Décision

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Bellehumeur c. Centre intégré de santé et de services sociaux de l'Abitibi-Témiscamingue

2024 QCTAT 2249

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL

(Division des relations du travail)

 

 

Région :

Abitibi-Témiscamingue

 

Dossiers :

1349902-71-2312   1350973-71-2312   1350976-71-2312

Dossier accréditation :

AM-2001-7958

 

 

Montréal,

le 28 juin 2024

______________________________________________________________________

 

DEVANT LA JUGE ADMINISTRATIVE :

Anick Chainey

______________________________________________________________________

 

 

 

Cédric Bellehumeur

Kathleen McFadden

Marlène Beauregard

Parties demanderesses

 

 

 

c.

 

 

 

Centre intégré de santé et de services sociaux

de l’Abitibi-Témiscamingue

Partie défenderesse

 

 

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

L’APERÇU

[1]                Cédric Bellehumeur, Kathleen McFadden et Marlène Beauregard détiennent respectivement des postes d’infirmier à temps complet et d’infirmières cliniciennes à temps complet au sein du Centre intégré de santé et de services sociaux de l’AbitibiTémiscamingue, l’Employeur.

[2]                Le 20 décembre 2023[1], ces personnes salariées déposent collectivement une plainte selon l’article 15 du Code du travail[2], estimant avoir fait l’objet de représailles à la suite de l’exercice légal de leur droit de grève, l’Employeur ayant suspendu le cumul de leur ancienneté lors de huit journées de grève s’étant tenues en novembre et en décembre 2023[3].

[3]                Pour elles, la décision de ce dernier est de la nature d’un prétexte, notamment parce qu’elle s’appuie sur une situation qui est déraisonnable et vouée à l’échec en arbitrage puisqu’ayant déjà été écartée par trois sentences différentes[4].

[4]                Mentionnons que les trois plaintes déposées individuellement constituent trois cas de figure présentés par la FIQ – Syndicat interprofessionnel en soins de santé de l’AbitibiTémiscamingue, le Syndicat. Toutefois, les plaintes visent également l’ensemble des personnes salariées à temps complet ayant exercé leur droit de grève[5] pour les périodes susmentionnées représentées par ce dernier et il est entendu que la présente décision s’appliquera également à celles-ci.

[5]                De son côté, l’Employeur reconnaît que la présomption de l’article 17 du Code s'applique en l’espèce, mais il allègue qu’il avait une autre cause juste et suffisante lui permettant de procéder de la sorte. À cet égard, il précise qu’il a exercé son droit de direction de manière raisonnable en s’appuyant sur la législation applicable, notamment l’article 59 du Code, ainsi que sur les dispositions de la convention collective. Selon lui, il est faux de prétendre que la question a été tranchée en arbitrage et il soutient plutôt que son interprétation est valide et se défend. De plus, l’une des sentences arbitrales défavorables fait l’objet de deux pourvois en contrôle judiciaire[6].

[6]                Le Tribunal doit donc déterminer si l’Employeur a renversé la présomption voulant qu’il ait exercé des représailles à l’encontre de l’exercice du droit de grève et démontré une autre cause juste et suffisante expliquant sa décision de suspendre le cumul de l’ancienneté pour les personnes salariées à temps complet.

[7]                Pour les raisons qui suivent, le Tribunal juge que ce n’est pas le cas. Dès lors, les plaintes sont accueillies.

le contexte

[8]                Le Syndicat est accrédité chez l’Employeur pour représenter : « Toutes les salariées et tous les salariés de la catégorie du personnel en soins infirmiers et cardio-respiratoires ». Il est affilié à la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec – FIQ, la FIQ.

[9]                L’Employeur est un établissement au sens de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[7].

[10]           Le Syndicat et l’Employeur sont liés par les dispositions nationales de la convention collective 2021-2023 intervenue entre le Comité patronal de négociation du secteur de la santé et des services sociaux, le CPNSSS, et la FIQ. Cette dernière est échue depuis le 31 mars 2023.

[11]           La négociation quant au renouvellement de la convention collective nationale se déroule depuis plusieurs mois.

[12]           Le 16 juin 2023, la Division des services essentiels du Tribunal rend une décision dans laquelle sont énumérés les services essentiels devant être maintenus pendant une grève.

[13]           Comme mentionné précédemment, le Syndicat tient trois séquences de journées de grève les 8 et 9 novembre, 23 et 24 novembre ainsi que du 11 au 14 décembre suivant. Les personnes salariées devaient maintenir les services essentiels. Ainsi, elles ont exercé la grève pour un pourcentage de leurs journées de travail de 30 % (réduit à 20 % après 6 jours de grève).

[14]           Or, le 17 novembre, à la suite de la première séquence de grève, l’Employeur annonce à toutes les personnes salariées par le biais dune note de service intitulée « Info-Grève » que certaines conditions de travail seront suspendues lors des heures codées en grève, notamment :

  • Interruption de toute rémunération;
  • Aucune prime (inconvénient ou autre);
  • Aucun cumul d’ancienneté (TP et TC);
  • Aucun cumul d’expérience (TP et TC);
  • Aucun avantage social (TP);
  • Aucun cumul de jours maladie (TC);
  • Aucun cumul de jours de vacances (TC et TP).

[15]           En l’espèce, le désaccord vise la suspension de l’accumulation de l’ancienneté pour les toutes les personnes salariées à temps complet ayant exercé leur droit de grève aux dates susmentionnées.

L’ANALYSE

L’employeur a-t-il renversé la présomption voulant qu’il aIT exercé des représailles à l’encontre de l’exercice du droit de grève et démontré une autre cause juste et suffisante expliquant sa décision de suspendre le cumul de l’ancienneté pour les personnes salariées à temps complet?

Le droit

[16]           Les articles 15 et 16 du Code prévoient un recours en faveur du salarié qui croit avoir été sanctionné en raison de l’exercice d’un droit protégé en vertu de cette loi, dont notamment l’exercice d’activités liées au droit d’association. Pour en faciliter la démonstration, il existe une présomption simple au bénéfice de ce dernier voulant qu’une mesure imposée de façon concomitante à l’exercice de ce droit l’ait été pour cette considération.

[17]           La jurisprudence établit que les mesures de représailles peuvent se manifester sous les formes les plus inimaginables et variées, parfois même difficilement perceptibles. Il suffira à cet égard qu’elles puissent être imputables à l’employeur, tout en affectant le salarié, relativement à un élément de son travail, dans une période concomitante à l’exercice d’un droit prévu à la loi[8].

[18]           Une fois la présomption établie, la compétence du Tribunal se limite à vérifier l’existence d’une autre cause juste et suffisante, c’est-à-dire une cause réelle et sérieuse, par opposition à un prétexte, constituant la véritable raison de l’imposition de la mesure[9]. Il doit ainsi apprécier si le motif invoqué par l’employeur tente de maquiller une décision visant à contrer l’exercice d’un droit qui résulte du Code. Dès que la sanction procède d’un motif illicite, ou que celui-ci cohabite avec un autre motif qui lui est licite, la présomption n'est pas repoussée et la sanction doit être qualifiée d’illégale[10]. 

[19]           En revanche, même si le rôle du Tribunal n’est pas d’évaluer la justesse de la décision de l’employeur, la sévérité de la sanction peut, en certaines circonstances, constituer un indice que le motif invoqué par celui-ci est en fait un prétexte[11].

[20]           Voyons ce qu’il en est.

Les échanges préalables à la première séquence de grève

[21]           Alexandre Chabot est vice-président et responsable des relations de travail au sein du Syndicat. Il mentionne que le 6 novembre 2023, il a une discussion téléphonique avec Catherine Cossette, adjointe à la directrice des ressources humaines - volet conditions de travail et expérience employés, sa vis-à-vis chez l’Employeur, au sujet de l’impact de la grève sur l’accumulation de l’ancienneté pour les personnes salariées à temps complet.

[22]           Il précise à ce moment que la position défendue par le Syndicat se décline de la façon suivante : aucune perte d’ancienneté pour celles-ci étant donné que la convention collective prévoit que l’ancienneté s’accumule "en année(s) et en jour(s) civils"[12] et qu’elle est, de ce fait, liée au service continu chez l’Employeur. Pour preuve, bien que les plaignants aient des horaires atypiques et ne travaillent pas un même nombre d’heures à chacun de leurs cycles de paie, ils accumulent sans distinction quatorze jours d’ancienneté.

[23]           Quant aux personnes salariées à temps partiel, monsieur Chabot explique que c’est l’article 12.05 s'applique, à savoir que:

Lorsque la salariée à temps partiel travaille un nombre d’heures différent de celui prévu à son titre d’emploi pour une journée régulière de travail, son ancienneté se calcule, pour cette journée, en fonction des heures travaillées par rapport au nombre d’heures de la journée régulière de travail, le tout multiplié par 1,4.

[24]           Il rappelle ainsi que la méthode de calcul au prorata des heures travaillées n’est applicable qu’à ce groupe.

[25]           De leurs discussions, monsieur Chabot comprend que madame Cossette semble d’accord avec la position syndicale. En revanche, il ajoute qu’elle l’informe devoir faire certaines validations auprès du CPNSSS avant de pouvoir lui confirmer l’interprétation qui sera privilégiée par l’Employeur.

[26]           Madame Cossette affirme plutôt que la situation de l’Employeur est la même depuis le début et qu’il n’a jamais été question de faire une distinction quant à l’accumulation de l’ancienneté pour les personnes salariées à temps complet et à temps partiel. Cependant, elle indique avoir peut-être eu des échanges avec le Syndicat laissant place à l’interprétation tout en réaffirmant qu’il était clair dans son esprit que l’ancienneté devait être suspendue.

Les discussions entre les 10 et 15 novembre 2023

[27]           À la suite de la première séquence de grève des 8 et 9 novembre 2023, les parties sont toujours en discussion sur cette question.

[28]           Dès le lendemain, monsieur Chabot et madame Cossette ont des échanges par message texte.  Elle l’avise finalement le 15 novembre suivant qu’une note de service a été préparée et envoyée aux gestionnaires au cours de la journée. Il lui demande d’en recevoir une copie, ce à quoi elle acquiesce en lui mentionnant alors : « On sera pas d’accord sur les impacts vs l’ancienneté. Nous c’est la consigne qu’on a… » [Transcription textuelle].

[29]           Selon monsieur Chabot, madame Cossette lui aurait affirmé au cours de leurs diverses conversations que l’Employeur était d’accord avec la position syndicale, mais qu’il a dû se raviser pour suivre les orientations du CPNSSS.

La note de service « Info-Grève » du 17 novembre 2023

[30]           Après cette première note destinée aux gestionnaires, l’Employeur prépare la note de service « Info-Grève » susmentionnée, laquelle est envoyée aux personnes salariées. Madame Cossette explique que celle-ci est rédigée conformément aux directives du CPNSSS sur la suspension des conditions de travail. Elle ajoute qu’elle respecte à leur point de vue la convention collective, la décision du Tribunal sur le maintien des services essentiels ainsi que l’article 59 du Code. Elle précise de surcroît que l’Employeur a décidé de suivre les orientations du CPNSSS par souci de cohérence et de conformité étant donné que la grève se déroule à l’échelle nationale.

[31]           Dans les faits, elle indique cependant que certaines conditions de travail qui auraient dû être suspendues comme l’expérience, les maladies et les vacances ne l’ont pas été puisque de tels ajustements devaient être faits manuellement dans le système Logibec, ce qui aurait nécessité trop de manipulations et une gestion beaucoup trop lourde et importante[13]. En revanche, pour la question de l’ancienneté, elle y était paramétrée de façon automatique donc ils ont pu procéder comme prévu.

[32]           À la lumière de la situation, le Syndicat requiert une rencontre avec l’Employeur afin de faire un retour sur les deux journées de grève déjà passées, planifier celles à venir et discuter de certaines problématiques, dont notamment la question de l’ancienneté pour les personnes salariées à temps complet.

[33]           Le président du Syndicat, Jean-Sébastien Blais, explique que lorsque la note de service du 17 novembre est mise en circulation, cela met le feu aux poudres au sein de ses membres. Ils n’ont plus le même entrain à exercer leur droit de grève parce que l’on vient toucher à leur ancienneté.

[34]           Le jour même, il décide de communiquer avec Sylvie Latulippe, directrice des ressources humaines et des affaires juridiques. Il veut savoir ce qui motive ce revirement de situation de la part de l’Employeur. N’ayant pas de réponse à lui fournir dans l’immédiat, elle l’informe qu’elle fera les vérifications qui s’imposent.

La rencontre du 20 novembre 2023

[35]           Juste avant le début d’une rencontre prévue le 20 novembre, madame Latulippe rappelle monsieur Blais pour lui mentionner que la directive vient de plus haut. Elle lui suggère de poser ses questions au cours de celle-ci, au besoin. Elle lui confirme d’ailleurs le tout dans un message texte qu’elle lui envoie à 9h55 dans lequel il est mentionné ce qui suit :

Allô Jean-Seb, pour la note c’est vraiment les consignes du CPNSSS. Nous avons dû revalider pour être sûr. Logibec est paramétrer avec ces éléments. Pour plus d’infos tu peux contacter Catherine C

Bonne journée!

 

[Notre soulignement et transcription textuelle]

[36]           Étant donné qu’il ne sera pas lui-même présent à la rencontre, il transmet cette information à ceux qui y assistent, soit monsieur Chabot ainsi que Jean-François Beaulé, conseiller syndical pour les relations de travail à la FIQ – Abitibi. Ce dernier relate avoir été interpellé par l’équipe locale en soutien pour cette rencontre. Aussi, il tente de voir s’il y a une voie de passage pour régler le différend étant donné qu’il y a toujours eu une excellente collaboration entre le Syndicat et l’Employeur. Lorsqu’il la questionne à ce sujet, madame Cossette lui répond qu’elle ne peut rien faire et que le système de tenue de temps est codé de façon à suspendre l’ancienneté dès qu’une personne salariée ne travaille pas.

[37]           Au sujet de la question de l’ancienneté, le compte-rendu consigné par monsieur Chabot mentionne ce qui suit :

3.9 Dossier ancienneté

 

Jean-François revient sur la note de service de l’employeur. Il dit également qu’il trouve spéciale que nous avions la même position et finalement celle-ci a changé. Catherine dit qu’ils doivent suivre les orientations du CPNSSS même s’il partageait notre position. Il n’y aura aucun moyen de faire des modifications et nous allons devoir faire des contestations sur l’ensemble des dossiers qui touchent l’anciennetés.

 

 [Notre soulignement et transcription textuelle]

La suite des choses

[38]           N’ayant pu s’entendre, un grief est finalement déposé le 8 décembre 2023, et ce, afin entre autres choses de contester cette situation.

[39]           Également, étant donné la situation de l’Employeur, une assemblée générale extraordinaire a lieu les 10 et 11 janvier 2024 il est résolu de déposer les présentes plaintes en vertu de l’article 15 du Code.

[40]           Il importe de préciser qu’à compter du mois de novembre 2023, monsieur Blais communique avec la cheffe de service par intérim aux avantages sociaux et rémunération en raison d’un problème d’ancienneté retranchée en double sur les paies de certaines personnes salariées.

[41]           Cet échange s’échelonne jusqu’à sa résolution en février 2024. Pour expliquer les problèmes de calcul, la chef de service lui donne en exemple le cas d’une salariée à temps complet. Il est possible de voir comment l’Employeur effectue le calcul du nombre d’heures d’ancienneté à retrancher aux 14 heures habituellement accumulées par cycle de paie, soit en utilisant le facteur de 1,4 qui sert au calcul de l’ancienneté pour les personnes salariées à temps partiel.

L’application du droit aux faits

[42]           Dans la présente affaire, lEmployeur allègue qu’il ne s’agit pas de représailles pour l’exercice de la grève, mais l’application de l’article 59 du Code qui lui permet de ne pas maintenir les conditions de travail en période de grève :

59. À compter du dépôt d’une requête en accréditation et tant que le droit au lock-out ou à la grève n’est pas exercé ou qu’une sentence arbitrale n’est pas intervenue, un employeur ne doit pas modifier les conditions de travail de ses salariés sans le consentement écrit de chaque association requérante et, le cas échéant, de l’association accréditée.

 

Il en est de même à compter de l’expiration de la convention collective et tant que le droit au lock-out ou à la grève n’est pas exercé ou qu’une sentence arbitrale n’est pas intervenue.

 

Les parties peuvent prévoir dans une convention collective que les conditions de travail contenues dans cette dernière vont continuer de s’appliquer jusqu’à la signature d’une nouvelle convention.

 

[43]           Il soutient que les clauses de la convention nationale le lui permettent également et qu’aucune disposition spécifique n’y prévoit le maintien du cumul de l’ancienneté pour les personnes salariées à temps complet afin de contrecarrer l’effet de l’article 59 du Code.

[44]           Le Syndicat est en désaccord avec cette prétention et soutient que la convention collective contient une « clause de pont »[14] par laquelle celle-ci est réputée demeurer en vigueur jusqu’à la date d’entrée en vigueur d’une nouvelle convention collective. Il peut donc s’en tenir à la lettre de la convention qui établit que l’ancienneté des personnes salariées à temps complet est tributaire du service continu une fois la période probatoire terminée. Dès lors, il n’est donc pas nécessaire de fournir une prestation de travail afin d’acquérir de l’ancienneté. 

[45]           En l’espèce, rappelons que bien que les parties se soient référées à la convention collective pour appuyer leur thèse, il n’appartient pas au Tribunal de choisir l’interprétation qui doit prévaloir si ce n’est que de s’assurer que la situation de l’Employeur est défendable et n’est pas farfelue, ce qui en pareil cas pourrait dissimuler un prétexte.

[46]           À cet égard, la jurisprudence établit que le Tribunal peut se référer au texte de celle-ci pour apprécier l’autre cause juste et suffisante qu’invoque l’Employeur[15].

[47]           Qu’en est-il ici?

[48]           La preuve démontre que pour en arriver au résultat escompté, soit de suspendre le cumul de l’ancienneté pour les personnes salariées à temps complet, l’Employeur emprunte la méthode de calcul réservée au cas de celles qui sont à temps partiel. Il ajoute donc au texte de la convention un élément qui n’a pas été négocié entre les parties.

[49]           De plus, on ne peut faire fi des trois sentences arbitrales susmentionnées[16] qui traitent de la question qui est au cœur du litige entre les parties dans le dossier qui nous occupe. Certes, l’Employeur prétend que ces décisions ne sont pas finales ni ne le lient. Néanmoins, son mémo dans ces circonstances est pour le moins téméraire et il est difficile de prétendre que l’interprétation qu’il prône est un motif « juste et suffisant » d’avoir réduit l’ancienneté, et ce, juste avant la deuxième vague de grève. Ce faisant, l’Employeur envoie un message clair pour les prochaines séquences à venir qui a tout l’air de constituer un avertissement pour décourager les membres du Syndicat d’exercer leur droit de grève.

[50]           Qui plus est, il appert que la stratégie fonctionne. En touchant à l’ancienneté des personnes salariées qui, aux dires du professeur Christian Brunelle[17], maintenant juge à la Cour du Québec, est assimilée à l’âme de la convention collective et au droit le plus fondamental des salariés syndiqués, le Syndicat est formel : les membres sont démobilisés.

[51]           Ceci ne peut qu’immanquablement affecter le rapport de force dans une période qui est cruciale puisque les parties sont en pleine négociation pour le renouvellement de la convention collective. L’Employeur ne pouvait l’ignorer. Il a pourtant fait le choix de suivre une interprétation qu’il ne croyait lui-même pas valable au départ, si l’on se fie aux documents qui émanent de lui, notamment le texto de madame Cossette du 15 novembre ainsi que celui de madame Latulippe du 20 novembre qui le mentionnent expressément et qui tendent à confirmer les versions des témoins syndicaux.

[52]           À l’évidence, le choix de suspendre le cumul de l’ancienneté pour les personnes salariées à temps complet constitue en l’instance l'exercice de représailles liées directement à l’exercice de leur droit de grève. Sinon, comment expliquer que ces dernières accumulent normalement quatorze journées d’ancienneté par cycle de paie, et ce, bien qu’elles ne travaillent pas toujours le même nombre d’heures. C’est un non-sens qui milite une fois de plus en faveur de la démonstration qu’il s’agit en réalité d’un prétexte.

[53]           En somme, le Tribunal retient que la position privilégiée par l’Employeur revêt ici toutes les allures d’un prétexte. Sa décision repose donc sur un motif illicite non prévu à la convention collective, ce qui ne constitue pas une autre cause juste et suffisante permettant de renverser la présomption.

[54]           Dans les circonstances, les plaintes doivent être accueillies et l’ancienneté doit être rétablie pour les plaignants ainsi que pour l’ensemble des personnes salariées à temps complet ayant été visées par la mesure.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :

ACCUEILLE  les plaintes;

ANNULE la décision de Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue d’interrompre l’accumulation de l’ancienneté de Cédric Bellehumeur, Kathleen McFadden, Marlène Beauregard et les personnes salariées visées par la mesure lors de l’exercice de leur temps de grève des 8  et  9 novembre 2023, des 23 et 24 novembre 2023 et du 11 au 14 décembre 2023;

ORDONNE au Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue de rétablir l’ancienneté de Cédric Bellehumeur, Kathleen McFadden, Marlène Beauregard et toutes les personnes salariées visées par la mesure dans les soixante (60) jours de la notification de la présente décision;

RÉSERVE ses pouvoirs pour régler toute difficulté résultant de la présente ordonnance.

 

 

 

__________________________________

 

Anick Chainey

 

 

 

 

Mes Mathieu St-Pierre Castonguay et Thierry Noiseux

dération interprofessionnelle de la santé du Québec - FIQ

Pour les parties demanderesses

 

Me Éric Séguin

MONETTE BARAKETT. S.E.N.C.

Pour la partie défenderesse

 

 

Date de la mise en délibéré : 1er mai 2024

 

AC/sh

 

 


[1]  Des plaintes amendées ont été déposées le 12 janvier 2024 afin notamment de préciser la date d’émission des relevés de paie pour chacune des trois séquences de grève ainsi que pour déposer des annexes à jour de la liste des salariés visés par la mesure.

[2]  RLRQ, c. C-27.

[3]  Il en va de même pour l’ensemble des salarié(e)s à temps complet de la catégorie 1.

[4]  Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux - APTS et Centre hospitalier de l'Université de Montréal - CHUM, 2023 QCTA 173; Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) et Centre universitaire de santé McGill (CUSM), 2022 CanLII136226 (QC SAT); Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) vs Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec, 2024 CanLII 6122 (QC SAT).

[5]  558 membres du Syndicat à temps complet ont effectué la grève le 8 novembre et 512 membres à temps complet ont effectué la grève le 9 novembre 2023 (annexes 1-A et 1-B) ;

 791 membres du Syndicat à temps complet ont effectué la grève le 23 novembre et 684 membres pour le 24 novembre (annexes 2-A et 2-B);

 553 membres du Syndicat à temps complet ont effectué la grève le 11 décembre, 633 membres pour le 12 décembre, 623 membres pour le 13 décembre et 599 membres pour le 14 décembre (annexes 3-A, 3-B, 3-C et 3-D).

[6]  Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux - APTS

 et Centre hospitalier de l'Université de Montréal - CHUM , 2023 QCTA 173, précitée note 4.

[7]  RLRQ, c. S-4.2.

[8]  Gaucher c. 3090-1599 Québec inc. / Harvey's, Commissaire du travail, CM9703S406, 23 octobre 1998, H. Vaillancourt, AZ-99144506.

[9]  Lafrance c. Commercial Photo Service Inc., [1980] 1 R.C.S. 536

[10]  Plourde c. Compagnie Wal-Mart du Canada, 2009 CSC 54, AZ-50585839.

[11]  Silva c. Centre hospitalier de l'Université de Montréal (Pavillon Notre-Dame), 2004 QCCRT 0432. Révision rejetée, 2005 QCCRT 0170, Révision judiciaire accueillie [2005] AZ-50336033 (C.S.). Appel accueilli, 2007 QCCA 458, AZ-50425225 (la décision de la CRT est rétablie).

[12]  Art.12.03 de la convention collective 2021-2023.

[13]  Un grief patronal a été déposé le 24 avril 2024 avant de préserver les droits de l’Employeur de récupérer des sommes versées en trop ou procéder à des ajustements pour les conditions qui n’ont pu être suspendues faute d’automatisation.

[14]  Art. 38.11 de la convention collective 2021-2023.

[15]  Ross c. 9170-5764 Québec inc., 2018 QCTAT 2137.

[16]  Précitées, note 4.

[17]  BRUNELLE, Christian, Barreau du Québec, service de la formation continue, « Droits d’ancienneté et droits à L’égalité : l’impossible raccommodement », Développements récents en droit du travail (2004), vol. 205, Cowansville, Yvon Blais, 2004, pages 106-107.

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