Décision

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Experts-conseils RB inc. c. Ste-Marthe-sur-le-Lac (Ville de)

2015 QCCS 3824

JB3984

 
 COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

TERREBONNE

 

N° :

700-05-011536-020

 

DATE :

14 AOÛT 2015

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

GUYLÈNE BEAUGÉ, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

EXPERTS-CONSEILS RB INC.

Demanderesse principale

c.

VILLE DE STE-MARTHE-SUR-LE-LAC

Défenderesse/demanderesse en garantie

et

PIERRE MARTEL

Défendeur en garantie

 

 

JUGEMENT

sur une action en diffamation

 

 

[1]           Experts-Conseils RB inc. (ERB) poursuit la ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac (la VILLE) pour diffamation, et réclame 2,5 millions $ en dommages-intérêts compensatoires et exemplaires. Cette dernière exerce un recours en garantie contre Me Pierre Martel, son avocat à l'époque des faits reprochés.

CONTEXTE

[2]           Constituée en 1985, la firme de génie-conseil Groupe Projeco Experts-Conseils inc. (PROJECO) œuvre dans plusieurs secteurs : le génie civil et municipal, l'électromécanique, l'efficacité énergétique, la construction, l'architecture du paysage, l'urbanisme, l'environnement et l'analyse de réseau. En 1995, elle acquiert une filiale du Groupe Roche pour réaliser des projets de grande envergure, notamment à l'étranger. Poursuivant son expansion, elle s'allie en 1999 à une firme de gestion des matières résiduelles, puis en 2000 annexe une société spécialisée en analyse de réseaux d'égout et d'aqueduc. Au fil des ans, elle bâtit sa clientèle dans les secteurs public et privé et jouit d'une réputation enviable. Par suite de réorganisation et de fusion d'entreprises, Projeco modifie sa dénomination sociale. Depuis le 11 février 2014, elle se nomme Experts-Conseils RB inc.[1]

[3]           En 1996, la Ville décrète un investissement de près de 18 millions $ pour la construction d'un nouveau réseau d'égouts sur la totalité de son territoire. En octobre 1996, elle confie à ERB la gérance de ce projet dont elle reste maîtresse d'œuvre et d'ouvrage. ERB exécute les travaux prévus au contrat. Toutefois, en novembre 1999, la Ville suspend tout paiement d'honoraires.

[4]           En janvier 2001, ERB poursuit donc la Ville pour 1 021 239,82 $[2].

[5]           La Ville donne mandat au cabinet Talbot Martel d'assurer sa défense. Dans les faits, seul Me Pierre Martel agira dans ce dossier.

[6]           Entre le 16 janvier et le 14 mars 2001, Me Martel s'entretient au téléphone avec l'ancien directeur général de la Ville feu M. André Labelle à 23 reprises, et le rencontre 10 fois. De plus, il rencontre le maire d'alors Me Michel Leroux à 6 reprises et échange avec lui 19 fois par téléphone[3].

[7]           Le 14 mars 2001, la Ville produit sa défense et demande reconventionnelle. Outre le rejet de l'action, elle y recherche la résiliation du contrat qui la lie à ERB ainsi qu'une compensation de 1,63 million $ notamment en raison de la « fraude et [de] l'abus de confiance » auxquels celle-ci se serait livrée dans son exécution. La Ville consacre 19 paragraphes de son acte de procédure à ces reproches, y alléguant trois incidents : un détournement de fonds relativement à un prêt de sable à la Ville de Deux-Montagnes, un traitement de faveur envers un sous-traitant dans le choix de tuyaux de béton acier, puis des irrégularités relatives à un lien routier entre les municipalités de St-Donat, Val-des-Lacs et Lac Supérieur. La défense de la Ville s'avère appuyée de l'affidavit de feu M. Labelle.

[8]           Simultanément à la production de sa défense, la Ville publicise le litige par voie de communiqué de presse sur Canada NewsWire. Elle y cite feu M. Labelle :

Quelques mois après mon arrivée en 1999, il m'est apparu que la firme Projeco n'effectuait pas son mandat selon les règles de l'art et qu'il y avait très nettement un abus de confiance et une mauvaise exécution des travaux, ce qui causait beaucoup de tort à la ville et aux citoyens. J'ai estimé qu'il était de mon devoir d'officier public d'informer le conseil de la situation et de lui recommander les mesures appropriées. Il a été impossible de s'entendre avec la firme qui s'entête à réclamer des sommes qui ne lui sont pas dues. À ce jour, c'est la municipalité qui subit une perte, pas la firme Projeco.

[9]           De plus, la Ville précise :

M. Labelle a signé l'affidavit qui accompagne la procédure en demande reconventionnelle de la ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac.

[10]        Dès le 15 mars 2001, le bulletin web Québec-Municipal, portail du monde municipal, retient cette nouvelle dans ses actualités. Il en va de même de la page web Échos des municipalités, inforoute municipale. Puis, le 24 mars 2001, le journal régional L'Éveil consacre un article à ce litige. Intitulé « La Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac réclame la somme de 1,63 million $ à la firme Projeco », il porte pour sous titre : « Pour fraude, abus de confiance et mauvaise exécution d'un mandat majeur ».

[11]        Il se trouve que la Ville a mandaté l'agence de communication Fréchette Girard pour la conseiller dans ce dossier et voir à la diffusion de son communiqué de presse.

[12]        Les allégations de la Ville et leur médiatisation anéantissent M. René Bourgeois, président fondateur d'ERB. Il voit la réputation de son entreprise ternie auprès de ses proches, de ses employés, de ses clients ainsi que face à la communauté des Basses-Laurentides.

[13]        Le 7 janvier 2002, ERB intente la présente action en diffamation conjointement et solidairement contre la Ville, feu André Labelle, ainsi que contre les avocats Robert Talbot et Pierre Martel.

[14]        En décembre 2003, les parties règlent le dossier d'action sur compte, et la Ville verse à ERB une compensation de 1 144 595,90 $ en capital, intérêts et frais. En outre, le 18 décembre, sous la signature de sa nouvelle mairesse, elle adresse une lettre d'excuses à ERB. On y lit :

Bien que mon équipe déplore la position adoptée à votre égard par l'administration précédente et le langage utilisé dans les procédures émises au nom de la Ville, à votre encontre, il n'en demeure pas moins qu'elle assume ses responsabilités avec honneur et ce, au nom de la population de Sainte-Marthe-sur-le-Lac. À ces égards, la Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac vous prie d'accepter ses excuses.

[15]        Le même jour, la Ville rend cette transaction publique par voie de communiqué de presse. Il importe d'en reproduire le texte in extenso :

LA VILLE DE SAINTE-MARTHE-SUR-LE-LAC PRÉSENTE DES EXCUSES OFFICIELLES AU GROUPE PROJECO EXPERTS-CONSEILS

Sainte-Marthe-sur-le-Lac, le 18 décembre 2003 - Au nom de la Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac, la mairesse, Lucie Leblanc, a adressé aujourd'hui des excuses officielles au Groupe Projeco experts-conseils, suite à des accusations qui se sont avérées non fondées et diffamatoires relativement au projet du réseau d'égouts sanitaires réalisé à Sainte-Marthe-sur-le-Lac par cette entreprise.

Madame Leblanc reconnaît que sous l'administration municipale précédente des propos injustifiés ont été tenus à l'encontre du Groupe Projeco experts-conseils. Elle ajoute qu'à l'étude, aucune preuve ne justifie les allégations offensantes des procédures émises par la Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac à l'égard du Groupe Projeco experts-conseils.

Considérant l'importance des sommes en jeu et le lourd fardeau financier que doivent déjà assumer les contribuables de sa ville, la mairesse a annoncé qu'une entente était intervenue entre la Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac et le Groupe Projeco pour définitivement mettre un terme aux litiges les opposant en regard de la qualité et du coût des travaux.

Ainsi, la Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac versera au Groupe Projeco experts-conseils les honoraires qui lui sont dus pour les travaux d'égouts sanitaires à Sainte-Marthe-sur-le-Lac et les frais judiciaires afférents à la poursuite intentée par le Groupe Projeco contre la Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac.

La mairesse réitère qu'elle déplore vivement les termes utilisés dans les procédures et souligne de nouveau que rien ne justifiait une attaque contre la réputation de Projeco.[4]

[16]        Le journal L'Éveil et le bulletin Québec-Municipal publient cette nouvelle respectivement les 5 et 6 janvier 2004.

[17]        Toutefois, cette transaction ne met pas fin à l'action en diffamation.

[18]        Le 2 décembre 2009, ERB amende son action par le retrait des codéfendeurs Talbot et Martel. À l'audience, elle se désiste également de son recours contre feu M. André Labelle.

[19]        Le 21 juin 2010, la Ville produit sa défense à l'action en diffamation. Elle s'y porte demanderesse en garantie contre les avocats Talbot et Martel. Cependant, à l'audience, elle se désiste contre Me Robert Talbot.

QUESTIONS EN LITIGE

[20]        Il s'agira de déterminer si la Ville a porté atteinte à la réputation d'ERB, et dans l'affirmative, s'il en est résulté un préjudice dont il conviendra d'établir le quantum. La question de l'irrecevabilité du recours se pose également.

[21]        Le cas échéant, la question portera sur l'obligation ou non pour Me Martel d'indemniser la Ville pour la condamnation prononcée contre elle.

POSITION DES PARTIES

[22]        ERB soutient que les allégations trompeuses de la Ville dans sa défense à son action sur compte ainsi que leur médiatisation constituent de la diffamation. Elle ajoute qu'en raison de cette faute elle a vu ses activités chuter de façon draconnienne, lui causant expertise comptable à l'appui, un préjudice de 1,8 million $. En outre, elle plaide le caractère intentionnel de l'atteinte à sa réputation, ce pour quoi elle réclame des dommages-intérêts compensatoires de 500 000 $ ainsi que des dommages exemplaires de 200 000 $.

[23]        La Ville avance qu'ERB a échoué dans sa démonstration d'une faute. Elle ajoute que celle-ci n'a pas souffert le préjudice allégué, et fait valoir qu'elle a manqué de transparence en se réclamant de projets internationaux non réalisés, d'une réputation surfaite et de la perte de contrats. En outre, elle plaide s'en être remise aux conseils rassurants de son avocat quant à la pertinence et à la nécessité des allégations de fraude et d'abus de confiance. Elle demande donc au Tribunal de condamner Me Martel à l'indemniser de toute condamnation prononcée contre elle.  Par ailleurs, la Ville oppose l'irrecevabilité du recours d'ERB pour absence d'intérêt en raison de la fusion d'entreprise et du caractère incessible des droits de la personnalité.

[24]        Me Martel argue avoir accompli son mandat envers la Ville avec prudence et diligence, ce mandat consistant à instituer les procédures de résiliation du contrat la liant à ERB. Il ajoute que les allégations de fraude et d'abus de confiance s'avéraient pertinentes à l'époque de leur rédaction, à la lumière des informations et documents remis par la Ville qu'il croyait complets et fiables. Enfin, il souligne que les représentants de la Ville ont approuvé le texte de l'acte de procédure incriminé, feu M. Labelle attestant par affidavit la véracité des faits allégués.

ANALYSE

·        LA RECEVABILITÉ DU RECOURS

[25]        Invoquant l'article 1610 C.c.Q., la Ville soutient qu'ERB ne peut réclamer pour Projeco en raison de l'incessibilité du droit du créancier à des dommages-intérêts résultant de violation d'un droit de la personnalité. À cet égard, elle fait valoir l'absence du droit d'ERB à une indemnité par suite de la fusion d'entreprise dont elle est issue.

[26]        Le Tribunal ne partage pas cette position.

[27]        Il appert de l'historique corporatif d'ERB ainsi que des actes de procédure au dossier que Projeco Experts-Conseils inc. comparait en reprise d'instance pour Le Groupe Projeco Experts-Conseils inc. le 3 mai 2010.  Puis, le certificat de modification du 11 février 2014, dument enregistré le lendemain, établit que Projeco Experts-Conseils inc. a simplement changé de nom pour devenir Experts-Conseils RB inc. Ainsi, cette dernière continue la personnalité juridique de Projeco Experts-Conseils inc.

[28]        L'article 1610 C.c.Q. dispose:

Art. 1610. Le droit du créancier à des dommages-intérêts, même punitifs, est cessible et transmissible.

Il est fait exception à cette règle lorsque le droit du créancier résulte de la violation d'un droit de la personnalité; en ce cas, son droit à des dommages-intérêts est incessible, et il n'est transmissible qu'à ses héritiers.

[29]        Or, la doctrine explique que le droit à des dommages-intérêts en matière de violation des droits de la personnalité peut se transmettre aux héritiers d'une personne physique parce que ceux-ci en continuent la personnalité juridique[5]. Il en va de même pour une personne morale qui change sa dénomination sociale.

·        LA FAUTE

[30]        De l'avis du Tribunal, ERB a prouvé de façon prépondérante la faute de la Ville.

[31]        Les parties ont consacré beaucoup d'énergie à administrer une preuve et à discuter du prêt de sable à Deux-Montagnes, de l'octroi du contrat de béton acier ainsi que du lien routier. Il n'apparaît pas nécessaire d'en traiter dès lors que la Ville admet sa faute sans réserve dans sa lettre d'excuses et dans son communiqué de presse. Elle y « déplore » les termes employés dans sa défense et demande reconventionnelle, y qualifie ses accusations de « non fondées et diffamatoires », « d'allégations offensantes » et de « propos injustifiés », et déclare que « rien ne justifiait d'attaquer la réputation » d'ERB. À noter que dans la transaction, cette dernière ne donne pas quittance à la Ville relativement à ces faits.

[32]        La Ville a tenté sans succès d'offrir un contexte pour justifier sa méprise sur les prétendues trois occurrences d'abus de confiance d'ERB et par le fait même retirer ses excuses du bout des lèvres. Car, une conclusion demeure: rien, mais absolument rien ne l'autorisait à ternir la réputation d'ERB, ses allégations téméraires, pernicieuses et calomnieuses s'avérant inutiles pour contrer l'action sur compte.

[33]        Plus encore, la Ville tente d'imputer une part de responsabilité à ERB en raison d'un prétendu manque de transparence dans la communication d'informations de nature à préserver sa réputation. Elle argue qu'ERB se trouve l'artisan de son propre malheur parce qu'elle aurait refusé de lui remettre en temps utile des preuves de son honnêteté.

[34]        Ce raisonnement boiteux et choquant ne saurait tenir la route, et la Ville le sait très bien, car elle consacre par ailleurs de grands efforts à blâmer son avocat Martel. En effet, elle soutient que feu M. Labelle l'a questionné sur l'utilisation des termes « fraude, abus de confiance et détournement de fonds », s'est interrogé sur leur caractère imprudent, a exprimé des réticences, mais au final s'est trouvé rassuré par ses conseils.

[35]        Il n'en demeure pas moins que la Ville, conseillée notamment par une agence de communication, a volontairement sali ERB dans l'espace public.

·        LE PRÉJUDICE ET LE LIEN DE CAUSALITÉ

[36]        La preuve prépondérante convainc également le Tribunal du caractère préjudiciable de la faute de la Ville. En raison du scandale provoqué par les allégations diffamantes, ERB alors en plein essor devient suspecte aux yeux du milieu. Elle perd la confiance de ses clients dont le nombre diminue de façon radicale. Notons qu'à cette époque, sa clientèle en génie civil se composait de municipalités à 80 % et de commissions scolaires à 20 %.

[37]        À titre d'exemple, M. Yves Paquin, maire de la municipalité de St-Donat, qui lui était resté fidèle prêchant en sa faveur pour l'octroi d'un contrat de construction d'une route, doit lui tourner le dos en raison des articles dévastateurs. Or, selon le témoignage non contredit de M. Bourgeois, ce seul contrat aurait rapporté à ERB 25 % des honoraires de 3 millions $ versés, soit 750 000 $.

[38]        M. Jean Robidoux, directeur général de Saint-Donat témoigne de l'impact néfaste des articles de journaux. M. Charles Garnier, maire de la municipalité de Saint-Sauveur et préfet de la MRC des Pays-d'en-Haut le confirme.

[39]        Quant à M. Pierre Vaillancourt dont ERB avait retenu les services quelques mois avant le scandale pour développer ses affaires auprès des villes, commissions scolaires et entreprises privées, il conseille en toute franchise à M. Bourgeois de mettre fin à son mandat devenu irréalisable depuis la mauvaise presse entourant le litige avec la Ville.

[40]        De surcroit, les rares villes qu'ERB réussit à conserver comme clientes profitent de cette situation honteuse pour négocier ses honoraires à la baisse.

[41]        Les témoins de la Ville, à savoir Me Michel Leroux ainsi que MM. Bastien Morin et Carl Lavoie, respectivement trésorier et directeur des travaux publics de l'époque, reconnaissent qu'il n'y a jamais eu de fraude ni d'abus de confiance d'ERB. Me Leroux déclare même qu'il aurait appelé la police s'il s'était agi de fraude.

[42]        Ajoutons que selon les enseignements de la Cour suprême dans les arrêts Prud'homme[6] et Bou Malhab[7], dans un recours en diffamation la victime prouve son préjudice dès lors qu'elle satisfait un test objectif que la Cour d'appel résume ainsi dans le récent arrêt Corporatek[8] :

[23] Dans Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., la juge Deschamps écrit que dans un recours en diffamation, « [l]e préjudice existe lorsque le « citoyen ordinaire estim[e] que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation » de la victime ». Le critère applicable est d'abord objectif.

[43]        Ce test s'avérant amplement satisfait, une indemnité s'impose.

·        LE QUANTUM

[44]        ERB présente trois chefs de réclamation : 1) l'atteinte à son honneur, à sa dignité et à sa réputation; la diminution radicale de ses activités en génie civil; et 3) le caractère intentionnel de l'atteinte à sa réputation.

[45]        A-t-elle droit aux sommes réclamées?

-           L'atteinte à l'honneur et à la réputation

[46]        ERB invoque une violation de son droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation protégé à l'article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne[9]. Or, la sauvegarde de la réputation de professionnels s'avère incontestable[10], car il en va de leur capacité à préserver le lien de confiance essentiel à la fidélisation ainsi qu'au développement de leur clientèle.

[47]        L'atteinte à la réputation constitue un préjudice moral indemnisable. Dans l'arrêt Cinar Corporation c. Robinson[11], la Cour suprême recommande, dans la détermination de la compensation à accorder, de combiner les approches conceptuelle, personnelle et fonctionnelle, ainsi que de recourir à des précédents :

[105]     Les tribunaux québécois établissent généralement le montant des dommages-intérêts non pécuniaires en combinant les approches conceptuelle, personnelle et fonctionnelle […]. L'approche conceptuelle mesure la perte [TRADUCTION] « en fonction de la gravité objective du préjudice » […]. L'approche personnelle « s'attache plutôt à évaluer d'un point de vue subjectif, la douleur et les inconvénients découlant des blessures subies par la victime » […]. Enfin, l'approche fonctionnelle vise à fixer une indemnité pour fournir à la victime une consolation […]. Ces approches « s'appliquent conjointement, favorisant ainsi l'évaluation personnalisée » des dommages-intérêts non pécuniaires [….].

[106]     En plus d'appliquer ces approches, les tribunaux appelés à fixer le montant des dommages-intérêts non pécuniaires devraient comparer l'affaire dont ils sont saisis à d'autres affaires analogues où des dommages-intérêts non pécuniaires ont été octroyés […].

[48]        ERB réclame 500 000 $ sous ce chef. Rappelant que M. Bourgeois n'est pas partie à l'instance, la Ville argue que les dommages-intérêts moraux ne s'évaluent pas de la même façon pour les personnes physiques que pour les personnes morales[12]. En outre, elle invite le Tribunal à prendre en considération sa lettre d'excuses dans cette évaluation.

[49]        Majoritairement, les tribunaux se montrent moins généreux dans l'octroi de dommages-intérêts moraux aux personnes morales, car ils estiment qu'elles n'ont pas de sensibilité, d'émotivité et de vie privée. Dans Genex Communications[13], la Cour d'appel note que les compensations varient généralement entre 10 000 $ et 25 000 $.

[50]        Ainsi, la réclamation d'ERB de 500 000 $ à ce chapitre s'avère nettement hors norme. Toutefois, en l'instance une compensation limitée à 25 000 $ apparaît insuffisante. À cet égard, le Tribunal prend en considération les éléments suivants :

-           la gravité des allégations trompeuses, ainsi que l'effet dévastateur et l'instantanéité de leurs conséquences néfastes;

-           le fait que ces mensonges émanent d'une corporation publique dont tout citoyen fut-il corporatif doit pouvoir attendre un haut niveau d'intégrité;

-           l'abus de pouvoir et d'autorité que la faute de la Ville manifeste;

-           la multiplicité des lieux de diffusion des allégations diffamantes (acte de procédure, médias écrits, médias électroniques);

-           la notoriété d'ERB dans le milieu restreint des Basses-Laurentides, et sa réputation enviable préalable aux événements;

-           le recours à un cabinet de communications et l'orchestration soigneuse[14] de la publication des allégations diffamatoires;

-           le caractère bâillon de la demande reconventionnelle de la Ville à l'action sur compte d'ERB;

-           le délai de près de trois ans écoulé entre les allégations injurieuses et leur rétractation.

[51]        Le Tribunal estime par ailleurs que les excuses de la Ville ne sauraient servir à réduire l'indemnité en raison de son acharnement à vouloir attribuer une part de responsabilité à ERB. En effet, ce comportement procédural vide de leur sens et neutralise ses excuses et sa rétractation.

[52]        À la lumière de ce qui précède, le Tribunal accordra 50 000 $ pour préjudice moral.

-           La baisse des activités : le préjudice économique

[53]        L'atteinte à la réputation peut causer des pertes pécuniaires :

En matière de diffamation, l'essentiel de la réclamation est le plus souvent constitué de pertes non pécuniaires. Toutefois, les tribunaux n'hésitent pas, si la preuve le soutient, à indemniser également la victime pour les pertes économiques.

Dans leur évaluation, aucun plafond n'est reconnu, puisque l'indemnisation doit respecter le principe fondamental de la réparation intégrale. En autres mots, il importe de remettre la victime dans l'état patrimonial antérieur n'eût été de la diffamation. L'atteinte à la réputation peut ainsi causer un manque à gagner, une perte de salaire ou de clientèle qu'il conviendra de compenser. […][15]

[54]        ERB recherche une indemnité de 1,8 million $. Elle expose avoir subi une perte de sa valeur en raison de la diffamation de la Ville. Elle appuie sa réclamation sur l'expertise du 23 juin 2009 de Michel Hamelin, CA, de la firme Demers Beaulne. Le mandat de cet expert en évaluation d'entreprises consistait à déterminer la juste valeur marchande totale nette d'exploitation estimative d'ERB relative aux activités de génie civil, soit celles affectées par les propos mensongers. Il définit la juste valeur marchande comme « le prix au comptant le plus élevé, exprimé en valeurs ou en termes monétaires, pouvant être obtenu dans un marché libre et sans contraintes, négocié entre des parties prudentes et informées, transigeant sans lien de dépendance et agissant en toute liberté ».

[55]        Son analyse compare la valeur d'ERB au 31 décembre 2000, soit avant la diffamation, à celle au 31 décembre 2003, soit à la date de la rétractation. Sa démarche comporte une revue des bilans et états financiers d'ERB pour les exercices terminés les 31 décembre 1996 à 2002 ainsi que pour la période de janvier à septembre 2003, auxquelles se sont ajoutées les balances de vérification pour octobre à décembre 2003. Il tient également compte de la vigueur de l'industrie du génie civil aux 31 décembre 2000 et 2003.

[56]        M. Hamelin conclut que la juste valeur marchande totale nette d'exploitation estimative des activités de génie civil se situe à une moyenne de 1,8 million $ au 31 décembre 2000 alors qu'elle se trouve nulle au 31 décembre 2003.

[57]        La Ville soutient qu'ERB n'a pas établi un lien de causalité entre la diminution de ses activités de génie civil et les allégations de fraude et d'abus de confiance. Elle fait valoir qu'à la même époque ERB connaissait d'autres problèmes. Elle ajoute que même sans les allégations de fraude, sa demande reconventionnelle à l'action sur compte d'ERB se justifiait par la mauvaise exécution du contrat. Ainsi, la Ville conclut qu'ERB a perdu des clientes parmi les municipalités en raison du fait qu'elle s'est trouvée poursuivie par une ville, et non des allégations de fraude.

[58]        Néanmoins, invoquant le rapport de juillet 2007 de son expert en quantification de dommages et évaluation d'entreprise, M. Jean Legault, CA, la Ville soutient que le préjudice économique d'ERB, s'il en est un, se limite à 50 904 $. La démarche de cet expert consiste à analyser les contrats obtenus et perdus par ERB avant et après la défense et demande reconventionnelle de la Ville en mars 2001, relativement à ses clients principaux. 

[59]        Avant les allégations trompeuses, ERB jouissait d'une excellente réputation dans la région, son président étant très impliqué et sollicité dans les Basses-Laurentides. Elle profitait de la confiance des décideurs et ses activités connaissaient un essor important. Puis surviennent les allégations et leur diffusion, et presque instantanément, ERB perd des contrats, des clients, et se trouve écartée de possibilités de développement. Même ses plus fidèles clients se trouvent contraints à l'abandonner à son triste sort.

[60]        Le Tribunal écarte l'argument de la Ville voulant que la perte de la clientèle d'ERB résulte de sa mauvaise exécution du contrat avec elle. Car il ne faut pas oublier que la Ville a finalement payé intégralement ERB à la suite de son action sur compte, cela en capital, intérêts et frais.

[61]        La preuve prépondérante convainc le Tribunal que les pertes d'ERB découlent de la faute de la Ville, celle-ci n'offrant aucune théorie alternative satisfaisante.

[62]        Quant au quantum du préjudice, le Tribunal préfère nettement l'expertise de M. Hamelin à l'analyse de M. Legault qui lui parait confuse et non rigoureuse notamment dans la collecte des données. En effet, parfois il s'adresse aux clients pour compléter ses informations, parfois il conclut à l'absence de perte en raison du manque d'information. En outre, M. Legault reconnaît le bienfondé de la conclusion de M. Hamelin voulant que la valeur d'ERB soit nulle au 31 décembre 2003, mais il soutient que celle-ci connaissait des difficultés depuis 2000. Le Tribunal n'hésite pas à rejeter cette opinion qui occulte le fait que les liquidités d'ERB se sont trouvées affectées en 1999-2000 par le défaut de la Ville de la rémunérer conformément au contrat. Il lui aura fallu la poursuivre puis attendre près de trois ans pour se voir payer les honoraires dus.

[63]        Ainsi, le Tribunal attribuera 1,8 million $ à ERB au chapitre du préjudice économique, somme qui permettra une réparation intégrale.

-           L'atteinte intentionnelle : les dommages-intérêts punitifs ou exemplaires

[64]        L'article 49 de la Charte édicte :

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.

[65]        Dans l'arrêt Hôpital St-Ferdinand[16], la Cour suprême définit l'atteinte intentionnelle et illicite à un droit protégé par la Charte :

[121]     En conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49 de la Charte lorsque l'auteur de l'atteinte illicite a un état d'esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s'il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l'insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère.

[122] En plus d'être conforme au libellé de l'art. 49 de la Charte, cette interprétation de la notion d'« atteinte illicite et intentionnelle » est fidèle à la fonction préventive et dissuasive des dommages exemplaires qui suggère fortement que seuls les comportements dont les conséquences sont susceptibles d'être évitées, c'est-à-dire dont les conséquences étaient soit voulues soit connues par l'auteur de l'atteinte illicite, soient sanctionnés par l'octroi de tels dommages […]. J'ajouterais que la détermination de l'existence d'une atteinte illicite et intentionnelle dépendra de l'appréciation de la preuve dans chaque cas et que, même en présence d'une telle atteinte, l'octroi et le montant des dommages exemplaires aux termes du deuxième alinéa de l'art. 49 et de l'art. 1621 C.c.Q. demeurent discrétionnaires.

[66]        Dans l'arrêt Hill[17], la Cour suprême expose l'objectif des dommages exemplaires :

[196]     On peut accorder des dommages-intérêts punitifs lorsque la mauvaise conduite du défendeur est si malveillante, opprimante et abusive qu'elle choque le sens de dignité de la cour. Les dommages-intérêts punitifs n'ont aucun lien avec ce que le demandeur est fondé à recevoir au titre d'une compensation. Ils visent non pas à compenser le demandeur, mais à punir le défendeur. C'est le moyen par lequel le jury ou le juge exprime son outrage à l'égard du comportement inacceptable du défendeur. Ils revêtent le caractère d'une amende destinée à dissuader le défendeur et les autres d'agir ainsi. Il importe de souligner que les dommages-intérêts punitifs ne devraient être accordés que dans les situations où les dommages-intérêts généraux et majorés réunis ne permettent pas d'atteindre l'objectif qui consiste à punir et à dissuader.

[…]

[199]     Les dommages-intérêts punitifs peuvent servir, et servent effectivement, un objectif utile. S'ils n'existaient pas, il ne serait que trop facile pour les gens importants, puissants et riches de persister à répandre des libelles contre des victimes vulnérables. Les dommages-intérêts généraux et majorés à eux seuls pourraient simplement être considérés comme la redevance à payer pour être autorisé à continuer cette atteinte à la réputation. La protection de la réputation d'une personne à la suite de la publication de déclarations fausses et injurieuses doit être efficace. La meilleure protection est de faire savoir que des amendes, sous forme de dommages-intérêts punitifs, peuvent être imposées lorsque le comportement du défendeur est véritablement outrageant.

[67]        L'objectif de la dissuasion doit également guider le Tribunal :

[197] (…) En d'autres termes, la mauvaise conduite du défendeur était-elle si outrageante qu'il était rationnellement nécessaire d'accorder des dommages-intérêts punitifs dans un but de dissuasion?[18]

[68]        Par ailleurs, malgré la discrétion dont jouissent les tribunaux dans l'octroi de dommages-intérêts punitifs, la Cour d'appel souligne que cette faculté doit s'exercer avec prudence, les cours ne devant pas céder à un sentiment de réprobation :

[91]       L'octroi de dommages punitifs en vertu de la Charte n'est pas tributaire d'un sentiment de réprobation chez le juge ou le public, mais plutôt d'une preuve d'un état d'esprit de l'auteur de la faute qui dénote une volonté de causer l'atteinte au droit protégé ou une indifférence à l'atteinte que cet auteur sait des plus probables.[19]

[69]        En l'instance, le Tribunal n'hésite pas à conclure que la Ville connaissait et voulait les conséquences néfastes pour ERB de ses propos diffamatoires. Sa défense et demande reconventionnelle mûrement réfléchie jointe à son communiqué de presse dénote son intention de nuire à ERB, de briser cette entreprise qui la poursuivait pour honoraires impayés. Non contente de proférer des allégations injurieuses dans son acte de procédure, elle prépare soigneusement son offensive médiatique avec l'assistance d'un cabinet de conseillers en communications, cédant à un certain réflexe belliqueux dictant que la meilleure défense est l'attaque.

[70]        D'ailleurs, son communiqué de presse du 14 mars 2001 s'avère éloquent. On peut y lire : « Il a été impossible de s'entendre avec la firme qui s'entête à réclamer des sommes qui ne lui sont pas dues ». Ainsi, devant l'échec de la voie de la négociation, la Ville choisit malicieusement une arme fatale : la diffamation. L'intention de nuire, plus de bâillonner, se débusque aisément.

[71]        Quel s'avère le quantum approprié? L'article 1621 C.c.Q. édicte les critères de sa détermination :

1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est en tout ou en partie, assumée par un tiers.

[72]        Le Tribunal a déjà traité de la gravité des atteintes à la réputation d'ERB. La Ville n'a pas administré de preuve sur sa situation patrimoniale. Toutefois, il est permis d'inférer qu'elle s'avère plus modeste que celle de grandes municipalités. D'ailleurs, la préoccupation de ménager les fonds publics semblait s'inscrire au cœur de la décision de la nouvelle administration de payer les honoraires dus à ERB sans plus étirer le litige. En outre, la Ville a remboursé intégralement ERB, et le présent jugement la condamnera de surcroit à lui verser une lourde indemnité pour préjudice économique, dont sa compagnie d'assurance ne prendra en charge qu'une portion selon les représentations entendues à l'audience.

[73]        Tenant compte de tous ces éléments, une indemnité de 30 000 $ au chapitre des dommages-intérêts punitifs s'avérera justifiée.

·        LES INTÉRÊTS ET L'INDEMNITÉ ADDITIONNELLE

[74]        Rappelant la discrétion conférée à l'article 1618 C.c.Q. d'accorder les intérêts depuis la date estimée appropriée, la Ville invite le Tribunal à rejeter l'institution de la requête introductive d'instance comme point de départ. À cet égard, elle argue qu'ERB n'a mis son dossier en état qu'en novembre 2010 alors qu'elle avait entrepris son recours en janvier 2002.

[75]        Le Tribunal donne raison à la Ville. À l'analyse de l'extrait du plumitif, on constate que le dossier demeure pratiquement statique entre 2003 et 2007. Puis, ERB se constitue un nouveau procureur, sans toutefois accomplir des actes procéduraux significatifs. 

[76]        ERB qui n'a finalement inscrit pour enquête et audition que le 29 novembre 2010 n'offre aucune explication à cette mise en état tardive. Dans les circonstances, cette date constituera le point de départ des intérêts pour les indemnités pour préjudice moral et économique.

[77]        En ce qui concerne les dommages-intérêts punitifs, conformément à la jurisprudence constante[20], ils ne porteront intérêt qu'à compter de la date du présent jugement.

·        L'ACTION EN GARANTIE

[78]        La Ville cherche à rendre Me Martel responsable du préjudice souffert par ERB.

[79]        La doctrine et la jurisprudence exposent qu'en cas de diffamation dans des actes de procédure, l'avocat peut encourir une responsabilité personnelle ou mettre en cause celle de ses clients :

2-131 - Diffamation - L'avocat peut parfois encourir une responsabilité personnelle vis-à-vis des tiers et également faire encourir celle-ci à son propre client ou à ses associés. Elle est alors de nature extracontractuelle. Une illustration courante est celle où, dans des documents ou pièces de procédure au nom de son client, l'avocat diffame la partie adverse. L'avocat jouit cependant d'une immunité relative puisque dans l'intérêt même de la justice, il est important que le débat puisse avoir lieu d'une façon directe et franche. Celui-ci doit toutefois être frappé au coin de la bonne foi. Il convient donc de déterminer si les allégations ou les propos tenus étaient (même s'ils s'avèrent par la suite non fondés) faits de bonne foi, dans le but de permettre de faire valoir les droits du client ou, au contraire, de façon téméraire ou dans le but de nuire à la personne à l'encontre de laquelle ils ont été proférés. La pertinence des allégations est également un aspect à considérer. Dans certains cas, même si l'avocat a réussi à se disculper, son client peut, malgré tout, être tenu responsable.[21]

[80]        Ici, la preuve prépondérante établit que Me Martel a rédigé la défense et demande reconventionnelle sur la foi des informations communiquées par sa cliente.

[81]        De plus, entre janvier et mars 2001, on dénombre environ 40 entretiens téléphoniques et une quinzaine de rencontres entre d'une part Me Martel et d'autre part feu M. Labelle ou l'ancien maire Leroux. Ainsi, le Tribunal ne saurait retenir la théorie de la Ville voulant qu'elle s'en soit remise aveuglément aux conseils de son avocat. Elle se trouvait représentée par des personnes d'expérience et bien avisées, l'ancien maire Leroux étant lui-même avocat. Le présent dossier se distingue donc de l'affaire Daoust[22] invoquée par la Ville où cette Cour a retenu la responsabilité de deux avocats pour diffamation.

[82]        De surcroit, la Ville a reconnu avoir tenu des propos diffamatoires à l'égard d'ERB sans justification aucune, a publiquement présenté ses excuses, mais n'a jamais désavoué son avocat.

[83]        La Ville n'ayant pas prouvé la faute de Me Martel, son action en garantie doit échouer. 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[84]        ACCUEILLE l'action principale avec dépens, y compris les frais d'expertise s'élevant à 55 656,74 $[23] qui porteront intérêts au taux légal à compter du présent jugement;

[85]        CONDAMNE la défenderesse/demanderesse en garantie à payer à la demanderesse principale 50 000 $, avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à la loi, cela à compter 29 novembre 2010;

[86]        CONDAMNE la défenderesse/demanderesse en garantie à payer à la demanderesse principale 1 800 000 $ avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à la loi, cela à compter 29 novembre 2010;

[87]        CONDAMNE la défenderesse/demanderesse en garantie à payer à la demanderesse principale 30 000 $ avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à la loi, cela à compter de la date du présent jugement;

[88]        REJETTE l'action en garantie avec dépens.

 

 

 

__________________________________

GUYLÈNE BEAUGÉ, J.C.S.

 

Me Louis Demers

CLÉMENT DAVIGNON

Avocat de la demanderesse

 

Me Marie-Claude Drouin

CAIN LAMARRE CASGRAIN WELLS

Avocate de la défenderesse/demanderesse en garantie

 

Me Amélie Pasquin

PASQUIN VIENS

Avocate de la défenderesse/demanderesse en garantie

 

Me Jean Tremblay

GILBERT SIMARD TREMBLAY

Avocat du défendeur en garantie

 

Dates d’audience :

12, 13, 17, 18, 23, 25 et 26 février 2015

 



[1] Pièce R-36 en liasse.

[2] Dossier no: 700-05-009807-011.

[3] Pièce RG-5.

[4] Pièce D-5.

[5] Jean-Louis BAUDOIN, Patrice DESLAURIERS, Benoît MOORE, La responsabilité civile, Les Éditions Yvon Blais, 8e édition, 2014, par. 267.

[6] Prud'homme c. Prud'homme, [2002] 4 R.C.S. 663.

[7] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., [2011] 1 R.C.S. 214.

[8] Corporatek inc. c. Khouzam, 2015 QCCA 170.

[9] RLRQ, c. C-12.

[10] Corporatek inc. c. Khouzam, précité, note 8.

[11] [2013] 3 R.C.S. 1168.

[12] Fondation québécoise du cancer c. Patenaude, 2006 QCCA 1554.

[13] Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201.

[14] Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, au par. 179.

[15] Patrice DESLAURIERS, L'indemnisation résultant d'un préjudice moral, École du Barreau du Québec, Collection de droit 2014-2015, volume 4 - Responsabilité, Cowansville.

[16] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211.

[17] Hill c. Église de scientologie de Toronto, précité, note 14.

[18] Idem.

[19] Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, précité, note 13.

[20] Idem, par. 147-153.

[21] Jean-Louis BAUDOIN, Patrice DESLAURIERS, Benoît MOORE, La responsabilité civile, précité, note 5.

[22] Daoust c. Bernier et al, AZ-92021374 (C.S.).

[23] Pièce R-40.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.