Lindsay c. Société en commandite 4741-4763 Avenue Coolbrook | 2023 QCTAL 13737 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT | ||||||
Bureau dE Montréal | ||||||
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No dossier : | 499941 31 20200108 G | No demande : | 2925199 | |||
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Date : | 04 mai 2023 | |||||
Devant la juge administrative : | Camille Champeval | |||||
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Andrew Lindsay
Jodi Taylor |
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Locataires - Partie demanderesse | ||||||
c. | ||||||
Société en commandite 4741-4763 avenue Coolbrook |
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Locatrice - Partie défenderesse | ||||||
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D É C I S I O N
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[1] Les locataires s’opposent à la subdivision et à l’agrandissement de leur logement.
[2] Plus particulièrement, Thelma Young (ci-après désignée par « Young »)[1] s’oppose à la subdivision de son logement, laquelle aurait impliqué une éviction à compter du 30 juin 2020.
[3] Andrew Lindsay et Jodi Joanna Taylor-Brooks (ci-après désignés par « Lindsay ») s’opposent à l’agrandissement de leur logement, lequel aurait impliqué une éviction à compter du 30 juin 2020.
[4] Katerina Kuchuk (ci-après désignée par « Kuchuk ») s’oppose à l’agrandissement de son logement, lequel aurait impliqué une éviction à compter du 30 juin 2020.
[5] Par la voie d’amendements subséquents, chacun des locataires requiert de plus de condamner la locatrice à des dommages matériels, détaillés plus bas.
[6] Considérant la connexité entre ces trois demandes, celles-ci ont été réunies afin de favoriser la tenue d’un processus efficace et permettre aux parties d'être entendues et jugées sur la même preuve, conformément à l'article 57 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement[2].
[7] Le Tribunal rendra cependant une décision distincte pour chaque logement concerné.
[8] La locatrice a retenu les services d’un bureau de procureurs afin de la représenter à l’instance. Le représentant de la locatrice, Joseph Shaffer, ne s’est présenté à aucune des audiences, fixées les 17 juin 2022, 11 novembre 2022 et 2 mars 2023.
Questions en litige
1- Les locataires Kuchuk et Young peuvent-elles amender la procédure afin de corriger la désignation de la locatrice?
2- Les avis d’éviction transmis par la locatrice étaient-ils illégaux?
3- L’article 63.2 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement constitue-t-il l’assise juridique appropriée pour fonder l’octroi de dommages matériels?
4- La locatrice a-t-elle exercé ses droits selon les exigences imposées par la bonne foi?
5- Dans l’affirmative à l’une ou l’autre de ces deux dernières interrogations, les locataires ont-ils droit à des dommages matériels, et le cas échéant, quel devraient être les montants accordés?
Droit applicable
[9] Le droit au maintien dans les lieux est la pierre d’assise du droit du logement locatif.
[10] Ceci explique pourquoi la loi prévoit et encadre des scénarios précis pouvant mener à l’éviction d’un locataire.
[11] Un locateur peut obtenir l’éviction d’un locataire par le truchement d’une reprise de logement ou de démarches faites pour agrandir, subdiviser ou changer la destination du logement.
[12] Les droits, obligations et fardeaux de preuve de chacun varient selon le recours utilisé.
[13] Ainsi, en matière de reprise de logement, le locateur doit envoyer un avis de reprise et doit, en cas de refus du locataire, déposer un recours devant ce Tribunal pour que soit déterminé le sort de sa demande. Il devra démontrer qu’il entend réellement reprendre le logement pour les fins mentionnées à l’avis et qu’il ne s’agit pas d’un prétexte pour atteindre d’autres fins.
[14] Il en va autrement lorsqu’un locateur envoie un avis d’éviction pour agrandissement substantiel, subdivision ou changement de destination du logement. En pareil cas, c’est au locataire de déposer un recours en opposition devant ce Tribunal[3]. Le locateur devra alors démontrer qu’il entend réellement transformer le logement, que son projet est fondé, et qu’il pourra être exécuté. En d’autres termes, il doit prouver la légalité et la faisabilité du projet.
[15] L’article
« 1966. Le locataire peut, dans le mois de la réception de l'avis d'éviction, s'adresser au tribunal pour s'opposer à la subdivision, à l'agrandissement ou au changement d'affectation du logement; s'il omet de le faire, il est réputé avoir consenti à quitter les lieux.
S'il y a opposition, il revient au locateur de démontrer qu'il entend réellement subdiviser le logement, l'agrandir ou en changer l'affectation et que la loi le permet. »
[16] Les travaux majeurs dans un logement ne constituent pas un motif d’éviction. Selon les règles prévues par les articles
LE CONTEXTE
[17] Young et la locatrice étaient liées par un bail reconduit du 1er septembre 2021 au 30 août 2022, pour un loyer mensuel de 861 $. Elle a quitté le logement au terme de son bail. Elle occupait cette unité depuis 2014.
[18] Lindsay, Taylor-Brooks et la locatrice sont liés par un bail reconduit du 1er juillet 2022 au 30 juin 2023 pour un loyer mensuel de 870 $. Ils occupent le logement depuis 2018.
[19] Kuchuk et la locatrice sont liées par un bail reconduit du 1er octobre 2022 au 30 septembre 2023 pour un loyer mensuel de 845,73 $. Elle occupe le logement depuis 2015.
[20] Il s’agit d’un complexe composé de trois immeubles comportant quatre unités chacun et agrémenté d’une cour intérieure.
[21] La locatrice s’est portée acquéreur des immeubles le 19 décembre 2019.
Les avis d’éviction
[22] Par un avis daté du 16 décembre 2019, chacun des locataires est informé de l’intention de la locatrice de demander leur éviction pour subdiviser ou agrandir leur logement respectif. Cet avis leur a été notifié le 21 décembre 2019.
[23] L’avis reçu par Young[4] est ainsi formulé dans sa version française :
« Vous êtes avisé qu’à titre de propriétaire-locateur, j’entends subdiviser votre logement à l’expiration de votre bail à durée fixe se terminant le 30 juin 2020.
Je vous demande donc de quitter le logement à l’expiration de votre bail. »
[24] Le signataire de cet avis est désigné :
« Société en commandite 4741-4763 Avenue Coolbrook
Par : Joseph Shaffer »
[25] Les locataires ont subséquemment déposé leurs recours, tel que prescrit par la Loi.
L’audience du 17 juin 2022
[26] À cette date, les locataires sont prêts à procéder.
[27] La procureure de la partie locatrice annonce alors que le projet d’agrandissement ou de subdivision de chacun des logements visés a été abandonné.
[28] Les locataires expriment surprise, frustration et incrédulité. Jamais n’ont-ils été informés de ce changement de cap, disent-ils à l’unisson.
[29] La procureure de la locatrice réplique leur avoir laissé des messages téléphoniques la semaine précédente pour les en aviser.
[30] Chacun des locataires nie avec force une telle assertion, précisant que l’objectif de cet appel visait plutôt à négocier les conditions de leur départ.
[31] Vu ces nouvelles informations, les locataires demandent le report des dossiers pour leur permettre de produire un amendement.
La désignation de la partie défenderesse aux procédures et le moyen préliminaire de la locatrice
[32] Dans leurs demandes en opposition, Young et Kuchuk désignent le locateur comme étant Joseph Shaffer.
[33] Leurs amendements produits subséquemment comportent une permission de modifier la désignation de la partie défenderesse. Les deux locataires requièrent de la corriger afin qu’elle se lise « Société en commandites 4741-4763 Coolbrook A-S Joseph Shaffer ».
[34] La procureure de la locatrice présente, à titre « d’amie de la Cour », précisera-t-elle quelques mois plus tard, un moyen préliminaire.
[35] Elle est d’avis qu’il n’existe aucun lien de droit entre Young, Kuchuk et Joseph Shaffer. Ce dernier n’a jamais été locateur au bail. Le fait de l’avoir désigné comme défendeur aux procédures judiciaires constitue une erreur, ne pouvant être corrigée par la voie d’un amendement subséquent, affirme-t-elle.
[36] La procédure a été mal été introduite, de sorte qu’elle est d’emblée irrecevable, selon la procureure de la locatrice.
[37] Young et Kuchuk expliquent avoir fait ce choix, ignorant qui était le nouveau locateur au bail en décembre 2019. La situation était alors loin d’être claire pour elles.
[38] Elles confirment avoir reçu une missive émanant d’un cabinet de notaires, les informant de la passation des titres, du changement de locateur de même que des coordonnées de la nouvelle locatrice. Cependant, cette missive n’a été reçue que vers le 8 janvier 2020, et ce bien qu’elle soit datée du 19 décembre 2019, affirment-elles.
[39] D’ailleurs, poursuit Young, l’avis d’augmentation de loyer et de modification de bail daté du 13 mars 2020 a été signé par Joseph Shaffer.
[40] Kuchuk s’étonne par ailleurs que la question de la désignation de la partie locatrice ne soit abordée que près de trois ans suivant la notification de la demande. Il ne s’agit pas d’un élément anodin pour elle, étant d’avis que la locatrice adopte une conduite contraire aux exigences de la bonne foi depuis l’acquisition des immeubles.
[41] Ce moyen préliminaire a été pris sous réserve, étant admis par toutes les parties que Joseph Shaffer n’est pas locateur au bail. Ceci a permis au Tribunal de procéder sur la demande des locataires, le tout dans la perspective de favoriser une gestion diligente des dossiers.
[42] Le Tribunal entend maintenant en disposer.
Première question en litige : les locataires Kuchuk et Young peuvent-elles amender la procédure afin de corriger la désignation de la locatrice?
[43] Plusieurs décisions ont été présentées par la procureure de la partie locatrice pour soutenir l’argument selon lequel les demandes en opposition introduites par Young et Kuchuk sont irrecevables, vu la désignation erronée de la partie locatrice.
[44] Ce courant jurisprudentiel comporte toutefois une autre direction.
[45] Le juge administratif Robin-Martial Guay analyse cette question, alors que la partie demanderesse demandait l’autorisation de modifier la désignation de la partie défenderesse par le truchement d’un amendement.
[46] Il convient de citer plusieurs extraits de cette décision fort détaillée[5] :
« Droit applicable
[18] En matière de bail de logement, le Code de procédure civile est appliqué à titre supplétif. Les règles de procédures sont celles contenues dans le Règlement sur la procédure devant la Régie du logement(2).
[19] Dans ce contexte législatif, en matière de règles de procédures, les tribunaux administratifs doivent, en conformité avec leur loi constitutive et les règlements qui les régissent, adopter une approche souple. C'est d'ailleurs ce que rappelait tout récemment la Cour du Québec dans une décision (Ville de Longueuil c. 9198-2405 Québec inc.,
[20] Selon le Règlement de procédure de la Régie du logement, l'issue d'une demande ne peut être affectée par le fait qu'une partie n'ait pas observé une règle de procédure s'il lui a été remédié lorsque possible.
[21] Quant à l'amendement , il peut être effectué à tout moment avant l'audience pour l'un des motifs énumérés(3). En pareil cas, l'amendement doit être notifié à la partie adverse.
[22] L'amendement peut aussi être autorisé par le régisseur en audience lorsqu'en présence de l'autre partie(4).
[23] Pour sa part, l'article 19 du règlement traite de la possibilité d'ajouter une partie par amendement , en respectant certaines formalités.
[24] Enfin, l'article 21 du règlement limite la possibilité d'amendement aux cas qui ne sont pas inutiles ou contraires aux intérêts de la justice ou par lesquels il n'en résulterait pas une demande entièrement nouvelle ou sans rapport avec la demande initiale.
[25] La jurisprudence des tribunaux supérieurs répond à la demande d'autorisation d'amender dont est saisi le soussigné.
[26] La Cour Suprême du Canada est constante à affirmer qu'il importe de distinguer entre la substitution de parties de celle d'une erreur dans la désignation des parties.
[27] La première situation constitue un défaut substantif et rend la procédure irrecevable alors qu'une erreur dans la désignation des parties constitue quant à elle, un vice de procédure auquel il doit être donné l'occasion de remédier.
[28] C'est ainsi que dans Ladouceur c. Howarth(5), la Cour Suprême rétablissait une ordonnance originale permettant d'amender un bref d'assignation afin de modifier le nom de la partie demanderesse. Dans cet arrêt, le plus haut tribunal statue qu'il s'agissait d'une simple erreur de nom quant à la signification et que la prescription du recours ne pouvait être invoquée exclusivement en raison de cette erreur. Le recours avait été intenté au nom du père et du fils alors que dans les faits, seul le fils était visé par la réclamation monétaire suite à des blessures subies lors d'un accident automobile.
[29] Dans un autre arrêt, la Cour Suprême réitère le principe général qu'un tribunal doit faire droit à un amendement et permettre que soit modifié le nom d'une partie s'il s'agit d'une erreur faite de bonne foi et que l'autre partie n'a pas été induite en erreur ou significativement lésée par cette erreur(6). Et la Cour de souligner :
« Il est également intéressant de noter que les demanderesses ne pouvaient d'aucune façon avoir été induites en erreur ou avoir subi un préjudice du fait de l'utilisation du nom de Witco Chemical Company, Canada, Limited, car c'était le nom exact de la compagnie à qui elles avaient fourni de l'eau et c'était bien cette compagnie-là qui se plaignait des dommages. Il s'agit dans ce cas très particulier d'une erreur très minime et technique »(7).
[30] C'est dans cette même veine que la Cour suprême accueillait un pourvoi visant à réhabiliter une décision de la Cour fédérale(8) accueillant une requête pour correction du nom de la défenderesse en émettant une ordonnance permettant un amendement afin que le nom de « Consolidated Textile Mills Ltd. » soit remplacé par celui de « Consolidated Textiles Ltd » qui s'avérait, dans les faits, la société d'exploitation visée par le recours alors que l'autre entité était plutôt la société de gestion.
[31] Toujours dans ce même arrêt, afin de déterminer si le recours était ou non prescrit à la suite de l'amendement modifiant le nom de la partie défenderesse, la Cour rappelle qu'il faut évaluer la situation au moment du dépôt de la demande pour décider de la prescription du recours. En respect avec les principes de justice et d'équité et parce que le véritable défendeur était au courant des procédures à son encontre, la Cour conclut que l'amendement modifiant le nom de la défenderesse doit être accepté et que le recours de la demanderesse n'est pas prescrit. La Cour s'exprime ainsi :
« Pour décider si une partie de la réclamation était prescrite quand l'amendement a été fait, il faut se demander si l'on avait déposé une demande en justice valide suivie, dans les soixante jours, d'une signification valide à la véritable défenderesse. Le dossier révèle qu'après le dépôt de la demande effectué le 29 août 1973, la signification a été faite le 7 septembre à D.J. Speirs qui était habilité à la recevoir, en la même qualité, tant pour Mills que pour Textiles. Il savait parfaitement que la société qu'on entendait poursuivre était Textiles, la société chargée de l'exploitation, et non pas Mills, la société de gestion »(9).
[32] Dans une affaire plus récente et qui passe en revue les critères dégagés dans l'arrêt Lakeshore Villa, la Cour supérieure accorde un amendement au motif que « l'ampleur de la correction à apporter (...) ne fait qu'apparaitre la véritable partie en présence, ce que sait Gatineau depuis le début du projet, et des procédures. » (Chowieri c. Ville de Gatineau,
[33] Dans la décision Ville de Dorval c. Lakeshore Villa(10), la Cour d'appel rappelle que l'on doit aborder avec libéralisme les questions d'amendement visant à modifier le nom d'une partie :
« Dès que la substance des procédures permet de se rendre compte que la véritable partie demanderesse y est, depuis le début, partie, il y a lieu d'autoriser l'amendement qui vise à corriger une erreur dans la description, à régulariser la situation et à permettre à cette véritable partie de continuer les procédure »(11).
[34] Dans l'arrêt Poste de courtage Montréal-Laval région 10 inc.(12), la Cour d'appel réhabilite la décision d'un protonotaire d'accepter un amendement modifiant la déclaration de la partie demanderesse en précisant qu'elle est mandataire de 71 camionneurs et ajoutant ces derniers comme codemandeurs dans la demande. La Cour d'appel rappelle l'enseignement de la Cour suprême avant de rétablir l'amendement en se basant sur le fait que cet amendement n'était pas inutile, ne modifiait pas la nature de l'action et n'était pas contraire aux intérêts de la justice(13).
[35] Enfin, dans Ruel c. Charlesbourg Automobiles Ltée(14), la Cour supérieure autorise un amendement autorisant de remplacer le nom de la défenderesse « Toyota Charlesbourg » par celui de « Charlesbourg Automobiles Ltée » afin que le nom de la défenderesse soit conforme à l'enregistrement du registraire des entreprises.
[36] La Cour n'a pas donné droit aux arguments soulevés par la partie défenderesse quant à la tardiveté de la demande non plus qu'à la prescription du recours. La Cour insiste sur le fait que la défenderesse connaissait bien cette appellation et ne pouvait prétendre être prise par surprise. Et la Cour d'écrire:
« La défenderesse ne saurait être surprise que le demandeur l'ait désignée sous le nom de « Toyota Charlesbourg » car je constate que la note de service qui lui était adressée le 11 décembre 1997, de même que les lettres que le président Marc Tardif lui adressait le 23 janvier et le 6 février 1998 portent l'entête de « Toyota Charlesbourg » et qu'il en est de même de la lettre de congédiement signée par le président Tardif du 2 mars 1998 »(15).
[37] Il résulte de l'enseignement des tribunaux supérieurs que lorsqu'il s'agit d'une demande d'autorisation d'amender une procédure au niveau de la désignation d'une partie que l'attitude préconisée est celle d'éviter à une partie qu'elle ne perde des droits en raison d'aspects procéduraux et de privilégier une approche remédiatrice plutôt que formaliste.
[38] Il va s'en dire que dans le cadre de cet exercice visant à statuer sur une demande d'amendement , il pourra se révéler tout aussi utile de lever le voile sur le rôle ou non de la partie adverse, dans la désignation erronée de celle-ci à la procédure.
[39] À cet égard, l'erreur de désignation d'une partie pourra être considérée comme ayant été commise de bonne foi par le Tribunal si la désignation que l'on cherche à amender résulte d'une erreur issue de la confusion ou de l'omission de la défenderesse d'avoir signalé à la première occasion au demandeur son erreur ou encore de renseignements erronés fournis par la partie adverse.
Discussion
[40] Dans le cas sous étude, le procureur du demandeur demande l'autorisation d'amender la désignation de la défenderesse qu'elle a, de bonne foi, erronément indiquée sur sa demande.
[41] Le propriétaire locateur du logement concerné a indiqué sur le bail sous l'espace « Locateur », son propre nom 9123-8584Québec Inc. immédiatement suivi de la mention a/s Société de gestion Cogir s.e.n.c.
[42] Il en va de même des nombreux documents qui ont été soumis par la suite au locataire lors de chacune des reconductions du bail, mais aussi lors d'échange de courriers entre les parties et sur lesquels, le locateur est : 9123-8584Québec Inc a/s Société de gestion Cogir s.e.n.c.
[43] Il ressort de la preuve documentaire que tous les documents relatifs au logement concerné et qui, au fil des ans, ont été remis ou échangés avec le locataire prêtent le flanc à la commission d'une erreur dans la désignation du locateur en raison de la désignation de celui-ci sur les documents à savoir : 9123-8584Québec Inc a/s Société de gestion Cogir s.e.n.c.
[44] Pour tout dire, aucun des documents n'identifie ni ne distingue le rôle de chacune des entités apparaissant sur les documents en question qu'il s'agisse de Société de gestion Cogir ou de 9123-8584 Québec Inc.
[…]
[50] Dès le jour de la signification de la mise en demeure que le locataire adresse à Société de gestion Cogir, le 14 août 2013, cette dernière sait qu'elle n'est pas le locateur mais plutôt le gestionnaire de l'immeuble du locateur.
[51] Société de gestion Cogir sait, a la simple lecture de la mise en demeure que le locataire interpelle et vise le locateur. Malgré tout, Société de gestion Cogir reste muette et silencieuse et n'informe pas non plus le locataire de la même erreur lorsqu'elle reçoit, plus tard, la demande que le locataire a déposée contre son locateur devant la Régie du logement, le 5 novembre 2013. Ce n'est que le jour de l'audience que Société de gestion Cogir soulève enfin l'erreur du locataire dans la désignation du véritable locateur qui, rappelons-le, partage la même adresse postale.
[52] En pareille circonstance, il nous apparaît qu'il eut été dans l'ordre des choses qu'elle informe le demandeur de son erreur à la première occasion conformément au critère développé dans l'arrêt Ladouceur c. Howarth, précité. Tout porte à croire qu'elle a préféré fermer les yeux sur cette erreur qu'elle n'a pas manqué de relever devant le Tribunal à la première occasion; réclamant que la demande du locataire soit déclarée irrecevable et qu'elle soit rejetée pour ce motif.
[53] En l'espèce, le Tribunal juge qu'il y a lieu d'appliquer le principe général issu des décisions des tribunaux supérieurs et qui consiste à autoriser l'amendement lorsqu'il s'agit de corriger une erreur commise de bonne foi par le demandeur dans la désignation de la défenderesse sur sa demande lorsque, entre autres, cette dernière connaissait depuis le début des procédures l'identité de la véritable défenderesse et que cette partie ne s'en trouve pas significativement lésée par cette erreur.
[54] Il s'agit ici d'un amendement qui n'est pas inutile, qui ne modifie pas la nature du recours et de la demande non plus qu'il est contraire aux intérêts de la justice. Il s'agit essentiellement de corriger une erreur dans la description, à régulariser une situation et à permettre à la véritable partie défenderesse de continuer les procédures devant la Régie du logement. »
[47] La soussignée partage l’opinion du juge administratif Guay.
[48] En l’instance, l’erreur de désignation aux procédures a été commise de bonne foi par Young et Kuchuk. Ces dernières ont été confuses quant à l’identité réelle de leur nouvelle locatrice. Le Tribunal les croit. Notons d’ailleurs que les avis d’éviction sont formulés à la première personne du singulier, qu’il s’agisse de la version francophone ou anglophone. L’utilisation du pronom personnel « je » ou encore du « I », jumelée au fait que Joseph Shaffer signe l’avis et indique son nom sous celui de la société en commandite sème effectivement la confusion.
[49] Il est d’ailleurs pour le moins étonnant que Joseph Shaffer se désigne comme étant locateur à l’avis de reconduction de bail expédié à Young quelques mois plus tard.
[50] Le Tribunal partage par ailleurs la perplexité de Kuchuk quant aux délais écoulés entre le dépôt de la demande initiale et l’audience au mérite, délai pendant lequel la partie défenderesse n’a jamais signalé l’existence d’une erreur de désignation à la procédure.
[51] Il est également de mise de signaler que la partie défenderesse, qu’il s’agisse de Joseph Shaffer ou de Société en commandites 4741-4763 Coolbrook, n’a pas été lésée par cette erreur, ayant été représentée par procureur – ou « amie de la Cour » - à chacune des audiences devant ce Tribunal.
[52] Pour tous ces motifs, le moyen préliminaire présenté par la partie locatrice est rejeté.
[53] Le Tribunal autorise l’amendement aux procédures introduites par Kuchuk et Young afin que le nom de la locatrice soit lu ainsi : « Société en commandites 4741-4763 Coolbrook ».
LA PREUVE DES LOCATAIRES
[54] Les locataires estiment avoir été dans l’obligation d’assumer diverses dépenses depuis décembre 2019, ceci pour assurer leur défense à un projet n’ayant jamais eu de fondement légal ou factuel.
[55] Selon eux, l’avis d’éviction signifié par la locatrice en décembre 2019 n’a jamais été légitime.
[56] Ils affirment en effet que la locatrice n’a jamais eu l’intention d’agrandir ou de subdiviser les logements, mais plutôt d’y exécuter des travaux majeurs. Or, dans un tel cas, elle aurait eu à les relocaliser et à les réintégrer à la fin des travaux, soulignent les locataires. Ils sont d’avis que la locatrice souhaitait leur départ pour être en mesure de rénover les logements et les relouer à un loyer deux fois, voire trois fois plus élevé que le leur.
[57] Huit locataires du complexe immobilier ont déménagé après s’être entendus sur une compensation monétaire avec la locatrice, selon les locataires. Les logements devenus vacants ont été rénovés et reloués à des loyers beaucoup plus élevés. Les unités du complexe, louées ou non, sont à vendre ou ont été vendues.
[58] Les locataires ont été témoins des travaux exécutés dans les autres unités du complexe dans les dernières années. La cour intérieure est devenue un dépotoir pour les résidus de construction, décrit Lindsay.
[59] Une fiche de vente des immeubles imprimée le 8 novembre 2021 est présentée à l’audience. Kuchuk souhaite ainsi démontrer que les loyers de certains logements rénovés sont substantiellement plus élevés que ceux n’ayant pas fait l’objet de tels travaux.
[60] Par exemple, l’appartement 4741, dont le bail se termine le 30 juillet 2022, affiche un loyer mensuel de 2 500 $.
[61] L’appartement 4743, dont le bail se termine le 30 juillet 2022, affiche un loyer mensuel de 1 700 $.
[62] L’appartement 4755, dont le bail se termine le 30 juin 2022, affiche un loyer mensuel de 2 725 $.
[63] Les seuls logements affichant un loyer inférieur sont ceux des locataires. Depuis, Young a déménagé. Son logement a fait l’objet de travaux et est désormais reloué à un loyer trois fois plus élevé.
[64] Cette même fiche de vente comporte les informations suivantes :
« !2 units! UNIQUE OPPORTUNITY! Possibility to acquire individual or package of 4 or 6 duplexes facing a shared courtyard sitting on a lot of over 18,930 SF. (…) 4741-4743 & 4745‑447 are completely renovated from A-Z.
Exterior :
New ground floor front concrete balconies;
New balconies back and front;
New windows and doors;
All pointing redone throughout;
All roods completed recently.
Apartment interiors (renovated duplexes) :
(…)
New studs and electrical throughout;
New plumbing throughout to the city;
New French drain with sum pump;
Foundation membrane;
New sheetrock;
New insulation and soundproofing;
Complete new finishes (kitchen, bathroom, flooring & lightning).
Bathrooms (renovated duplexes)
(…) »
(Nos soulignés)
[65] L’essence même des réclamations et des prétentions des locataires se fonde sur les manœuvres dolosives de la locatrice. Cette dernière a tenté de leur faire croire que l’avis d’éviction était valide, car fondé sur un projet légitime, alors qu’il n’en est rien, martèlent-ils.
[66] Lindsay témoigne de l’intimidation et des pressions subies par les mandataires de la locatrice, dans l’objectif de le pousser à déménager. Il s’est senti obligé d’acheter des caméras de surveillance.
[67] Kuchuk déclare avoir aussi été victime des pressions des mandataires de la locatrice.
[68] Le 12 mai 2022, l’un des employés de la locatrice lui expédie un courriel, écrivant notamment :
« As you know, any person buying the duplex has the right to move in as occupying owners. However we are trying to facilitate everything for everyone and maybe we could re negotiate and have you get some compensation for your departure before a new owner will move in. »
[69] De plus, rappelle Kuchuk, la procureure de la locatrice l’a contactée tout juste avant l’audience du 17 juin 2022 pour lui proposer de s’entendre sur des modalités de départ. Il est difficile de concilier la teneur de cet appel avec l’abandon du projet, annoncé quelques jours plus tard, souligne-t-elle.
[70] Kuchuk précise que malgré le désistement des avis d’éviction les concernant, la locatrice a poursuivi ses travaux dans les autres logements du complexe.
[71] S’interrogeant d’ailleurs sur le contexte entourant l’abandon du projet d’agrandissement et de subdivision des logements visés, Kuchuk prépare un ordre de comparaître adressé à la société en commandite 4741-4763 Avenue Coolbrook. Le document détaille certains documents devant être apportés à l’audience.
[72] À l’audience du 11 novembre 2022, Jarred Boidman (« Boidman ») se présente à titre d’administrateur de la compagnie LS Capital One, laquelle s’occupe de la gestion de l’immeuble.
[73] Il indique que la locatrice a choisi de changer son projet en cours de route, estimant être plus profitable de vendre des unités à titre de condominiums.
[74] Il se dit dans l’impossibilité de répondre aux questions de Kuchuk. Il n’a apporté avec lui aucun des documents demandés dans l’ordre de comparaître. Interrogé sur sa présence devant ce Tribunal, puisqu’il semble tout ignorer de la situation dénoncée par les locataires, il répond qu’il lui a été demandé de venir. Il déclare ne pouvoir préciser qui lui a demandé de se présenter à l’audience.
[75] Les locataires déplorent la mauvaise foi de la locatrice et sont d’avis que sa procureure est contrevenue à plusieurs obligations déontologiques.
[76] Tous les efforts déployés au cours des trois dernières années pour tenter de comprendre la situation ont été inutiles, vu le changement de cap soudain et tardif de la locatrice, soulignent les locataires.
[77] Un grand nombre de locataires résidant dans le complexe se sont réunis pour retenir les services d’un bureau d’avocats. Plusieurs états de compte sont déposés en preuve. Les honoraires doivent être divisés selon le nombre de locataires ayant bénéficié des services, précisent les locataires. Kuchuk et Lindsay ont, au surplus, chacun consulté un avocat différent.
La demande de Young
[78] Young exprime avoir été dans l’obligation de déménager, vu les demandes insistantes de l’un des mandataires de la locatrice, James Alcabaz. Celui-ci lui a clairement fait part du souhait de la locatrice de rénover son logement, affirme-t-elle. Des arbres enracinés devant son logement ont été arrachés, et la terrasse en bois à l’arrière de l’unité, démantelée. La pression était trop forte, relate Young, elle ne pouvait plus rester.
[79] Elle s’est entendue avec Alcabaz afin de déménager vers la fin du mois d’août 2022.
[80] Young réclame 17 870,60 $ en dommages matériels, soit :
- 2 747,34 $ en honoraires juridiques;
- 2 689,57 $ en frais de déménagement;
- 700 $ en frais de services, un électricien ayant démonté et réinstallé des ventilateurs;
- 117,33 $ en frais de poste et frais de déplacement;
- 8 868 $ correspondant à la différence entre son ancien et son nouveau loyer, désormais de 1600 $.
[81] Lors de l’audience, elle demande également 10 000 $ en dommages moraux, ayant été obligée de quitter un logement qu’elle appréciait. Cette demande n’est pas incluse à l’amendement.
La demande de Lindsay
[82] Lindsay réclame 4 210 $[6] en dommages matériels, soit :
- 3 962,09 $ en honoraires juridiques;
- 337,91 $ en frais postaux, frais de déplacement, frais de stationnement, frais de photocopies, achat de caméras, frais de notification d’une mise en demeure et de son avis de refus d’augmentation de loyer.
La demande de Kuchuk
[83] Kuchuk réclame 3 550,29 $[7] en dommages matériels, représentant des honoraires juridiques.
LA DÉFENSE DE LA LOCATRICE
[84] La partie locatrice ne présente aucune preuve en défense.
[85] La procureure de la locatrice plaide toutefois que le recours des locataires doit être rejeté, étant essentiellement constitué de dommages indirects, extracontractuels.
[86] Elle rappelle que la locatrice a abandonné le projet de procéder à la subdivision ou l’agrandissement des logements concernés.
[87] Les doléances des locataires se rapportent davantage à des comportements adoptés par les mandataires de la locatrice dans le cours de ses activités plutôt que dans le cadre des procédures. Il s’agit de distinguer un abus sur le fond d’un abus du droit d’ester en justice, plaide la procureure de la locatrice.
[88] Elle estime donc que le véhicule procédural choisi par les locataires n’est pas le bon. L’article 63.2 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement ne peut s’appliquer en l’instance.
[89] De plus, soumet-elle, une transaction est intervenue entre Young et la locatrice de sorte qu’elle ne peut prétendre à réclamer des sommes supplémentaires.
ANALYSE
Seconde question en litige : les avis d’éviction transmis par la locatrice étaient-ils illégaux?
[90] Une réponse affirmative s’impose.
[91] Voici pourquoi.
[92] Aucun représentant de la locatrice n’a témoigné dans le cadre de la preuve présentée en défense.
[93] Les locataires ne disposaient donc que d’une preuve essentiellement circonstancielle pour faire la démonstration des véritables intentions de la locatrice à leur égard.
[94] En cela, ils requièrent donc du Tribunal d’appliquer le régime de preuve par présomptions, prévu aux articles
[95] La présomption est définie à l'article
« 2846. La présomption est une conséquence que la loi ou le tribunal tire d'un fait connu à un fait inconnu. »
[96] L'article
« 2849. Les présomptions qui ne sont pas établies par la loi sont laissées à l'appréciation du tribunal qui ne doit prendre en considération que celles qui sont graves, précises et concordantes.»
[97] Dans l’affaire Roy c. Groupe Mindev Inc.[8], la juge administrative Francine Jodoin cite la Cour d'appel quant aux principes qui doivent guider le Tribunal dans l'examen de la preuve par présomption. Elle s’exprime comme suit :
« [55] Comme le mentionne la Cour d'appel, dans l'arrêt Longpré c. Thériault (6) :
« Pour conclure ainsi, j'ai fait mienne la notion qu'avait Larombière de la norme qui s'applique en l'espèce et qu'il énonça ainsi dans son traité des obligations : Les présomptions sont graves, lorsque les rapports du fait connu au fait inconnu sont tels que l'existence de l'un établit, par une induction puissante, l'existence de l'autre [...].
Les présomptions sont précises, lorsque les inductions qui résultent du fait connu tendent à établir directement et particulièrement le fait inconnu et contesté. S'il était également possible d'en tirer les conséquences différentes et même contraires, d'en inférer l'existence de faits divers et contradictoires, les présomptions n'auraient aucun caractère de précision et ne feraient naître que le doute et l'incertitude.
Elles sont enfin concordantes, lorsque, ayant toutes une origine commune ou différente, elles tendent, par leur ensemble et leur accord, à établir le fait qu'il s'agit de prouver [...] Si [...] elles se contredisent [...] et se neutralisent, elles ne sont plus concordantes, et le doute seul peut entrer dans l'esprit du magistrat.»
[56] Encore récemment, la Cour d'appel (7), rappelle :
«[34] L'exercice prévu à l'article
[35] Le juge doit se poser trois questions :
1. Le rapport entre les faits connus et le fait inconnu permet-il, par induction puissante, de conclure à l'existence de ce dernier?
2. Est-il également possible d'en tirer des conséquences différentes ou même contraires? Si c'est le cas, le fardeau n'est pas rencontré.
3. Est-ce que dans leur ensemble, les faits connus tendent à établir directement et précisément le fait inconnu? »
(Références omises)
[98] Le Tribunal s’inspirera de ces principes dans l’appréciation de la preuve présentée par les locataires, laquelle, faut-il le rappeler, n’a pas été contredite.
[99] En l’instance, le Tribunal retient comme probants et avérés les faits suivants.
1- La majorité des locataires occupant les logements du complexe immobilier ont déménagé après que la locatrice eut acquis les immeubles.
2- Ces logements, une fois vacants, ont fait l’objet de travaux importants.
3- La fiche de vente produite à l’audience décrit ces logements comme étant complètement rénovés, notamment dotés de nouvelles portes et fenêtres, de nouveaux balcons, d’un nouveau système électrique et d’une nouvelle plomberie.
4- Ces logements ont été reloués à des loyers jusqu’à trois fois plus élevés que ceux des locataires, et/ou ont été mis en vente.
5- Les locataires n’ont pas été notifiés d’un avis pour travaux majeurs.
6- L’un des mandataires de la locatrice a contacté Kuchuk en mai 2022, pour tenter de convenir des modalités de son départ.
7- La procureure de la locatrice a contacté les locataires quelques jours avant la première date d’audience pour tenter de convenir des modalités de leur départ.
8- La locatrice s’est désistée, sans préavis, de ses avis d’éviction lors de cette première audience.
9- Les seuls logements n’ayant pas été rénovés sont ceux des locataires Kuchuk et Lindsay, celui de Young ayant été rénové à son départ, en août 2022.
10- Le Tribunal ne dispose d’aucune preuve concernant la légalité et la faisabilité du projet de transformation de la locatrice au moment de la notification des avis d’éviction aux locataires.
11- Le Tribunal ne dispose d’aucune explication valable concernant l’abandon du projet par la locatrice ni de précisions quant à la date à laquelle il aurait été écarté.
[100] La somme de ces faits ne se limite pas à susciter des interrogations dans l’esprit du Tribunal.
[101] L’application du régime de preuve par présomption palie au silence de la locatrice en l’instance, et permet d’identifier ses intentions véritables, depuis l’envoi des avis d’éviction jusqu’au soudain changement de cap, annoncé près de 30 mois plus tard.
[102] Sauf pour les logements de Kuchuk et Lindsay, la locatrice a mené à terme des travaux majeurs dans toutes les unités du complexe immobilier et la preuve permet, par induction puissante, de conclure que leurs logements étaient destinés à un sort identique.
[103] Or, la locatrice n’a jamais eu l’intention de relocaliser les locataires le temps d’exécuter des travaux majeurs dans les logements pour ensuite les y réintégrer.
[104] L’intérêt de la locatrice de voir les locataires déménager et le désistement soudain des avis d’éviction, le tout manifesté sur une période de quelques jours, conduisent à conclure, par induction puissante, que le changement de cap de la locatrice est intimement sinon uniquement lié aux refus persévérants des locataires d’obtempérer, desquels auraient découlé l’obligation de justifier la légalité de ses avis devant le Tribunal.
[105] Les faits rapportés par les locataires démontrent de manière grave, précise et concordante que les avis d’éviction transmis par la locatrice avaient comme objectif d’obtenir leur départ, alors que les conditions prévues à l’article
[106] En somme, les faits retenus par le Tribunal traduisent la volonté de la locatrice de compromettre le droit au maintien dans les lieux des locataires en faisant fi de la loi.
[107] En cela, cette prémisse est similaire à celle dont a récemment été saisi le juge administratif Luk Dufort. Il s’exprime comme suit à ce sujet[9] :
« [41] La loi prévoit qu'un locateur peut évincer un locataire dans quatre situations : subdivision, agrandissement substantiel, changement d'affectation ou reprise du logement(6) pour y habiter soi-même ou un ascendant, descendant ou proche allié.
[42] La rénovation majeure d'un logement n'est pas une exception à l'article
[43] Le projet de la locatrice pour le logement de la locataire n'entrait dans aucune des exceptions permettant à la locatrice de mettre fin au droit au maintien dans les lieux de la locataire. Ainsi, son avis était illégal et le Tribunal détermine que la locatrice a commis une faute envers la locataire en tentant d'obtenir son éviction pour un motif qui n'est pas permis par la loi et allant à l'encontre de l'article
[…]
[47] Le Tribunal retient toutefois de la preuve que la locatrice a sciemment tenté de mettre fin au droit au maintien dans les lieux de la locataire en transmettant un avis d'éviction illégal. »
[108] Évidemment, il faut se garder de conclure qu’un avis d’éviction fondé sur un projet de transformation ne répondant pas aux exigences de l’article
[109] Ce n’est cependant pas le cas en l’instance.
[110] Ainsi, tout comme l’a analysé le juge administratif Dufort dans la décision précitée, la soussignée est d’avis que la locatrice a sciemment tenté de mettre fin au droit au maintien dans les lieux des locataires en leur transmettant des avis d’éviction qu’elle savait illégaux.
Troisième question en litige : L’article 63.2 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement constitue-t-il l’assise juridique appropriée pour fonder l’octroi de dommages matériels?
[111] L’article 63.2 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement[10] (LTAL) se lit comme suit :
« 63.2. Le Tribunal peut, sur demande ou d'office après avoir permis aux parties intéressées de se faire entendre, rejeter un recours qu'il juge abusif ou dilatoire ou l'assujettir à certaines conditions.
Lorsque le Tribunal constate qu'une partie utilise de façon abusive un recours dans le but d'empêcher l'exécution d'une de ses décisions, il peut en outre interdire à cette partie d'introduire une demande devant lui à moins d'obtenir l'autorisation du président ou de toute autre personne qu'il désigne et de respecter les conditions que celui-ci ou toute autre personne qu'il désigne détermine.
Le Tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif ou dilatoire d'un recours, condamner une partie à payer, outre les frais visés à l'article 79.1, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et les autres frais que celle-ci a engagés, ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs. Si le montant des dommages-intérêts n'est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d'abus, le Tribunal peut en décider sommairement dans le délai et aux conditions qu'il détermine. »
[112] Cette disposition réfère à la notion de « recours ».
[113] Selon le dictionnaire juridique[11], le terme « recours » signifie :
« D'une manière générale un recours est le fait d'en appeler à une tierce personne ou à une institution, pour obtenir la reconnaissance d'un droit qui a été méconnu. Les recours peuvent être amiables ou contentieux, et selon l'objet du différend, ils peuvent être civils, ou administratifs. Le procès institué soit devant une juridiction, soit devant des arbitres constitue un recours. »
[114] Un recours est donc l’action de saisir un Tribunal.
[115] Cette interprétation est conforme à la signification à accorder au mot « proceedings », utilisé dans la version anglaise de l’article 63.2 LTAL.
[116] Or, en l’instance, la locatrice n’a entrepris aucun recours. Les demandes introductives d’instance ont été produites par les locataires, conformément aux prescriptions de l’article
[117] Ainsi, il s’agit ici de se demander si l’envoi d’un avis, duquel découle des conséquences juridiques, pourrait être qualifié de recours aux fins de l’application de l’article 63.2 LTAL.
[118] La soussignée ne le croit pas. Un avis ne constitue pas un recours, puisqu’il ne permet pas de saisir un Tribunal. Il dénonce plutôt l’intention d’une partie et constitue généralement une étape préliminaire au dépôt d’une demande judiciaire.
[119] Notons de plus que l’article 63.2 LTAL, de droit nouveau, n’était toujours pas en vigueur lors du dépôt des demandes et des amendements. Or, selon le principe général de l’absence de rétroactivité des lois, une nouvelle disposition n'est pas applicable à l'égard de faits survenus avant son entrée en vigueur, sauf mention expresse du législateur à cet effet[12].
[120] Aussi, l’article 63.2 LTAL ne peut trouver application en l’espèce, avec pour résultat qu’il ne constitue pas une assise juridique valable aux demandes en dommages des locataires.
Quatrième question en litige : La locatrice a-t-elle exercé ses droits selon les exigences imposées par la bonne foi?
Quelques remarques
[121] S’en tenir à l’application ou non de l’article 63.2 LTAL est insuffisant pour prétendre à une analyse complète des demandes des locataires.
[122] Ces derniers ont abondamment traité du contournement de la loi par la locatrice afin d’obtenir leur départ et des efforts déployés pour protéger leur droit au maintien dans les lieux.
[123] Ainsi, considérant le contexte et la nature des doléances des locataires, l’article 63.2 LTAL n’est pas la seule disposition devant être considérée dans l’analyse des présents dossiers.
[124] La soussignée est en effet d’avis que les dispositions concernant la bonne foi sont non seulement pertinentes, mais applicables en l’instance.
Droit applicable
[125] Louis Lebel, juge à la retraite de la Cour Suprême, est l’auteur d’un livre publié en 2019 intitulé « L’art de juger »[13].
[126] Il s’exprime comme suit sur la question de la bonne foi en droit civil québécois :
« Il est bien connu que la bonne foi occupe une place fort importante dans le droit civil québécois contemporain, place qu’elle doit d’ailleurs au moins en partie aux interventions de la Cour suprême du Canada, avant l’entrée en vigueur du Code civil du Québec. La bonne foi joue désormais un rôle aussi important peut-être en droit civil que l’ordre public ou le principe de l’autonomie de la volonté[14]. »
[127] Et plus loin :
« Par surcroit, l’exécution des prestations se complique par la réception de concepts juridiques flous tels que la bonne foi ou l’abus de droit dans le droit civil actuel. La jurisprudence les a reconnus. Le texte du Code civil confirme désormais leur présence dans le droit québécois. Leur utilisation à l’étape de la mise en œuvre du contrat implique aussi une appréciation du comportement des parties au cours de l’exécution de la convention[15]. »
[128] De fait, le législateur a réglementé la question de la bonne foi aux articles
[129] Pour les fins de la présente analyse, chacune de ces dispositions est reproduite ci-dessous, accompagnée des commentaires du ministre de la Justice.
Art.6. Toute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi.
« De droit nouveau, cette article précise que l’exercice des droits civils doit se faire suivant les exigences de la bonne foi plutôt que simplement de bonne foi. Cette distinction a son importance puisque la règle retenue est moins stricte. Elle n’exige qu’une conformité apparente entre l’acte et ce qui est généralement requis pour qu’il y ait bonne foi.
Cet article a pour effet d’empêcher que l’exercice d’un droit ne soit détourné de sa fin sociale intrinsèque et des normes morales généralement reconnues dans notre société. »
Art. 7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou de manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi.
« Ce nouvel article consacre la théorie de l’abus de droit reconnu par la doctrine et par la jurisprudence. Il indique les deux axes de l’abus de droit : l’acte posé avec l’intention de nuire et l’acte excessif et déraisonnable.
Bien que dans son application la théorie de droit fasse souvent appel aux notions de fonds et de préjudice de la responsabilité civile, elle demeure distincte. Le but n’est ni simple erreur ni une négligence. Il y a abus lorsqu’un droit, dont l’exercice normal est pleinement légitime, est mis en œuvre contrairement aux exigences de la bonne foi. L’abus existe parce que cet exercice, en cherchant à nuire, ne respecte pas le domaine d’exercice des droits d’autrui parce que la manière étant excessive et déraisonnable, elle vient rompre le jeu d’équilibre entre les droits des uns et des autres. »
Art. 1375. La bonne foi doit gouverner la conduite des parties tant au moment de la naissance de l’obligation qu’à celui de son exécution ou de son extinction.
« La bonne foi est un principe fondamental qui doit présider en tout temps aux actes et relations juridiques.
Équivalent juridique de la bonne volonté morale est lié à l’équité, la notion de bonne foi sera reliée les principes juridiques aux notions fondamentales de justice.
La bonne foi doit inspirer tous les actes juridiques dans leur conclusion, leur exécution, leur extinction, ainsi que dans leur interprétation. »
[130] Mais qu’est-ce que la bonne foi?
[131] L’auteur François Gendron la définit ainsi[16] :
« Le Code civil n’a pas défini la bonne foi, sans doute pour ne pas en limiter l’application. Ce n’est pas une abstraction indéterminée pour autant. L’interprète peut en effet l’envisager subjectivement – la bonne foi correspond alors à l’intention droite de l’honnête homme, par opposition à l’intention malveillante et malicieuse; elle se traduit en ce cas par la conviction erronée de se conformer au droit, et on l’apprécie in concreto. L’interprète peut aussi l’envisager objectivement – la bonne foi correspond alors à la conduite loyale et intègre que prescrivent les normes sociales, par opposition à la conduite incorrecte et déraisonnable; elle se traduit en ce cas par la conformité aux impératifs de la vie en société, et on l’apprécie in abstracto399. Dans les deux cas, elle s’impose à chacun dès qu’il se trouve en situation contractuelle. D’où la conclusion fondamentale qui en découle : La bonne foi constitue un principe directeur d’interprétation, principe objectif d’application universelle, et qui commande d’interpréter le contrat d’après le sens qui, normalement, s’imposerait à l’honnête homme400. »
(…)
Observons ensuite que la bonne foi interdit les procédés malhonnêtes, les simulations perfides et, de façon générale, tout ce qui s’apparente à la duplicité, c’est-à-dire au fait de se dissimuler sous une fausse apparence dans le dessein de tromper autrui, en spéculant sur sa crédulité ou son ignorance. »
[132] La bonne foi se traduit par un comportement dicté par le bon sens, l’équité et les principes de justice naturelle[17].
[133] Le prolifique auteur Vincent Karim écrit quant à lui que :
« Tout droit doit être exercé de manière raisonnable, selon les exigences de l’équité et de la loyauté[18]. »
[134] L’obligation de loyauté et coopération est une suite naturelle à l’obligation d’exercer ses droits dans le respect de la bonne foi.
[135] Citons de nouveau Vincent Karim à ce propos :
« Corollaire de l’obligation de bonne foi et de renseignement, l’obligation de loyauté et de coopération doit régie la conduite des parties tant pendant l’exécution du contrat qu’au moment de son extinction. La coopération consiste en l’adoption des contractants d’une conduite qui facilite l’exécution du contrat et lui permet de produire son plein effet. Les parties doivent donc favoriser un comportement qui permet la réalisation des objectifs communs du contrat, tout en assurant à chacune d’elles l’atteinte de ses buts personnels, sans toutefois nuire à l’autre.
(…)
Les Tribunaux doivent donner à l’obligation de loyauté et de coopération une interprétation très large lorsqu’ils évaluent la conduite des parties. Il s’agit d’un moyen pour le tribunal de sanctionner la mauvaise foi ou la malhonnêteté d’une partie. (…) Un manquement à [l’obligation de loyauté et de coopération] ne donne toutefois pas recours à un recours en nullité, mais la partie ayant subi un préjudice peut réclamer des dommages-intérêts.
En effet, l’obligation de bonne foi impose aux deux parties le devoir d’agir avec toute loyauté l’une envers l’autre pour permettre au contrat de produire son plein effet. Elle exige que chacun adopte une conduite honnête, transparente et dépourvue d’égoïsme[19]. »
[136] La Cour du Québec, sous la plume de l‘Honorable juge Daniel Dortélus, s’exprime ainsi au sujet de l’exigence de bonne foi en matière contractuelle[20] :
« [76] Les auteurs et la jurisprudence reconnaissent qu'en matière contractuelle, la bonne foi est de rigueur. Elle fait partie intégrante du contenu obligationnel d'un contrat[4].
[77] Dans l'arrêt Banque Nationale du Canada c. Houle[5], la Cour suprême a défini les principes concernant l'application de la théorie de l'abus de droit contractuel.
La théorie de l'abus des droits contractuels fait partie du droit civil québécois. Cette théorie remplit une importante fonction à la fois sociale et économique, celle d'un contrôle de l'exercice du droit contractuel, et s'inscrit dans la tendance actuelle à concevoir les droits et obligations sous l'angle de la justice et de l'équité. La mauvaise foi et la malice dans l'exercice d'un droit contractuel ne sont plus les critères exclusifs pour apprécier s'il y a eu abus de droit contractuel.
Le critère de l'individu prudent et exigeant peut également servir de fondement à la responsabilité résultant de l'abus d'un droit contractuel.
Il peut y avoir abus d'un droit contractuel lorsque celui-ci n'est pas exercé de manière raisonnable, c'est-à-dire selon les règles de l'équité et de la loyauté. L'abus d'un droit contractuel engendre une responsabilité contractuelle.
[78] Dans l’arrêt Sigma Construction inc. c. Levers[6], l’honorable Jean-Louis Baudouin de la Cour d’appel se prononce sur l’application des articles
[…] les contrats doivent s’exécuter de bonne foi et donc, quand on examine l’effet d’une clause contractuelle, le tribunal doit prendre en considération, comme toile de fond, l’ensemble des circonstances menant à son exécution. Cette règle maintenant codifiée aux articles
[…]
Je conclus donc de toute cette analyse que, même si l’on donnait à cette clause l’interprétation qu’avec beaucoup de mérite d’ailleurs la procureure de l’appelant nous a suggérée, le contexte de son exercice par ce dernier révèle une mauvaise foi évidente. Il ressort de la preuve que celui-ci voulait à la fois le beurre et l’argent du beurre, tout en espérant en plus beurrer la tartine en supplément. Le droit conféré par la clause 7, même en lui donnant l’interprétation suggérée par l’avocate des appelants, n’ayant pas été exercé de bonne foi, ils doivent en subir les conséquences.
[…]
C’est d’ailleurs une politique qui s’inscrit fort bien dans celle de la nouvelle moralité contractuelle qui est l’une des bases de la réforme du code civil. »
Analyse
[137] Le contrat de louage résidentiel, comme tout autre contrat, est un instrument de vie sociale.
[138] En l’instance, la locatrice a brisé l’équilibre précieux, mais précaire régissant les rapports entre un locateur et un locataire, et ce, en mettant en péril, sciemment et sans droit, le droit au maintien dans les lieux des locataires.
[139] Tel qu’établi aux chapitres précédents, la locatrice a transmis aux locataires des avis d’éviction qu’elle savait illégaux. Cette stratégie déployée pour obtenir leur départ a été maintenue jusqu’à la date de l’audience, près de 30 mois[21] après la notification de ces avis.
[140] Le droit au maintien dans les lieux, pierre d’assise du droit du louage résidentiel, a volontairement été ébranlé, menacé, mis en péril par la locatrice.
[141] La conduite de la locatrice n’est pas conforme à une conduite acceptable dans la société québécoise. Celle-ci a détourné l’exercice du droit prévu à l’article
[142] La locatrice est contrevenue à son obligation de loyauté et de coopération en prétendant exercer un droit, sans rencontrer les conditions imposées par la Loi, le tout pour satisfaire son propre intérêt.
[143] La locatrice est contrevenue à ses obligations d’exercer ses droits selon les exigences de la bonne foi.
Cinquième question en litige : les locataires ont-ils droit à des dommages matériels, et le cas échéant, quels devraient être les montants accordés?
[144] L’article
[145] Ainsi, seuls les dommages directs et prévisibles associés au manquement reproché peuvent être réclamés.
[146] Au sujet de cette disposition, les auteurs Baudouin et Jobin s’expriment ainsi :
« Le législateur a simplement voulu affirmer ainsi la nécessité d’un lien de causalité étroit entre la faute et le préjudice susceptible d’être réparé. Sans violer le principe de la réparation intégrale, il a voulu éviter que le débiteur ne soit tenu des conséquences et des effets éloignées de son inexécution. Le droit est méfiant à l’égard des préjudices « en cascade ».
(…)
Vu sous un angle différent, est direct le préjudice que le tribunal estime avoir, dans les circonstances particulières de l’espèce, une relation causale qualitativement suffisante avec l’inexécution reprochée[22]. »
[147] Il est reconnu que les honoraires juridiques ne constituent généralement pas un dommage direct, de sorte qu’ils ne peuvent être demandés à ce titre.
[148] Ce principe n’est toutefois pas absolu et certaines circonstances exceptionnelles peuvent mener à l’octroi de tels dommages.
[149] Le Tribunal des droits de la personne, dans l’affaire Commission des droits de la personne du Québec c. Barbara Brzozowski[23] s’exprime ainsi à ce sujet :
« La C.D.P. réclame également pour Mme Varchol la somme de 24 000 $ à titre de dommages matériels pour les honoraires d'avocats que cette dernière a dû débourser pour être représentée devant différentes instances judiciaires, soit la Cour supérieure et la Cour du Québec, et au cours de l'enquête de la C.D.P.
De caractère exceptionnel, l'octroi de ce type de dommages matériels a été reconnu dans la jurisprudence(78)():
[…] les frais d'avocats ou de justice peuvent, dans certains cas limités, lorsque la preuve du lien de causalité est effectivement rapportée, constituer un dommage direct [...]. En l'espèce, les intimés ont été forcés de recourir à la justice pour obliger les appelants à tout simplement respecter leurs droits les plus élémentaires, droits que ces derniers avaient combattus et brimés avec hostilité et acharnement.
De même, dans l'affaire Nantel(79)(), la Cour d'appel a fait droit à la réclamation de frais extrajudiciaires au motif que:
[...] la situation créée par les agissements et attitudes du syndicat et des membres de son conseil d'administration a forcé les intimés à requérir l'aide professionnelle d'avocats pour les informer de leurs droits, les diriger dans leur comportement à l'égard de leurs adversaires du moment et leur indiquer la marche à suivre dans la revendication de leurs privilèges.
Le Tribunal est d'avis que ces situations présentent des ressemblances avec celle en l'espèce; aussi le Tribunal est-il en mesure de conclure au caractère direct des dommages réclamés pour certains honoraires extrajudiciaires par Mme Varchol en raison des agissements de la défenderesse.
En effet, l'ensemble de la preuve démontre que le système d'exploitation mis sur pied par Mme Brzozowski procédait d'une volonté sans équivoque d'abuser de personnes âgées particulièrement vulnérables(80)(). Dans ce contexte, les démarches judiciaires entreprises par Mme Varchol constituaient l'une des rares alternatives à sa disposition pour connaître l'état de ses droits et faire sanctionner leur non-respect. »
(Références omises)
[150] La juge administrative Luce de Palma écrit à ce sujet dans l'affaire 7295987 Canada inc. c. Gilmutdin[24]:
« [77] Quant aux frais d'avocats déboursés, il s'agit de dommages indirects, se rattachant au choix du locateur de retenir tels services, et le Tribunal estime qu'il n'y a pas lieu de les faire supporter par le locataire, même s'il s'agissait certes d'un choix bien avisé.
[78] En effet, selon la doctrine et la jurisprudence en la matière, l'octroi de frais d'avocats est très limité, tels frais ne pouvant être alloués que dans des circonstances particulières et exceptionnelles.
[79] Ainsi s'exprimait Beaudoin, à cet égard :
« 207 - Frais d'avocats - Normalement les dépens de l'action sont accordés à la partie qui triomphe. Toutefois, chacune d'entre elles reste comptable des honoraires extrajudiciaires du procureur qu'elle a employé. De plus en plus, les tribunaux permettent à la personne qui a été obligée d'engager les services d'un avocat soit pour se défendre contre une accusation criminelle injustement ou témérairement portée, soit pour se défendre contre un abus de droit, soit pour promouvoir une de ses libertés fondamentales, soit enfin lorsqu'il existe un lien de causalité direct entre la faute et ses frais, de les réclamer de l'auteur de la faute.»(2)
[80] Par ailleurs, dans l'affaire West Island Teacher's Association c. Nantel, la Cour d'appel a établi des balises qui permettent, dans certaines circonstances, d'imposer à l'autre partie le remboursement de tels frais. Ainsi, lorsque les agissements et attitudes du demandeur de mauvaise foi forcent le défendeur à avoir recours à un avocat pour l'informer de ses droits, le diriger dans sa démarche et faire face à son adversaire, il peut y avoir octroi de pareils dommages . (3)
[81] Dans la cause Chabot c. Chartrand, alors que la Régie du logement avait jugé qu'un propriétaire avait agi de mauvaise foi à l'égard d'un locataire tout en refusant de lui octroyer ses frais d'avocats, la Cour supérieure décidait qu'elle avait eu raison de conclure ainsi. Ainsi opinait le juge Lassonde :
« Examinons d'abord la question des honoraires des avocats de l'appelante. L'appelante a soumis au Tribunal l'arrêt Association des professeurs de lignery (A.P.L.), syndicat affilié à la C.E.Q. c. Alvetta-Comeau 1990, R.J.Q. 130, et plus particulièrement le passage suivant de cet arrêt :
"À mon avis, la Cour supérieure a bien jugé, eu égard à la jurisprudence contemporaine qui estime que les frais d'avocats ou de justice peuvent, dans certains cas limités, lorsque la preuve du lien de causalité est effectivement rapportée, constituer un dommage direct: The Montreal-Gazette Ltd. C. Synder; Fabien c. Dimanche-matin Léte; Nantel c. West Island Teachers Association."
Il doit donc s'agir d'un cas exceptionnel puisque la Cour d'Appel parle de "certains cas limités".
Après examen des circonstances afférentes au présent dossier, le Tribunal est d'avis que la régisseure a bien appliqué la règle de droit en la matière. Le présent cas est loin d'être particulier et s'il fallait accepter le point de vue de l'appelante, il faudrait appliquer le même principe pour tous ceux, qui comme elle, se font rouler par un propriétaire rusé. »(4)
[82] Pareillement, le tribunal estime qu'en l'instance, bien qu'il soit retenu que les faits démontrés soient source d'un préjudice sérieux pour le locateur, telles circonstances ne participent pas d'un cas justifiant l'octroi de frais d'avocats. »
[Références omises]
Analyse
[151] En concluant que la locatrice a manqué à ses obligations de bonne foi lors de l’exécution du contrat de bail, le Tribunal établit donc l’existence d’une faute.
[152] Cette faute a engendré des dommages pour les locataires.
[153] Ils n’ont eu d’autres choix que de consulter un avocat afin de défendre et protéger leur droit au maintien dans les lieux, lequel a été menacé par les actions menées de mauvaise foi par la locatrice. Celle-ci a, de plus, laissé s’écouler un délai inexplicablement long de près de 30 mois avant d’annoncer l’abandon de son projet aux locataires et a attendu le jour de la première audience pour le faire.
[154] Leur décision de recourir à un professionnel du droit n’était donc pas simplement avisée, mais essentielle dans les circonstances.
[155] Manifestement, la stratégie d’épuisement de la locatrice a échoué. Elle a tout de même emporté des conséquences monétaires pour les locataires.
[156] La soussignée estime donc que les faits du dossier justifient le remboursement de certains des honoraires professionnels payés par les locataires dans le cadre des procédures.
[157] Les sommes réclamées ne peuvent toutefois être accordées en totalité pour les motifs suivants.
[158] Dans un premier temps, il y a lieu de distinguer la période antérieure à la première audience, le 17 juin 2022, de celle qui la suit.
[159] En effet, les consultations juridiques pour préparer la demande principale et le déplacement devant ce Tribunal le 17 juin 2022 ont engendré des dommages monétaires pour les locataires, lesquels découlent directement des actions de la locatrice.
[160] Il en va différemment des frais engendrés dans la préparation des amendements introduits subséquemment. Les dommages réclamés par les locataires, alors que la locatrice s’était déjà désistée de ses avis d’éviction, constituent dans ce cas des dommages indirects.
[161] Ainsi, seuls les honoraires juridiques payés pour des services rendus jusqu’au 17 juin 2022, inclusivement, seront considérés.
[162] Dans un second temps, les sommes octroyées diffèrent de celles réclamées en raison de l’absence de certaines preuves justificatives.
[163] Le Tribunal octroie par conséquent la somme de 3 660,18 $ à Lindsay à ce chapitre.
Les frais administratifs
[164] Les frais de photocopies, de stationnement et de déplacement sont rejetés dans leur ensemble, puisqu’il s’agit de frais indirects.
[165] Les frais de notification des mises en demeure ou du refus de l’augmentation de loyer sont rejetés puisqu’ils n’ont pas de lien direct avec le présent dossier.
L’achat de caméras par Lindsay
[166] Cette demande est rejetée. La preuve est insuffisante pour conclure à la nécessité d’acheter des caméras de surveillance en raison des comportements des mandataires de la locatrice.
AUTRES CONCLUSIONS
[167] La locatrice s’étant désistée de son avis d’éviction, la demande en opposition introduite par les locataires est devenue sans objet.
[168] L’amendement étant accordé, la locatrice est condamnée au paiement des frais de justice de 78 $. L’amendement a été notifié en mains propres aux mandataires de la locatrice et le Tribunal ne dispose pas de la preuve des frais engagés pour la notification de la demande principale, aussi aucune somme ne sera octroyée à ce titre. Enfin, les locataires ne réclament pas le paiement de l’indemnité additionnelle, avec pour résultat que le Tribunal ne peut leur accorder.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[169] ACCUEILLE EN PARTIE la demande;
[170] PREND ACTE du désistement de l’avis d’éviction par la locatrice et CONSTATE en conséquence que la demande est devenue sans objet;
[171] CONDAMNE la locatrice à payer au locataire la somme de 3 660,18 $, plus les intérêts à compter du 8 novembre 2022 et les frais de justice de 78 $;
[172] REJETTE la demande quant au surplus.
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Camille Champeval | ||
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Présence(s) : | le locataire Andrew Lindsay Me Ioana Tivis, avocate de la locatrice | ||
Dates des audiences : | 17 juin 2022, 11 novembre 2022 et 2 mars 2023 | ||
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[1] L’utilisation du nom de famille vise à abréger le texte et non à faire preuve de familiarité ou de prétention. Cette précision vaut pour tous les protagonistes ainsi cités à la présente décision.
[2] RLRQ, chapitre T-15.01.
[3] Article
[4] Les avis reçus par Lindsay et Kuchuk sont identiques, sauf pour le terme « subdiviser » lequel est remplacé par « agrandir substantiellement ».
[5] Weill c. Société de gestion Cogir, R.D.L., 2018-03-16,
[6] Il réclame 4 342,30 $ à l’audience, mais seule la réclamation contenue à l’amendement sera considérée.
[7] Elle réclame 3 611,64 $ à l’audience, mais seule la réclamation contenue à l’amendement sera considérée.
[8] Roy c. Groupe Mindev Inc ,
[9] Zouggari c. Northcrest Development Inc., T.A.L.,
[10] RLRQ, c. T-15.01.
[11] Recours - Définition - Dictionnaire juridique (dictionnaire-juridique.com).
[13] LeBel, Louis et Melkevik, Bjarne, L'art de juger, Québec, PUL, 2019.
[14] Idem, p. 149.
[15] Idem, p. 314.
[16] Gendron, François,
[17] Minten Grove Corporation c. Ménard*,
[18] Karim, Vincent, Les obligations, 4e éd., volume 1 (art.
[19] Idem, pp. 139-140.
[20] Placements de Lavoie inc. c. 9154-1490 Québec inc.,
[21] Ce délai n’est pas attribuable à la locatrice, mais découle principalement des remises faites par les parties.
[22] Baudouin, Jean-Louis et Jobin, Pierre-Gabriel,
[23] Commission des droits de la personne (Szoldatits) c. Brzozowski, T.D.P.Q.,
[24]
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