Décision

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Michaud c. Équipements ESF inc.

2010 QCCA 2350

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-09-006347-089 - 200-09-006360-082

(200-17-004556-049)

 

DATE :

16 décembre 2010

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

GUY GAGNON, J.C.A.

 

 

N° :      200-09-006347-089

 

JEAN-YVES MICHAUD

APPELANT / INTIMÉ INCIDENT - Demandeur

c.

 

ÉQUIPEMENTS E.S.F. INC.

et

JACQUES GAUTHIER

INTIMÉS / APPELANTS INCIDENTS - Défendeurs solidaires

                                                               Demandeurs en garantie

et

LABORATOIRE D'EXPERTISES DE RIVIÈRE-DU-LOUP

et

MARTIN PELLETIER

MIS EN CAUSE - Défendeurs en garantie

et

LOUISE BREAULT et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

            MIS EN CAUSE - Mis en cause

et

HONORÉ MICHAUD

MIS EN CAUSE - Mis en cause forcé


 

N° :                200-09-006360-082

 

ÉQUIPEMENTS E.S.F. INC.

et

JACQUES GAUTHIER

APPELANTS / INTIMÉS INCIDENTS - Demandeurs en garantie

 

c.

 

 

 

LABORATOIRE D'EXPERTISES DE RIVIÈRE-DU-LOUP

 

INTIMÉE / APPELANTE INCIDENTE - Défenderesse en garantie

 

et

 

JEAN-YVES MICHAUD

            MIS EN CAUSE - Demandeur principal

et

HONORÉ MICHAUD

 

MIS EN CAUSE - Mis en cause forcé

 

et

 

LOUISE BREAULT

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

 

MIS EN CAUSE - Mis en cause

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           Les appelants et les appelants incidents se pourvoient contre un jugement rendu le 6 mai 2008 par la Cour supérieure du district de Québec (honorable Jules Allard), qui a rejeté l'action intentée par Jean-Yves Michaud contre Équipements E.S.F. inc et Jacques Gauthier, avec dépens incluant des frais d'experts de 23 530,85 $, rejeté l'action en garantie intentée par Équipements E.S.F. inc. et Jacques Gauthier contre Laboratoire d'expertises de Rivière-du-Loup et Martin Pelletier, avec dépens incluant des frais d'experts de 4 131,19 $ et rejeté l'action de Jean-Yves Michaud contre Honoré Michaud avec dépens;

[2]           Pour les motifs de la juge Thibault auxquels souscrivent les juges Chamberland et Gagnon, LA COUR :

[3]           REJETTE les appels principaux, avec dépens;

[4]           ACCUEILLE l'appel incident de Équipement E.S.F. inc. et Jacques Gauthier et l'appel incident de Laboratoire d'expertises de Rivière-du-Loup, avec dépens, à la seule fin de substituer au paragraphe 177 du jugement dont appel, 125 000 $ à 23 530,85 $ et au paragraphe 178 du jugement, 17 600,09 $ à 4 131,19 $.

 

 

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

 

 

 

 

 

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

 

 

 

 

 

GUY GAGNON, J.C.A.

 

Me Maxime Cantin et Kateri-Anne Grenier

Ogilvy, Renault

Pour Jean-Yves Michaud et Honoré Michaud

 

Me Jean Fortier

Joli-Cœur, Lacasse

Pour Équipements E.S.F. inc. et Jacques Gauthier

 

Me Richard R. Provost

Fraticelli, Provost

Pour Laboratoire d'Expertises de Rivière-du-Loup et Martin Pelletier

 

Date d’audience :

5 et 6 octobre 2010


 

 

MOTIFS DE LA JUGE THIBAULT

 

 

[5]           Les 20 et 21 août 2001, M. Jean-Yves Michaud (ci-après l'appelant) a constaté la mort massive des truites des trois étangs de la pisciculture qu’il exploite depuis 1996. Il tient Équipements E.S.F. inc. et son propriétaire M. Jacques Gauthier (ci-après les intimés) responsables de ce sinistre, leur faisant grief d’avoir contaminé son terrain et ses lacs artificiels après avoir rejeté dans l’environnement des hydrocarbures pendant les années 1985 à 1993. Les intimés répondent que les hydrocarbures déversés par eux ne sont pas la cause de la mort des poissons, mais que, si c’était le cas, Laboratoire d'Expertises de Rivière-du-Loup et son propriétaire M. Martin Pelletier (ci-après les mis en cause) en seraient responsables parce qu’ils auraient mal exécuté les travaux de décontamination qu’ils leur avaient commandés en 2001.

1.  Le contexte

[6]           La famille Michaud est propriétaire d’un terrain situé sur la route 291 à St-Hubert- de-Rivière-du-Loup depuis plusieurs générations. Le terrain est d'abord utilisé à des fins d’agriculture puis, dans les années 30, un atelier y est construit. On y exploite une forge puis, de 1956 à 1965, la partie droite de l’atelier est utilisée pour fabriquer des crochets à pulpe.

[7]           En 1968, le terrain est divisé et acquis par deux frères, Honoré et Aurèle Michaud. L'atelier se trouve sur la ligne de division des lots. Honoré Michaud déménage son entreprise, qui fait affaires sous le nom de Atelier Gripo inc. (ci-après Gripo), dans la partie gauche de l’atelier, qui lui appartient désormais.

[8]           Il fait creuser deux lacs derrière sa résidence, dans le but de démarrer un commerce de pisciculture. De 1970 à 1990, il développe une entreprise d'ensemencement de truites et de pêche à l'étang, en plus de ses activités de fabrication de crochets à pulpe.

[9]           Durant la même période, son frère Aurèle exploite sur la propriété voisine une épicerie avec une pompe à essence. Il utilise la partie droite de l’atelier pour garer sa voiture. Dans les années 90, l’immeuble est vendu à Louise Breault.

[10]        En 1980, Gripo est vendue à l’intimé Jacques Gauthier. Rapidement, l’entreprise a besoin d’espace supplémentaire pour effectuer la fabrication de clés à scies. Dans cette optique, elle loue, en 1984, la partie droite de l'atelier d’Aurèle et entreprend des travaux d'agrandissement à l'arrière de l’atelier, sur le terrain de ce dernier.

[11]        En 1985, une unité hydraulique est installée dans cet agrandissement afin de faire fonctionner deux nouvelles presses hydrauliques. De 1985 à 1993, les employés de Gripo sont témoins de plusieurs déversements d'huile hydraulique à la suite de bris de l’équipement. En 1993, Gripo fusionne avec l’intimée, Les Équipement E.S.F. inc. Elle déménage dans une nouvelle usine et emporte avec elle l'unité hydraulique.

[12]        En 1990, Honoré Michaud cesse l'exploitation commerciale de sa pisciculture. Il quitte sa résidence en 1992 pour aller habiter à Rivière-du-Loup, mais il continue d’y séjourner durant la période estivale pour entretenir ses lacs.

[13]        Le 26 août 1996, l’appelant acquiert la propriété de son père pour 65 000 $, représentant la valeur de la résidence et du terrain. L'équipement de la pisciculture et l'inventaire de truites lui sont donnés.

[14]        À compter de 1996, l’appelant commence l’exploitation de la pisciculture. L'entreprise est déficitaire, mais sa clientèle et ses revenus progressent. L’appelant bénéficie alors des prestations d'un programme de soutien pour le démarrage d'une entreprise agricole.

[15]        En 1999, à la suite de plaintes faites par l’appelant et Mme Louise Breault, le ministère de l'Environnement (ci-après le MEQ) ouvre une enquête sur les allégations de contamination derrière le site de l'ancien atelier de Gripo. Le 28 octobre 1999, lors d'une inspection, M. Alain Beaulieu, un employé du MEQ, constate la présence d'une tache d'huile derrière la partie droite de l'atelier à l’endroit où était situé l'équipement hydraulique de Gripo.

[16]        Le 31 mai 2000, un enquêteur du MEQ effectue des prélèvements de sol. L’analyse conclut à une contamination aux hydrocarbures pétroliers C10-C50 dans une concentration supérieure au critère C (critère pour une zone commerciale) de la Politique de protection des sols et de réhabilitation des terrains contaminés[1] du MEQ.

[17]        Le 3 mai 2001, un représentant du MEQ demande aux intimés de procéder à la réhabilitation des sols contaminés jusqu'à l'atteinte du critère B (critère pour une zone résidentielle).

[18]        Le 16 mai 2001, des employés de l’intimée procèdent à l'enlèvement des sols contaminés à la pelle, sous la supervision de M. Sylvain Leclerc du MEQ. Les sols contaminés sont placés dans des barils de 45 gallons. Le trou, de petites dimensions, n'est pas remblayé ni couvert. M. Leclerc y prélève des échantillons de sol.

[19]        Dès la première semaine de juillet 2001, l’appelant voit un effet miroir sur le lac no 2, il ne voit plus le fond du lac et les truites ne mordent plus. À la mi-juillet, il constate qu’un film bleuté s’est déposé sur le lac. L'eau, habituellement claire, est devenue opaque. Avec son frère Jacques, il abaisse le niveau d'eau de l'étang, le 24 juillet, et constate, dans le fond du lac, la présence de nombreux poissons morts dont certains sont en décomposition. Les deux frères nettoient le lac et y remettent 500 nouvelles truites achetées chez un autre pisciculteur.

[20]        Le 17 août 2001, d'autres travaux d'excavation sont entrepris derrière l’atelier. En effet, les échantillons prélevés par Sylvain Leclerc lors de l’excavation du 16 mai ont démontré que les parois de l'excavation étaient toujours contaminées au-delà du critère C. Les travaux sont réalisés, cette fois-ci à la pelle mécanique, sous la supervision d'une firme de consultants en environnement, la mise en cause, Laboratoire d'expertises de Rivière-du-Loup.

[21]        Lors de ces travaux, les sols contaminés sont déposés sur une toile, suivant les directives de M. Martin Pelletier, représentant de la mise en cause. Lorsque, selon lui, il n’y a plus de signes de contamination, il prélève des échantillons à même les parois de l'excavation, mais pas au fond en raison de la nature imperméable du sol à cet endroit. Il demande ensuite aux ouvriers de recouvrir d'une toile les sols contaminés. L’espace excavé n’est cependant pas couvert.

[22]        L’appelant filme les travaux d'excavation des 16 mai et 17 août 2001 à partir d’une fenêtre de sa résidence, mais il ne communique pas avec les personnes qui ont exécuté les travaux.

[23]        Les 20 et 21 août 2001, l’appelant constate la mort massive des truites de ses trois lacs.

[24]        Le 29 août 2001, une troisième phase d’excavation a lieu parce que les échantillons de sols prélevés lors des travaux effectués le 17 août ne satisfont pas les exigences du MEQ. M. Pelletier supervise les travaux. À la fin de ceux-ci, une seule paroi demeure contaminée au-delà du critère C, celle qui longe les fondations du bâtiment qui abritait l’atelier.

[25]        Le 21 septembre 2001, l'excavation est remblayée et les sols contaminés sont déposés dans des endroits appropriés.

[26]        Le 8 mai 2002, un responsable du MEQ fait des prélèvements dans les lacs no 1 et no 2. Le 14 juin 2002, les résultats de ces prélèvements démontrent la présence de quelques traces d'hydrocarbures pétroliers C10-C50 dans les échantillons prélevés dans le lac no 2 seulement.

[27]        En mai 2004, l’appelant dépose une requête introductive d'instance. Il reproche aux intimés d’avoir déversé illégalement des produits qui ont contaminé l’environnement et causé la perte de sa pisciculture. Il leur réclame une compensation de 1 191 049,60 $ pour les dommages subis et 50 000 $ à titre de dommages punitifs. Il demande aussi au tribunal de prononcer une ordonnance visant à les obliger à décontaminer son terrain. Les intimés ont appelé en garantie la mise en cause à qui ils reprochent une faute dans l’exécution des travaux de décontamination. Ils ont aussi procédé à la mise en cause forcée de Honoré Michaud à qui ils reprochent d’avoir pollué les lieux.

2.  Le jugement de première instance

[28]        Le juge de première instance conclut à l’absence de responsabilité de Louise Breault et du Procureur général du Québec puisqu'il n'y a aucune allégation ni preuve de faute de leur part.

[29]        Il retient ensuite que les intimés ont déversé dans l’environnement d’importantes quantités d’huile hydraulique. Il reconnaît aussi que l’appelant a subi un dommage à la suite de la mort de ses poissons.

[30]        Le jugement a surtout porté sur deux éléments : le lien de causalité entre la faute et le dommage et les frais d’experts. En ce qui concerne le lien de causalité, le juge d’instance aborde cet élément au regard des trois causes de contamination qu’il a identifiées : l'effet du remaniement des sols et de la pluie, les conséquences à long terme des déversements d’hydrocarbures et l’atteinte de la couche de roc fracturé lors des travaux de décontamination.

[31]        Le juge de première instance rejette la thèse de l’appelant selon laquelle le manque de précaution durant les travaux de réhabilitation des sols et les fortes pluies du mois d'août 2001 ont entraîné la mort massive de ses poissons. Il se base surtout sur la chronologie des événements et sur l’apparition de signes avant que les travaux importants de réhabilitation des sols soient amorcés.

[32]        Il examine ensuite la possibilité que l’huile hydraulique se soit répandue lentement, au fil des ans, en empruntant des chemins préférentiels dans le roc fracturé pour finalement atteindre les lacs de l’appelant.

[33]        Il retient que des traces d’hydrocarbures ont été retrouvées dans des tranchées ou des puits d’exploration creusés par l’équipe des experts de l’appelant, mais il refuse de conclure que ces résidus proviennent des déversements faits à l’arrière de l’atelier Gripo. À cet égard, il fait état de la preuve contradictoire qui lui a été présentée. Les experts de l'appelant affirment, en effet, que l'écoulement des eaux se fait en direction des lacs alors que ceux des intimés et de la mise en cause sont plutôt d’avis qu’elles se dirigent vers la rivière Toupiké, à l’opposé des lacs.

[34]        Le juge d’instance opte pour la thèse des intimés pour le motif que, dans les faits, les occupants des lieux ont réalisé divers ouvrages (canalisations lors de l’assèchement d’un lac, installation d’un système d’égout et champ d’épuration) en orientant l’écoulement des eaux vers la rivière Toupiké.

[35]        Quant à la dernière possibilité que les travaux d'excavation aient permis à l'eau de pluie de s'infiltrer dans la nappe d'eau souterraine en traversant la couche de silt argileux, le juge de première instance retient le témoignage de M. Martin Pelletier, représentant de la mise en cause. Celui-ci affirme que, lors des travaux d'excavation, il n’a pas traversé la couche de silt argileux imperméable. Selon le juge Allard, ce fait exclut l’hypothèse de la contamination des lacs par une infiltration de l’eau de pluie à partir du site de l’excavation.

[36]        Le juge de première instance commente aussi la preuve faite par les intimés pour établir l'existence d'une autre cause de la mortalité des poissons. À cet égard, il note que certaines pratiques d'exploitation de l’appelant tels le mauvais entretien des lacs, la piètre qualité de l'eau ainsi que la surveillance inadéquate du pH et de la température de l'eau peuvent expliquer l'épisode de mortalité massive.

[37]        Finalement, il rejette l'argument des intimés suivant lequel le recours de l'appelant était prescrit.

[38]        Un chapitre important du jugement de première instance est consacré à l’évaluation des frais d'expertise. Le juge d’instance déclare qu’il doit tenir compte de trois facteurs : 1- l’indemnisation est limitée à ce que prévoit le Tarif des honoraires judiciaires des avocats[2] (ci-après le Tarif), 2- elle doit être raisonnable compte tenu de la valeur du litige et 3- elle vise l’expertise utile à la solution du litige.

[39]        Pour les fins de l’exercice de l’attribution des dépens, le juge fixe la valeur du litige à 168 000 $ de la façon suivante. Il attribue à l’immeuble une valeur de 85 000 $ (puisque le prix d'acquisition était un prix de faveur) à laquelle il ajoute 15 000 $ pour tenir compte des améliorations apportées par l’appelant à sa propriété. Quant à la perte de revenus, il l’évalue à 40 000 $ parce que l'entreprise a toujours été déficitaire. Il détermine une perte de revenus de 10 000 $, en 2002 et de 30 000 $, en 2003. Il se dit d’avis qu’une période de deux ans est suffisante pour permettre à l’appelant de démarrer une nouvelle entreprise ou de gagner autrement sa vie. Il quantifie la valeur des poissons perdus à 18 000 $ et ajoute 10 000 $ pour dommages moraux.

[40]        Il rejette aussi la demande d’injonction visant la réhabilitation des sols de la propriété. Il estime, en effet, que la preuve n’a pas établi l’importance de la contamination, la faisabilité de ces travaux et l’origine de la contamination.

[41]        Le juge d’instance rejette aussi la demande en garantie compte tenu de ses conclusions sur la demande principale. Par ailleurs, il affirme que, même si l’appelant avait eu gain de cause dans son action, il n’aurait pas accueilli l’action en garantie contre la mise en cause ni contre Honoré Michaud parce que les intimés n’ont pas, à son avis, établi l’existence d’une faute de la part de ces derniers.

[42]        En ce qui concerne les frais d’expertise comme tels, le juge de première instance rappelle que les dépens taxables au chapitre des frais d'expertise sont limités à ceux prévus par le Tarif en se basant sur les enseignements de la Cour suprême dans Aubry c. Éditions Vice-versa inc.[3] et Citadelle, coopérative des producteurs de sirop d’érable c. Fédération des producteurs acéricoles du Québec[4]. Selon le juge de première instance, la plupart des frais d'expertise réclamés pour le temps de préparation du rapport, la présence de l’expert à la Cour pour assister l’avocat, etc. doivent être considérés comme des frais hors Tarif, assimilables aux honoraires extrajudiciaires des avocats, pour lesquels aucune indemnisation ne peut être accordée.

[43]        Le juge d’instance décide que seul le coût du rapport écrit de l'expert peut être qualifié de frais d'expertise au sens de l'article 12 du Tarif. Pour ce qui est du témoignage de l’expert à l'audience, il tient le même raisonnement et décide qu’une partie peut recouvrer uniquement les montants prévus par le Règlement sur les indemnités et les allocations payables aux témoins assignés devant les Cours de justice[5].

[44]        Le juge applique ensuite la règle de la proportionnalité. Il déclare que les avocats ont le devoir de déterminer la valeur probable du litige et de commander des expertises dont le coût est proportionnel à cette valeur. Enfin, le juge tranche la question des frais d'expertise en les limitant aux coûts du rapport écrit de l’expert Paul Boissonnault (23 530,85 $), entendu à la demande des intimés dans l’action principale, et la partie du coût du rapport écrit d’André Renfer (4 131,19 $), qui a servi à établir que la mise en cause a bien exécuté son mandat de décontaminer le site dans l’action en garantie. À son avis, ce sont les seules expertises qui ont été utiles pour trancher le litige.

3.  Les questions en litige

[45]        L’appelant propose l’étude de trois questions. Les deux premières s’intéressent au lien de causalité entre la faute des intimés et le dommage subi. D’une part, il fait valoir que le juge de première instance lui a imposé un fardeau de preuve trop lourd et, d’autre part, qu’il a commis une erreur manifeste et dominante en concluant à l’absence de preuve d’un tel lien. La dernière question concerne la détermination du quantum des dommages et le rejet de sa demande de réhabilitation des sols.

[46]        Les intimés posent deux questions qui sont liées. La première concerne la nature de l’obligation contractée par la mise en cause lorsque celle-ci a accepté d’exécuter les travaux de décontamination. La seconde a trait à l’intensité de l’obligation de dédommagement qui en découle.

[47]        Les intimés et la mise en cause se portent appelants incidents. Ils plaident que le juge de première instance a commis des erreurs de droit et des erreurs de fait manifestes dans la fixation des dépens taxables pour les frais d’expertise.


4.  L’analyse

4.1  Le lien de causalité

[48]        Le premier grief de l’appelant concerne le refus du juge de première instance d’appliquer une présomption de lien de causalité entre la faute qu’il a reconnue et les dommages subis. Il se base sur les enseignements de la Cour suprême dans Morin c. Blais[6] pour affirmer qu’il a rempli son fardeau de preuve et que, dès lors, il revenait aux intimés d’établir l’existence d’une autre cause.

[49]        Pour mémoire, je rappelle les faits de l’affaire Morin c. Blais précitée. M. Morin circulait au volant de son automobile dans la même direction qu’un tracteur conduit par M. Blais. M. Morin a frappé la roue arrière du tracteur, qu’il n’a vu qu’au dernier moment, pour ensuite traverser la chaussée et entrer en collision avec une automobile qui circulait dans l’autre voie, en direction inverse. Il s’est avéré que le feu arrière gauche du tracteur ne fonctionnait pas et que le feu arrière droit était peu visible. La Cour supérieure a décidé que la signalisation inadéquate du tracteur était la cause de l’accident et que M. Blais en était le seul responsable. La Cour d’appel a infirmé le jugement et conclu que la faute de M. Blais n’avait aucunement contribué à l’accident. La Cour suprême a rétabli le jugement de première instance. Elle a écrit :

La simple contravention à une disposition réglementaire n’engage par la responsabilité civile du délinquant si elle ne cause de préjudice à personne.

Mais un bon nombre de ces dispositions concernant la circulation expriment, tout en les réglementant, des normes élémentaires de prudence. Y contrevenir est une faute civile. Lorsque, cette faute est immédiatement suivie d’un accident dommageable que la norme avait justement pour but de prévenir, il est raisonnable de présumer, sous réserve d’une démonstration ou d’une forte indication du contraire, qu’il y a un rapport de causalité entre la faute et l’accident, […][7]

[50]        En l’espèce, l’appelant invite la Cour à faire un raisonnement semblable. Une faute a été commise par les intimés, il s’agit du déversement de matière polluante dans l’environnement et un préjudice a été subi, c’est la perte de ses poissons. L’appelant en tire l’inférence que la perte de ses poissons a été causée par le déversement en question.

[51]        À mon avis, l’appelant commet une erreur en voulant transposer sans nuances les principes énoncés dans l’arrêt Morin c. Blais précité. On peut aisément concevoir que la transgression d'une norme édictée pour réglementer une activité donnée puisse, en cas de préjudice, constituer une faute engageant la responsabilité du contrevenant, mais cela n'est pas automatique. Il faut se garder d'ériger en règle générale l'idée que toute transgression d'une norme engage la responsabilité civile du contrevenant. Encore faut-il, comme toujours en cette matière, prouver le lien de causalité entre la transgression et le préjudice.

[52]        Dans un arrêt récent rendu dans Sarrazin c. Québec (Procureur général)[8], la Cour nous met en garde contre une application aveugle du principe énoncé dans Morin c. Blais précité :

[32]           Cela dit, la violation du principe, violation qui est ici indubitable, a-t-elle un lien avec l'agression dont l'appelant a été victime le 16 octobre 2002? Plus exactement, peut-on y voir la cause de cette agression?

[33]           Sans cautionner la violation, il faut répondre à cette question par la négative. Vu la façon dont le dossier a été mené en première instance, vu les allégations faites à l'encontre des intimés et du mis en cause, vu la thèse soutenue alors, vu la façon dont la défense a en conséquence été orientée, il n'est pas possible de trouver dans la preuve, à un degré qui atteigne le seuil de la prépondérance (art. 2804 C.c.Q.), un lien de causalité entre cette violation et l'agression du 16 octobre 2002. Certainement, il y a eu violation — et donc faute —, certainement, il y a eu préjudice, mais la preuve ne permet pas d'établir un lien de causalité entre les deux, ce qui est essentiel à une détermination de responsabilité. Compte tenu de l'objet des dispositions, on ne peut par ailleurs pas inférer ce lien de causalité, comme on a pu le faire par exemple dans l'arrêt Morin c. Blais.

[53]        Le lien de causalité, comme tout autre élément de la responsabilité civile, doit être prouvé selon la prépondérance des probabilités (art. 2804 C.c.Q.). Cette preuve peut être faite par tous les modes de preuve prévus, y compris par présomption de fait (art. 2811 C.c.Q.). Selon l’article 2849 C.c.Q., lorsque la preuve est faite en utilisant la présomption de fait, le tribunal ne doit prendre en considération que celles qui sont graves, précises et concordantes. À cet égard, je réfère à l’extrait suivant de l’arrêt phare rendu par la Cour sur cette notion dans Longpré c. Thériault[9] :

Pour conclure ainsi j'ai fait mienne la notion qu'avait Larombière de la norme qui s'applique en l'espèce et qu'il énonça ainsi dans son traité des obligations :

Les présomptions sont graves, lorsque les rapports du fait connu au fait inconnu sont tels que l'existence de l'un établit, par une induction puissante, l'existence de l'autre(…)

Les présomptions sont précises, lorsque les inductions qui résultent du fait connu tendent à établir directement et particulièrement le fait inconnu et contesté. S'il était également possible d'en tirer les conséquences différentes et mêmes contraires, d'en inférer l'existence de faits divers et contradictoires, les présomptions n'auraient aucun caractère de précision et ne feraient naître que le doute et l'incertitude.

Elles sont enfin concordantes, lorsque, ayant toutes une origine commune ou différente, elles tendent, par leur ensemble et leur accord, à établir le fait qu'il s'agit de prouver… Si… elles se contredisent… et se neutralisent, elles ne sont plus concordantes, et le doute seul peut entrer dans l'esprit du magistrat.

[54]        Dans le présent dossier, le préjudice subi par l’appelant ne présente pas un caractère de simultanéité tel avec la faute des intimés qu’il faille présumer un lien de causalité. En effet, les premiers signes d’un préjudice sont survenus au début juillet lorsque l’appelant a vu un effet miroir sur le lac no 2 et constaté que ses truites ne se nourrissaient plus, soit un mois et demi après la première excavation à la pelle faite le 16 mai 2001. La mortalité de plusieurs truites du même lac a été constatée le 24 juillet lorsque l’appelant et son frère ont baissé le niveau du lac. La mortalité massive des truites de tous ses lacs est survenue les 20 et 21 août soit deux mois après l’excavation à la pelle et quelques jours après l’utilisation d’une pelle mécanique le 17 août.

[55]        En conséquence, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en refusant de présumer l’existence d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice du seul fait qu’il y a eu déversement de matières polluantes dans l’environnement entre 1985 et 1993, exécution de travaux d’excavation en mai et août 2001, apparition de signes de perturbation sur le lac no 2 au début du mois de juillet et mort massive des poissons les 20 et 21 août 2001.

[56]        L’appelant devait donc prouver ce lien de causalité.

[57]        Comme deuxième moyen, l’appelant avance qu’il a fait la preuve de ce lien, d’une part, et que le refus du juge d’en reconnaître l’existence repose sur une erreur quant au fardeau applicable, d’autre part.

[58]        Je m’attarde d’abord sur le fardeau de preuve applicable. À mon avis, l’appelant a tort de prétendre que le juge de première instance a exigé une preuve de la nature d’une certitude scientifique pour établir le lien entre la mort de ses poissons et le déversement d’hydrocarbures derrière l’atelier. La lecture des paragraphes 24 à 28 du jugement de première instance convainc que le juge d’instance n’a pas exigé plus qu’une preuve selon la prépondérance des probabilités. Je conviens que l’utilisation de l’expression « sans faille »[10] n’était pas des plus heureuses, mais il ressort du raisonnement général du juge d’instance qu’il n’a pas imposé à l’appelant un fardeau de preuve indu.

[59]        L’appelant a-t-il prouvé le lien de causalité ?

[60]        Il y a eu déversement d’importantes quantités de matière polluante derrière l’atelier entre 1985 et 1993. Il y a eu exécution de travaux de restauration du site pollué les 16 mai et 17 août 2001. Il y a eu apparition de certains signes indiquant une perturbation sur le lac no 2 au début du mois de juillet, mort de nombreux poissons dans le lac no 2 avant le 24 juillet et mort massive des poissons des trois lacs, les 20 et 21 août 2001. On a retrouvé des traces d’hydrocarbures dans le lac no 2 en mai 2002. Ce sont les faits au sujet desquels il n’y a pas de discussion possible.

[61]        Comme le juge de première instance, je ne vois pas dans ces faits l’existence d’une « induction puissante »[11] qui relie le déversement ou les travaux d’excavation à la mort des poissons. À cet égard, dans l’arrêt Lacasse c. Labrecque Ltée[12], le juge LeBel rappelait ce que l’on doit rechercher :

On doit rechercher la conclusion la plus rationnelle, à partir des éléments de fait connus. Le continuum entre l'improbable, l'hypothétique, le possible, le probable et le certain ne se dégage pas toujours aisément. L'opération d'induction conduisant à la reconnaissance d'une présomption de fait, suivant la norme civile des probabilités, peut laisser une marge à un doute. Elle ne permet pas, habituellement, d'atteindre à la certitude absolue ou scientifique - si tant est que ces deux notions se confondent - ni même à celle que requiert, le plus souvent, le droit pénal, la preuve hors d'un doute raisonnable. Elle implique l'acceptation d'une solution comme la plus plausible, comme la plus raisonnable, à partir des faits trouvés et après constatation qu'aucun autre facteur connu ne semble expliquer l'état de fait observé de manière aussi rationnelle. [Je souligne]

[62]        L’appelant devait donc établir que la contamination avait migré de l’arrière de l’atelier jusqu’à ses lacs et qu’elle avait causé la mort des poissons. Il affirme que cette preuve a été faite et que le juge de première instance a commis des erreurs manifestes et dominantes dans l’appréciation de la preuve en refusant de le reconnaître. Il identifie plusieurs fautes qui se rattachent aux éléments suivants : la contemporanéité des événements, la migration de la contamination, la couche de roc fracturé, l’exploitation déficiente de la pisciculture.

[63]        L’appelant plaide que le juge de première instance a commis une erreur manifeste en affirmant que les truites étaient probablement toutes mortes avant l’exécution des travaux à la pelle mécanique du 17 août 2001.

[64]        L’appelant a raison sur ce point. Le juge a commis une erreur en affirmant que les truites étaient probablement toutes mortes avant les travaux du mois d’août. En effet, la mort massive des truites des trois lacs a été constatée les 20 et 21 août 2001. Cette erreur n’a cependant pas de conséquence en soi. Si les poissons n’étaient pas tous morts avant les travaux du mois d’août, il ressort clairement de la preuve que des signes importants de problèmes avaient été constatés au début du mois de juillet pour l’effet miroir, le manque de clarté de l’eau et la perte d’appétit des poissons dans le lac no 2, à la mi-juillet pour le film bleuté sur le lac no 2, et vers le 24 juillet pour la mortalité importante des poissons du lac no 2.

[65]        L’appelant devait établir que le matériel contaminé déversé derrière l’atelier a atteint sa pisciculture. La migration de la contamination était donc l’élément central du dossier.

[66]        Avant de traiter de cette question, il est utile de préciser quelques données factuelles. La pisciculture est située à 60 mètres du site de pollution. L’excavation réalisée à la pelle le 16 mai 2001 est de dimensions restreintes (1m x 2m) avec une profondeur de 0,5 mètre. L’excavation réalisée le 17 août 2001 comporte des dimensions plus importantes (4,5m x 5m) avec une profondeur de 1,20 mètre.

[67]        La thèse de l’appelant a consisté à dire que le fait d’avoir laissé l’excavation non couverte a permis à l’eau de pluie de s’accumuler dans le trou, de se faufiler dans la couche de roc fracturé, d’atteindre la nappe d’eau souterraine qui, par des chemins préférentiels, aurait migré vers les lacs. La thèse des intimés et de la mise en cause repose sur la prémisse que la couche de roc fracturé n’a pas été atteinte lors de l’excavation empêchant de ce fait l’eau de pluie d’atteindre les eaux souterraines. En plus, ils proposent que ces eaux n’ont pas pu contaminer les lacs parce qu’elles ne migrent pas dans cette direction, mais plutôt vers la rivière Toupiké.

[68]        L’appelant affirme que le juge de première instance a commis une erreur lorsqu’il écrit que la preuve d’experts était contradictoire sur la question de la migration des eaux. À mon avis, il a tort. La preuve d’experts était contradictoire sur plusieurs questions déterminantes. À titre d’illustration, je signale les éléments suivants :

-  Divergences quant au sens de l'écoulement de l'eau souterraine entre l'expert Caron, qui affirme qu'elle se dirige vers l’étang asséché de la parcelle 5, puis vers les lacs[13], et l'expert Boissonneault qui affirme qu'elle se dirige vers l'étang asséché de la parcelle 5, puis vers la rivière Toupiké[14]. L’expert Boissonneault ajoute que la migration de l'eau souterraine provenant de la résidence de l'appelant se dirige vers le lac 1[15].

 

-  Divergences entre les experts quant à la vitesse de l'écoulement de l'eau souterraine. L'expert Caron l'établit à plusieurs mètres par jour[16] tandis que l'expert Boissonneault ne croit pas cela possible[17]. Quant à l'expert Renfer, il partage l’avis de l’expert Boissonneault[18], même s’il reconnaît qu'il est possible que l'écoulement soit plus rapide en présence de sols plus perméables que ceux observés dans les puits d'observation[19].

 

-  Divergences entre l'établissement du niveau de la couche de roc fracturé à l'endroit de l'excavation. L'expert Caron l'établit à 1,40 mètre et croit que l'excavation aurait donc touché cette couche[20]. Quant à Boissonneault, compte tenu des rapports de sondages qu'il a effectués, il l'établit à 3,05 mètres[21].

[69]        Face à une preuve contradictoire, le juge d’instance a opté pour la thèse des intimés et conclu que l’eau s’écoulait vers la rivière Toupiké. Il a motivé ce choix en rappelant que les occupants des lieux dirigeaient eux-mêmes leurs eaux vers la rivière lors de la réalisation de certains ouvrages d’assèchement ou d’installations sanitaires.

[70]        En ce qui concerne l’hypothèse de l’appelant selon laquelle l’eau souterraine aurait été atteinte par la contamination, qu’elle aurait emprunté des chemins préférentiels pour finalement atteindre les lacs, le juge d’instance retient également la thèse des intimés. Celle-ci supporte l’idée que la couche imperméable n’a pas été traversée lors des travaux de décontamination et donc que l’eau contaminée n'a pas pu atteindre la couche de roc fracturé. Cette conclusion trouve largement appui dans la preuve. En effet, le témoin Martin Pelletier a évalué la profondeur de l’excavation du 17 août à 1,20 mètre et l’expert Boissonneault a évalué le niveau de la couche de roc fracturé à 3,05 mètres.

[71]        L’appelant ne me convainc pas d’une erreur manifeste et dominante dans les conclusions du juge de première instance de retenir la thèse des intimés plutôt que la sienne. En cette matière, la norme d’intervention d’une cour d’appel est limitée :

C'est un principe bien établi qu'une cour d'appel ne doit pas modifier les déterminations et conclusions de fait d'un juge de première instance à moins d'erreur manifeste. Comme l'indiquait le juge Fauteux de notre Cour dans l'arrêt Dorval c. Bouvier, [1968] R.C.S. 288 , à la p. 293 :

En raison de la position privilégiée du juge qui préside au procès, voit, entend les parties et les témoins et en apprécie la tenue, il est de principe que l'opinion de celui-ci doit être traitée avec le plus grand respect par la Cour d'appel et que le devoir de celle-ci n'est pas de refaire le procès, ni d'intervenir pour substituer son appréciation de la preuve à celle du juge de première instance à moins qu'une erreur manifeste n'apparaisse aux raisons ou conclusions du jugement frappé d'appel.

La position privilégiée du juge des faits ne s'étend pas seulement aux témoignages des témoins ordinaires, mais aussi à ceux des témoins experts. À cet égard, le juge Spence a écrit dans l'arrêt Joseph Brant Memorial Hospital c. Koziol, [1978] 1 R.C.S. 491 , à la p. 504 :

Je suis fermement d'avis qu'il n'est pas de la fonction d'une cour d'appel de reconsidérer ces témoignages, qu'ils portent sur des faits bruts ou des questions d'opinion professionnelle, et d'en venir à une conclusion différente, [page359] à moins que l'on puisse montrer que la preuve ne pouvait raisonnablement justifier la conclusion atteinte par le juge de première instance. [22]

[72]        Il demeure que les poissons de l’appelant sont morts et que l’on a retrouvé des traces d’hydrocarbures lourds dans des résurgences du lac no 2 lors de prélèvements faits en 2002[23]. Le juge n’est pas formel, mais il émet l’idée que la mort des poissons de l’appelant n’est pas étrangère à une mauvaise exploitation de sa pisciculture. Deux experts[24] ont aussi indiqué qu’il y avait dans l’environnement de la pisciculture deux sources de contamination distinctes, celle derrière l’atelier et un autre emplacement sur la propriété de l’appelant. En plus, la preuve a établi que l’un des puits situés sur le terrain de l’appelant était contaminé en 1999, donc bien avant les travaux d’excavation réalisés en 2001.

[73]        Il ne fait pas de doute qu’il subsiste certaines zones d’ombre dans le dossier parce que la preuve n’a pas établi la cause formelle de la mort des poissons de l’appelant. Le dossier doit cependant être évalué en fonction des règles de preuve applicables, en particulier celle de la prépondérance des probabilités. Vu l’absence de preuve d’un lien de causalité selon ce critère, l’action de l’appelant doit échouer.

[74]        J’aborderai maintenant la question des frais d’expertise.

 


4.2  Les frais d’expertise

[75]        Il s’agit de déterminer si le juge a erré dans son évaluation de l’utilité des expertises pour résoudre le litige, dans l’application la règle de la proportionnalité et dans l’établissement d’une distinction entre les frais judiciaires et extrajudiciaires des experts.

[76]        De nombreux experts ont témoigné en première instance et de nombreux rapports d'expertise ont été déposés.

[77]        L’appelant a donné mandat à la firme HGE[25] de déterminer la cause de la mortalité des poissons. Il a fait entendre les experts suivants : Carl Ulhand (vétérinaire), Michel Caron (ingénieur hydrogéologue), Donald Savard (comptable agréé) et Sylvain Savard (chimiste). Des chimistes du gouvernement ont aussi témoigné à la demande de l’appelant en tant que témoins ordinaires.

[78]        L’intimée a engagé la firme CEP[26] afin de répondre au rapport effectué par HGE. Elle a fait entendre Carl Leblanc (chimiste), Paul Boissoneault (géomorphologue), Richard Joly (comptable agréé), Jean-René Dumont (chimiste) et Stéphane Veilleux (biologiste). Des chimistes du gouvernement ont aussi témoigné en tant que témoins ordinaires.

[79]        La mise en cause a engagé la firme Technisol. Elle a fait entendre André Renfer (ingénieur des sols) et Marc Paquet (chimiste).

[80]        Voici, en rafale, le résumé des principaux rapports d’experts :

-  La firme HGE a été mandatée par l’appelant. À la suite de forages et de réalisation de tranchées, l'hydrogéologue Michel Caron a exprimé l'avis que les travaux de réhabilitation des sols de mai et août 2001 conjugués aux fortes pluies du mois d'août ont permis aux contaminants de s'infiltrer dans l'eau souterraine et d'atteindre les lacs de l’appelant par des chemins d'écoulement préférentiels.

-  La firme de consultants CEP a produit un rapport d'expertise réunissant plusieurs experts, soit deux chimistes et un géomorphologue à la demande de l’intimée. Selon eux, l'écoulement des eaux souterraines ne permet pas de conclure que la contamination a pu se rendre de l'ancien atelier aux lacs de l’appelant. En plus, la nature de la contamination derrière l'ancien atelier Gripo ne serait pas la même que celle retrouvée sur la propriété de l’appelant puisque des hydrocarbures aromatiques polycycliques « HAP » y auraient été décelés alors qu’aucun HAP n’a été retrouvé dans l'excavation derrière l’atelier.

-  Quant à la mise en cause, son expert, André Renfer de Technisol, partage l'avis de CEP et ajoute que la thèse des chemins d'écoulement préférentiels ne peut être retenue. Selon lui, l'eau souterraine ne peut s'être écoulée assez rapidement pour causer la mort massive des poissons. Quant à Marc Paquet, chimiste, celui-ci affirme que les chromatogrammes des résultats des divers échantillons  démontrent la présence de deux agents de contamination distincts.

-  Le Dr Carl Ulhand a également témoigné comme expert à la demande de l’appelant. Il dit qu'à la suite de la nécropsie des poissons que ce dernier lui avait envoyés, il est probable que la mort des truites a été causée par une exposition à une toxine. Il ne peut toutefois l'affirmer avec certitude ou encore déterminer quel type de contaminant.

-  Les intimés ont aussi produit le rapport de Stéphane Veilleux, un biologiste, qui a effectué des tests de toxicité d'une huile hydraulique sur les ombles de fontaine. Selon lui, il est impossible que les concentrations d'hydrocarbures pétroliers retrouvées dans le lac aient pu causer la mort des truites de façon aussi aiguë.

-  Des comptables ont aussi produit des rapports à la demande de l’appelant et de l’intimée pour établir la hauteur de la perte subie par l’appelant.

[81]        Les coûts d'expertise réclamés à titre de dépens sont détaillés dans le jugement de première instance de la façon suivante :

 

[142]      En demande, la nomenclature des coûts exigés est la suivante :

 

Coût de la confection des rapports, après taxes :                    77 763,47 $

Coût de la préparation du procès, après taxes :                       12 851,19 $

Coût de l'assistance au procès, après taxes :                          55 468,87 $

Coût pour les témoignages à la Cour, après taxes :                   2 329,15 $

                                                                                                                                                Total : 148 412,68 $

 

[143]     En défense et demande en garantie :

 

Coût de la confection des rapports incluant l'expertise

en chromatographie, taxes incluses :                                     114 801,81 $

Coût de la préparation du procès, taxes incluses :                   36 502,60 $

Coût de l'assistance à la Cour, taxes incluses :                     100 448,49 $

Coût des témoignages à la Cour, taxes incluses :                     5 546,50 $

                                                                                                             

                                                                                     Total : 257 299,40 $

 


[144]      Pour LER, défenderesse en garantie :

 

Coût de la confection des rapports taxes incluses :                 12 393,57 $

Coût de la préparation du procès, taxes incluses :                     4 105,55 $

Coût pour le témoignage des experts Renfer et Paquet,

taxes incluses :                                                                            2 273,30 $

Coût de l'assistance au procès, taxes incluses :                      34 027,85 $

 

                                                                                       Total : 52 800,27 $

[145]     C'est donc un procès qui, au total, a coûté en frais judiciaires et extrajudiciaires d'experts 458 512,35 $. La confection des rapports a engendré des coûts de 204 958,85 $.[27]

[82]        Comme je l’ai déjà dit, le juge de première instance a rejeté l’action principale, avec dépens incluant les frais d’expertise de 23 530,85 $. Il a aussi rejeté l’action en garantie, avec dépens incluant les frais d’expertise de 4 131,19 $.

[83]        Les intimés et la mise en cause plaident que le juge de première instance a commis des erreurs dans l’évaluation du quantum des frais d’expertise. Leurs arguments s’articulent autour des trois propositions suivantes : le juge a erré en faits et en droit dans l’examen de l'utilité des témoignages des experts, dans l’application de la règle de proportionnalité et en établissant une distinction entre les frais judiciaires et extrajudiciaires des experts.

[84]        Il est utile de reproduire les articles pertinents de la loi et de la réglementation applicables :

Le Code de procédure civile :

477. La partie qui succombe supporte les dépens, frais du sténographe compris, à moins que, par décision motivée, le tribunal ne les mitige, ne les compense ou n'en ordonne autrement.

Le tribunal peut également, par décision motivée, mitiger les dépens relatifs aux expertises faites à l'initiative des parties, notamment lorsqu'il estime que l'expertise était inutile, que les frais sont déraisonnables ou qu'un seul expert aurait suffi.

Dans le cas d'une action personnelle et sous réserve de l'article 988, la somme des frais de poursuite, à l'exclusion des frais d'exécution, que le défendeur condamné peut être appelé à payer ne doit pas excéder le montant de la condamnation, si celui-ci n'est pas supérieur au montant prévu au paragraphe a de l'article 953, à moins que, par décision motivée, le tribunal n'en ait ordonné autrement.

480. La partie qui a droit aux dépens en établit le mémoire suivant les tarifs en vigueur, et le fait signifier à la partie qui les doit, si elle a comparu, avec avis d'au moins cinq jours de la date à laquelle il sera présenté au greffier pour taxe; ce dernier peut requérir une preuve, par affidavit ou par témoins.

La taxe peut être révisée par le juge dans les 30 jours, sur demande signifiée à la partie adverse. Le jugement alors rendu est final et sujet à appel suivant les règles prévues par l'article 26.

Toutefois, sauf recours en répétition s'il y a lieu, ni la demande de révision, ni l'appel du jugement sur cette demande ne suspendent l'exécution à moins que le montant du mémoire tel que taxé ou révisé n'excède 10 000 $, auquel cas l'exécution est suspendue pour l'excédent de ce montant.

Le Tarif des honoraires judiciaires des avocats :

12. Le coût des pièces littérales, des copies de plans, des actes ou des autres documents, ainsi que le coût des expertises produites sont inclus dans le mémoire de frais, à moins que le juge n'en ordonne autrement.

Le Règlement sur les indemnités et les allocations payables aux témoins assignés devant les cours de justice :

2. Indemnité pour perte de temps :

 1. L'indemnité payable à un témoin est établie à 90 $ par journée d'absence nécessaire de son domicile. Cette indemnité est toutefois réduite à 45 $ lorsque la durée de l'absence nécessaire du domicile ne dépasse pas 5 heures.

 2. Un témoin reconnu et déclaré expert par le tribunal a droit à une indemnité de 180 $ par journée d'absence nécessaire de son domicile. Cette indemnité est toutefois réduite à 90 $ lorsque la durée de l'absence du domicile ne dépasse pas 5 heures.

[Je souligne]

[85]        Le juge d’instance a décidé que les dépens relatifs aux expertises sont limités au coût du rapport écrit selon son interprétation de l’article 12 du Tarif. Les coûts additionnels reliés à la préparation du dossier, leur présence à la cour, etc. constituent, selon lui, des frais extrajudiciaires que la partie défaillante n’a pas à supporter. Il se fonde sur les arrêts Aubry et Citadelle. J’y reviendrai.


[86]        Avant l'arrêt Hôpital Notre-Dame et Théoret c. Laurent[28], la jurisprudence refusait généralement de considérer les frais d'experts comme des dépens[29] à l’exception de la taxe du témoin expert. L'arrêt Hôpital Notre-Dame précité a marqué un tournant en ce qui concerne le droit au remboursement des frais d'expertise. La Cour suprême a décidé que la victime avait le droit de recouvrer ses frais d’experts :

Malgré la jurisprudence constante de la Cour d'appel depuis Proulx c. Cité de Hull [1947] B.R. 135], je ne puis admettre que la victime d'un quasi-délit n'ait pas le droit de recouvrer comme dommages en résultant, les débours qu'elle a dû faire pour établir l'étendue du préjudice qu'elle a souffert. Le premier juge me paraît avoir exercé judicieusement sa discrétion en appréciant la preuve à ce sujet d'une façon qui n'est pas de nature à favoriser les abus redoutés par la Cour d'appel[30].

[87]        La règle R-11 du Tarif (l’équivalent de l'actuel article 12) est entrée en vigueur en 1975. Elle prévoit que le coût des expertises produites peut être inclus dans le mémoire de frais, à moins que le juge n'en décide autrement.

[88]        À la suite de l'entrée en vigueur de cette règle, la jurisprudence majoritaire a octroyé les frais d'expertise à titre de dépens, mais en les limitant aux coûts des rapports écrits des experts. Cette jurisprudence se fondait sur une interprétation restrictive de l’expression « coût des expertises produites » figurant au Tarif et sur l’idée que cette expression référait nécessairement à un écrit, restreignant en conséquence les frais octroyés à titre de dépens à ceux reliés à la seule confection du rapport écrit de l'expert[31].

[89]        L'arrêt Massinon c. Ghys[32] a clarifié la question. La Cour y a affirmé, de manière non équivoque, que l'ensemble des frais d'experts, c’est-à-dire ceux reliés à la préparation de la cause, à la confection du rapport écrit, au témoignage et à la présence de l’expert à l'audience, pouvait être récupéré à titre de dépens :

[…]

3. Est-ce que les honoraires des docteurs Gélinas (4 500 $) et Latreille (6 012 $) pour leur préparation à l'audition, leur présence à la Cour et leur témoignage font partie des frais taxables? Je crois que oui. […]

Selon l'intimé, le coût des expertises produites ne doit comprendre que le coût de la préparation du rapport et non le coût résultant du témoignage à la cour pour soutenir le rapport ou le coût résultant de la présence à l'audition pour écouter la preuve et les experts de la partie adverse.

Je crois que l'interprétation proposée par l'intimé est trop étroite et ne tient pas compte de la dynamique actuelle des procès.  L'expertise produite vise à mon point de vue la preuve d'expertise offerte au procès.  Cette preuve comprend selon le cas un ou plusieurs rapports d'expert, la présence à la Cour pour écouter la preuve, y compris la preuve d'expertise de la partie adverse, et le témoignage de l'expert.  C'est l'ensemble de cette preuve que le juge du fond utilise pour se former une opinion et rendre son jugement.

[…] je suis d'opinion que la juge en accordant des dommages, avec dépens, a inclus dans ses dépens les honoraires résultant de la présence à la Cour et du témoignage des experts.

[Reproduction intégrale]

[90]        Je note que lorsque l'affaire Massinon a été rendue en 1998, l'article 477 C.p.c. était rédigé différemment[33]. Les modifications apportées à cette disposition[34], qui apparaissent ci-haut, confortent l'idée que le législateur a approuvé les enseignements de la Cour.

[91]        Malgré la clarté des propos de la Cour dans Massinon, la jurisprudence de la Cour supérieure est demeurée divisée. Un courant majoritaire accorde l'ensemble des frais d'expertise à la partie qui a gain de cause, incluant les honoraires et les frais de déplacement, à la condition que l'expertise soit utile et que les coûts soient raisonnables. Le courant minoritaire limite les frais d'experts à ceux liés à la production des rapports écrits.

[92]        Dans St-Anaclet (Municipalité de) c. Excavation Walter Gagné inc.[35], l’extrait suivant illustre la divergence :

[32]            Or depuis cet arrêt [Massinon], plusieurs jugements furent rendus par différentes instances. L'opinion exprimée par la Cour d'appel dans l'affaire Massinon, quoique majoritairement acceptée et appliquée, ne fait pas nécessairement l'unanimité, notamment à la Cour supérieure.

[…]

[38]            Avec respect pour l’opinion du juge Grenier, la soussignée partage l'avis des juges Allard, Godbout et Fournier. En effet, leurs décisions s'appuyant toutes 3 sur un passage non équivoque de la Cour suprême dans l’affaire Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., même si elles ont pour conséquence de revenir à la situation existante avant la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Massinon précitée, vise surtout la « remise en vigueur » des indemnités payables au témoin expert prévues à l'article 2 du Règlement sur les indemnités et les allocations payables aux témoins assignés devant les cours de justice. (R.R.Q., 1981, c. C-25, r.2). 

[93]        Le juge de première instance ne s’est pas conformé aux enseignements de la Cour dans l’affaire Massinon en se basant sur les arrêts Citadelle et Aubry. Je rappelle que dans ces arrêts, la Cour d’appel et la Cour suprême ont souligné que les dépens taxables sont limités à ceux prévus au Tarif. La solution du problème repose donc sur l’interprétation du Tarif. Or, la Cour a interprété l’article 12 du Tarif dans l’affaire Massinon et décidé que les frais d’expertise taxables comprennent le temps de préparation du rapport, de présence à la Cour, etc.

[94]        À mon avis, le juge de première instance a commis une erreur en refusant d'accepter l’autorité du précédent et en se distançant de l’interprétation donnée par la Cour à l’article 12 du Tarif dans l’affaire Massinon. Le respect de l’autorité du précédent ne relève pas du caprice, mais elle reflète un impératif d’ordre public qui est de permettre aux justiciables de régler leurs affaires dans un cadre prévisible et d’agir dans ce cadre. Le respect des précédents comporte de nombreux avantages comme l'énoncent les auteurs Émond et Lauzière :

Les avantages que comporte le respect des précédents ne s'arrêtent pas là. On en compte plusieurs, tous aussi convaincants. L'autorité reconnue aux précédents favorise aussi l'égalité devant la loi, en ce sens que des cas semblables doivent être traités de la même façon, constituant ainsi une protection contre l'arbitraire et les préjugés. Elle convainc la partie perdante dans un procès de se plier au jugement rendu, du moment qu'elle croit que la règle appliquée ne la vise pas personnellement mais plutôt comme membre d'une catégorie d'individus. Elle rend la justice plus efficace, économe de ses ressources, en accélérant le traitement des litiges et en décourageant la multiplication des poursuites judiciaires. Enfin, le respect témoigné aux précédents force le juge à peser ses motifs avec encore plus de gravité qu'il ne le ferait si ceux-ci n'avaient d'effet que dans le présent litige.[36]

[95]        Je reconnais que l’expression contenue à l’article 12 du Tarif est susceptible de deux interprétations, une plus restrictive, qui limite les dépens à la seule portion du travail qui a trait à la rédaction immédiate du rapport et l’autre, plus généreuse, qui englobe tous les travaux nécessaires à l’expertise. La Cour a opté pour une interprétation large et généreuse pour tenir compte de la réalité et de la dynamique des procès. Une expertise produite n’a, en principe, de valeur réelle que si son signataire est en mesure d’exposer son opinion dans le contexte d’un dévoilement complet de la preuve pertinente à son champ d’expertise. Cela entraîne, dans la plupart des cas, qu’il soit au courant de tout ce qui s’est dit au procès pour expliquer son avis, le compléter, le moduler à la lumière de la preuve et, le cas échéant, des témoignages des autres experts.

[96]        L'article 477 C.p.c. permet cependant au tribunal de mitiger les dépens relatifs aux expertises « notamment lorsqu'il estime que l'expertise était inutile, que les frais sont déraisonnables ou qu'un seul expert aurait suffi ».

[97]        J’aborderai maintenant la question de l’utilité des rapports d’expertise. Le juge a écrit :

[163]       Que décider des frais d’expertises taxables à l’encontre du demandeur Jean-Yves Michaud?

[164]       Tout l’aspect chimie de la preuve relié à la contamination des sols et des lacs du demandeur n’a été d’aucune utilité pour décider du litige. Il est vrai que l’allégation de la demande faisait état que des produits pétroliers lourds avaient été retrouvés dans le lac numéro 2 en mai 2002, mais cette constatation ne demandait pas la réponse qu’on a tenté de lui donner. On s’est écarté du lien à établir entre la cause et l’effet.

[165]       D’ailleurs, sans cette preuve, la contestation des défendeurs aurait réussi. L’opinion apportée par le géomorphologue, Paul Boissonnault, a été la seule, après analyse de toutes les circonstances, à être utile au Tribunal.

[166]       Il a déposé deux rapports écrits, soit le 6 octobre 2004 et le 12 mai 2005, engendrant des coûts totaux de 23 530,85 $.

[98]        À mon avis, lorsque le juge d’instance examine la question de l’utilité d’une expertise, il doit faire preuve d’une certaine souplesse et éviter de juger cette question a posteriori alors qu’il a en main toutes les réponses fournies par les parties. Il me semble, en effet, qu’il est plus logique et plus conforme à la réalité des litiges de juger de l’utilité d’une expertise en se plaçant du point de vue de la partie qui prend la décision, et cela, au moment de la prise de la décision.

[99]        Dans le présent dossier, si l’on se reporte au tout début du litige, l’appelant - qui a perdu sa pisciculture et qui tient les intimés responsables de sa perte - devait établir 1) l’existence de la contamination et la nature de celle-ci, 2) la migration de la contamination vers ses lacs, 3) l’effet de la contamination sur ses poissons et 4) la valeur de sa perte. Pour prouver ces éléments, il était utile et même nécessaire qu’il fasse appel aux connaissances d’un chimiste pour la question de la contamination, à un ingénieur ou un autre expert des sols pour expliquer le processus de propagation de la contamination, à un biologiste pour expliquer l’effet de la contamination sur les poissons et à un comptable pour évaluer sa perte.

[100]     De la même façon, les intimés, qui faisaient face à une action de plus de 1 million de dollars et à une demande non chiffrée de décontamination des sols, avaient besoin, eux aussi, de recourir à des experts pour contrer la preuve de l’appelant à l’égard de chacun des éléments précités et aussi pour établir leur droit d’action contre la mise en cause à qui ils reprochaient une faute dans l’exécution des travaux de décontamination.

[101]     Quant à la mise en cause, comme elle était visée par un recours en garantie simple, elle avait  tout intérêt à faire rejeter l’action principale, même si elle n’y était pas tenue, ainsi que l’action en garantie. Sa défense pouvait donc, en principe, viser les mêmes éléments que ceux des intimés.

[102]     À mon avis, le juge de première instance a adopté une vision trop théorique de la notion d’utilité des expertises en ne tenant pas suffisamment compte du travail pratique de l’avocat chargé de la mise en œuvre des droits de son client, que ce soit en demande ou en défense. Il me semble que l’erreur du juge d’instance, et je le dis avec les plus grands égards, résulte du fait qu’il s’est placé dans une perspective inadéquate, c’est-à-dire en ayant à l’esprit le résultat de son analyse de la preuve alors qu’il aurait dû se placer dans celle de l’appelant qui doit prouver son droit ou celles des intimés ou de la mise en cause qui doivent établir leurs moyens de défense en ayant à l’esprit les moyens pris par l’appelant pour établir son droit, y compris ses expertises.

[103]     À la fin de l’exercice, le juge de première instance a discrétion pour mitiger les dépens relatifs aux frais d’expertise, mais il doit motiver sa décision, comme le précise l’article 477 C.p.c.. En tout état de cause, ces frais doivent être raisonnables.

[104]     Ici, le juge d’instance a appliqué ce qu'il a appelé une règle de proportionnalité et il a réduit considérablement les frais d’experts en se fondant sur le principe que chaque avocat a l’obligation de déterminer la juste valeur de la réclamation et ses actions doivent être gouvernées par cette détermination plutôt que par le montant de l’action. Je ne suis pas d’accord avec cette affirmation, à mon avis trop générale, et encore moins lorsqu’il s’agit de l’appliquer à l’avocat dont le client est poursuivi en justice.

[105]     Premièrement, je suis d’avis que, même si la proposition du juge d’instance était juste, il a lui-même commis une erreur lorsqu’il a évalué la perte de l’appelant à 168 000 $. Son évaluation est réductrice et elle ne respecte pas le principe de la restitution intégrale[37]. Sans entrer dans les détails puisqu’en raison de la conclusion proposée l’exercice complet est inutile, je suis d’avis que la méthode d’évaluation retenue par le juge n’était pas de nature à indemniser l’appelant adéquatement.

[106]     Le juge de première instance a calculé la perte en se basant sur la valeur économique du bien. Or, la méthode de remplacement du bien aurait été plus adéquate dans les circonstances et elle aurait conduit à une évaluation largement supérieure à celle qu'il a retenue. Je précise, à cet égard, que la propriété de l'appelant ne pourra plus servir pour l'exploitation d'une pisciculture pour une période de 10 à 15 ans, et ce, même après une décontamination du site.

[107]     Selon les auteurs Baudouin et Deslauriers[38], la valeur économique (ou encore la valeur marchande) sert généralement de base pour le calcul de l'indemnité compensatoire. Toutefois, dans certaines situations notamment lorsque le bien est détruit ou rendu inutilisable, l’indemnisation adéquate requiert l'établissement d'une valeur de remplacement :

Lorsque le bien est complètement détruit ou rendu inutilisable, la victime devrait théoriquement obtenir le montant d'argent qu'elle devra débourser pour se le procurer à nouveau. On ne saurait lui accorder simplement le prix d'achat original, étant donné que l'inflation et la dévaluation de la monnaie ne lui permettraient probablement pas d'obtenir un remplacement adéquat, non plus, s'il s'agit d'un immeuble ancien, que le seul coût de reconstruction avec des matériaux d'origine. Cependant, lorsque l'objet avait déjà subi les assauts du temps et n'était donc pas neuf au moment où le dommage a été subi, accorder la pleine valeur de remplacement est, dans un certain sens, enrichir la victime qui se retrouve avec un objet complètement neuf et non dévalué. C'est pourquoi, en général, les tribunaux compensent ce fait en tenant compte de la dépréciation selon les circonstances[39].

[108]     Deuxièmement, il me semble que l'exigence de faire reposer sur l'avocat le soin d'évaluer la valeur du litige avant de commander une expertise ne tient pas compte de la réalité et qu'elle lui impose la tâche périlleuse de prévoir le sort du litige, du moins quant à sa valeur, et ce, à une étape souvent très préliminaire du dossier. Je suis d'avis que l'exercice proposé par le juge de première instance n'est ni souhaitable ni réaliste, surtout dans le cas de la partie qui se défend. Ceci étant, la règle à l’article 477 C.p.c. est, selon moi, suffisamment souple pour permettre au tribunal de corriger les abus, par exemple dans le cas d'une réclamation manifestement frivole ou exagérée.

[109]     Est-ce que les frais d'expertise réclamés par les intimés et la mise en cause étaient raisonnables ?

[110]     La règle de la proportionnalité a été introduite au Code de procédure civile en 2002 :

4.2. Dans toute instance, les parties doivent s'assurer que les actes de procédure choisis sont, eu égard aux coûts et au temps exigés, proportionnés à la nature et à la finalité de la demande et à la complexité du litige; le juge doit faire de même à l'égard des actes de procédure qu'il autorise ou ordonne.

[111]     Bien avant son introduction dans la législation, cette règle, qui fait appel au sens commun et qui est destinée à promouvoir l’accessibilité à la justice, était appliquée par les tribunaux. À titre d’exemple, mon collègue le juge Dalphond, alors qu’il était à la Cour supérieure, a écrit :

[29]     Ce principe du coût raisonnable d'une expertise par rapport à la nature de l'affaire soumise au tribunal est fondamental car il en va, à la limite, de l'accessibilité à la justice. En effet, rien n'empêche la personne qui décide de produire un rapport d'engager l'expert le plus onéreux qui soit, de l'entourer d'une équipe toute aussi coûteuse et de se livrer à de fréquentes consultations, discussions de stratégie, préparations de témoignage, … Elle ne peut cependant espérer, si elle a gain de cause, que le luxe dont elle a les moyens devienne un fardeau punitif pour la partie adverse. La parcimonie du Tarif en ce qui a trait aux honoraires payables aux avocats fait bien ressortir cette préoccupation du législateur ou à tout le moins, du gouvernement.[40]

[112]     Il n'est pas nécessaire, pour les fins du dossier, de tenter d'énumérer tous les facteurs pertinents à la détermination du caractère raisonnable des frais d'expertise. Il me semble que les plus évidents concernent le nombre d'experts retenus, le temps consacré au travail, leur tarif horaire, l'importance de l'équipe qui les supporte, etc. À cette étape, je conçois aussi que le juge ait à l'esprit la hauteur des frais d'expertise par rapport à l'enjeu de la cause[41].

[113]     Les intimés ont réclamé 257 299,40 $ à titre de frais d'expert. Le juge leur a accordé 23 530,85 $ représentant le coût du rapport écrit de l'expert Paul Boissonneault seulement. Pour les raisons déjà énoncées, il aurait dû prendre en compte l'ensemble des expertises et aussi ne pas limiter les coûts à ceux de la confection du rapport. Après avoir complété cet exercice, le juge devait vérifier le caractère raisonnable des frais d'expertise. En l'espèce, il y a eu une disproportion marquée et inexpliquée entre le coût des experts de l'appelant et ceux des intimés alors qu'ils faisaient face aux mêmes questions. Le juge de première instance pouvait tenir compte de cet élément pour réduire les frais d'expertise réclamés (257 299,40 $) à 125 000 $ soit un montant se rapprochant du coût des expertises de l'appelant.

[114]     Pour sa part, la mise en cause a réclamé des frais d'expertise de 52 800,27 $. Le juge de première instance lui a accordé 4 131,19 $ soit un tiers du coût de la confection des rapports (⅓ x 12 393,57 $) une portion qui, selon lui, avait trait à la question de l'exécution des travaux de décontamination. En effet, il a considéré qu'une portion importante du travail des experts (⅔) constituait un dédoublement parce que ceux-ci avaient été appelés pour les mêmes fins que ceux des intimés. Le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en tenant compte du travail en double. En revanche, il n'aurait pas dû limiter les frais à ceux de la confection du rapport, mais il aurait dû considérer également ceux afférents à la préparation, à l'assistance au procès, etc. En conséquence, les frais d'expertise de la mise en cause auraient dû être fixés à 17 600,09 $ (⅓ x 52 800,27 $).

[115]     Pour ces motifs, je propose de rejeter l'appel principal, avec dépens et d'accueillir les appels incidents des intimés et de la mise en cause, à la seule fin de substituer au paragraphe 177 du jugement dont appel, 125 000 $ à 23 530,85 $ et au paragraphe 178 du jugement, 17 600,09 $ à 4 131,19 $.

 

 

 

 

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

 



[1]     Québec, Politique de protection des sols et de réhabilitation des terrains contaminés, Ministère de l'Environnement, Les Publications du Québec, 1999.

[2]     R.R.Q. 1981, c. B-1, r. 13.

[3]     [1998] 1 R.C.S. 591 .

[4]     [2005] R.J.Q. 1000 (C.A.), 2005 QCCA 301 .

[5]     R.R.Q. 1981, c. C-25, r. 2.

[6]     [1977] 1 R.C.S. 570 .

[7]     Ibid., p. 579-580.

[8]     2010 QCCA 996 , paragr. 32 et 33.

[9]     [1979] C.A. 258 .

[10]    [27]     […] En effet, la découverte de la présence du pétrole est le point de départ d'une chaîne d'éléments factuels dont tous les maillons doivent, sans faille, relier la pollution retrouvée derrière l'atelier Gripo à celle retrouvée dans les lacs.

[11]    Selon l'expression consacrée dans Longpré c. Thériault, supra, note 9.

[12]    [1995] R.R.A. 596 (C.A.).

[13]    Témoignage de Michel Caron (expert), interrogatoire par Me Maxime Cantin, 17 mai 2007, M.A., vol. 12, p. 3698 et 3702.

[14]    Témoignage de Paul Boissoneault (expert), interrogatoire par Me Jean Fortier, 28 mai 2007, M.A., vol. 13, p. 4033-4034.

[15]    Témoignage de Paul Boissoneault (expert), interrogatoire par Me Jean Fortier, 28 mai 2007, M.A., vol. 13, p. 4047.

[16]    Témoignage de Michel Caron (expert), interrogatoire par Me Maxime Cantin, 16 mai 2007, M.A., vol. 12, p. 3678.

[17]    Témoignage de Paul Boissoneault (expert), interrogatoire par Me Jean Fortier, 28 mai 2007, M.A., vol. 13, p. 4051

[18]    Témoignage d'André Renfer (expert), interrogatoire de Me Richard R. Provost, 12 septembre 2007, M.A., vol. 14, p. 4306.

[19]    Témoignage d'André Renfer (expert), contre-interrogatoire de Me Maxime Cantin, 12 septembre 2007, M.A., vol. 14, p. 4327.

[20]    Témoignage de Michel Caron (expert), interrogatoire par Me Maxime Cantin, 16 mai 2007, M.A., vol. 12, p. 3674.

[21]    Témoignage de Paul Boissoneault (expert), interrogatoire par Me Jean Fortier, 29 mai 2007, M.A., vol. 13, p. 4051.

[22]    Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351 , aux p. 358-360.

[23]    Résurgence : Eaux d'infiltration, rivière souterraine qui ressortent à la surface; source où elles reparaissent (cf. Source vauclusienne). Définition tirée dans Paul Robert, Le Nouveau Petit Robert de la langue française 2009, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2009, p. 2226.

[24]    Il s’agit de Messieurs Marc Paquet et Jean-René Dumont.

[25]    (et à d'autres experts aussi).

[26]    (et d'autres experts aussi).

[27]    Jugement dont appel, paragr. 142-145.

[28]    [1978] 1 R.C.S. 605 .

[29]    Alicia Soldevila, La double nature des frais d'expertise, dans Développements récents en droit civil (1999), Service de la formation permanente du Barreau du Québec, 1999, p. 72; cette position était établie depuis Proulx c. Cité de Hull [1947] B.R. 135.

[30]    Hôpital Notre-Dame et Théoret c. Laurent , supra, note 28, paragr. 27.

[31]    Isabelle Hudon, Les frais d'expertise: comment les réclamer et les obtenir, dans L'évaluation du préjudice corporel, Service de la formation permanente du barreau du Québec, 2004, vol 210, p. 97.

[32]    Massinon c Ghys J.E. 98-1195 .

[33]    477.  La partie qui succombe supporte les dépens, frais du sténographe compris, à moins que, par décision motivée, le tribunal ne les mitige, ne les compense ou n'en ordonne autrement.

      Néanmoins, dans le cas d'une action personnelle et sous réserve de l'article 992, la somme des frais de poursuite, à l'exclusion des frais d'exécution, que le défendeur condamné peut être appelé à payer ne doit pas excéder le montant de la condamnation, si celui-ci n'est pas supérieur au montant prévu au paragraphe a de l'article 953, à moins que, par décision motivée, le tribunal n'en ait ordonné autrement.

[34]    L.Q. 2002, c. 7, art. 89.

[35]    J.E. 2009-1987, 2009 QCCS 4644 .

[36]    André Émond et Lucie Lauzière, Introduction à l'étude du droit, Montréal, Wilson & Lafleur, 2003, p. 145.

[37]        Art. 1611 C.c.Q. : Les dommages-intérêts dus au créancier compensent la perte qu'il subit et le gain dont il est privé.

      On tient compte, pour les déterminer, du préjudice futur lorsqu'il est certain et qu'il est susceptible d'être évalué.

[38]    Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, t. 2, 7e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 436, paragr. 1-421. Voir aussi Éloi Bernier inc. c. Côté, [1991] R.R.A. 841 (C.A.).

[39]    La responsabilité civile, ibid., p. 438, paragr. 1-422.

[40]    Gadoua c. Beaudouin, REBJ 1999-14586 (C.S.), paragr. 29.

[41]    Y.L. c. Yv.V., 2010 QCCA 808 .

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