Décision

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Anvil Mining Ltd. c. Association canadienne contre l'impunité

2012 QCCA 117

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-021701-115

(500-06-000530-101)

 

DATE :

 24 JANVIER 2012

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

ANDRÉ FORGET, J.C.A.

LORNE GIROUX, J.C.A.

RICHARD WAGNER, J.C.A.

 

 

ANVIL MINING LIMITED,

APPELANTE - Intimée

c.

 

ASSOCIATION CANADIENNE CONTRE L'IMPUNITÉ,

INTIMÉE - Requérante

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           LA COUR; - Statuant sur l'appel d'un jugement rendu le 27 avril 2011 par la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Benoît Émery), qui a rejeté une requête en exception déclinatoire fondée sur l'absence de compétence, et subsidiairement, selon la théorie du forum non conveniens;

[2]           Pour les motifs du juge Forget, auxquels souscrivent les juges Giroux et Wagner;

[3]           ACCUEILLE le pourvoi sans frais;

[4]           CASSE le jugement entrepris;

[5]           ACCUEILLE la requête pour exception déclinatoire;


[6]           REJETTE sans frais la requête pour autorisation d'intenter un recours collectif au motif que la Cour supérieure du Québec n'a pas compétence sur le litige.

 

 

 

 

ANDRÉ FORGET, J.C.A.

 

 

 

 

 

LORNE GIROUX, J.C.A.

 

 

 

 

 

RICHARD WAGNER, J.C.A.

 

Me Jean-François Lehoux

Me Pierre-Jérôme Bouchard

McCARTHY, TÉTRAULT LLP

Pour l'appelante

 

Me Bruce Johnston

Me Philippe Hubert Trudel

TRUDEL & JOHNSTON

Pour l'intimée

 

Date d’audience :

25 novembre 2011



 

 

MOTIFS DU JUGE FORGET

 

 

[7]           L'Association canadienne contre l'impunité (ACCI) a présenté en première instance une requête pour être autorisée à intenter un recours collectif contre Anvil Mining Limited (Anvil) au profit de ce groupe de personnes :

Toutes les personnes qui ont perdu un membre de leur famille, qui ont été victimes de sévices, de pillage de leurs biens ou qui ont dû fuir la ville de Kilwa en octobre 2004 suite aux actes illégaux commis par les Forces Armées de la République Démocratique du Congo;

[8]           Il n'est pas contesté que les fautes alléguées auraient été commises en République Démocratique du Congo (RDC) et que les dommages auraient été subis dans ce pays où sont domiciliés tous les membres du groupe visé par le recours collectif.

[9]           Il est également reconnu que le siège social d'Anvil est à Perth, en Australie.

[10]        Pour établir la compétence internationale des tribunaux du Québec, l'ACCI se fonde sur l'article 3148(2) C.c.Q. :

3148. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, les autorités québécoises sont compétentes dans les cas suivants:

1o         […]

2o         Le défendeur est une personne morale qui n'est pas domiciliée au Québec mais y a un établissement et la contestation est relative à son activité au Québec.

[11]        En première instance, Anvil a présenté une requête en exception déclinatoire au motif que la contestation n'est pas relative à son activité au Québec; elle plaide d'ailleurs qu'elle n'avait ni établissement ni activité au Québec en octobre 2004.

[12]        De façon subsidiaire, Anvil a plaidé que si les tribunaux du Québec avaient compétence, la Cour supérieure devrait néanmoins la décliner en vertu de la théorie du forum non conveniens aux termes de l'article 3135 C.c.Q. :

3135. Bien qu'elle soit compétente pour connaître d'un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d'une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d'un autre État sont mieux à même de trancher le litige.

[13]        Le juge de première instance n'a pas retenu les prétentions d'Anvil tant sur la question de compétence que sur celle du forum non conveniens et il a, en conséquence, rejeté sa requête en exception déclinatoire.

[14]        Vu ces conclusions, le premier juge n'a pas jugé utile de traiter de la théorie du « for de nécessité » au sens de l'article 3136 C.c.Q. :

3136. Bien qu'une autorité québécoise ne soit pas compétente pour connaître d'un litige, elle peut, néanmoins, si une action à l'étranger se révèle impossible ou si on ne peut exiger qu'elle y soit introduite, entendre le litige si celui-ci présente un lien suffisant avec le Québec.

[15]        Anvil se pourvoit avec l'autorisation d'un juge de la Cour.

 

LES PARTIES

[16]        Anvil est une société minière qui a été constituée en vertu du Business Corporation Act des Territoires du Nord-Ouest du Canada, le 8 janvier 2004, et dont le siège social, tel que déjà mentionné, est à Perth, en Australie.  La seule activité d'Anvil consiste à exploiter une mine de cuivre près de Dikulushi, en RDC.

[17]        Depuis le 1er juin 2005, Anvil a une place d'affaires dans un petit local à Montréal (170 pi. ca.) où travaille M. Robert Lavallière.

[18]        M. Lavallière utilise à temps partiel les services d'une personne pour des travaux de secrétariat.

[19]        M. Lavallière s'occupe principalement des relations avec les investisseurs et les actionnaires de l'entreprise.

[20]        L'ACCI se décrit ainsi dans sa requête en autorisation :

2.9          L'Association Canadienne contre l'impunité est une compagnie incorporée en vertu de la Partie III de la Loi sur les Compagnies du Québec (L.R.Q. c. C-38, art. 218 );

2.10       L'ACCI a été mise sur pied suite à l'initiative conjointe des cinq organismes non-gouvernementaux suivants dans le but notamment d'entreprendre le présent recours collectif : l'Association contre l'Impunité pour les droits humains (ci-après « ACIDH »), l'Association Africaine de Défense des Droits de l'Homme (ci-après « ASADHO ») le Centre Canadien pour la Justice internationale (ci-après « CCJI », Global Witness et Rights and Accountability in Development (ci-après « RAID »);


2.11       La mission de l'ACCI est décrite comme suit dans ses lettres patentes :

Assister les victimes de fautes commises par des entreprises ou des personnes dans des pays où le système judiciaire ne permet pas un accès raisonnable à la justice.

Représenter, dans le contexte d'un recours collectif, les intérêts des victimes des incidents de Kilwa en République démocratique du Congo en 2004.

            Le tout tel qu'il appert des lettres patentes, pièce R-7;

 

LES ÉVÉNEMENTS DE KILWA

[21]        Le 13 octobre 2004, un petit groupe d'individus armés, en provenance de la Zambie voisine, prétendant agir au nom du Mouvement révolutionnaire pour la libération du Katanga, est entré dans la ville de Kilwa et a proclamé l'indépendance du Katanga.

[22]        Dans les jours suivants, le gouvernement de la RDC a demandé aux officiers de l'armée de déloger ces individus et de reprendre le contrôle de la ville de Kilwa.

[23]        Cette ville est située à environ 55 kilomètres de la mine exploitée par Anvil.

[24]        La Haute Cour militaire de la RDC affirme que les combats ont fait, de part et d'autre, quelques victimes et des blessés.

[25]        Par contre, la mission de l'Organisation des Nations Unies en RDC (MONUC) affirme plutôt que les forces armées se sont livrées à un véritable massacre procédant à des exécutions sommaires et pillant les biens de la population.  Selon cette mission, des civils, au nombre de 70 à 80, auraient trouvé la mort.

[26]        Selon les prétentions d'ACCI, Anvil aurait fourni une aide logistique aux militaires lors de ces événements.  Après avoir évacué une partie de son personnel par avions à Lumbumbashi, elle aurait utilisé ses avions, au retour, pour transporter les troupes vers Kilwa.  Elle aurait également mis des camions et des chauffeurs à la disposition des forces armées et aurait fourni des rations alimentaires et du carburant.

 

Le procès et l'appel devant les cours martiales de la RDC

[27]        En 2007, après des pressions répétées de la part de la MONUC, sept militaires et trois dirigeants d'Anvil, impliqués dans les événements, ont été traduits pour crimes de guerre devant la Cour martiale de la province de Katanga en RDC.

[28]        Des victimes des événements de Kilwa se sont constituées parties civiles et ont demandé des dommages variant, selon les cas, entre 10 000 USD et 100 000 USD.

[29]        Deux militaires ont été trouvés coupables (de meurtre et non de crimes de guerre); tous les autres accusés ont été acquittés et les victimes, qui s'étaient portées parties civiles, n'ont pas obtenu compensation.

[30]        Mme Louise Arbour, alors Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, a fait part de ses préoccupations à la suite du verdict de première instance :

[…]  “I am concerned at the court’s conclusions that the events in Kilwa were the accidental results of fighting, despite the presence at the trial of substantial eye-witness testimony and material evidence pointing to the commission of serious and deliberate human rights violations”, said the High Commissioner. "I am pleased that an appellate instance will have the opportunity to revisit these findings. I urge the appeal court to fully and fairly weigh all the evidence before it reaches the appropriate conclusions that justice and the rights of the victims demand." The High Commissioner also encouraged all competent authorities in the DRC to use all available legal means to bring justice to the victims of Kilwa.

[…] The High Commissioner criticized the military court's assumption of jurisdiction over civilians in this case. "It is inappropriate and contrary to the DRC's international obligations for military courts to try civilians. While military personnel can in principle be charged by court martial, civilians may not - they should be tried before fair and independent civilian courts."[1]

[31]        En appel, devant la Haute Cour militaire de la RDC, les deux militaires reconnus coupables ont vu leurs peines réduites et ont été réintégrés dans l'armée.  Tous les acquittements ont été maintenus.  L'appel des parties civiles a été déclaré irrecevable.

[32]        Anvil a déposé en première instance une déclaration sous serment du professeur Raphaël Nyabirungu, avocat à Kinshasa, qui estime que les conditions d'un procès juste et équitable ont été satisfaites, en première instance et en appel.  Le professeur Nyabirungu est d'avis que les victimes pouvaient porter leur cause en appel devant la Cour suprême de Justice, ce qu'elles n'ont pas fait.

[33]        Le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme (HCDH) n'est pas du même avis :

869. Les décisions judiciaires dans l’affaire Kilwa illustrent, dans ce cas précis, le manque d’impartialité et d’indépendance de la justice militaire. La Cour marque clairement son parti pris en faveur des accusés, disculpant le colonel Adémar de la plupart des cas de meurtres mis à sa charge par le Ministère public, soit à titre personnel soit au titre de chef hiérarchique des auteurs desdits meurtres. Aucune référence n’est faite dans le jugement au droit international applicable en matière de crimes de guerre. Tout au long de cette affaire des interférences politiques, un manque de coopération de la part des autorités militaires et de nombreuses irrégularités ont été observées.[2]

 

Les procédures en Australie

[34]        En 2007, un recours collectif a été entrepris en Australie au nom des victimes des événements de Kilwa.  Au tout début des procédures, Anvil a demandé à avoir accès à des informations relatives au mandat des avocats des victimes, notamment aux ententes relatives aux frais.  Le juge a accordé la requête[3].

[35]        La représentante de l'ONG qui devait rencontrer les victimes pour obtenir leurs instructions aux avocats n'a pas réussi à le faire.  Selon les allégations de la requête d'ACCI, le gouvernement de la RDC aurait gêné les déplacements des victimes et des membres de l'ONG.  Des membres des ONG auraient fait l'objet de menaces de mort, incitant les victimes et leurs appuis à abandonner l'affaire.

[36]        La représentante de l'ONG a expliqué ces faits au tribunal australien[4].

[37]        Le cabinet australien Slater & Gordon, qui avait accepté le mandat, s'est finalement désisté.  Selon les prétentions d'ACCI, malgré leurs efforts les victimes ont été incapables de trouver d'autres avocats prêts à prendre leur cause en Australie.

[38]        Anvil a fourni une déclaration sous serment de l'avocat australien, S.K. Dharmananda (Senior Counsel); il exprime l'opinion suivante :

39. As discussed above, the identified plaintiffs could bring an action in negligence in the SCWA. This is confirmed by the proceedings of pre-action discovery, referred to above, which show that a cause of action for negligence against Anvil related to the events at Kilwa in 2004 can be persued.

[39]        Dans une autre déclaration sous serment, il dit ne pas avoir toute l'information nécessaire pour déterminer si le recours des victimes est prescrit.

[40]        Les avocats d'Anvil plaident qu'il était difficile pour leur expert de se prononcer sur la prescription en Australie d'un recours qui n'a pas encore été intenté.

[41]        Ils soulignent également qu'ACCI entend invoquer dans le présent litige la loi de la RDC qui prévoit une prescription de 30 ans.  On ne sait pas si la situation serait différente en Australie.

 

LE JUGEMENT DONT APPEL

[42]        Le premier juge rappelle les principes : l’ACCI doit établir que Anvil a un établissement au Québec et que la contestation est relative à son activité au Québec.

[43]        Le juge ne retient pas l'argument d'Anvil que l'établissement doit exister au moment où surviennent les faits générateurs de responsabilité.  Il affirme que cette prétendue condition n'est pas conforme à la règle de droit.  Selon lui, cette Cour aurait plutôt précisé, dans l'arrêt Rees c. Convergia[5], que l'établissement prévu à l'article 3148(2) doit exister au moment où l'action est intentée.

[44]        Le juge est d'avis qu'il doit décider «si la contestation est relative à l'établissement de Anvil à la Place Ville-Marie à Montréal au sens de l'article 3148 (2) C.c.Q.».  Il rappelle que l'interprétation à donner aux termes « la contestation est relative à son activité au Québec » de l'article 3148(2) C.c.Q. a été établie par la Cour d'appel dans l'arrêt Interinvest (Bermuda)[6] : «une personne morale étrangère ayant un établissement au Québec peut y être poursuivie si le litige est relatif à son activité au Québec, même si les décisions relatives à cette activité n'ont pas été prises par l'établissement au Québec».

[45]        Le juge applique ainsi ce principe aux faits de l'affaire :

[29] Il appert que le rôle de Robert LaVallière, vice-président affaires corporatives de Anvil à Montréal, est nécessairement lié à l'exploitation de la mine de Dikulushi au Congo puisqu'il s'agit de la seule sinon de la principale activité de Anvil. Que ce soit lorsqu'il se rend au Congo pour entretenir des liens avec le gouvernement local ou qu'il soit à Montréal pour inciter les gens d'affaires à investir dans l'entreprise, les activités de Robert LaVallière sont nécessairement liées à l'exploitation de la mine au Congo dans le cadre de laquelle les employés locaux auraient, volontairement ou non, fourni un support logistique à l'armée pour contrer une insurrection à Kilwa en octobre 2004. Le tribunal rappelle que la jurisprudence a souvent réaffirmé la grande assise juridictionnelle de l'article 3148 C.c.Q., quitte à ce que les tribunaux interviennent en vertu de l'article 3135 dans les cas où le lien ne soit ni réel ni substantiel.

[46]        Ayant conclu à la compétence des autorités québécoises, le premier juge examine l'exception du forum non conveniens invoquée par Anvil.  Il constate que Anvil n'est pas en mesure de désigner quel État, de la RDC ou de l'Australie, serait le forum le plus approprié.

[47]        Le premier juge prend acte que les événements ont donné suite à des procédures dans les deux juridictions et que les victimes y ont rencontré des difficultés importantes.  Il semble d'avis que la preuve contradictoire ne permet pas de conclure que les victimes ont eu accès à un procès juste et équitable en RDC. De plus, selon les victimes, il n'existerait plus de possibilité pour elles de se faire entendre en Australie, faute de procureurs prêts à prendre la cause.

[48]        Le juge conclut donc qu'Anvil n'a pas fait la preuve qu'une autorité étrangère est nettement plus appropriée que le Québec pour trancher le litige.

[49]        Vu ces conclusions, le premier juge n'estime pas utile de se prononcer sur le « for de nécessité » (3136 C.c.Q.).

 

QUESTIONS EN LITIGE

[50]        Le pourvoi soulève les trois questions suivantes :

1) Le premier juge a-t-il erré en droit en concluant que les autorités québécoises étaient compétentes en vertu de l'article 3148 (2) C.c.Q.?

2) Si les autorités québécoises sont compétentes en vertu de l'article 3148 (2) C.c.Q., le juge a-t-il erré en ne déclinant pas sa compétence au profit des autorités de la RDC ou de l'Australie en vertu de l'article 3135 C.c.Q.?

[51]        Si les autorités québécoises ne sont pas compétentes en vertu de l'article 3148 (2) C.c.Q., peuvent-elles l’être en vertu de l'article 3136 C.c.Q. (for de nécessité)?

 

ANALYSE

 

La compétence en vertu de l'article 3148(2) C.c.Q.

[52]        Les règles concernant la compétence internationale des autorités québécoises sont prévues aux articles 3134 à 3154 du Code civil du Québec.

[53]        La Cour suprême a prononcé un arrêt de principe à ce sujet dans l'affaire Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp.[7].

[54]        Bien que cet arrêt porte sur l'application du troisième paragraphe de l'article 3148 C.c.Q.[8], le juge LeBel énonce des principes de portée générale sur la compétence internationale du Québec.

[55]        En premier lieu, le juge LeBel rappelle les fondements du droit international privé :

[21]      Les principes de courtoisie, d'ordre et d'équité servent de guide pour trancher les principales questions de droit international privé : la simple reconnaissance de compétence, le forum non conveniens, le choix de la loi applicable et la reconnaissance des jugements étrangers.  Puisque ces trois principes se situent au cours de l'ordre juridique international privé, il n'est pas étonnant que les différentes questions soulevées par ce dernier soient étroitement liées.  […]

[56]        Le juge LeBel estime que l'on ne doit pas s'éloigner de ces principes lorsqu'on interprète les dispositions pertinentes en cette matière bien qu'ils ne soient pas contraignants :

[23]      Au Québec, en raison de la codification des règles du droit international privé, les tribunaux doivent interpréter ces règles en examinant d’abord le libellé particulier des dispositions du C.c.Q. et ensuite en cherchant à savoir si leur interprétation est compatible avec les principes qui sous-tendent les règles.  Comme les dispositions du C.c.Q. et du C.p.c. ne renvoient pas directement aux principes de courtoisie, d’ordre et d’équité, et qu’au mieux ces principes y sont vaguement définis, il est important de souligner que ces derniers ne constituent pas des règles contraignantes en soi.  Elles servent plutôt de guide à l’interprétation des différentes règles de droit international privé et renforcent le lien étroit entre les questions en litige.  (Pour une analyse des liens entre les différentes règles de droit international privé, voir : J. Talpis, « If I am from Grand-Mère, Why Am I Being Sued in Texas? »  Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Quebec-United States Crossborder Litigation (2001), p. 22 et 43-69).  […]

(je souligne)

[57]        Par la suite, le juge LeBel examine le critère du « lien réel et substantiel » pour déterminer la compétence internationale des autorités québécoises.  Il constate que la Cour suprême a toujours reconnu l'importance de ce critère, notamment dans les affaires Morguard et Hunt[9], plus particulièrement dans un contexte interprovinces :

[51]      Comme les appelantes, j’estime que les arrêts Morguard et Hunt établissent l’existence d’un impératif constitutionnel selon lequel les tribunaux canadiens ne peuvent se déclarer compétents que s’il existe un « lien réel et substantiel » : voir les motifs du juge La Forest dans l’arrêt Hunt, précité, p. 328 : « les tribunaux sont tenus, en vertu de contraintes constitutionnelles, de ne se déclarer compétents que s’il y a des liens réels et substantiels avec cet endroit » (je souligne).  Toutefois, il importe de souligner que les arrêts Morguard et Hunt ont été jugés dans le contexte de conflits de compétence interprovinciaux.  À mon avis, les conclusions précises de ces arrêts ne peuvent facilement déborder de ce contexte.  Tout particulièrement, ces deux arrêts ont renforcé et même élargi les principes de réciprocité et ils s’appliquent directement au contexte de courtoisie entre provinces qui s’insère dans la structure de la fédération canadienne; voir Morguard, précité, p. 1109, et Hunt, précité, p. 328.

[58]        Le juge LeBel exprime l'opinion que ce critère est inclus de façon implicite dans les dispositions du Code civil du Québec :

[56]      À l’examen du libellé même de l’art. 3148, on peut soutenir que la notion de « lien réel et substantiel » se trouve déjà subsumée sous les dispositions du par. 3148(3).  En effet, chacun des motifs énumérés (la faute, le fait dommageable, le préjudice, le contrat) semble être un exemple de situations qui constituent un « lien réel et substantiel » entre la province de Québec et l’action.  En fait, je doute que le demandeur qui réussit à prouver l’un des quatre motifs d’attribution de compétence, ne soit pas considéré comme ayant satisfait au critère du « lien réel et substantiel », du moins aux fins de la simple reconnaissance de compétence.

[59]        Concernant plus particulièrement le sous-paragraphe 2 de l'article 3148 C.c.Q., les avocats, de part et d'autre, ont référé aux affaires Rosdev[10], Perez[11], et Interinvest[12].

[60]        La première décision répertoriée à ce sujet est celle de la juge Marcellin, en 1994 dans l'affaire Rosdev.

[61]        Rosdev avait intenté un recours au Québec contre Allstate concernant un prêt pour refinancer un immeuble dans la ville de Québec qui lui avait été consenti par Allstate en Ontario.

[62]        Allstate avait un établissement au Québec, mais elle plaidait qu'il n'y avait pas de lien au sens de l'article 3148 (2) C.c.Q. puisqu'au Québec elle se livrait uniquement à des activités d'assurance.

[63]        La juge Marcellin ne retient pas cette prétention :

[18]      Allstate soumet que l'établissement au Québec n'œuvre pas dans le domaine du financement de l'entreprise mais uniquement dans celui de l'assurance.

[19]      Il est exact que la contestation entre les parties ne relève pas de l'assurance mais elle relève d'activités d'Allstate au Québec.

[20]      Le Tribunal est d'avis qu'en édictant un double critère à l'article 3148 C.c.Q., le législateur n'a pas voulu lier l'activité à l'établissement, mais a voulu lier l'activité à la cause de la contestation entre les parties.

[21]      Dans le cas sous étude, même si la contestation entre les parties n'est pas liée à l'établissement québécois, il n'en demeure pas moins qu'Allstate y poursuit des activités de financement de l'entreprise et c'est cette activité qui est en cause.  Les deux critères de l'article 3148.2 y sont respectés.

[…]

[24]      La preuve révèle qu'Allstate a un établissement au Québec, qu'elle y détient des créances et qu'elle y exerce plusieurs activités.  Elle possède donc plusieurs facteurs de rattachement et les critères des articles 3148.2 et 3148.3 sont respectés.

[64]        Dans l'affaire Perez en 2003, le juge Lévesque conclut qu'il ne suffit pas que la Bank of Nova Scotia poursuive des activités bancaires au Québec pour donner compétence à la Cour supérieure dans un litige relatif à un dépôt de 100 000 $ en Ontario :

[5]        The Bank of Nova Scotia, Scotia Capital Inc. et Scotia McLeod Corporation (désormais les défenderesses, pour autant que cette dernière existe à cause d'une fusion) ont un établissement au Québec, mais n'y ont pas poursuivi des activités relatives au dépôt de 100 000 $ dont il est question dans les conclusions ci-dessus relatées.  En effet, toutes les activités entre les demandeurs et les défenderesses se sont déroulées en Argentine, selon la déclaration (paragraphes 6 à 8).

[6]        Par ailleurs, aucun des paragraphes 9, 11 et 13 n'indique que la contestation entre les demandeurs et les défenderesses n'est relative à son activité au Québec.

[7]        Au contraire, les paragraphes 7 et 12 réfèrent à des activités qui ont pris place à Toronto, Ontario.

[8]        Il est au surplus fait allusion à des activités relatives aux certificats de valeurs mobilières dont il est question dans la déclaration, aux paragraphes 10 et 12 de la requête introductive d'instance.  Ces activités se sont déroulées à l'extérieur du Québec.

[9]        Il n'est pas suffisant d'affirmer que les défenderesses pratiquent des activités bancaires et financières au Québec en général comme le plaident les demandeurs en se référant aux états financiers produits comme pièce pour qu'il existe un lien de rattachement qui permette d'appliquer l'article 3148 , alinéa 2 du Code civil du Québec.

[10]      Les demandeurs n'ont pas établi comme ils en avaient le fardeau que la contestation entre les parties est relative à ses activités entre elles au Québec.

[11]      Les énoncés qui précèdent permettent de distinguer les jugements dans les causes Rosdev Investments Inc. c. Allstate Insurance Company of Canada, H.L. Boulton & Co.S.A.C.A. c. Banque Royale du Canada et A.V.S. Technologies Inc. c. Goldstar Co.

(références omises)

[65]        La Cour[13] a rejeté le pourvoi de Perez :

[1]        Appellants have not shown any error in the judgment of first instance.  We are of the view that the trial judge has correctly interpreted section 3148 (2) C.C.Q.

[66]        En 2009, l'affaire Interinvest (Bermuda) Limited de cette Cour porte également sur l'interprétation et l'application de l'article 3148(2) C.c.Q.

[67]        Au départ, on peut mentionner que le « lien réel et substantiel » avec le Québec était incontestable dans cette affaire puisque le centre opérationnel de cette entreprise était à Montréal, bien que le siège social soit situé aux Bermudes :

[7]        Bermuda est affiliée à l'intimée Interinvest Counsulting Corporation of Canada Ltd., une personne morale ayant des bureaux à Montréal (en fait, il semble que le centre opérationnel du groupe Interinvest est à Montréal dans un immeuble appelé « Maison Interinvest »).  Sur le papier à lettres de Bermuda, on peut lire les mots « affiliated offices in Montréal & Toronto, Canada Boston, USA Zurich, Switzerland ».

[68]        Le juge Dalphond procède à une revue de la doctrine et de la jurisprudence; son analyse porte essentiellement sur le deuxième critère de l'article 3148(2) C.c.Q. :

[29]      Par contre, la seule existence d'un établissement au Québec n'est pas suffisante pour conférer juridiction aux tribunaux québécois sous 3148(2) C.c.Q.; cela reviendrait à l'ancien droit, où la présence de biens au Québec était suffisante (art. 68 C.p.c.). Il faut aussi que le litige soit relatif aux activités de la société au Québec.

[30]      Une controverse semble exister sur ce deuxième élément. Pour certains auteurs, le litige doit être relatif aux activités au Québec menées à partir de l'établissement s'y trouvant, alors que le professeur Glenn, infra, et la jurisprudence s’est montrée plus libérale.

[31]      Dans Rosdev Investments Inc. c. Allstate Insurance Company of Canada, J.E. 94-1891 (C.S.), la juge Marcelin semble être la première juge à analyser la deuxième exigence du paragr. 3148(2).  Dans cette affaire, Allstate ne contestait pas posséder un établissement au Québec, mais soutenait que celui-ci ne servait qu'aux activités d'assurances alors que le litige était relatif à un prêt qu'elle devait faire à Rosdev, opération dirigée de son siège social à Toronto. La juge conclut que Allstate peut néanmoins être assignée au Québec puisque le litige relève d'activités de cette dernière au Québec. Pour elle, même si le litige n'est pas lié à l'établissement québécois, il demeure que Allstate poursuit des activités de financement au Québec; […]

[32]      Cette interprétation a été critiquée au motif qu’elle accroît excessivement le champ d’application du paragr. 3148(2) C.c.Q. puisque l’activité liée à la contestation au litige ne concernait pas l’établissement de Allstate au Québec.

[33]      Jeffrey Talpis, précité, s'exprime ainsi à la p. 24 :

Where an establishment in Quebec does exist and a dispute arises only partly out of the activities of that establishment, this should be sufficient to establish jurisdiction since art. 3148 para. 1(2) C.C.Q. does not require that the activities in question arise solely from the establishment in Quebec. It is not, however, proper grounds for jurisdiction over the foreign company under art. 3148 para. 1(2) if the dispute arises out of activities of the parent in Quebec, other than those of the establishment. A contrary result was obtained in Rosdev Investments Inc. v. Allstate Insurance Co. of Canada, but in my opinion, this interpretation attempts to authorize an expansion which is unwarranted.

[34]      Gérald Goldstein et Ethel Groffier, Droit international privé, t. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, aux pages 349 et 350, expriment aussi l'opinion que l’interprétation préconisée dans Rosdev est erronée. Conscients que le libellé de l’art. 3148(2) C.c.Q. permet une telle interprétation puisque « son » activité pourrait tout aussi bien se rattacher à l’établissement ou alors au défendeur lui-même, ils affirment néanmoins qu’une telle interprétation est contraire à l’intention qu’avait le législateur en édictant ce paragraphe. Ils sont d’avis que le but recherché par ce paragraphe est de se débarrasser de la présence d’un bien comme point de rattachement dans les causes personnelles à caractère patrimonial (qui se retrouve toutefois à l’article 68 C.p.c.). Accepter que les tribunaux québécois aient une compétence « fondée sur une dissociation entre l’activité du défendeur au Québec et la présence d’un établissement non lié à cette activité » revient, selon les auteurs, à une interprétation que le législateur a voulu écarter.

[35]      L'auteur Emmanuelli semble d'accord avec cette critique quand il écrit dans le passage cité précédemment : « les activités de la personne morale donnant lieu au litige doivent être liées à l’établissement dont elle dispose au Québec ».

[36]      Pour ma part, je suis d'avis qu'il faut retenir l'approche proposée par la juge Marcelin. Les deux critères doivent être satisfaits, mais il n'est pas requis que la décision relative à l'activité en litige ait été prise à l'établissement québécois; il suffit que l'activité en litige ait lieu au Québec et que le défendeur y ait un établissement.

[37]      C'est d'ailleurs la position que le professeur H. Patrick Glenn me semble enseigner dans « Droit international privé », dans La réforme du Code civil, t. 3, Priorités et hypothèques, preuve et prescription, publicité des droits, droit international privé, dispositions transitoires, textes réunis par le Barreau du Québec et la Chambre des notaires du Québec, Ste-Foy, P.U.L., 1993, p. 753, no 89 :

L'article 3148, para. 2, établit un nouveau chef de compétence  internationale qui est celui de l'exercice d'une activité au Québec d'une personne morale y ayant un établissement. Il faut cependant que la contestation soit relative à l'activité que la personne morale exerce au Québec. Si ce chef de compétence est nouveau, il n'est pas évident que la compétence des autorités du Québec en soit élargie. Auparavant, cette compétence a pu être fondée dans la plupart des cas sur la présence au Québec des biens d'une telle personne morale, et la compétence ainsi établie n'était pas limitée à l'activité de la personne morale au Québec. Le nouveau chef de compétence exige donc un lien plus substantiel entre la personne morale étrangère et le Québec pour fonder la compétence des autorités du Québec.

(je souligne)

[38]      En cette période de mondialisation et de communication instantanée par électronique ou autrement, il est de plus en plus difficile d'identifier le lieu où une décision est prise. Si certains documents relatifs à un prêt octroyé à un emprunteur québécois sont remis à l'établissement montréalais d'une personne morale étrangère pour décision à New York, faudrait-il conclure que le prêt est relatif à une activité de l'établissement québécois ou à une activité du siège étranger?

[39]      De même, le fait qu'une institution financière ayant un ou plusieurs établissements au Québec centralise les décisions relatives à certaines de ses activités, comme les prêts commerciaux majeurs, à son siège social à Toronto, New York ou ailleurs ne change rien au fait qu'elle pratique cette activité de financement au Québec, province où elle a un ou plusieurs établissements. Les deux éléments de 3148(2) C.c.Q. sont alors satisfaits; si l'institution, poursuivie au Québec relativement à ce prêt, veut néanmoins procéder ailleurs (sans pouvoir invoquer une clause de for), il lui reviendra de convaincre le tribunal québécois de décliner compétence sous l'art.  3135 C.c.Q. (forum non conveniens).

[40]      Cette interprétation est certes plus libérale que celle proposée par les auteurs qui critiquent le jugement Rosdev, mais elle me semble plus concorder avec l'approche généreuse adoptée par les tribunaux quant aux autres dispositions de l'art. 3148 C.c.Q., notamment le paragr. 3148(3). Dans Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite, [2002] 4 R.C.S. 205 , le juge LeBel, au nom de la Cour suprême, parle de « la large assise juridictionnelle prévue à l'art. 3148 » (paragr. 57-59).

[41]      En conclusion, une personne morale étrangère ayant un établissement au Québec peut y être poursuivie si le litige est relatif à son activité au Québec, même si les décisions relatives à cette activité n'ont pas été prises par l'établissement au Québec. Il y a alors présence des deux éléments requis pour créer un lien de rattachement suffisant avec le Québec au sens de 3148(2) C.c.Q., qui dépasse la simple présence de biens au Québec puisque le litige doit aussi découler d'activités au Québec, comme le soulignait le juge Lévesque dans Perez c. Bank of Nova Scotia, B.E. 2004BE-542 (C.S.), conf. par SOQUIJ AZ-04019613 , 2004-05-07 (C.A.)

[69]        En privilégiant l'opinion de la juge Marcellin de préférence à celle de certains auteurs, les avocats de l'ACCI plaident que le juge Dalphond a implicitement rejeté l'analyse du juge Lévesque dans l'affaire Perez; il n'en n'est rien puisque le juge Dalphond renvoie à cette décision avec approbation.

[70]        Il y a maintenant lieu d'appliquer ces principes aux faits de l'espèce.

[71]        Au départ, il est incontesté qu'Anvil n'avait ni activité ni établissement au Québec au moment des événements.

[72]        Les avocats de l'ACCI prétendent que cela est sans importance puisque les exigences de l'article 3148(2) doivent exister au moment de l'institution du recours et non au moment des faits générateurs de responsabilité.  Ils plaident que, s'il en était autrement, une société pourrait délocaliser son établissement après un comportement fautif pour éviter un recours contre elle.

[73]        Les avocats d'Anvil plaident que le premier juge et leurs adversaires se sont mépris sur leur argument : ils n'insistent pas tant sur l'absence d'établissement au Québec, en octobre 2004, que sur l'absence d'activité au Québec à cette époque.

[74]        L'ACCI affirme que cette Cour dans l'arrêt Rees[14] conclut que, dans l'analyse des critères prévus à l'article 3148(2) C.c.Q., la contemporanéité doit exister au moment de l'institution des procédures; Anvil plaide que la Cour ne conclut pas en ce sens et que, de toute façon, il s'agirait, tout au plus, d'un obiter dictum.

[75]        L'affaire Rees portait sur l'application de l'article 3149 C.c.Q. qui attribue compétence aux autorités québécoises en matière de contrat de travail et rend inopposable au travailleur la renonciation à cette compétence.

[76]        M. Rees, un citoyen américain, avait résidé à Montréal et avait travaillé à Pointe-Claire pour Convergia.  Après son congédiement, il a mis fin à son bail et est retourné aux Etats-Unis avant d'entreprendre son recours au Québec.

[77]        La juge Rayle, au nom de la Cour, conclut que, dans le cas en espèce, la contemporanéité s'appréciait au moment des faits et non au moment de l'institution du recours; elle écrit que la situation pourrait être différente en vertu de l'article 3148(2) C.c.Q. :

[47]      Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les conditions attributives de compétence des autorités québécoises ne se situent pas toujours à l’époque de l’introduction de la demande. Il peut suffire que ces conditions existent au moment où est né le droit d’action. Il en va ainsi dans le cas de l’article 3149 C.c.Q. lorsque la prestation de travail a été fournie au Québec.

[48]           Si l’on revient à l’article 3148 C.c.Q. on constate que les éléments attributifs de compétence prévus aux alinéas 1 et 2 (le domicile ou la résidence du défendeur ou l’établissement de la personne morale) doivent nécessairement exister au moment où l’action est intentée.

[49]           Il en va tout autrement quant aux alinéas 3, 4, 5 ainsi qu’au dernier paragraphe de l’article 3148 C.c.Q. Dans ces cas, les conditions attributives de compétence doivent nécessairement avoir existé avant que ne soit entrepris le recours.

[50]           Le critère de contemporanéité n’est donc pas universel; il est même plutôt exceptionnel.

[78]        Quoi qu'il en soit, je ne crois pas qu'il soit nécessaire pour les fins des présentes d'affirmer, d'une façon absolue, que les deux conditions de l'article 3148(2) C.c.Q. doivent exister au moment des faits générateurs de responsabilité ou au moment de l'institution de l'action ou aux deux époques.

[79]        Toutefois, l'absence totale d'établissement et d'activité au moment des faits générateurs est certes un élément important pour déterminer si la contestation est relative à son activité au Québec.

[80]        Cela s'applique avec d'autant plus d'acuité si on s'attache aux gestes reprochés à Anvil.

[81]        En bref, l'ACCI prétend que Anvil est responsable des dommages causés aux membres pour s'être rendue complice de « crimes de guerre » et de « crimes contre l'humanité ».

[82]        On peut citer les extraits suivants de la requête en autorisation :

2.105.   Si Anvil avait agi de manière raisonnablement prudente dans le but d'éviter de se rendre complice des crimes qui ont été commis avec son aide, elle aurait insisté pour qu'une réquisition en bonne et due forme lui soit remise avant de fournir une quelconque aide logistique aux FARDC;

2.106.   Si Anvil avait agi de manière raisonnablement prudente dans le but d'éviter de se rendre complice des crimes qui ont été commis avec son aide, elle aurait surtout insisté pour obtenir des assurances quant à la manière dont l'équipement et le personnel qui en faisait l'objet seraient utilisés;

[…]

2.167.   Il est manifeste que les exactions commises par les FARDC contre la population de Kilwa avec l'aide d'Anvil constituent les crimes de guerre et qu'en se rendant complice de ces crimes, Anvil engage sa responsabilité en vertu du droit interne congolais;

2.168.   Anvil a également violé les Principes volontaires sur la sécurité et les droits de l'homme qui ont été élaborés en 2000, suite à une collaboration entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni, les entreprises des secteurs de l'industrie extractive et de l'énergie et certaines ONG (ci-après les « Principes volontaires », tel qu'il appert d'une copie des principes volontaires, pièce R-30;

2.179.  De ce qui précède, il est manifeste que par sa complicité dans les crimes graves commis par les FARDC, Anvil a commis plusieurs fautes qui ont directement causé les dommages subis par les membres et qui engagent par le fait même sa responsabilité;

[83]        J'ai déjà mentionné que la principale fonction de M. Lavallière - le seul représentant d'Anvil au Québec - consiste à maintenir des relations avec les investisseurs et actionnaires.  Il faut dire qu'Anvil est inscrite à la Bourse de Toronto et que son établissement est situé à Montréal, depuis juin 2005, pour l'unique raison que M. Lavallière, qui réside au Québec, préfère travailler à Montréal plutôt qu'à Toronto.

[84]        M. Lavallière ne participe pas à la gestion de la mine; d'ailleurs, on peut même se demander si la décision de « collaborer », ou « de ne pas avoir refusé de collaborer » avec les militaires est reliée à la gestion proprement dite de la mine.

[85]        L'activité d'Anvil au Québec n'a rien à voir ni de près ni de loin avec la « complicité » pour commettre des « crimes de guerre » ou « crimes contre l'humanité » à l'occasion de l'exploitation d'une mine.

[86]        Il est vrai que M. Lavallière a participé, après son entrée en fonction, en juin 2005, à certains événements que l'on pourrait qualifier de « gestion de crise ».

[87]        Cela ne permet pas de conclure que la contestation est relative à l'activité d'Anvil au Québec.  D'ailleurs, telle semblait être la compréhension du premier juge lors de l'audition :

LE TRIBUNAL:

Je reviens toujours à la même question.  Mais la contestation…

Me BRUCE JOHNSTON:

Oui.

LE TRIBUNAL:

… elle porte non pas sur la gestion de crise, elle porte sur les faits générateurs de responsabilité, soit la décision, le cas échéant, d'assister, au point de vue logistique, l'Armée congolaise.

Me BRUCE JOHNSTON:

Oui.

LE TRIBUNAL:

Mais je n'ai rien qui relie monsieur Lavallière, et encore moins l'établissement, parce qu'il n'existait pas, aux faits générateurs de responsabilité, parce que votre recours collectif, encore là, porte sur le fait que la compagnie n'aurait pas dû, non, et caetera.

Me BRUCE JOHNSTON:

Oui.

LE TRIBUNAL:

Elle ne porte pas sur une mauvaise gestion de crise qui a suivi ça.

Me BRUCE JOHNSTON:

Non.  C'est vrai.

LE TRIBUNAL:

Alors il me reste quoi, là, entre le Québec, en deux…  Finalement, en deux mille quatre (2004), il me reste quoi?

Me BRUCE JOHNSTON:

Bien, en fait, monsieur le Juge, on va concéder tout de suite qu'il n'y a rien, à peu près rien, entre le Québec et les événements générateurs du litige en deux mille quatre (2004).

[88]        Je sais bien qu'au cours de l'argumentation un juge peut soulever des interrogations ou des objections qu'il mettra de côté durant son délibéré; toutefois, sa réaction initiale me paraît conforme à la règle qui doit s'appliquer.

[89]        Le juge Dalphond, dans l'arrêt Interinvest (Bermuda), adopte une interprétation libérale de l'article 3148 (2) C.c.Q. et reconnaît qu'il n'est pas nécessaire d'établir que la décision a été prise à l'établissement québécois, mais il ajoute que cela ne dispense pas de faire la démonstration que la contestation par son objet est relative à son activité au Québec.

[90]        Les avocats d'ACCI plaident qu'il s'agit d'une question de fait et que la décision du premier juge à ce sujet ne devrait pas être visée.

[91]        Avec égards, je suis d'avis que le premier juge omet de relier la contestation à une quelconque activité d'Anvil au Québec et, ce faisant, commet une erreur de droit.

[92]        En l'espèce, la contestation porte plus directement sur une forme de « complicité » entre les dirigeants d'Anvil et les autorités gouvernementales.

[93]        Je suis incapable de retracer un lien entre les prétendues fautes commises par les dirigeants d'Anvil en octobre 2004 et une activité au Québec qui aurait débuté en juin 2005, encore moins de déceler un « lien réel et substantiel » avec les autorités québécoises.

[94]        Je propose de conclure que l'article 3148 (2) C.c.Q. ne permet pas de reconnaître la compétence des autorités québécoises en l'espèce.

 

LE FORUM NON CONVENIENS

[95]        Vu l'absence de compétence des autorités québécoises, il n'est pas nécessaire de traiter de cette question bien que les faits allégués à ce sujet puissent avoir une incidence indirecte sur la prochaine question.

 

FOR DE NÉCESSITÉ

[96]        À cette étape, ACCI réitère que les victimes ne pourraient obtenir justice en RDC ni s'adresser avec succès aux tribunaux en Australie.

[97]        L'interprétation des articles 3135 et 3136 C.c.Q. procède d'une approche différente, pour ne pas dire opposée.  L'article 3135 C.p.c. précise que si l'autorité québécoise a compétence, elle ne peut décliner cette compétence que dans des circonstances exceptionnelles.  L'article 3136 C.c.Q. prévoit par ailleurs que si l'autorité québécoise n'est pas compétente, elle ne peut l'assumer que dans des circonstances exceptionnelles.

[98]        À ce sujet, le juge LeBel, alors qu'il était à cette Cour, écrit dans l'affaire Lamborghini[15] ce qui suit :

Selon ses sources législatives, cette disposition représente plutôt une exception étroite aux règles normales de compétence. Elle ne vise pas à permettre au tribunal québécois de s'approprier une compétence qu'il ne posséderait pas autrement. Elle veut régler certains problèmes d'accès à la justice, pour un plaideur qui se trouve dans le territoire québécois, lorsque le forum étranger normalement compétent lui est inaccessible pour des raisons exceptionnelles, comme une impossibilité en droit ou une impossibilité pratique, presqu'absolue. Ainsi, on peut penser à celles résultant de la rupture des relations diplomatiques ou commerciales avec un État étranger ou de la nécessité de la protection d'un réfugié politique, ou à l'existence d'un danger physique sérieux, si l'on entame un débat devant le tribunal étranger.

Tirée du droit suisse sur les conflits de lois, selon les commentaires du Ministre de la justice et certaines analyses doctrinales, cette règle d'attribution de compétence juridique conserve un caractère d'exception. Elle correspond précisément au concept même du forum de nécessité. Le commentaire du Ministre de la justice, sous l'article 3136 L.A.R.C, l'indique d'ailleurs:

«Cet article, de droit nouveau, s'inspire de la Loi fédérale sur le droit international privé suisse de 1987. Les dispositions du Titre troisième visant à prévoir de manière exhaustive la compétence internationale des autorités québécoises, il convenait d'établir une nouvelle compétence  pour les autorités québécoises afin de prévoir le cas où une procédure à l'étranger se révélerait impossible ou le cas où on ne pourrait raisonnablement exiger qu'elle y soit introduite. Il faut cependant que le litige présente un lien suffisant avec le Québec.»

Cette interprétation a été reprise par la doctrine. Ainsi, P. Glenn voit dans la règle de compétence de l'article 3136 C.c.Q. la création d'un forum de nécessité:

«74. Le for de nécessité. En suivant encore une fois le modèle suisse, notamment l'article 3 de la Loi fédérale sur le droit international privé, l'article 3136 crée un for dit "de nécessité" au Québec, au cas où une action à l'étranger se révèle impossible ou si on ne peut exiger qu'elle y soit introduite. Cette compétence existerait bien qu'une autorité québécoise ne soit pas ordinairement compétente pour connaître le litige, mais elle exigerait quand même que le litige présente "un lien suffisant" avec le Québec (art. 3136). Le for ainsi créé est un for subsidiaire, mais il s'agit d'éviter un déni de justice et non pas simplement d'accommoder l'une des parties. L'on donne les exemples en droit suisse du réfugié qui ne peut pas poursuivre dans le pays dans lequel il a été persécuté, ou la demande urgente qui ne pourrait pas être entendue à temps à l'étranger. La Cour d'appel a reconnu aussi que la compétence des tribunaux du Québec en matière de garde peut exister sur la base de la simple présence de l'enfant au Québec, au cas où il existe un danger immédiat, manifeste et sérieux.» ( op. cit., p. 744; voir aussi J.A. Talpis et G. Castel, "Interprétation de la règle de droit international privé", dans La réforme du Code civil, Barreau du Québec et Chambre des Notaires du Québec, P.U.L., Sainte- Foy, 1993, pp. 900-901).

            L'article 3136 C.C.Q. exprime une règle d'exception basée sur l'impossibilité démontrée d'avoir accès au tribunal étranger dans un litige qui possède un lien suffisant avec le Québec.  […]

(je souligne)

[99]        Le fardeau repose maintenant sur l'ACCI alors qu'il reposait sur les épaules d'Anvil lorsqu'elle plaidait que le Québec n'était pas un forum conveniens.

[100]     Le professeur Raphaël Nyabirungu exprime l'avis que les victimes auraient pu saisir la cour suprême de justice de la RDC; l'ACCI ne présente pas de preuve à l'effet contraire; elle se contente de déposer des rapports d'organismes internationaux qui ont déploré le déroulement des procédures devant les cours martiales.

[101]     On peut croire que, dans plusieurs pays, les citoyens ne reçoivent pas devant les tribunaux un traitement juste et équitable selon les critères reconnus par la communauté internationale.  Cela ne s'applique pas, de toute évidence, à l'Australie.  Dans ce pays, on mentionne des difficultés qui résultent d'un manque de collaboration des autorités de la RDC.  Il n'y a pas d'éléments au dossier qui permettent de croire que la situation serait différente si la procédure devait se dérouler à Montréal.

[102]     En somme, le seul motif qui empêcherait les victimes de s'adresser aux tribunaux en Australie - le pays où Anvil a son siège social, lieu où ont vraisemblablement été prises les décisions alléguées par l'ACCI, à moins qu'elles n'aient été prises en RDC, - serait, selon l'allégation de l'ACCI, la difficulté de convaincre des avocats d'entreprendre des procédures.  On ne sait d'aucune façon quelles démarches ont été entreprises à cette fin.

[103]     L'ACCI ne démontre pas l'impossibilité d'avoir accès à un tribunal étranger et n'établit pas que le litige possède un lien suffisant avec le Québec, pour reprendre les critères du juge LeBel dans l'affaire Lamborghini[16].

 

CONCLUSION

[104]     Il est regrettable de constater que des citoyens ont autant de difficulté à obtenir justice; malgré toute la sympathie que l'on doit éprouver pour les victimes et l'admiration que suscite l'engagement des ONG à l'intérieur de l'ACCI, je suis d'avis que la législation ne permet pas de reconnaître que le Québec a compétence pour entendre ce recours collectif.

[105]     Compte tenu des circonstances, il n'y a pas lieu d'accorder de frais.

 

 

 

ANDRÉ FORGET, J.C.A.

 



[1]     United Nations - press release : disponible en ligne à http://www.ohchr.org.

[2]     Rapport Mapping de l'ONU, août 2010.

[3]     Pierre v. Anvil Mining Management NL, [2008] WASC 30.

[4]     Pierre v. Anvil Mining Management NL, [2008] WASC 30 (S).

[5]     Rees c. Convergia, 2005 QCCA 353 , J.E. 2005-738 .

[6]     Interinvest (Bermuda) Ltd. c. Herzog, 2009 QCCA 1428 , J.E. 2009-1451 (C.A.).

[7]     Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp ., [2002] 4 R.C.S. 205 .

[8]     3o Une faute a été commise au Québec, un préjudice y a été subi, un fait dommageable s'y est produit ou l'une des obligations découlant d'un contrat devait y être exécutée;

[9]     Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077 ; Hunt c. T & N PLC, [1993] 4 R.C.S. 289 .

[10]    Rosdev investments Inc. c. Allstate Insurance Company of Canada, [1994] R.J.Q. 2966 (C.S.).

[11]    Perez c. Bank of Nova Scotia, B.E. 2004BE-542 (C.S.).

[12]    Interinvest (Bermuda) Ltd. c. Herzog, 2009 QCCA 1428 ,J.E. 2009-1451 (C.A.).

[13]    Perez c. Bank of Nova Scotia, AZ-04019613 (C.A.)

[14]    Rees c. Convergia, supra, note 5.

[15]    Lamborghini (Canada) Inc. c. Automobile Lamborghini S.P.A., [1997] R.J.Q. 58 (C.A.).

[16]    Supra, note 15.

AVIS :
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