R. c. Habib |
2017 QCCQ 1581 |
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COUR DU QUÉBEC |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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« Chambre criminelle et pénale » |
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N° : |
500-73-004402-166 |
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500-73-004401-168 |
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DATE : |
Le 6 mars 2017 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
SERGE DÉLISLE, J.C.Q. |
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LA REINE |
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Poursuivante |
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c.
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Ismaël HABIB |
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Accusé |
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JUGEMENT SUR VOIR-DIRE ADMISSIBILITÉ DES DÉCLARATIONS |
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[1] Ismaël Habib est un sujet d’intérêt pour la Gendarmerie royale du Canada (GRC) depuis plusieurs mois. Elle entreprend une enquête et décide d’utiliser une technique par scénarios faisant appel à des agents d’infiltration dans le but d’obtenir une déclaration de l’accusé. Au cours des scénarios, Ismaël Habib déclare[1] au moins deux fois vouloir quitter le Canada pour la Syrie en vue d’intégrer l’organisation terroriste État islamique (EI).
[2] Au terme de l’enquête, Ismaël Habib est accusé d’avoir tenté de quitter le Canada, ou tenté de monter dans un moyen de transport dans l’intention de quitter le Canada, dans le but de commettre un acte à l’étranger qui, s’il était commis au Canada, constituerait l’infraction visée au paragraphe 83.18(1) du Code criminel[2]. Il est également accusé d’avoir fait une déclaration fausse ou trompeuse afin d’obtenir un passeport[3].
[3] Un voir-dire est tenu pour décider de l’admissibilité des déclarations faites par l’accusé au cours de l’enquête.
[4] L’accusé soutient que la technique d’enquête utilisée est celle communément appelée « Monsieur Big» et que la nouvelle règle gouvernant l’admissibilité des aveux obtenus dans ces circonstances, élaborée par la Cour suprême dans l’arrêt Hart[4], doit s’appliquer. Il soutient que les déclarations de l’accusé, présumées inadmissibles, ne devraient pas être admises en preuve parce que l’infraction reprochée vise une intention et qu’on ne peut avouer une intention. De plus, il allègue que l’effet préjudiciable des déclarations surpasse la force probante de celles-ci.
[5] Bien que la poursuivante soit réticente à qualifier la technique d’enquête utilisée par la GRC d’opération Monsieur Big parce que selon elle le contexte factuel n’est en rien comparable au contexte décrit dans l’arrêt Hart, elle fonde quand même son argument sur la règle établie dans cet arrêt et soutient que les « dires » sont admissibles puisque la force probante l’emporte largement sur l’effet préjudiciable et qu’il y a absence totale de preuve d’une inconduite policière.
QUESTION EN LITIGE
[6] Pour déterminer de l’admissibilité des déclarations de l’accusé, le Tribunal doit statuer sur les questions suivantes :
6.1. La technique d’enquête utilisée par la GRC est-elle celle communément appelée Monsieur Big?
6.2. Si c’est le cas, la poursuivante a-t-elle démontré, selon la balance des probabilités, que la force probante des déclarations l’emporte sur les effets préjudiciables?
[7] Dans l’éventualité où le Tribunal conclut que les déclarations sont plus probantes que préjudiciables, le deuxième volet de la démarche proposée dans l’arrêt Hart n’aura pas à être examiné puisque le procureur de l’accusé concède que le comportement des policiers n’est pas répréhensible et qu’il ne se traduit pas par un abus de procédure.
CONTEXTE ET ANALYSE
[8] La qualification de la technique d’enquête utilisée par la GRC est importante puisqu’elle définira la règle juridique à appliquer pour analyser l’admissibilité des déclarations de l’accusé.
[9] Pour déterminer si la technique d’enquête utilisée en l’espèce est celle de type Monsieur Big, il importe d’identifier l’objectif visé et la méthode employée pour l’atteindre.
[10] Dans le cas présent, l’objectif de la GRC était d’obtenir une déclaration d’Ismaël Habib, dans un environnement secret et par le biais d’une entrevue structurée, de son intention de quitter le Canada dans le but de se joindre à une organisation terroriste.
[11] Pour atteindre cet objectif, la GRC met en place ce qu’elle appelle « la technique des crimes majeurs ». La GRC exploite le désir de l’accusé de quitter le Canada et crée une organisation criminelle de falsification de passeports et de passeurs. À la suite de rencontres avec l’équipe d’enquête et selon les informations fournies par un agent civil d’infiltration, un agent couvreur élabore 22 scénarios mettant en scène des agents banalisés qui jouent différents rôles et interagissent avec l’accusé. Les scénarios sont mis au point et adaptés au gré des rencontres avec l’accusé et dans la poursuite de l’objectif.
[12] Au fil des scénarios, dans lesquels l’accusé est impliqué graduellement, ce dernier est à même de mesurer la capacité de l’organisation à lui permettre de quitter le Canada dans un avenir prochain.
[13] Pour lui faire croire au sérieux de l’organisation, on fait en sorte qu’il soit témoin d’un échange avec un contact du Bureau des passeports et de la remise d’un faux à un client fictif de l’organisation. Il est par la suite témoin, dans un appartement loué par l’organisation, des derniers préparatifs du client fictif visant à permettre son entrée clandestine dans le port de Montréal afin qu’il puisse quitter le pays par bateau. Plus tard au cours de ce scénario, Ismaël Habib fait le guet à proximité de l’entrée du port et est témoin de l’entrée du client dans le port.
[14] Tout en maintenant l’intérêt de l’accusé en lui rappelant la capacité de l’organisation de lui faire quitter le pays clandestinement, le patron[5] de l’organisation donne suite à l’offre de l’accusé et lui demande s’il pourrait l’aider en escortant un autre client qui veut entrer en Syrie. Le cas échéant, cette aide vaudra à l’accusé une réduction du montant que lui réclamera l’organisation pour lui faire quitter le pays.
[15] Toutefois, avant que tout cela se concrétise, le patron insiste pour que l’accusé lui révèle tout de son précédent séjour en Syrie afin de vérifier s’il dit vrai. Le patron justifie cette exigence par la nécessité de s’assurer, avant de faire affaire avec lui, qu’il peut avoir confiance en lui et que les contacts qu’il dit avoir existent réellement. Le patron lui demande également quelles sont ses réelles intentions une fois qu’il sera en Syrie.
[16] Deux fois au cours de l’enquête, Ismaël Habib exprime sa volonté de quitter le Canada dans le but de se rendre en Syrie pour intégrer l'EI. L’enquête culmine le 25 février 2016 lorsque l’accusé rencontre le patron de l’organisation en privé, dans un local commercial loué par la GRC servant de bureau à l’organisation fictive et truffé de caméras et de micros secrets.
La technique d’enquête utilisée par la GRC est-elle celle communément appelée Monsieur Big?
[17] Au moment où la Cour suprême a rendu l’arrêt Hart, il semble que les opérations Monsieur Big présentaient sensiblement les mêmes caractéristiques : mise sur pied d’une organisation criminelle fictive ayant recours à des agents banalisés, élaboration de scénarios, création de liens avec le suspect qui en vient à travailler pour l’organisation, accroissement des responsabilités et des avantages financiers, valorisation de l’honnêteté, de la confiance et de la loyauté, menace de représailles en cas de non-respect de ces valeurs, admission du suspect dans l’organisation qui dépend de la décision de Monsieur Big et finalement, rencontre semblable à une entrevue d’embauche avec Monsieur Big.
[18] Plusieurs particularités distinguent cependant l’opération policière en l’espèce des opérations Monsieur Big connues et antérieures à l’arrêt Hart.
[19] Technique d’ordinaire utilisée pour élucider des affaires non résolues de crimes graves perpétrés dans le passé, l’enquête sur l’accusé a cela de différent qu’elle vise plutôt la révélation, la confirmation d’une intention.
[20] De plus, la GRC raffine la technique d’enquête et élimine toute forme de menace, de violence ou de coercition.
[21] Ensuite, Isamël Habib n’est pas invité à intégrer l’organisation fictive et il n’a pas d’intérêt à le faire. Il désire plutôt se prévaloir des moyens de celles-ci pour quitter clandestinement le pays pour se rendre en Syrie.
[22] Certes, l’accusé effectue certaines tâches mineures pour l’organisation fictive (courrier, guet, etc.) et éventuellement l’organisation lui propose, en échange d’une réduction du coût de son propre voyage, d’escorter un autre client de l’organisation qui souhaite lui aussi gagner la Syrie. L’organisation n’ayant pas les moyens de le faire, le patron fait valoir à l’accusé qu’il aimerait pouvoir profiter de ses connaissances et de ses contacts dans cette région. Il présente toutefois cette proposition comme étant une occasion d’affaires.
[23] Bien qu’Ismaël Habib se montre intéressé, il ressort de la preuve que son but ultime n’est pas de travailler à long terme pour l’organisation, en sol canadien à tout le moins, mais plutôt de quitter le Canada par l’entremise de celle-ci.
[24] Là se trouve le principal avantage pour l’accusé. En raison des nombreuses démarches entreprises avant sa rencontre avec l’organisation et de sa motivation manifeste à vouloir quitter le Canada pour la Syrie, cet avantage semble inestimable pour Isamël Habib. Il l’exprime clairement, lors du scénario du 14 janvier 2016, lorsqu’il dit au patron de l’organisation qu’il est prêt à faire n’importe quoi pour quitter le pays.
[25] Ainsi, le Tribunal conclut que la relation entre l’accusé et l’organisation fictive en est une d’affaires. Le patron le mentionne régulièrement et il s’exprime sans équivoque à cet égard. L’organisation fictive offre un service à l’accusé et il est manifeste, selon la preuve, qu’il devra payer pour en bénéficier. L’accusé parle même d’un contrat lors de la rencontre du 25 février 2016[6].
[26] Malgré ces distinctions, la technique utilisée lors de l’enquête visant Ismaël Habib correspond à une opération de type Monsieur Big.
[27] En effet, pour arriver à ses fins, la GRC:
· crée une organisation criminelle fictive qui fait appel à des agents banalisés;
· élabore des scénarios et crée des liens avec le suspect qui en vient à accomplir des tâches mineures pour l’organisation;
· exploite le désir d’Ismaël Habib de quitter le Canada et lui fait miroiter cette possibilité (avantage ou gratification);
· valorise l’honnêteté et la confiance;
· organise une rencontre en privé entre l’accusé et le patron de l’organisation fictive dans le but de lui soutirer une déclaration.
[28] Les modifications apportées par la GRC dans la manière d’utiliser cette technique d’enquête ne changent pas la nature de l’opération au point d’écarter l’application de la nouvelle règle de preuve[7]. Elles constituent plutôt un raffinement, une amélioration de la technique d’enquête Monsieur Big.
[29] Par conséquent, le Tribunal conclut que toutes les caractéristiques d’une opération Monsieur Big sont présentes en l’espèce et que les déclarations de l’accusé doivent être examinées à la lumière de la règle de preuve établie dans l’arrêt Hart.
La force probante des aveux l’emporte-t-elle sur les effets préjudiciables?
[30] Selon la règle de preuve établie dans l’arrêt Hart, et en faisant les adaptations nécessaires, une déclaration obtenue au terme d’une opération Monsieur Big est présumée inadmissible. Cette présomption peut être réfutée si le ministère public prouve, selon la prépondérance des probabilités, que la valeur probante de la déclaration l’emporte sur son effet préjudiciable. La valeur probante tient à la fiabilité de la déclaration[8].
[31] Pour apprécier la fiabilité d’une déclaration, le Tribunal doit :
· se pencher sur les circonstances et déterminer dans quelle mesure elles mettent en doute leur fiabilité[9];
· rechercher dans la déclaration même des éléments susceptibles de rehausser sa fiabilité[10];
· tenir compte de la preuve de l’ensemble du dossier pour déterminer s’il existe des éléments qui corroborent la déclaration. Une preuve de corroboration n’est pas absolument nécessaire, mais lorsqu’elle existe, elle peut offrir une solide garantie de fiabilité[11].
Les déclarations
[32] Dans la présente affaire, Ismaël Habib déclare deux fois vouloir quitter le Canada dans le but de se rendre en Syrie pour se joindre à l'EI.
[33] D’abord, le 14 janvier 2016, lors du scénario no 15, l’accusé dit au patron de l’organisation fictive qu’il voulait partir pour aller en Syrie. Il précise faire partie du groupe EI et que le but de ce groupe est de purifier le pays.
[34] La deuxième déclaration est faite lors du 22e et dernier scénario, le 25 février 2016. Ismaël Habib rencontre le patron de l’organisation fictive dans un local truffé de caméras et de micros.
[35] Lors de la rencontre, il déclare :
· vouloir partir par conviction religieuse. Même s’il était en sécurité avec ses enfants ici, il chercherait quand même à quitter parce que dans sa religion, il faut habiter dans un pays musulman qui applique la charia. L’EI combat pour établir un état islamique, en Irak et en Syrie[12].
· son but ultime se résume à aller en Syrie[13].
· pour lui, s’il ne meurt pas dans le chemin de Dieu, il a vécu pour rien. Eux, ils aiment la mort comme les non-musulmans aiment la vie[14].
· son but ultime est de mourir pour Dieu et avoir les 72 vierges. D’aller au front et se battre[15].
· il s’en va là-bas pour combattre et il fera partie du groupe EI[16].
· être prêt à faire le plus qu’il peut pour aider l’EI, de toutes les manières, financièrement, physiquement ou pour mourir, tout ce qu’ils ont besoin. Il dit être prêt à mourir pour eux, pour le principe. Qu’il sera avec eux tant qu’ils suivront ce que Dieu dit[17].
· il serait prêt à tout faire pour l’EI sauf des attentats ici. Sa priorité serait de défendre la Syrie et l’Irak, gagner du territoire et établir la charia[18].
· il veut aller à Raqqa, la capitale de l’EI[19].
Les circonstances des déclarations
[36] D’abord, monsieur Habib n’était pas isolé socialement, dépourvu ou vulnérable.
[37] Marié et père de deux enfants, il épouse xxxxxxxxxxxxx, en novembre 2016, comme le permet sa religion. Il emménage avec elle en décembre 2016. Des difficultés conjugales surviennent entre l’accusé et madame xxxxxxx, mais elles n’ont pas de lien avec ses rencontres avec l’organisation fictive. Elles sont plutôt liées aux pratiques religieuses, au travail de madame xxxxxxx, à la découverte du véritable état de la relation de l’accusé avec sa première femme et de ses intentions d’aller la retrouver en Syrie.
[38] Il n’a pas de trouble cognitif ni de problème de santé mentale. Au contraire, il est très organisé et élabore des plans pour quitter le Canada. Il est suspicieux, utilise de faux noms et prend des précautions lors de ses communications. Il dissimule ses liens avec l’EI et ne révèlera ceux-ci que lorsqu’il se sent en confiance avec son interlocuteur.
[39] Quant à l’opération policière, les 22 scénarios de l’enquête s’échelonnent sur cinq mois. La fréquence de ses interactions avec les agents banalisés est raisonnable et strictement liée aux affaires de l’organisation fictive. Il n’a pas noué de liens étroits avec les agents banalisés.
[40] La déclaration du 14 janvier n’est pas enregistrée. Elle est faite au restaurant, dans une atmosphère amicale où ils riaient beaucoup. La déclaration du 25 février 2016, quant à elle, a été faite dans un contexte tout aussi convivial, mais beaucoup plus formel. En effet, l’accusé est reçu par le patron de l’organisation fictive dans ses locaux. L’entrevue a été enregistrée sur vidéo.
[41] Tout aspect de violence ou de coercition est totalement absent de l’enquête. Plusieurs fois et dans différents scénarios, le patron dit à l’accusé que s’il n’aime pas ce qu’il voit ou qu’il n’approuve pas sa façon de travailler, il pouvait quitter l’endroit sans conséquence. Quant à l’insistance du patron sur la confiance, la véracité et l’honnêteté auprès de l’accusé, elle est beaucoup plus liée à l’occasion d’affaires avec un autre client plutôt qu’au départ de monsieur Habib.
[42] L’accusé n’a pas touché de sommes d’argent substantielles ou bénéficié d’autres gratifications importantes et on ne lui a pas fait miroiter la possibilité de s’enrichir davantage. D’ailleurs, l’accusé déclare qu’il se fout de l’argent et que sa seule préoccupation est de pouvoir quitter le pays[20].
[43] La GRC a toutefois exploité le fort désir de monsieur Habib de quitter le Canada pour la Syrie pour l’intéresser à son organisation fictive. Comme il ne pouvait le faire légalement et que ses tentatives passées avaient échouées, la possibilité réaliste de quitter le pays clandestinement, offerte par l’organisation fictive, valait pour lui son pesant d’or.
[44] L’exploitation de ce désir rendait-il l’accusé vulnérable au point de compromettre la fiabilité de ses déclarations? Le Tribunal conclut que non.
[45] Même si l’organisation fictive constituait son option la plus intéressante pour quitter le pays au moment de l’enquête, elle ne se limitait pas à elle. L’accusé indique clairement au patron de l’organisation fictive que si ça prend trop de temps, il trouvera une autre solution pour se rendre en Syrie[21].
[46] D’ailleurs, la preuve démontre qu’il a entrepris plusieurs démarches, toutes infructueuses, pour quitter le Canada et qu’il explorait, en même temps qu’il discutait avec l’organisation de la GRC, d’autres avenues pour le faire.
La recherche dans les déclarations d’indices de fiabilité
[47] Concernant la déclaration du 14 janvier 2016, c’est après avoir répondu affirmativement à la demande du patron de l’organisation, à savoir s’il voulait travailler pour lui, que l’accusé lui dit qu’il voulait partir. Lorsqu’il lui demande où il voulait partir, l’accusé baisse la voix et répond qu’il voulait aller en Syrie. Questionné à savoir s’il faisait partie d’un groupe, l’accusé répond oui et précise qu’il fait partie de l’EI.
[48] Les questions du patron ne sont pas insistantes et constituent simplement une suite logique de leur discussion.
[49] Il est important de noter que dès leur première rencontre, le 3 décembre 2015, l’accusé a dit au patron de l’organisation qu’il voulait quitter le pays. Il avait toutefois mentionné que c’était pour l’Algérie ou la Turquie.
[50] Le fait que l’accusé précise, sans insistance ou pression quelconque, vouloir quitter pour la Syrie et faire partie de l’EI est un indice de fiabilité important.
[51] Pour ce qui est de la déclaration du 25 février 2016, après avoir expliqué à l’accusé qu’il est libre de partir s’il n’est pas « confortable » avec ce qu’il se dira ou se fera, le patron rejette toute violence.
[52] Il rappelle l’importante des liens de confiance et il explique à l’accusé que s’il doit tout savoir sur lui, c’est pour des raisons d’affaires. En effet, le patron lui dit que c’est d’abord pour lui éviter d’avoir des problèmes une fois l’accusé rendu à destination et ensuite, parce qu’il voit en l’accusé une occasion d’affaires pour l’aider avec un autre client. Il veut avoir l’accusé comme référence[22]. Ce souci du détail rassure l’accusé[23].
[53] C’est précisément en mettant l’accent sur les détails que le patron invite l’accusé à lui raconter sa vie, son séjour en Syrie en 2013 et à expliquer les raisons pour lesquelles il veut retourner en Syrie.
[54] Ainsi, Ismaël Habib:
· parle de ses parents, de son enfance, de ses problèmes de drogues et de son engagement vis-à-vis Dieu « s’il lui sauve la vie » à la suite d’une consommation excessive de drogues. C’est pour cette raison qu’il s’est converti à la religion musulmane[24].
· raconte son séjour en Algérie, en Turquie et en Syrie. Il raconte qu’il se savait déjà surveillé par la GRC au moment de son départ et que ce n’était pas fondé à ce moment puisqu’il « n’avait encore rien fait ». Son seul contact terroriste, à ce moment, était son beau-frère[25].
· détaille et explique les différences entre la Syrie de 2013 et celle de 2016. Il explique qu’avant, n’importe qui pouvait entrer en Syrie. Que différents groupes étaient sur place et qu’il était possible de joindre n’importe quel groupe. Il précise que maintenant c’est différent et qu’un seul peut être joint[26].
· distingue l’EI d’Al Quaïda[27].
· se montre méfiant et demande au patron si son téléphone est sous écoute[28].
· explique ensuite comment la situation a changé en Syrie et il donne beaucoup de détails sur les différents groupes qu’il a connu pendant son séjour là-bas, d’août à octobre 2013. Alors qu’il y avait 70 différents groupes à cette époque, il explique qu’il y a maintenant quatre grands groupes : les Kurdes, les alliés, l’État islamique et Bachar Al-Assad[29].
· distingue chacun des groupes et il précise qu’à cause de ces changements, son expérience d’avant n’aidera pas le patron dans ses affaires. Il ajoute que ce qui lui permettra d’être utile pour lui c’est le fait que sa première femme soit au sein de l’EI et qu’il ait des contacts avec eux[30].
· mentionne qu’il peut faire entrer l’autre client du patron dans l’EI, qu’il a plusieurs contacts maintenant pour pouvoir l’y faire entrer[31].
· explique aussi comment ça se passera lorsqu’il sera accueilli par l’EI. Ça débutera par un entrainement intense d’une durée d’un mois à 40 jours. Ensuite, quelques jours de repos avec sa femme avant d’aller au front et combattre[32].
· explique que le passeport canadien que lui remettra l’organisation lui permettra de se rendre en Turquie, mais pas en Syrie. Une fois en Turquie, il n’aura plus besoin du passeport canadien et il se fera faire des pièces d’identité syriennes, pour faire croire qu’il est réfugié syrien[33].
· déclare avoir fait partie des groupes Armée Libre, Ahrar Ash-Sham et Tchétchènes pendant son séjour en Syrie. Il raconte s’être entrainé, avoir combattu et avoir frappé un prisonnier[34]. Son but à ce moment était de faire le jihad pour établir la charia. C’était de combattre pour établir un gouvernement islamique[35].
· montre un papier au patron sur lequel sont écrits les numéros pour joindre ses contacts, dont Abu Bara et Abu Ali[36].
· dit au patron que, sans vouloir lui mettre de la pression, si ça prend trop de temps pour quitter le Canada, il va essayer de trouver un autre chemin parce que chaque jour qu’il attend, il y a un risque qu’il se fasse arrêter par la police[37].
· justifie son intérêt à quitter le pays pour aller combattre en Syrie et pour aller rejoindre sa femme qui s’y trouve[38];
· offre de parler à l’autre client potentiel du patron. Que ce sera plus facile pour ce dernier s’il veut aller à Raqqa, la capitale de l’EI en Syrie plutôt qu’a Dabiq[39].
· dit avoir été content quand s’est produit l’attentat en France, mais que personnellement, il ne ferait pas[40]. Sa priorité est de libérer son pays et de contribuer au gouvernement là-bas. Sa priorité est de défendre la Syrie et l’Irak, de gagner du territoire et d’établir la charia[41].
· explique comment il pourra obtenir entre 30 000 $ et 40 000 $ d’ici un mois (20 mars 2016) pour payer son voyage par bateau[42]. Il attend la confirmation du patron pour qu’il essaie d’avoir le plus d’argent[43].
· offre au patron de parler avec son contact Abu Bara, avec quelqu’un là-bas ou avec sa femme[44].
· explique que ce n’est pas facile pour lui de répondre aux questions du patron, que c’est comme des aveux[45].
[55] Les éléments mentionnés ci-dessus sont nombreux et détaillés. Ils constituent des indices de fiabilité intrinsèque de la déclaration de l’accusé.
[56] De plus, sa méfiance concernant la possibilité que le téléphone du patron soit sous écoute et le fait qu’il soit conscient des enjeux en se dévoilant comme il le fait fournissent d’autres indices de la fiabilité de sa déclaration du 25 février 2016.
Preuves de corroboration
[57] Plusieurs éléments de preuve circonstancielle établissent également la fiabilité des déclarations. Les plus saillants sont les suivants :
L’existence de deux déclarations
[58] Le Tribunal rappelle que l’accusé a dit au patron de l’organisation fictive, le 14 janvier 2016, vouloir partir pour gagner la Syrie et faire partie du groupe EI dont la mission est de purifier le pays.
[59] Alors qu’au début de leur collaboration l’accusé soutient vouloir quitter le Canada pour l’Algérie ou la Turquie, il précise son intention d’aller en Syrie sans même que le patron ne l’amène à discuter de cela.
[60] Très brève, cette déclaration augmente considérablement la fiabilité de la déclaration du 25 février 2016.
Le témoignage de xxxxxx xxxxxxx
[61] Le témoignage de madame xxxxxxxx, deuxième épouse de l’accusé, confirme les convictions religieuses de ce dernier.
[62] Elle apprend à un moment que contrairement à ce que l’accusé lui avait dit, il n’est pas divorcé de sa première femme et qu’elle est en Syrie, et non en Algérie, avec ses enfants. Il lui dit qu’il a l’intention d’aller la rejoindre en Syrie. Elle raconte avoir entendu des conversations entre elle et lui lors desquelles sa première femme lui demande de ne rien raconter de ses plans et que comme il ne semble rien faire pour aller la rejoindre, il peut faire son jihad ici.
[63] L’accusé lui dit qu’il a, ici même, des contacts avec quelqu’un qui l’aidera à quitter le Canada par bateau. Son intention est de passer par la Turquie, de se rendre en Syrie pour rejoindre l’EI afin de combattre parce qu’ils sont en guerre pour prendre le territoire.
[64] Dans une autre conversation, l’accusé a parlé à sa première femme de ses plans et cette dernière est mécontente du fait que madame xxxxxx soit au courant. À la suite de l’appel, l’accusé a dit au témoin qu’il allait mettre une bombe dans son auto, alors qu’elle s’y trouverait avec son fils, si elle le dénonçait.
[65] Ce témoignage rehausse la fiabilité des déclarations. En effet, les intentions et les plans relatés par le témoin sont les mêmes que ceux dévoilés par l’accusé au patron lors de leur rencontre.
Le contact Abu Bara
[66] L’accusé dit à plusieurs reprises, au patron de l’organisation fictive, qu’il a un contact en Syrie qui lui permettra d’entrer dans ce pays et de rejoindre l’EI.
[67] Plusieurs éléments liés à ce contact accroissent la fiabilité des déclarations de l’accusé.
[68] Tout d’abord, le fait que l’accusé offre la possibilité au patron de parler à ce contact. Ensuite, lors de sa rencontre avec le patron, l’accusé lui montre un bout de papier sur lequel se trouvent les coordonnées pour joindre Abu Bara[46]. Finalement, un contact nommé Abu Bara a été localisé dans une tablette électronique appartenant à Ismaël Habib dont le contenu a été analysé par la GRC. La photo associée à ce contact montre un individu tenant un drapeau de l’EI. Une conversation du 22 février 2016, avec l’application Telegram, entre Abu Bara et l’utilisateur de la tablette confirme le lien entre Abu Bara et la première femme de l’accusé qui se trouve en Syrie[47].
Recherches et consultations Internet
[69] L’analyse de l’ordinateur de l’accusé révèle une série de recherches et de sites Internet consultés majoritairement en 2014. De l’ensemble, le Tribunal retient des recherches sur l’EI et le jihad (Islamic state media official, Islamic state in iraq and sham, Islamic state news, Jihadology.net, Islamhouse.com) ainsi que sur la façon de quitter le Canada illégalement, « turkey-syria crossing border », la respiration dans un conteneur maritime, guérir une blessure par balle, etc. Plusieurs sites de nouvelles traitant de la Syrie et de l’EI (sur leurs combats et leurs avancées territoriales) sont également consultés.
[70] Bien qu’éloigné dans le temps, le contenu de l’ordinateur démontre l’intérêt de l’accusé pour la Syrie et l’EI et explique la suite de ses démarches.
[71] En effet, le Tribunal rappelle que la raison pour laquelle l’accusé a quitté la Syrie après y avoir passé trois mois, en 2013, c’était pour aller chercher sa femme en Turquie et retourner en Syrie avec elle. Il a joué de malchance en se faisant arrêter par les autorités turques et renvoyer au Canada.
[72] Les recherches effectuées et les sites Internet consultés démontrent que l’accusé, dès son arrivée au Canada, s’informe de la situation là-bas et il cherche une façon d’y retourner. Les démarches entreprises par la suite s’inscrivent dans la poursuite de cet objectif.
[73] Ces recherches et les consultations Internet augmentent donc la fiabilité des déclarations d’intention de l’accusé de se rendre en Syrie pour rejoindre l’EI.
Conclusion
[74] Ces éléments de corroboration, jumelés aux circonstances dans lesquelles les déclarations sont faites et au degré de détails de celle du 25 février 2016, établissent que le seuil de fiabilité des déclarations est atteint.
L’effet préjudiciable
[75] À l’étape où nous nous trouvons, le Tribunal doit uniquement décider si la valeur probante des déclarations l’emporte sur l’effet préjudiciable.
[76] Comme dans toutes les opérations Monsieur Big, la preuve des déclarations et des divers scénarios est susceptible d’entrainer pour l’accusé un préjudice moral ou par raisonnement[48]. En effet, le Tribunal a appris que l’accusé s’est déjà rendu en Syrie pour faire le jihad, qu’il a participé à la perpétration de petits crimes fictifs qu’ils croyaient réels (transport et guet), ou qu’il a fraudé le gouvernement, et qu’il avait l’intention de commettre d’autres fraudes pour obtenir l’argent nécessaire pour quitter le pays.
[77] Tout d’abord, le Tribunal rappelle que cette preuve ne sera pas soumise à un jury. Le juge siégeant seul est capable de faire la part des choses et d’écarter les éléments préjudiciables, le cas échéant, d’une preuve.
[78] Ensuite, même s’il déclare être prêt à tout pour quitter le Canada, tout aspect de violence a vivement été rejeté par le patron de l’organisation fictive. D’ailleurs, la preuve ne révèle pas la moindre trace de violence, d’intimidation ou de coercition pendant toute la durée de l’opération.
[79] Le procureur de l’accusé soutient que l’effet préjudiciable est important puisque c’est l’insistance du patron et le désir de l’accusé de répondre à ses attentes qui amènent ce dernier à faire les déclarations.
[80] Le Tribunal ne peut retenir cet argument. Premièrement, parce que la déclaration du 14 janvier 2016 n’a nullement été sollicitée. Deuxièmement, le patron justifie son insistance par son souci des détails et pour la bonne marche de ses affaires. Ce souci des détails rassure l’accusé. Troisièmement, l’organisation fictive n’est pas la seule avenue explorée par l’accusé pour quitter le pays.
[81] Les circonstances des déclarations démontrent que l’accusé est traité avec respect et civilité par le patron tout au cours de l’opération. Lors des rencontres, le ton utilisé est cordial, le patron est poli, il offre à boire et à manger à l’accusé et ce dernier est libre de partir à tout moment. Le Tribunal ne peut identifier une preuve lui permettant de conclure que les scénarios ont eu un impact coercitif sur l’accusé. Rien ne démontre qu’il a dit ou fait quelque chose qu’il ne voulait pas dire ou faire. Au contraire, il semble emballé par l’occasion qu’il a de quitter le pays avec l’aide de l’organisation fictive et il discute de l’offre du patron de l’aider à ce qu’un autre client de l’organisation puisse quitter le Canada. Rien ne permet de conclure que le patron lui a arraché les déclarations.
[82] Finalement, le contenu de la déclaration du 25 février 2016 est cohérent, détaillé et est corroboré par de nombreux éléments qui en établissent la fiabilité[49].
[83] La valeur probante des déclarations l’emporte donc sur les effets préjudiciables.
[84] Par conséquent, les déclarations sont admissibles en preuve.
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__________________________________ SERGE DÉLISLE, J.C.Q. |
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Me Lyne Décarie et Me François Blanchette |
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Pour la poursuivante |
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Me Charles Montpetit |
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Pour Ismaël Habib |
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Dates d’audience : |
28 novembre au 9 décembre 2016 et 23 janvier 2017. |
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[1] Déclarer : « faire connaître une volonté d’une façon expresse, manifeste ». Dictionnaire Le Petit Robert, Nouvelle édition 2014, Paris, p. 633.
[2] Article 83.181 du Code criminel.
[3] Paragraphe 57(2) du Code criminel.
[4] R. c. Hart, 2014 CSC 52
[5] Personnalisé par l’agent banalisé no 3 (AI3).
[6] P-34, session 10, p. 2 au milieu.
[7] R. c. Hart, précité note 4, note de bas de page 5.
[8] R .c. Hart, précité note 4, paragr. [85].
[9] R .c. Hart, précité note 4, paragr. [102].
[10] R .c. Hart, précité note 4, paragr. [105].
[11] R .c. Hart, précité note 4, paragr. [105].
[12] P-34, session 1, p. 6.
[13] P-34, Session 2, p. 2 in fine.
[14] P-34, session 4, p. 2 et 3.
[15] P-34, session 9, p. 4 in fine et p. 5.
[16] P-34, session 10, p. 2.
[17] P-34, session 10, p. 2 in fine et p. 3.
[18] P-34, session 10, p. 3 in fine.
[19] P-34, session 11, p. 3.
[20] P-34, session 11, p.3.
[21] Témoignage du patron (AI3), scénario no15 du 14 janvier 2016 ; P-34, session 2, p. 2 et session 6, p. 4.
[22] P-34, session 2, p. 6 ; session 3, p. 3.
[23] P-34, session 1, p. 4 in fine.
[24] P-34, session 2, p. 3 et 4.
[25] P-34, session 2, p. 4 et p. 5.
[26] P-34, session 2, p. 7.
[27] P-34, session 2, p. 1.
[28] P-34, session 3, p. 2 in fine.
[29] P-34, session 3, p. 4 et début de p. 5 ; session 7, p.1.
[30] P-34, session 3, p. 5.
[31] P-34, session 3, p. 5 au milieu ; session 7, p. 3 à 5.
[32] P-34, session 4, p. 3.
[33] P-34, session 5, p.1 et p. 2 ; session 2, p.3.
[34] P-34, session 5.
[35] P-34, session 7, p. 2 ; session 9, p. 2.
[36] P-34, vidéo de l’entrevue du 25 février 2016 (transcription, session 7, p. 4.)
[37] P-34, session 6, p. 1 et p. 4.
[38] P-34, session 6, p. 5 ; session 7, p. 3.
[39] P-34, session 6, p. 5 ; session 2, p.3.
[40] P-34, session 10, p. 4 ; session 10, p. 3 au milieu.
[41] P-34, session 10, p. 3.
[42] P-34, session 10, p. 7.
[43] P-34, session 11, p. 6.
[44] P-34, session 12, p. 2 et p. 3.
[45] P-34, session 12, p. 2 in fine.
[46] P-32 et P-34 (video).
[47] P-52.
[48] R. c. Hart, précité note 4, paragr. [74]; Perreault c. La Reine, 2015 QCCA 694, paragr. [82].
[49] Perreault c. La Reine, précité note 40, paragr. [83].
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