Décision

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Québec (Procureur général) c. Imperial Tobacco Canada ltée

 

 

2013 QCCS 23

JS 1335

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-072363-123

 

 

 

DATE :

10 janvier 2013

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Demandeur

c.

IMPERIAL TOBACCO CANADA LIMITÉD

et

B.A.T. INDUSTRIES P.L.C.

et

BRITISH AMERICAN TOBACCO (INVESTMENTS) LIMITED

et

CARRERAS ROTHMANS LIMITED

et

ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC.

et

PHILIP MORRIS USA INC.

et

PHILIP MORRIS INTERNATIONAL INC.

et

JTI-MACDONALD CORP.,

et

R.J. REYNOLDS TOBACCO COMPANY

et

R.J. REYNOLDS TOBACCO INTERNATIONAL, INC.

et

CONSEIL CANADIEN DES FABRICANTS DES PRODUITS DU TABAC

Défenderesses

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT SUR LES REQUÊTES EN SUSPENSION DE L’INSTANCE

______________________________________________________________________

 

[1]           Les défenderesses JTI-MacDonald Corp., Imperial Tobacco Canada Ltd. et Rothmans, Benson & Hedges Inc., présentent une requête en suspension des procédures jusqu’à ce que jugement final soit rendu dans le dossier opposant les parties et portant le no 500-17-072363-123.

[2]           Dans ce dossier connexe, les défenderesses contestent la validité constitutionnelle de la Loi sur le recouvrement des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac[1] (ci-après « Loi sur le recouvrement »). Au cours de l’an 2000, la législature de la Colombie-Britannique a adopté la Tobacco Damages and Health Care Costs Recovery Act [2]. Il s’agissait, pour ce gouvernement provincial, de la deuxième tentative de légiférer afin de modifier les règles pour qu’il soit plus facile pour le gouvernement d’entreprendre un recours contre certaines compagnies de tabac et de recouvrer les montants qu’il avait défrayés en matière de soins de santé associés au tabac.

[3]           Cinq ans plus tard, la Cour suprême du Canada[3] rejetait les arguments présentés par les compagnies de tabac dont l’objectif était de faire déclarer inconstitutionnels certains articles de la loi puisque contraires à la Charte canadienne des droits et libertés.

[4]           Quatre ans plus tard, le législateur québécois adopte la Loi sur le recouvrement. Cette loi indique à son article premier qu’elle vise à « établir des règles particulières adaptées au recouvrement du coût des soins de santé liés au tabac attribuables à la faute d’un ou de plusieurs fabricants de produits de tabac ». Elle accorde spécifiquement au gouvernement « le droit de recouvrer directement d’un ou de plusieurs fabricants de produits du tabac le coût des soins de santé liés au tabac causés ou occasionnés par une faute commise par un fabricant de produits de tabac, notamment un manquement à son devoir d’information du public quant aux risques et dangers que comportent les produits du tabac »[4]. La loi[5] autorise ainsi le gouvernement à exercer le droit de recouvrement des coûts des soins de santé liés au tabac sur une base collective[6]. Afin de donner effet à ce droit, des règles particulières en matière de preuve et de procédure ainsi que des présomptions de responsabilité[7] sont prévues.

[5]           Dans sa décision de 2005, la Cour suprême[8] formulait les commentaires suivants  à l’égard des règles que modifiait la loi de la Colombie-Britannique à l’avantage de l’État :

Les règles prévues [par la Loi] semblent faire écho à des préoccupations d’intérêt général légitimes de la législature de la Colombie-Britannique à l’égard des avantages systémiques dont bénéficient les fabricants de produits de tabac lorsque des réclamations relatives aux méfaits du tabac sont soumises aux tribunaux par voie d’actions de common law individuelles en responsabilité civile. [9]

[6]           Dès l’entrée en vigueur de la Loi sur le recouvrement, les défenderesses présentent une requête en jugement déclaratoire par laquelle ils demandent que la Loi québécoise soit déclarée inconstitutionnelle pour plusieurs motifs, s’appuyant pour ce faire sur la Charte canadienne des lois et libertés ainsi que sur la Charte des droits et libertés de la personne québécoise.

[7]           À cette requête, le Procureur général répond en faisant signifier une requête en rejet de la demande aux motifs que la loi provinciale serait en touts points similaire à celle de la Colombie-Britannique et que les motifs et principes développés par la Cour suprême à l’égard cette dernière imposerait l’autorité du précédent à l’égard de la Loi québécoise, faisant en sorte que la requête en jugement déclaratoire serait vouée à l’échec.

[8]           Le 2 novembre 2010, le juge Paul Chaput refuse de rejeter le recours. Il écrit :

[25] Il est possible que les dispositions de la Loi, si elles sont examinées à la lumière de la Charte québécoise, bien qu’elles soient en partie similaires à celles de la BC Recovery Act, puissent recevoir une interprétation différente de celles qu’on en propose à la lumière de l’arrêt Imperial Tobacco en raison notamment de l’article 52 de la Charte québécoise.

[9]           Le juge Chaput souligne qu’aucune disposition comme celle de l’article 52 n’avait été examinée par la Cour suprême dans l’arrêt Imperial Tobacco, pas plus que n’avaient été examinés les moyens soulevés à l’encontre de la Loi sur le recouvrement faisant appel à l’article 23 de la Charte québécoise.

[10]        Le juge Chaput conclut que les moyens soulevés par les requérantes, considérés à la lumière de la Charte québécoise, « paraissent sérieux » et que l’on ne pouvait soutenir, au début de cette instance, que les allégations de l’atteinte aux droits garantis par la Charte québécoise n’étaient pas solidaires de la conclusion recherchée.

[11]        Insatisfait de cette décision, le Procureur général présente une demande à la Cour d’appel afin d’être autorisé à en appeler de ce jugement, ce qui lui est refusé le 28 janvier 2011.

[12]        Au moment où le Tribunal écrit ces lignes, le dossier n’est toujours pas en état.

[13]        Le 8 juin 2012, le Procureur général fait émettre une requête introductive d’instance par laquelle il réclame des défenderesses, au nom du Gouvernement du Québec, le coût des soins de santé liés au tabac comprenant toutes les dépenses engagées par le gouvernement ou par l’un de ses organismes pour des soins de santé liés au tabac, pour des services médicaux, hospitaliers, sociaux et autres services de santé dont les services pharmaceutiques et les médicaments déjà engagés ainsi que les dépenses que le gouvernement ou l’un de ses organismes prévoient raisonnablement faire à cet égard jusqu’en 2030.

[14]        Il est allégué à cette requête introductive d’instance que les défenderesses sont solidairement responsables de ce coût, lequel résulterait des fautes qu’elles ont commises, séparément ou en commun, envers les personnes du Québec. Ce coût y est chiffré à environ 60 milliards de dollars.

[15]        Les défenderesses répondent à cette requête introductive d’instance en présentant deux requêtes en sursis ou suspension des procédures, jusqu’à ce que jugement final soit rendu sur la requête en jugement déclaratoire portant sur la constitutionnalité de la loi.

Position des parties

[16]        Les requérantes soumettent que la Loi sur le recouvrement, plus particulièrement ses articles 9, 10, 13, 15, 16 et 17, contreviennent aux chartes canadienne et québécoise en créant de toutes pièces un droit d’action inexistant jusqu’alors, qui accorde au gouvernement une nouvelle cause d’action.

[17]        Les requérantes soumettent que les modifications apportées aux règles de preuve, telles le poids de la preuve qui devra être présentée afin d’établir leurs fautes, l’interdiction d’identifier les personnes ayant subi des dommages et d’examiner leur dossier médical, aux règles applicables à l’établissement du lien de causalité, sans oublier le renversement du fardeau de la preuve à certains égards, contreviendraient aux chartes dont spécifiquement à l’article 23 de la Charte québécoise.

[18]        De son côté, le Procureur général soumet que les chances que la requête en jugement déclaratoire soit accueillie sont pratiquement inexistantes puisque toutes les questions de contestation de la constitutionnalité de la Loi sur le recouvrement auraient déjà été tranchées par la Cour suprême, étant donné que la Loi québécoise serait en touts points similaire à la loi de la Colombie-Britannique validée par la Cour suprême.

[19]        Le Procureur général soumet de plus que les motifs de contestation de la Loi sur le recouvrement qui s’appuient sur la Charte québécoise seraient aussi voués à l’échec étant donné la jurisprudence québécoise qui aurait déjà établi, en outre, que l’article 23 ne fait que codifier les règles de justice naturelle et d’équité et ne s’étend pas au droit substantif, telles des règles en matière de preuve et de procédure civile.

[20]        Le Procureur général soumet de plus que les modifications apportées aux règles de preuve et la mise en place de présomptions en faveur d’une partie ne sont pas le seul apanage de la Loi sur le recouvrement, certaines se retrouvant même au Code civil du Québec, par exemple aux articles 1468 et 1469 C.c.Q. applicables au fabricant d’un bien meuble en cas de préjudice causé à un tiers par le défaut de sécurité du bien.

Les critères applicables lors de la présentation d’une demande de sursis

[21]        Lors de la présentation d’une demande de sursis, ce sont les critères énoncés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd.[10] , qui doivent être analysés : il faut décider si les demandeurs soulèvent une question sérieuse, démontrent l’existence d’un préjudice irréparable et établissent que la prépondérance des inconvénients les favorise. Ce n’est pas l’existence de ces critères qui est ici en jeu, mais plutôt leur application.

a)     Une question sérieuse

[22]        À cette étape préliminaire des procédures, le Tribunal ne doit pas examiner l’illégalité alléguée comme le ferait le juge du fond, lequel aura eu le loisir de considérer l’ensemble de la preuve, dont celle, au besoin, des justifications qui pourraient être requises sous l’article premier ou 9.1 des chartes canadienne et québécoise, respectivement.

[23]        En l’espèce, les défendeurs ne demandent pas la suspension d’application de la Loi sur le recouvrement, mais plutôt la suspension de la procédure intentée en vertu de cette loi.

[24]        Le Tribunal note que le droit de recourir à cette loi prenait fin trois ans après son entrée en vigueur, et que seul le Procureur général s’est prévalu de ce droit. Suspendre la procédure aurait donc ici, à toute fin pratique, l’effet de suspendre l’application de la loi. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’autrement soulever cette similitude, puisque les critères qui doivent être analysés dans un cas comme dans l’autre sont de toute façon pratiquement identiques.

[25]        Dans Metropolitan Stores, le juge Beetz mentionne qu’à cette étape interlocutoire, le juge saisi d’une requête en sursis peut rarement trancher immédiatement la question de la validité de la loi attaquée, puisque toute la preuve requise pour en décider ne lui aura pas été présentée, tant sur la question de l’atteinte que sur la question de la justification, si nécessaire. Le juge ne pourra trancher définitivement la validité de l’acte attaqué que si la question de la constitutionnalité « se présente sous la forme d’une question de droit purement et simplement »[11] ou que si « le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l’action »[12].

[26]        Ainsi, tel que l’écrit le juge Beetz, en matière constitutionnelle, il est suffisant d’établir que le demandeur soulève une « question sérieuse à juger, par opposition à une demande futile ou vexatoire », à la condition que l’intérêt public soit pris en considération dans la détermination de la prépondérance des inconvénients.

b)     Le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients

[27]        Une fois établi que la question soumise à l’attention du tribunal en est une qui peut être qualifiée de « sérieuse » au sens de l’arrêt Metropolitan Stores, il faut examiner si la partie qui cherche à obtenir le sursis « subirait, si [il] n’était pas accordé, un préjudice irréparable »[13] , puis examiner la prépondérance des inconvénients.

[28]        Sur ce dernier critère, le juge Beetz écrit que lorsque la constitutionnalité d’une disposition législative est contestée, le juge ne doit pas se limiter à l’application des critères traditionnels : il doit aussi prendre en compte l’intérêt public.

[29]        Dans l’arrêt RJR MacDonald[14], la Cour suprême explique l’importance de l’appréciation de la prépondérance des inconvénients et de l’intérêt public dans ce contexte : 

C’est la troisième étape du critère, celle de l'appréciation de la prépondérance des inconvénients, qui permettra habituellement de trancher les demandes concernant des droits garantis par la Charte. En plus du préjudice que chaque partie prétend qu'elle subira, il faut tenir compte de l'intérêt public. L'effet qu'une décision sur la demande aura sur l'intérêt public peut être invoqué par l'une ou l'autre partie. Si la nature et l'objet affirmé de la loi sont de promouvoir l'intérêt public, le tribunal des requêtes ne devrait pas se demander si la loi a réellement cet effet. Il faut supposer que tel est le cas. Pour arriver à contrer le supposé avantage de l'application continue de la loi que commande l'intérêt public, le requérant qui invoque l'intérêt public doit établir que la suspension de l'application de la loi serait elle-même à l'avantage du public.

(Nos soulignés)

[30]        S’il apparaît que la loi a pour objet de promouvoir l’intérêt public, il doit être présumé que la mesure législative dont la validité est attaquée sera à l’avantage du public, la preuve qu’elle le sera n’étant pas requise.

[31]        Dans Harper c. Canada (P.G.)[15], la Cour suprême justifie cette présomption[16] :

Il s’ensuit qu’en évaluant la prépondérance des inconvénients le juge saisi de la requête doit tenir pour acquis que la mesure législative - en l'espèce, le plafond des dépenses imposé par l'art. 350 de la Loi - a été adoptée pour le bien du public et qu'elle sert un objectif d'intérêt général valable. Cela s'applique aux violations du droit à la liberté d'expression garanti par l'al. 2b); d'ailleurs, il était question d'une violation de l'al. 2b) dans l'arrêt RJR-MacDonald. La présomption que l'intérêt public demande l'application de la loi joue un grand rôle. Les tribunaux n'ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient inopérantes avant d'avoir fait l'objet d'un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s'ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l'application d'une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes.

(Nos soulignés)

[32]        Ceci est vrai aussi bien lorsque le demandeur cherche à obtenir une exemption à la loi, limitée généralement à un groupe de personnes restreint, que lorsqu’il cherche à en obtenir la suspension, qui a alors effet à l’égard de tous[17]. En l’espèce, il n’est pas utile de décider si la demande présentée au Tribunal en est une d’exemption ou de suspension étant donné que la loi a pour objet la mise en place de règles particulières permettant un recours qui ne peut être dirigé que contre les fabricants de tabac[18].

[33]        Enfin, dans le cadre de l’analyse de la prépondérance des inconvénients, le Tribunal doit se garder de juger l’efficacité de moyens choisis par le législateur pour atteindre l’objectif visé par la loi

Analyse

a)    Une question sérieuse

[34]        Il ne fait pas de doute que la Loi sur le recouvrement met en place un régime de procédure civile qui a pour objet de faciliter la preuve dans le cadre d’une procédure en recouvrement des coûts de santé défrayés par le gouvernement québécois et ce, en reculant dans le temps aussi loin que bon lui semblera, puisque la prescription extinctive qui serait normalement applicable à un tel recours est inapplicable au recours du Procureur général[19].

[35]        Le Tribunal ne peut cependant passer outre le fait que des dispositions similaires, mais non identiques, ont été jugées valides en regard de la Charte canadienne. Toutefois, tel que le souligne le juge Chaput dans son jugement du 2 novembre 2010, ce ne sont pas toutes les questions ayant trait à la validité de la Loi sur le recouvrement qui ont été traitées par la Cour suprême : premièrement puisque les lois ne sont pas identiques, et deuxièmement, puisque le Québec s’est doté d’une charte qui, bien que similaire à plusieurs égards à la Charte canadienne, n’en n’est pas moins différente, du moins dans la terminologie utilisée.

[36]        Il apparaît donc que, bien que le fardeau des compagnies de tabac en vue de faire annuler la loi en vertu des chartes canadienne et québécoise puisse s’annoncer lourd, il n’en demeure pas moins que la question soulevée en est une qui doit être qualifiée de sérieuse, tel que le mentionnait d’ailleurs le juge Chaput. Mentionnons de plus, à cet égard, que les tribunaux n’imposent pas un fardeau très lourd aux requérants lorsque vient le temps de déterminer si la question constitutionnelle soumise est ou non sérieuse. Dans RJR-MacDonald Inc.[20], la Cour suprême précisait que :

Quels sont les indicateurs d’une « question sérieuse à juger »? Il n’existe pas d’exigences particulières à remplir pour satisfaire à ce critère. Les exigences minimales ne sont pas élevées. Le juge saisi de la requête doit faire un examen préliminaire du fond de l’affaire. (…)

Une fois convaincu qu’une réclamation n’est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s’il est d’avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire.

[37]        Par conséquent, le Tribunal conclut que la question soulevée est en l’espèce une question sérieuse, au sens que lui donne la Cour suprême.

b)     Le préjudice irréparable

[38]        Les défenderesses soumettent qu’elles subiront un préjudice irréparable si la suspension des procédures n’est pas décrétée.

[39]        Un premier aspect de ce préjudice, soumettent-elles, découlerait d’un principe fondamental en droit qui veut qu’une personne appelée à se défendre connaisse les règles de droit pour être en mesure de procéder. Les règles juridiques auxquelles elles seront assujetties doivent être connues[21]. Or, étant donné qu’elles demandent que les règles de procédure et de preuve mises en place par la Loi sur le recouvrement soient invalidées, elles ne peuvent être forcées à s’engager dans une procédure sans que les règles soient préétablies sans en souffrir les conséquences.

[40]        Un deuxième préjudice est le fait que les défenderesses seraient forcées de préparer un dossier et une preuve qu’elles seraient possiblement appelées à reprendre, dans l’éventualité où elles auraient gain de cause dans leurs demandes d’invalidation de la loi. Cela, soumettent-elles, engendrerait des dépenses importantes pour leurs clientes, dépenses qui ne pourraient être compensées par jugement final.

[41]        De plus, soumettent-elles, si le dossier devait aller de l’avant, et qu’ultimement la requête en jugement déclaratoire était accueillie et la loi annulée, elles souffriraient un dommage découlant de la publicité négative qui, vraisemblablement, entourerait la continuation des procédures.

[42]        De plus, et plus fondamentalement, soumettent-elles, puisque le recours intenté ne pourrait exister sans la loi dont elles attaquent la légalité, la déclaration d’invalidité de la loi entraînerait la fin du recours. Il résulterait de cela qu’elles auraient été placées dans une position où elles auraient eu à se défendre à une poursuite tout à fait inutilement.

[43]        Par ailleurs, soumettent les défenderesses, le Procureur général ne souffrira aucun préjudice si la procédure est suspendue. Elles soulignent le fait que le gouvernement aurait pu adopter sa loi bien avant l’année 2009 puisque la décision de la Cour suprême sur la validité constitutionnelle d’une telle loi a été rendue en 2005. De plus, la loi étant entrée en vigueur en 2009, le recours aurait lui-même pu être émis avant juin 2012.

[44]        Le Tribunal conçoit aisément que si la Loi sur le recouvrement est annulée entièrement, les probabilités que le recours intenté par le Procureur général survive ne semblent pas être très élevées. Dans un tel cas, il est exact que les défenderesses auront dû débourser inutilement des sommes importantes.

[45]        Toutefois, il est possible de pallier à ce préjudice, du moins en partie,  en limitant la période ou les étapes pendant lesquelles le dossier pourra cheminer. Lors d’une rencontre préliminaire tenue en novembre, les parties ont informé le Tribunal que le dossier ne pourra être mis en état avant une période minimale de 5 ans, étant donné les expertises qu’elles devront faire préparer, les interrogatoires et autres démarches préliminaires qui devront être accomplies de part et d’autre. Le véritable préjudice, s’il en est, n’apparaîtra toutefois qu’à compter de l’audition au mérite, audition à plein temps qui s’étendra sur une période de plusieurs mois sinon de plusieurs années.

[46]        Par ailleurs, le préjudice que pourraient subir les défenderesses découlant du fait qu’elles auront à se défendre est assimilable à celui que vit tout défendeur qui est poursuivi pendant une longue période et qui réussit en bout de ligne à faire valoir le bien-fondé de ses droits et à faire rejeter la procédure dirigée contre lui.

[47]        À propos de la publicité négative que craignent les défenderesses, non seulement cette crainte n’a pas été prouvée, mais une telle publicité ne peut être que l’accessoire, peut-être malheureux mais normal, de toute poursuite judiciaire, vu le principe de la publicité des débats en droit canadien. De plus, en restreignant la continuation des procédures aux seules qui permettent de mettre le dossier en état, du moins pour l’instant, il est vraisemblable que la publicité sera minimale.

[48]        Enfin, quant à l’argument qui veut que les défenderesses soient en droit de connaître les règles de procédure et de preuve qu’elles devront appliquer, les règles telles que modifiées par la Loi sur le recouvrement ne souffrent d’aucune ambiguïté, et le risque que les défenderesses soient condamnées sur la foi d’une ambiguïté dans la procédure ou dans les règles de preuve peut aisément être écarté en limitant la continuation des procédures aux seules étapes nécessaires à la mise en état du dossier.

[49]        Étant donné les délais annoncés pour mettre le dossier en état, il est vraisemblable que la décision finale portant sur la constitutionnalité de la Loi sur le recouvrement aura été rendue avant que ne débute l’audition du mérite.

c)    La prépondérance des inconvénients

[50]        C’est à cette étape que le Tribunal doit prendre en compte l’intérêt public.

[51]        Les défenderesses soulignent le fait que dans le dossier qui a cheminé jusqu’en Cour suprême en Colombie-Britannique, tant la Cour d’appel que la Cour suprême ont accordé les demandes de sursis de la procédure qui leur avaient été présentées.

[52]        La lecture qu’a fait le Tribunal des décisions de la Cour d’appel et de la Cour suprême qui lui ont été remises par les défenderesses permet de constater, premièrement, que la suspension des procédures n’a été décrétée par la Cour d’appel qu’après que la requête en permission d’en appeler de sa décision eût été produite à la Cour suprême et, deuxièmement, que la décision de la Cour suprême n’a fait que maintenir la suspension décrétée par la Cour d’appel après que l’autorisation d’en appeler eût été octroyée.

[53]        En l’espèce, non seulement la décision de la Cour supérieure n’a pas encore été rendue, mais le dossier n’est toujours pas en état et ce, malgré que la procédure introductive d’instance ait été intentée le 24 août 2009. Le Tribunal note que pendant ce délai, les parties ont dû se présenter à deux occasions à la Cour d’appel pour débattre de questions les opposant.

[54]        Par ailleurs, l’article 9 de la Loi sur le recouvrement prévoit le recours que peut intenter le gouvernement :

9. Le Gouvernement a le droit de recouvrer directement d’un ou de plusieurs fabricants de produits du tabac, le coût des soins de santé liés au tabac causé ou occasionné par une faute commise par un fabricant de produits du tabac (…).

Ce droit n’est pas de nature subrogatoire. Il appartient en propre au gouvernement et existe même s’il y a eu recouvrement par des bénéficiaires de soins de santé ou d’autres personnes, de dommages-intérêts pour la réparation d’un préjudice causé ou occasionné par la faute d’un fabricant de produits du tabac. 

[55]        L’article 11 précise que les coûts des soins de santé liés au tabac comprennent notamment le coût des services médicaux, des services hospitaliers ainsi que des autres services de santé et services sociaux, y compris les services pharmaceutiques et les médicaments, que le gouvernement ou l’un de ses organismes assume en vertu de diverses lois.

[56]        Enfin, l’article 30 prévoit que les dispositions de cette loi ne peuvent être interprétées comme faisant obstacle à ce que des règles similaires à celles qui y sont prévues pour l’action prise sur une base collective par le gouvernement soient admises dans le cadre d’un recours collectif pour le recouvrement de dommages-intérêts en réparation d’un préjudice lié au tabac.

[57]        Les défenderesses soumettent que cette loi permet l’exercice d’un recours qui est essentiellement un recours en dommages-intérêts. Cela étant, plaident-elles, le demandeur ne subira aucun préjudice découlant de la suspension des procédures, d’autant plus que les intérêts et l’indemnité additionnelle prévus à la loi pourront le compenser. Le Procureur général oppose plutôt qu’il s’agit d’un recours en recouvrement de sommes dépensées et non d’un recours en dommages-intérêts.

[58]        Il n’est pas utile, du moins pour le moment, de trancher ce débat, puisque peu importe la qualification qui peut être donnée aux sommes réclamées, la loi précise qu’elle a pour objet le remboursement des coûts défrayés en soins de santé liés au tabac. La loi ne précise pas quel usage sera fait des sommes qui pourraient être octroyées au gouvernement dans l’éventualité d’un jugement en sa faveur.

[59]        Toutefois, cela ne suffit pas à renverser la présomption que cette loi a été adoptée dans l’intérêt public et qu’elle sert un objet d’intérêt général valable. L’objectif de la loi, annoncé en outre aux articles premier et neuf, semble être à première vue, comme le souligne la Cour suprême à l’égard de la BC Recovery Act, de contrer les « avantages systémiques dont bénéficient les fabricants de produits de tabac lorsque des réclamations relatives aux méfaits du tabac sont soumises aux tribunaux », afin de donner au gouvernement le droit de recouvrer le coût des soins de santé liés au tabac « causés ou occasionnés par une faute commise par un fabricant de produits de tabac ». Cela est en soi un objectif d’intérêt public. Le fait que, le cas échéant, le gouvernement sera ultimement le seul bénéficiaire d’une telle entrée de fonds, ne permet pas de renverser la présomption à l’effet que la loi a été adoptée dans l’intérêt public.

[60]        Dans un tel cas, enseigne la Cour suprême[22], il n’appartient pas au Tribunal de se demander si la loi a réellement l’effet escompté : il faut présumer que c’est le cas. Pour arriver à contrer le supposé avantage de l’application continue de la loi que commande l’intérêt public, celui qui demande la suspension doit alors établir que cette suspension serait elle-même à l’avantage du public[23].

[61]        Les défenderesses soumettent que les précédents dans lesquels la Cour suprême a refusé d’ordonner le sursis en présence d’une contestation d’ordre constitutionnel se distinguent du présent cas en ce que ces précédents avaient comme caractéristique commune que l’objet de la loi apparaissait clairement être dans l’intérêt public.

[62]        Or, tel est le cas en l’espèce et le fait que la loi ait pour objet de modifier les règles de façon à faciliter une réclamation monétaire n’y change rien.

[63]        Un argument additionnel soulevé par les défenderesses à l’appui de leur demande de suspension des procédures est le fait qu’elles seront forcées, à moins que la suspension ne soit décrétée, de soulever à nouveau au présent dossier l’illégalité de la loi, d’où la possibilité qu’il y ait litispendance ou litispendance imparfaite et risque de jugements contradictoires sur ce point. Ils invitent donc le Tribunal à utiliser une approche pragmatique à cette difficulté en suspendant ce dossier, en attente de la décision finale dans le dossier dans lequel sera plaidée la constitutionnalité de la loi.

[64]        Le Tribunal considère que cette difficulté peut être évitée par la continuation des procédures, à tout le moins jusqu’à l’étape de l’audition au mérite. De façon pratique et tel que déjà mentionné, il est plus que probable que le jugement final aura été rendu sur la requête en jugement déclaratoire et partant, la possibilité de litispendance sera définitivement écartée. Si alors le jugement final n’est toujours pas rendu, le Tribunal pourra examiner à nouveau l’utilité de sursoir à la lumière des circonstances d’alors.

[65]        Les défenderesses soumettent que continuer les procédures porterait atteinte à la règle de la proportionnalité prévue à l’article 4.1 C.p.c. Dans l’éventualité où la loi est annulée, plaident-elles, le temps que le Tribunal a consacré, tant pour gérer l’instance que pour trancher les litiges interlocutoires qui pourront se présenter, aura pu être utilisé à d’autres fins.

[66]        Le Tribunal est sensible à cet argument. Toutefois, celui-ci doit être soupesé et balancé avec l’argument qui veut que si la suspension est ordonnée, un très long délai, beaucoup trop long, s’écoulera avant que l’instance ne puisse être reprise, vu la possibilité sinon la probabilité que soit portée en appel par l’une ou l’autre des parties le jugement qui sera rendu par la Cour supérieure sur la requête en jugement déclaratoire, et que le jugement de la Cour d’appel soit ultérieurement amené à la Cour suprême.

[67]        Ce dossier, il est vrai, est hors du commun, non seulement par l’importance du montant réclamé et par le fait qu’il soit en grande partie rendu possible par l’effet d’une loi particulière, mais aussi par le fait qu’il nécessitera plusieurs années avant même que ne débute l’audition au mérite et plusieurs mois, sinon plusieurs années, pour les seules fins du procès. S’il faut ajouter à ce long délai un délai additionnel de plusieurs années sans qu’il y ait quoi que ce soit qui se passe au dossier, en attendant le résultat de la contestation de la validité de la loi attaquée, le résultat déconsidérera l’administration de la justice. À cela il faut ajouter qu’il est aisé d’imaginer qu’à l’échéance, la preuve, tant en demande qu’en défense, pourra être plus difficile à présenter, les témoins plus difficiles à retracer, etc.

[68]        Ainsi, la prépondérance des inconvénients favorise la continuation des procédures.

[69]        La Loi sur le recouvrement est, durant l’instance, présumée valide. Le Tribunal fait siens les propos du juge Beetz dans Metropolitan Stores:

Quoique le respect de la Constitution doive conserver son caractère primordial, il y a lieu à ce moment-là de se demander s'il est juste et équitable de priver le public, ou d'importants secteurs du public, de la protection et des avantages conférés par la loi attaquée, dont l'invalidité n'est qu'incertaine, sans tenir compte de l'intérêt public dans l'évaluation de la prépondérance des inconvénients et sans lui accorder l'importance qu'il mérite.

[70]        Les demandes de suspendre l’instance seront donc rejetées.

 

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[71]        REJETTE les requêtes pour sursis, avec dépens.

 

 

 

__________________________________

STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.S.

 

Procureurs pour le Procureur général du Québec

Me André Fauteux

Me Maryse Lord

 

Procureurs pour JTI-Macdonald Corp.; R.J. Reynolds Tobacco Company;

et R.J. Reynolds Tobacco International Inc.

Me Guy Pratte

Me François Grondin

Me Alexandre De Zordo

 

Procureur pour Imperial Tobacco Canada Limited

Me Silvana Conte

Me Eric Préfontaine

 

Procureur pour Rothmans, Benson & Hedges Inc.

Me Mark Bantey

 

Date d’audience :

14 décembre 2012

 



[1] 2009 c. 34.

[2] SBC 2000, ch. 30.

[3] Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, [2005] 2 R.C.S. 473 , 2005 CSC 49 .

[4] Article 9.

[5] Article 12.

[6] Article 12.

[7] Articles 13 à 21.

[8] C.-B. c. Imperial Tobacco Canada Limitée [2005] 2 RCS 473 .

[9] Par. 49.

[10] [1987] 1 R.C.S. 110 , aux pages 126 et ss.

[11] Pages 130 et 133.

[12] RJR MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1994] 1 R.C.S. 311 , pages 338 et 339.

[13] Page 128.

[14] Page 348.

[15] [2000] 2 R.C.S. 764 .

[16] Pages 770 et 771.

[17] Metropolitan Stores, page 135 et 146.

[18] Articles 1 à 7 de la Loi sur le recouvrement.

[19] Article 27

[20] Déjà cité pages 337-338.

[21] Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 , par. 70.

[22] RJR MacDonald, pages 348 et 349.

[23] Ibid.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.