visés à l’article 79.1, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et les autres frais que celle-ci a engagés, ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs. Si le montant des dommages-intérêts n’est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d’abus, le Tribunal peut en décider sommairement dans le délai et aux conditions qu’il détermine. 

         On ruling on whether a proceeding is abusive or dilatory, the Tribunal may order a party to pay, in addition to the costs referred to in section 79.1, damages for any injury suffered by another party, including to cover the professional fees and other costs incurred by the other party, or award punitive damages if warranted by the circumstances. If the amount of the damages is not admitted or cannot be easily calculated at the time the proceeding is declared abusive, the Tribunal may summarily determine the amount within the time and on the conditions it specifies.

 

[58]  Voir par ex. : Pickard c. Olivier  2012 QCCA 28.

[59]  Voir supra, paragr. [33] in fine.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.