Brodeur c. R. | 2024 QCCA 646 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(540-01-084714-180) | |||||
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DATE : | 24 mai 2024 | ||||
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VINCENT ALEXANDRE BRODEUR | |||||
APPELANT – accusé | |||||
c. | |||||
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SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant | |||||
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[1] L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 15 juin 2021 par l’honorable Michel Pennou de la Cour supérieure, district de Laval, lequel rejette sa requête en arrêt des procédures pour cause de provocation policière.
[2] Pour les motifs du juge Doyon, auxquels souscrivent les juges Baudouin et Kalichman, LA COUR :
[3] ACCUEILLE la requête en autorisation d’appel d’une déclaration de culpabilité comportant des questions de fait;
[4] REJETTE l’appel.
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Me Marie-Pier Boulet | ||
BMD AVOCATS INC. | ||
Pour l’appelant | ||
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Me Simon Blais | ||
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | ||
Pour l’intimé | ||
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Date d’audience : | 31 janvier 2024 | |
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MOTIFS DU JUGE DOYON |
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[5] Ce présent pourvoi a été entendu conjointement avec celui de Denis c. R., 2024 QCCA 647.
[6] En janvier 2021, l’appelant a été déclaré coupable par un jury d’avoir communiqué avec une personne en vue d’obtenir les services sexuels d’une personne mineure moyennant rétribution (paragr. 286.1(2) C.cr.). Il se pourvoit contre le jugement rendu par la suite le 15 juin 2021 par l’honorable Michel Pennou de la Cour supérieure, lequel rejette sa requête en arrêt des procédures pour cause de provocation policière.
[7] Dans le cadre d’une opération policière appelée Projet défensif 3 (il y en avait eu deux précédemment) visant à faire enquête sur ce type d’infraction, la police a publié des annonces fictives sur quatre sites Internet offrant des services d’escortes. Le texte des annonces utilisait des termes comme « jeune débutante », « jeune beauté » et « petite ». Le but était d’attirer l’attention, mais les photographies représentaient des femmes majeures d’apparence jeune, puisque, comme le souligne l’enquêteur principal dans son témoignage, l’on ne peut utiliser des photographies de personnes mineures tout en respectant la loi, d’autant que ces sites bloquent toute publicité offrant les services sexuels de mineurs.
[8] Le 7 juin 2018, l’appelant répond à une des annonces en communiquant avec « Chloé », la personne-contact qui y est indiquée. En réalité, il s’agit d’une policière agente d’infiltration qui joue le rôle d’entremetteuse.
[9] L’appelant communique à plusieurs reprises avec « Chloé » entre 8 h 44 et 12 h 17. Il dit rechercher une « girlfriend experience » et demande ce que signifie la mention que « la fille est nouvelle ». L’agente d’infiltration lui explique que ces « filles ont toutes 16 ans ». Il répète « elles ont 16 ans? » et elle répond « oui ». S’ensuit une discussion sur l’âge des « filles ».
[10] L’appelant la remercie et raccroche. Il lui envoie un message texte quelques minutes plus tard : « Maudit que ça me tente. Peux-tu vérifier svp avec laquelle qui serait à l’aise. Les photos sont trop magnifiques ». Il la rappelle un peu plus tard. Voici le texte des notes de la policière qui résument la conversation :
LUI : On dirait qu’il y a une partie de moi qui aurait le goût. Je vais t’avouer que j’ai comme des craintes, PCQ mettons police arrive ou quoi que ce soit. Tsé t’es avec mineur là. Ça vous es-tu déjà arriver?
MOI : Non
LUI : J’imagine que vous gardez ça très très discret
MOI : Oui
LUI : Je t’ai dit ce que je recherche… pour moi c’est pas juste son physique faut que ce soit du vrai… comme avec une « copine ». Donc demande à une de tes filles si elle est capable de faire ça.
MOI : D’ être lover etc?
LUI : Oui. Super important. […] Donc si la fille veut, j’ai aucun prob, là pour 1 HR30, prendre notre temps : comme si j’allais rejoindre « un amant » Je veux le « vrai de la vie »
MOI : Ok je vérifie avec les filles. […]
[Transcription intégrale]
[11] Il lui téléphone de nouveau et l’agente d’infiltration lui dit qu’Alexa pourrait répondre à ses demandes. Elle lui redemande si « 16 ans toujours ok? ». Il répond « oui » et qu’il est « prêt là là ». Un rendez-vous dans un motel est donc planifié. L’appelant s’y rend et y rencontre l’agente d’infiltration dans une chambre. Elle lui remet des condoms et lui répète que la jeune fille a 16 ans et qu’il ne peut pas la « brasser ». Il demande si c’est toujours possible d’avoir une fellation sans condom et l’agente lui répond de voir avec la « fille » pour ce qui est du prix.
[12] Elle le reconduit dans la chambre en face où des policiers procèdent à son arrestation.
[13] Le juge de première instance a tiré les conclusions suivantes :
[15] Le Tribunal est d’avis que la preuve soumise démontre que :
[14] Le juge dit ainsi répondre aux arguments de l’appelant.
[15] Pour le juge, il n’y a eu aucune incitation à commettre un crime. Au contraire, écrit-il, « Les services sexuels d’une jeune fille de 16 ans lui ont été offerts. Brodeur s’est débattu seul avec sa conscience, sans pression ou incitation de l’État. Il a de lui-même cédé à ses pulsions ». S’il est vrai que l’agente d’infiltration a elle-même initié certaines communications, dont quelques appels sans réponse, cela ne saurait constituer une incitation, dit le juge, d’autant que l’infraction d’avoir communiqué avec une personne en vue d’obtenir des services sexuels était déjà commise à ce moment.
[16] Pour ce qui est des soupçons raisonnables, le juge estime que le choix des sites Internet est fondé sur une enquête policière véritable, comme il l’écrit au paragr. 15 du jugement cité plus haut et au paragraphe 30 :
[30] Les sites Internet sur lesquels les policiers affichent leurs fausses annonces sont des sites spécialisés dans l’offre de services d’escortes. Il est raisonnable pour les policiers de soupçonner que ceux qui fréquentent ces sites et qui répondent à des annonces offrant les services de jeunes filles ou de jeunes débutantes, sont engagés dans une activité criminelle, soit celle de communiquer en vue d’obtenir, moyennant rémunération, les services sexuels d’une personne.
[17] L’infraction dont il s’agit est celle du paragr. 286.1(1) C.cr. Le juge ajoute que le choix des sites est basé sur une analyse démontrant que, « sur les sites ciblés, on a retrouvé la trace de personnes mineures dont la disparition avait été enquêtée par [la police], et ce dans une proportion de 2/3 en 2016 et de 31% en 2018 », et est le résultat d’une véritable enquête.
[18] Pour lui, les lieux où seraient perpétrées les infractions (les annonces insérées dans les sites Internet) sont suffisamment définis et les soupçons raisonnables entretenus par les policiers « prennent naissance dans cette combinaison de la fréquentation d’un site dédié à l’offre de services sexuels et de la réponse à une annonce offrant les services d’une "jeune beauté" ou "jeune débutante" dont l’âge n’est pas précisé ». L’espace virtuel en cause est, par conséquent, suffisamment spécifique, défini et ciblé pour éviter que l’opportunité de commettre l’infraction soit offerte à une trop large communauté d’internautes. Cela étant, l’enquête policière respecte les exigences de R. c. Ahmad, 2020 CSC 11, [2020] 1 R.C.S. 577.
[19] Selon le juge, bien qu’il n’y ait pas d’adéquation parfaite entre l’infraction visée par les soupçons raisonnables (286.1(1) C.cr.) et celle pour laquelle il y a eu offre de perpétration et accusation (286.1(2) C.cr.), cela ne rend pas pour autant le processus inéquitable parce que :
[40] […] il existe un lien rationnel entre l’infraction soupçonnée et celle dont la commission est offerte. Seul l’âge de la personne offrant les services les distingue. La personne dont les services sexuels sont fictivement offerts est âgée de seize ans, donc en âge de consentir à des relations sexuelles.
[20] En réalité, selon le juge, outre l’âge, la seule distinction véritable concerne la peine, soit un emprisonnement maximal de 5 ans pour 286.1(1) C.cr. et une peine maximale de 10 ans en ce qui a trait à 286.1(2) C.cr., celle-ci étant cependant assortie d’une peine minimale de 6 mois d’emprisonnement pour une première infraction. La différence s’explique par l’âge de la personne susceptible d’offrir les services sexuels : 18 ans et plus pour la première et moins de 18 ans pour la deuxième. Selon le juge, cette différence ne constitue toutefois « pas une disproportion telle […] que l’on puisse conclure que la conduite policière constitue une forme de provocation policière justifiant un arrêt des procédures ». Sur ce point, il cite R. v. Ramelson, 2021 ONCA 328, paragr. 82 à 90 (la Cour suprême n’avait pas encore rendu son arrêt).
[21] Il conclut de la sorte :
[42] Ainsi, Brodeur n’a pas démontré par balance des probabilités que, dans le cadre de l’opération Défensif 3, (1) les policiers ont fait plus que de simplement lui offrir l’opportunité de commettre l’acte criminel dont il a été trouvé coupable; (2) les policiers ne possédaient pas de soupçons raisonnables qu’en répondant à leur annonce, et communiquant avec l’agent d’infiltration, il était engagé dans une activité criminelle entretenant un lien rationnel et une certaine proportionnalité avec le crime qu’on lui a offert de commettre; ou que (3) l’opération policière menée n’avait pas pour objectif réel d’enquêter et de réprimer des activités criminelles, ou qu’elle ciblait tant des lieux que des personnes à l’égard desquels les policiers ne pouvaient pas entretenir des soupçons raisonnables liés à une activité criminelle précise.
[22] L’appelant ne remet pas en question la conclusion selon laquelle il n’y a pas eu d’incitation à commettre une infraction. Il admet que les policiers lui ont seulement donné l’occasion de la commettre, ce qui ne peut leur être reproché.
[23] Il cible plutôt la question des motifs raisonnables en ce qui a trait à la perpétration d’une infraction précise et celle de la notion de lieu virtuel suffisamment défini.
[24] Pour la première, il soutient qu’il faut suivre les enseignements de R. v. Ramelson et s’assurer que les motifs raisonnables en ce qui concerne les sites Internet portent sur une activité qui est véritablement l’objet de l’enquête (paragr. 286.1(2) C.cr.), ce qui n’était pas le cas selon les conclusions factuelles du juge. L’appelant écrit dans son mémoire que le juge devait se poser la question suivante : « Est-ce que les clients qui se rendaient sur les sites sélectionnés le faisaient dans le but d’y retrouver des jeunes femmes mineures et de communiquer avec elles puisqu’elles s’adonnaient à de la prostitution ? ». Autrement dit, il fallait se demander si les clients de ces sites cherchaient vraiment à obtenir des rapports sexuels avec une mineure, conformément au paragr. 286.1(2) C.cr., ce que le juge n’a pas fait, se satisfaisant du paragr. 286.1(1) C.cr. aux fins de cette partie de son analyse.
[25] Aux yeux de l’appelant, les conclusions factuelles du juge démontrent plutôt l’absence de preuve d’une véritable enquête policière puisque les soupçons raisonnables ne portaient pas sur la perpétration de l’infraction reprochée (paragr. 286.1(2) C.cr.), mais bien sur une tout autre infraction (paragr. 286.1(1) C.cr.), qui n’ont aucun lien rationnel et proportionnel entre elles. En somme, l’infraction prévue au paragr. 286.1(1) C.cr. n’intéressait pas les enquêteurs et l’on ne peut l’utiliser pour conclure à l’existence de soupçons raisonnables, un prérequis essentiel pour déterminer qu’il y a une enquête policière véritable. La distinction est trop importante en ce qui a trait à la gravité objective des deux infractions pour qu’il existe un élément suffisant de proportionnalité entre les deux, comme l’exige la jurisprudence.
[26] Il soutient également qu’il n’y a aucune preuve d’information tangible pour expliquer le choix des sites Internet et même « pour étayer la présence de jeunes filles sur les sites Internet ciblés », si ce n’est le témoignage de l’enquêteur principal qui, de toute façon, n’est pas crédible.
[27] Enfin, il retient le paragr. 35 du jugement pour démontrer que le juge lui aurait erronément imposé le fardeau d’établir l’absence d’une véritable enquête et, d’une certaine façon, de parfaire la preuve de la poursuite, vu que les rapports policiers en ce sens n’ont pas été déposés en preuve. Voici ce paragraphe :
[35] Le Tribunal ne peut pas retenir cet argument. Il rappelle que Brodeur avait le fardeau de démontrer la provocation policière. Il lui appartenait donc d’établir, par prépondérance des probabilités, l’absence d’une véritable enquête. Il aurait pu forcer la production desdits rapports de renseignements, et chercher à démontrer l’inexistence ou l’absence de fiabilité de tels renseignements. Il s’est contenté d’attaquer la crédibilité du policier qui avait été mis en charge de cette opération, et qui, lors de son témoignage, a rapporté les informations que lui avaient transmises ses supérieurs.
[28] De son côté, l’intimé plaide que le juge a répondu à la bonne question puisqu’il tient compte de l’absence d’adéquation parfaite entre l’infraction pour laquelle les policiers entretenaient des soupçons raisonnables et celle qu’ils ont donné à l’appelant l’occasion de commettre.
[29] Par ailleurs, la parfaite adéquation entre les infractions n’est pas nécessaire; il suffit d’un lien rationnel et proportionnel entre elles, ce qui serait le cas en l’espèce. Il est d’avis que le lien est rationnel puisqu’elles « visent un comportement criminel semblable, soit la communication dans le but d’obtenir des services sexuels moyennant rétribution ». Mis à part l’âge de la personne dont on sollicite les services, elles reposent sur les mêmes éléments essentiels. En ce qui concerne la proportionnalité, la différence entre les peines est tout au plus modérée.
[30] Il ajoute que, de toute manière, le juge a erré en concluant que les policiers n’avaient pas de soupçons raisonnables relativement à la perpétration de l’infraction prévue au paragr. 286.1(2) C.cr. Les renseignements en possession de l’enquêteur principal, obtenus de ses supérieurs, selon lesquels une importante proportion de fugueuses de la région offraient leurs services sexuels sur les quatre sites ciblés (les 2/3 en 2016 et 31 % en 2018), sont suffisants. De plus, deux ans auparavant, à l’occasion des deux projets antérieurs (Projets Défensif 1 et 2), le même enquêteur a participé à l’arrestation de personnes en lien avec l’infraction décrite au paragr. 286.1(2) C.cr. à la suite d’annonces sur les mêmes sites Internet. Ceci était de nature à soutenir encore davantage ses motifs raisonnables en rapport avec cette infraction.
[31] Quant au paragr. 35 du jugement, il ne contient pas d’erreur lorsque lu dans son contexte. À ce stade de l’analyse, le juge explique pourquoi il rejette les arguments de la défense en ce qui concerne l’absence de soupçons raisonnables et ce paragraphe est indissociable des paragr. 33 et 34 que voici :
[33] Le SPL [Service de police de Laval] a choisi les sites sur lesquels il affiche ses fausses annonces en se basant sur une analyse préparée par son service de renseignements. Celle-ci révèle que, sur les sites ciblés, on a retrouvé la trace de personnes mineures dont la disparition avait été enquêtée par le SPL, et ce dans une proportion de 2/3 en 2016 et de 31% en 2018.
[34] Brodeur met de l’avant que ces rapports de renseignements n’ont pas été produits et que leur fiabilité n’a pas été démontrée. Ceci empêcherait de conclure au caractère raisonnable des soupçons entretenus.
[32] Contrairement aux arguments de la défense, qui prétendait qu’il n’y avait aucune preuve valable sur la source des informations et le caractère raisonnable des soupçons, le juge retient le témoignage de l’enquêteur principal à ce sujet, de sorte qu’il y a une preuve suffisante, même sans preuve documentaire. Par conséquent, le juge pouvait faire ces commentaires sans pour autant renverser le fardeau de la preuve puisqu’il affirmait simplement que la poursuite pouvait démontrer le fondement des soupçons raisonnables par une preuve testimoniale. En d’autres termes, la fiabilité d’une information n’est pas tributaire d’une preuve documentaire et c’est ce que le juge a dit.
[33] Si les autorités ne font que fournir à une personne une occasion de perpétrer une infraction sans l’y inciter, ce qui est le cas ici comme le concède l’appelant, ce type d’enquête est acceptable dans la mesure où la conduite de cette personne permet raisonnablement de soupçonner sa participation à une activité criminelle ou si les autorités se fondent sur une véritable enquête : R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903.
[34] Comme le souligne le juge Lamer à la page 956 de cet arrêt, même si la police ne connaît pas l’identité de personnes précises, il peut néanmoins y avoir une enquête véritable si elle ne cherche pas à « éprouver la vertu des gens en général », mais bien à attraper ceux et celles qui seraient associés à un lieu que l’on suspecte être le théâtre d’activités criminelles. Le texte anglais de cet extrait dans les volumes de la Cour suprême est plus clair que la version française; voilà donc pourquoi je le cite en anglais :
Of course, in certain situations the police may not know the identity of specific individuals, but they do know certain other facts, such as a particular location or area where it is reasonably suspected that certain criminal activity is occurring. In those cases it is clearly permissible to provide opportunities to people associated with the location under suspicion, even if these people are not themselves under suspicion. This latter situation, however, is only justified if the police acted in the course of a bona fide investigation and are not engaged in random virtue‑testing. While, in the course of such an operation, affording an opportunity in a random way to persons might unfortunately result in attracting into committing a crime someone who would not otherwise have had any involvement in criminal conduct, it is inevitable if we are to afford our police the means of coping with organized crime such as the drug trade and certain forms of prostitution to name but those two.
[35] C’est le cas ici. Avant le début de l’opération, l’appelant était inconnu des policiers et, par conséquent, ceux-ci n’avaient aucun soupçon sur sa participation à une activité criminelle. C’est donc par le biais d’un lieu où ils soupçonnaient la commission d’activités criminelles que l’appelant a pu être arrêté puis accusé, étant entendu qu’un lieu virtuel, comme un site Internet, peut se qualifier sous cette appellation : voir, par exemple, R. c. Ramelson, 2022 CSC 44.
[36] Un tel lieu virtuel doit toutefois être circonscrit de manière précise pour s’assurer que l’enquête n’a pas une portée plus large que celle permise par la preuve : Ahmad, paragr. 39 et 41; Ramelson, paragr. 56. En effet, les lieux virtuels n’ont pas les limites et les contraintes associées aux lieux physiques et peuvent donc être extrêmement et même parfois indûment vastes. Il est, par conséquent, nécessaire d’en préciser les pourtours avec attention pour éviter d’englober des personnes qui n’auraient aucun lien avec une activité criminelle.
[37] Pour ce qui est du lien rationnel entre l’infraction qui est l’objet de soupçons et celle dont la commission est offerte, la juge Karakatsanis écrit ceci, dans Ramelson :
[69] Les faits de la présente espèce soulèvent une deuxième question doctrinale. Les policiers soupçonnaient que l’infraction de communication en vue d’obtenir des services sexuels d’une personne mineure (par. 286.1(2)) était perpétrée sur Backpage. Cependant, la police ne pouvait pas, sur le site Web Backpage, annoncer directement les services sexuels de personnes âgées de moins de 18 ans; elle devait plutôt dévoiler le plus jeune âge de ces personnes dans une conversation. Or, l’âge révélé par la police — 14 ans — exposait M. Ramelson à des accusations relatives à des infractions plus graves de leurre d’enfants de moins de 16 ans. Cela soulève la question suivante : Quel type de lien doit exister entre l’infraction que l’on soupçonne et celle que l’on offre de commettre?
[70] […] Cette norme demeure celle établie dans Mack : le crime que la police offre de commettre doit être rationnellement lié et proportionnel à l’infraction dont elle soupçonne la perpétration.
[38] Dans cette affaire, les policiers avaient des soupçons raisonnables de croire à la perpétration de l’infraction prévue au paragr. 286.1(2) C.cr., (avec, je le rappelle, une peine maximale de 10 ans d’emprisonnement et une peine minimale de 6 mois), mais ils ont aussi offert l’opportunité de commettre l’infraction de leurre d’enfants selon les alinéas 172.1(1)b) et 172.2(1)b) C.cr. (personne âgée de moins de seize ans, infractions qui comportent des peines maximales de 14 ans et des peines minimales d’un an). La juge Karakatsanis émet néanmoins l’opinion suivante :
[99] Selon moi, il n’était pas disproportionné d’offrir l’occasion de commettre les infractions de leurre d’enfants. Pour reprendre les termes utilisés par notre Cour dans l’arrêt Mack, le fait que l’infraction de leurre d’enfants soit une infraction « beaucoup plus grave » que celle prévue au par. 286.1(2) peut être un indicateur de proportionnalité. Je reconnais que le leurre d’une personne de moins de 16 ans est plus grave et [traduction] « punissable d’une plus longue période d’emprisonnement » que la perpétration de l’infraction prévue au par. 286.1(2) à l’endroit d’une personne de moins de 18 ans (motifs de la C.A., par. 89). Dans certains cas, les différences sur le plan de la gravité de l’infraction et sur celui de la peine seront trop marquées. En l’espèce, toutefois, le leurre d’une personne de moins de 16 ans n’est pas un crime disproportionnément plus grave que le fait de communiquer en vue d’obtenir des services sexuels d’une personne mineure. Vu l’écart de six mois qui existe entre les peines minimales obligatoires applicables à ces infractions, celles‑ci demeurent comparables.
[Soulignement ajouté]
[39] Je ne vois pas d’erreur dans le jugement de première instance.
[40] Il me semble incontestable que les policiers effectuaient une véritable enquête. Les lieux visés ne sont pas les quatre sites d’escortes dans leur entièreté, ce qui pourrait être trop large en termes d’enquête policière, mais plutôt les annonces en soi, publiées par les policiers sur ces sites. D’ailleurs, dans Ramelson, la juge Karakatsanis rappelle que les annonces publiées dans la sous-section escortes du site Internet constituaient un espace suffisamment précis et défini pour fonder des soupçons raisonnables.
[41] Avant de conclure que le lieu est suffisamment précis, le juge cite les facteurs retenus par la majorité [motifs des juges Karakatsanis, Brown et Martin] dans Ahmad, paragr. 41, facteurs qui, sans être obligatoires et dont la liste n’est pas exhaustive, requièrent l’attention :
[41] Il importe de préciser que l’espace virtuel en question doit être défini avec suffisamment de précision pour fonder des soupçons raisonnables. Les tribunaux de révision doivent examiner attentivement la preuve qui a suscité l’enquête afin de s’assurer que la police en a restreint la portée pour qu’elle ne soit pas plus large que la preuve le permet. En vue d’éviter que la vertu des gens soit éprouvée au hasard, les facteurs comme les suivants (entre autres) peuvent être utiles : la gravité du crime en question; le moment de la journée et le nombre d’activités et de personnes qui peuvent être touchées; la question de savoir si le profilage racial, les stéréotypes ou les vulnérabilités ont joué un rôle dans le choix du lieu; l’attente relative au niveau de protection de la vie privée à l’égard du secteur ou de l’espace; l’importance de l’espace virtuel pour la liberté d’expression; et l’existence d’autres techniques d’enquête, moins envahissantes.
[42] On ne peut prétendre que le juge aurait ignoré ces facteurs. Au contraire, la lecture complète du jugement démontre non seulement qu’il les connaissait, mais surtout qu’il en a tenu compte :
[37] L’espace virtuel ciblé par l’opération Défensif 3 est suffisamment précis pour fonder des soupçons raisonnables. Le crime enquêté dans le cadre de cette opération est sérieux. L’opération s’étend sur trois jours. Trois annonces du même type sont affichées sur trois différents sites, identifiés par les renseignements policiers, et dédiés à l’offre de services d’escortes. Chloé répondait durant la journée à ceux qui la contactaient. Elle cessait de répondre après 21:30. Durant l’opération, elle a eu 121 contacts différents par messages textes, et 84 par téléphone. Le potentiel client communiquait avec une personne inconnue dans un contexte commercial. Et puisque communiquer avec une personne en vue d’obtenir, moyennant rémunération, des services sexuels est en soi une communication de nature criminelle, ce type d’opération semble peu ou pas susceptible d’avoir un impact négatif sur la liberté d’expression. Quant aux techniques alternatives d’enquête, les articles de journaux produits par Brodeur ne démontrent pas qu’il existe des alternatives efficaces et moins envahissantes pour enquêter sur l’acte criminel prévu à l’art. 286.1(2) C.cr. Il s’agit d’un crime préparatoire à un crime consensuel, qui cible les clients de services sexuels, et non ceux ou celles qui les offrent. Compter sur la délation, par les agences d’escortes ou les tenanciers d’hôtel, de clients recherchant ou obtenant les services sexuels de mineures ne représente pas une alternative réaliste à la répression de ce type de crime.
[43] En l’espèce, les annonces publiées sur des sites offrant les services d’escortes et des services sexuels de femmes dont la jeunesse était soulignée constituaient des lieux suffisamment précis pour que la portée de l’enquête ne soit pas plus large que ce que la preuve permettait. Les photos présentaient des femmes très jeunes, le vocabulaire utilisé mettant l’accent sur cette jeunesse (« jeune débutante », « nouvelle venue », « jeune beauté », « petite »). De plus, les annonces étaient publiées sur des sites offrant uniquement des services d’escortes et, fait particulier, ils ont été utilisés dans le passé pour offrir les services sexuels de bon nombre de fugueuses mineures. Enfin, les policiers n’ont pas offert la possibilité de commettre l’infraction à tous les utilisateurs des sites visés, mais plutôt à ceux qui sélectionnaient l’annonce affichant les mots « jeune beauté » ou une expression similaire et qui, après avoir communiqué avec l’agente d’infiltration, étaient informés que la jeune fille avait 16 ans.
[44] De plus, les moyens utilisés ne sont pas une façon d’éprouver au hasard la vertu des utilisateurs puisque ces annonces ne constituent pas l’entièreté des informations transmises au client : l’agente d’infiltration rappelait l’âge des jeunes filles à plusieurs reprises lors de communications subséquentes et les policiers ne comptaient pas procéder à l’arrestation d’un client qui changerait d’idée et quitterait les lieux, malgré que tous les éléments de l’infraction aient été déjà commis.
[45] Comme le mentionne le juge et comme l’enquêteur principal en a fait part dans son témoignage, il n’existait pas d’autres techniques d’enquête efficaces pour de tels crimes consensuels qui doivent néanmoins pouvoir être l’objet d’enquêtes policières (Ahmad, paragr. 18). De toute façon, des annonces indiquant qu’il s’agissait de jeunes filles mineures auraient été bloquées par les administrateurs du site vu leur caractère illégal, selon le témoignage du policier, qui a aussi précisé que les jeunes filles ne collaborent généralement pas à ce genre d’enquête :
Tout simplement parce que, au niveau de la collaboration, naturellement quand on retrouve ces jeunes filles-là sur les sites, c'est quand elles sont de retour par eux-mêmes, soit au Centre Cartier soit dans leur domicile, pour la collaboration, je pourrais vous dire qu'elle se limite à zéro concernant ces jeunes filles-là. Elles sont exploitées, elles cherchent une porte de sortie. Quand on leur demande leur collaboration pourquoi qu'elles sont retrouvées sur ces sites-là, comment elles sont arrivées à leurs fins? Bien, on n’a tout simplement pas d'enquête possible parce qu'on a aucune collaboration.
Ça fait que ce moment-là, nous autres, on s'est dit vu que les jeunes filles, elles ont de possibilités d'intervention qui peuvent faire avec ces jeunes filles-là, mais jamais dans les dernières années on s'était affairé à la clientèle qui profitait de ces jeunes filles-là. Ça fait que c'est le pourquoi qu'ils m'ont tout simplement donné le mandat d'établir une stratégie d'enquête pour procéder à l'arrestation des clients pour ainsi dissuader les jeunes filles de se livrer à de la prostitution.
[46] Bref, les policiers ont limité le plus possible la portée et l’ampleur de cette technique d’enquête pour éviter d’hameçonner des personnes sans lien avec l’activité criminelle, tout en cherchant à réaliser une enquête efficace comme cela est leur rôle.
[47] L’appelant insiste sur les qualités de l’enquête réalisée par les policiers dans l’affaire Ramelson pour plaider que celle en l’espèce était insuffisante pour démontrer l’existence de soupçons raisonnables. À mon avis, il fait fausse route. L’enquête policière décrite dans l’arrêt Ramelson ne constitue pas une norme que doit atteindre toute enquête. Au contraire, comme il est souligné dans R. v. Brown, 2021 NLCA 27, paragr. 19, chaque cas doit être analysé à la lumière de ses faits propres et ce qui importe, c’est que la preuve soit suffisante et non qu’elle soit au niveau d’une autre enquête décrite dans la jurisprudence.
[48] Par ailleurs, il est inexact que la poursuite devait déposer les rapports antérieurs détenus par la police. Des soupçons raisonnables peuvent émaner de ouï-dire et d’une preuve purement testimoniale si cette preuve est jugée fiable par le juge du procès : R. c. Barnes, [1991] 1 R.C.S. 449. C’était le cas ici. L’enquêteur principal détenait des informations qui lui avaient été transmises par d’autres policiers. De plus, comme le souligne l’intimé, ce projet « était le troisième du genre » auquel participait l’enquêteur principal qui savait que des arrestations avaient eu lieu en 2016 à la suite d’annonces similaires publiées sur les mêmes sites, une information des plus pertinentes : Brown, paragr. 19. L’appelant aurait pu tenter de contredire le témoin en lui demandant de déposer ces rapports en preuve. Il ne l’a pas fait et le juge pouvait certainement accepter le témoignage de l’enquêteur. L’appelant ne démontre donc aucune erreur pouvant justifier l’intervention de la Cour en ce qui a trait à la décision du juge de croire le policier.
[49] Comme l’a conclu le juge, il existait des soupçons raisonnables que les personnes qui fréquenteraient ces sites se livraient à l’infraction prévue au paragr. 286.1(1) C.cr. Il est possible que l’intimé ait raison et que la preuve pouvait également démontrer l’existence de soupçons raisonnables en rapport avec le paragr. 286.1(2) C.cr. Il ne me paraît toutefois pas nécessaire de pousser plus loin l’analyse de cette question étant donné, d’une part, la déférence due aux conclusions factuelles du juge et, d’autre part, le lien rationnel et proportionnel entre les deux infractions.
[50] Comme on le sait, l’adéquation parfaite entre les deux infractions n’est pas requise, quoique la perpétration d’une infraction sans rapport avec l’autre ou beaucoup plus grave pourrait démontrer l’absence de lien rationnel et de proportionnalité : Mack.
[51] Comme le dit le juge, en l’espèce, outre la question de l’âge, les éléments essentiels des deux infractions sont identiques. Elles ne sont donc pas « sans rapport » l’une avec l’autre.
[52] Ce qui distingue ici les deux infractions, outre l’âge des jeunes filles, c’est leur peine. Je le rappelle : une peine maximale d’emprisonnement de 5 ans pour l’une et de 10 ans pour l’autre, avec une peine minimale de 6 mois pour la deuxième. Or, il ne s’agit pas d’un cas où la peine est si différente qu’il s’agirait d’infractions sans lien ou sans proportionnalité, comme on voit dans la jurisprudence. Par exemple, dans l’arrêt Mack, le juge Lamer donne l’exemple d’une infraction soupçonnée (possession de marijuana), qui rendait le délinquant passible d’une peine de 6 ou 7 ans d’emprisonnement, mais qui ne permettrait pas, à elle seule, de donner l’occasion de commettre l’infraction d’importation de stupéfiants, celle-ci prévoyant une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité avec une peine minimale de 7 ans. En passant, je note que le juge Lamer ne parle pas de proportionnalité, mais bien d’une « certaine » proportionnalité.
[53] Dans R. c. Lebrasseur, 1995 CanLII 4697, 102 CCC (3d) 167 (Qc C.A.), la Cour conclut au lien rationnel entre la possession de stupéfiants et le trafic de telles substances, malgré la différence plus grande en ce qui a trait à la gravité objective des peines que dans le présent appel. Il faut souligner que la Cour tient alors compte des liens entre la délinquante et le milieu de la drogue.
[54] Comme on l’a vu dans Ramelson, les peines maximales étaient respectivement de 10 ans et 14 ans d’emprisonnement avec des peines minimales respectives de 6 mois et 1 an. Il fut pourtant décidé que les deux situations étaient « rationnellement liées et proportionnelles » (paragr. 100).
[55] En somme, la jurisprudence soutient la conclusion du juge selon laquelle il y avait un lien rationnel (éléments essentiels similaires sinon identiques) et une proportionnalité (peines distinctes, mais sans un écart de nature à rejeter la notion de proportionnalité) entre les situations visées par les deux infractions. Je souligne également, comme le mentionne le juge, que la différence entre les niveaux de gravité des deux paragraphes est tempérée en l’espèce par le fait que les services sexuels offerts sous 286.1(2) C.cr. mettaient en cause une personne qui, quoique mineure, était en âge de consentir à des rapports sexuels, ce qui est évidemment aussi le cas pour 286.1(1) C.cr.
[56] Pour ces motifs, je propose que la Cour rejette l’appel.
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