[1] Les appelantes se pourvoient contre un jugement prononcé le 22 mars 2010 par la Cour supérieure du district de Montréal (honorable Benoît Emery), qui leur a interdit de louer au Groupe Archambault un espace commercial dans la phase III du Quartier Dix30 à Brossard, tant qu'elles seront liées à l'intimée aux termes d'un bail signé entre les parties, les 14 septembre et 2 octobre 2006.
[2] L'intimée se présente comme le plus important vendeur de livres au Canada. Elle exploite 247 magasins répartis dans les dix provinces et emploie près de 6 000 personnes. Elle a signé avec les appelantes un bail pour un local situé dans le centre commercial Quartier Dix30 à Brossard. La clause pertinente du bail est rédigée de la façon suivante :
Provided that the Tenant is not in material default under the Lease and is itself operating in the entire Leased Premises (including with any permitted licensee or subtenant operating from time to time within the Indigo concept, such as a coffee shop or wine bar in the Leased Premises in accordance with this Lease), the Landlord shall not lease, nor allow to be leased, any other premises in the Centre or any adjacent lands eventually acquired by the Landlord as the case may be, to any tenant whose principal use is the sale of books (the "Exclusive Use"). Notwithstanding the foregoing, the Exclusive Use shall not apply (i) to any single tenant for premises of fifty thousand (50,000) square feet or more located on such adjacent lands eventually acquired by the Landlord or (ii) to any single user as purchaser of lands of fifty thousand (50,000) square feet or more located on such adjacent lands eventually acquired by the Landlord.
Any exclusive right granted to the Tenant under this section shall be deemed to be a personal right of the Tenant and shall not be assignable or transferable by the Tenant nor shall it pass to or devolve upon any other assignee or transferee of this Lease or of the rights granted thereby or subtenant of the whole or a portion of the Leased Premises unless the Lease is duly assigned or the Leased Premises are sublet to a comparable operator such as but not limited to Archambault or Barnes & Noble.
[Notre soulignement]
[3] Les appelantes plaident que cette clause leur permet de louer un local au Groupe Archambault pourvu que l'exploitation par ce dernier de la vente au détail de livres ne dépasse pas une limite de 25 % de ses « revenus bruts mensuels en vente, location ou distribution de livres ou billets de spectacles, et 25 % de l'inventaire en magasin ».
[4]
L'intimée a demandé l'autorisation de faire la preuve du déroulement des
négociations qui ont mené à la signature du bail en faisant valoir que
l'interprétation de l'expression « principal use » utilisée dans la
clause précitée est ambiguë (art.
[5] Le juge de première instance a conclu que l'expression « principal use » est ambiguë. Il écrit :
[54] Se pose alors la question de déterminer comment évalue-t-on l'activité principale d'un commerce :
a) en fonction de la superficie du magasin consacrée aux livres ?
b) en fonction de la façon dont le commerce s'affiche au public ? (prédominance ou importance des termes « vente de livres » sur une enseigne ou dans la publicité)
c) en fonction du pourcentage du volume de ventes brutes de livres ?
d) pourcentage des profits nets ?
e) l'ensemble de ces facteurs ?
f) doit-on aussi tenir compte des ventes de livres par internet ?
g) quel pourcentage doit-on retenir pour déterminer ce qu'est l'activité principale ?
h) le pourcentage d'inventaire de livres se calcule-t-il en rapport avec tous les livres vendus ou simplement les livres francophones ?
[6] Il a donc permis aux parties d'expliquer le déroulement des négociations et, plus particulièrement, le cheminement suivi par les parties pour conclure la clause pertinente. Il a retenu de la preuve que l'intimée a toujours affirmé qu'elle n'accepterait pas de cohabiter dans le centre commercial avec le Groupe Archambault. Elle a donc requis que le bail comporte une clause d'exclusivité. Les appelantes ne se sont pas opposées à cette demande. Le libellé de la clause d'exclusivité a cependant fait l'objet d'échanges entre les parties que le juge de première instance décrit de la façon suivante :
[64] C'est la demanderesse, par l'entremise de Jeri Brodie de la firme Orange qui a demandé que le bail comporte une clause d'exclusivité. Devimco ne s'y est jamais opposée bien que le libellé ait fait l'objet de négociations entre les parties. Jeri Brodie a d'abord proposé le libellé suivant :
Exclusive
The Landlord shall not lease, nor allow to be leased, any other premise in the Shopping Center, for the tenant's principal use.
[65] Éric Foster a proposé la modification suivante :
Exclusive
The Landlord shall not lease, nor allow to be leased, any other premise in the Shopping Center, for the tenant's principal use, being the operation of a retail store selling books (including books or tapes and other such formats) as outlined above.
[66] Éric Foster avait suggéré cet ajout pour préciser les termes « principal use ».
[67] Par la suite, Devimco a proposé le libellé suivant :
Exclusivity
Provided that the Tenant is not in default under the Lease and is itself in occupancy of the whole Premises, the Landlord shall not lease, nor allow to be leased, any other premises in the Centre to any tenant whose principal use is the retail sale of books (the "Exclusive Use").
[68] En avril 2005, les parties se sont finalement entendues sur le libellé suivant :
Exclusivity
Provided that the Tenant is not in material default under the Lease and is itself in occupancy of the whole Premises, the Landlord shall not lease, nor allow to be leased any other premises in the Centre or any adjacent lands eventually acquired by the Landlord, as the case may be, to any tenant whose principal use is the retail sale of books (the "Exclusive Use").
[Références omises]
[7] Les appelantes se pourvoient. Elles font d'abord valoir que le juge de première instance a erré en droit en concluant que la clause pertinente du bail est ambiguë. Elles ajoutent ensuite que le juge a commis une erreur en réécrivant la clause, en omettant de tenir compte de la clause de façon globale et en lui donnant une interprétation déraisonnable.
[8] Les appelantes ont tort.
[9] La détermination du caractère clair ou ambigu d'un contrat est un processus discrétionnaire qui donne au juge saisi de l'interprétation du texte un degré certain de latitude pour décider de cette question :
[…] La détermination du caractère clair ou ambigu du contrat est un processus qui ne peut être étudié qu'au cas par cas puisque, comme le souligne un auteur, « aucun texte ne fournit les critères du doute ou de l'ambiguïté ». C'est dire que le tribunal a toute discrétion pour décider si un contrat est clair ou ambigu.
L'ambiguïté peut d'abord provenir des termes mêmes de la convention : un mot ayant plusieurs acceptions, une syntaxe malhabile ou une contradiction entre certaines clauses du contrat en sont des exemples. Par ailleurs, un texte qui apparaît clair à sa face même peut donner lieu à interprétation lorsqu'il appert que ce qui est exprimé ne reflète pas l'intention véritable des parties contractantes : le juge fera alors prévaloir la volonté interne sur la volonté déclarée.[1]
[Notre soulignement]
[10] En conséquence, une cour d'appel doit faire preuve de retenue et de déférence envers l'appréciation du juge d'instance puisqu'il s'agit d'une question de fait[2].
[11] En l'espèce, le juge de première instance a eu raison de conclure au caractère ambigu de la clause. L'explication qu'il donne au paragraphe 54 de son jugement est des plus convaincantes. Les appelantes n'ont apporté aucun argument satisfaisant pour permettre d'affirmer que l'expression « principal use » est claire. Au contraire, les diverses questions soulevées par le juge d'instance au paragraphe précité demeurent sans réponses et elles démontrent l'ambiguïté du texte.
[12] Partant, il était raisonnable de recourir à la preuve testimoniale du déroulement des négociations et de procéder à l'étude des textes échangés par les parties pendant ce processus pour découvrir leur volonté réelle lorsqu'elles ont convenu de la clause d'exclusivité.
[13] La détermination du juge d'instance selon laquelle les obligations contractées par les appelantes dans le bail convenu avec l'intimée empêchent cette dernière de louer un espace commercial d'une superficie inférieure à 50 000 pieds carrés au Groupe Archambault repose sur une analyse de la preuve à l'égard de laquelle les appelantes n'ont pas démontré une erreur manifeste et dominante.
[14] Premièrement, la question de la cohabitation des commerces de l'intimée et du Groupe Archambault a été abordée durant les négociations du bail. La preuve non contestée a révélé que l'intimée n'aurait pas loué dans l'éventualité où le Groupe Archambault aurait été locataire :
[60] La preuve révèle clairement que la demanderesse a toujours affirmé qu'elle n'accepterait pas de louer un emplacement au Quartier Dix30 si elle devait cohabiter avec Archambault. La demanderesse a fermement fait savoir à Devimco à plus d'une reprise que le bailleur devait choisir entre Indigo et Archambault. Ceci ressort nettement du témoignage de Drew McGowen de Indigo, Jeri Brodie de Orange mais aussi de Éric Foster de Devimco. Ce dernier a aussi reconnu que Devimco a même proposé à Indigo de réduire son loyer si la demanderesse acceptait une cohabitation avec Archambault dans le Quartier Dix30. Il reconnaît que Indigo a fermement refusé. Devimco a aussi proposé de changer les emplacements pour éviter toute proximité entre Indigo et Archambault à l'intérieur des Phases I et II. Encore là, Devimco a fait face à une fin de non-recevoir.
[…]
[73] D'une part, les négociations précontractuelles ont clairement démontré que Indigo a toujours refusé de louer au Quartier Dix30 si Archambault devait également être locataire. Cette condition a été acceptée par Devimco. Celle-ci a mis un terme aux négociations qu'elle menait parallèlement avec Archambault en les informant qu'elle avait choisi Indigo pour son centre commercial à l'exclusion de Archambault.
[15] Ces déterminations reposent sur une analyse de la preuve par le juge de première instance à l'égard de laquelle les appelantes ne démontrent pas une erreur manifeste et dominante.
[16] Deuxièmement, les raisons pour lesquelles l'intimée s'est opposée à la cohabitation avec le Groupe Archambault ont également été exposées très clairement :
[75] La preuve a aussi démontré que l'incursion dans le marché francophone d'une entreprise qui vend essentiellement des livres anglophones représentait un risque pour Indigo d'où l'importance capitale d'exclure Archambault du Quartier Dix30.
[…]
[77] La preuve testimoniale a également révélé qu'au Québec, Archambault et Renaud-Bray sont des compétiteurs directs de la demanderesse dans le domaine de la vente des livres francophones.
[17] Troisièmement, la commune intention des parties ressort aussi de l'évolution des différentes versions de la clause d'exclusivité tel qu'il appert des paragraphes 64 à 68 du jugement de première instance. À cet égard, l'intimée a raison de dire que la deuxième version de la clause d'exclusivité reflétait la volonté des parties d'exclure l'exploitation d'un commerce de vente de livres tel que celui du Groupe Archambault. Cependant, dans la troisième version, le représentant des appelantes a modifié légèrement le texte sans que les parties aient convenu d'en changer la portée. Cette modification, que le juge reconnaît avoir été faite de bonne foi, a malheureusement obscurci le sens de la clause.
[18]
Vu ces faits, le reproche adressé par les appelantes selon lequel le
juge de première instance a réécrit la clause d'exclusivité est non fondé. Ce dernier
a plutôt recherché, face à un texte ambigu, quelle était la commune intention
des parties, se livrant ainsi à un exercice conforme aux articles
[19] Les appelantes plaident que la conclusion [91] du jugement de première instance est trop large en ce qu'elle les empêche de louer au Groupe Archambault un espace commercial supérieur à 50 000 pieds carrés (ce que leur permet la clause du bail) et un espace pour un commerce non lié à la vente de livres. La conclusion du juge doit être lue en conjonction avec la preuve. Celle-ci portait sur un local de 21 800 pieds carrés et le commerce visé était celui de la vente de livres et de disques.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[20] REJETTE l'appel, avec dépens.
[1] Jean-Louis Baudouin, Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Les obligations, 6e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005, p. 443, nº435.
[2]
F. Picard Recyclage inc. c. Gestion
sanitaire M & M inc.,
[3]
Riopel c. Canada (Agence du Revenu),
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.