[1] LA COUR; - Statuant sur l'appel d'un jugement rendu le 10 juillet 2009 par la Cour supérieure, district de Drummond (l'honorable Pierre-C. Gagnon) qui a accueilli en partie la requête en rejet de l'intimée et radié certains paragraphes de la défense et demande reconventionnelle;
[2] Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;
[3] Pour les motifs des juges Rochon et Dalphond, auxquels souscrit le juge Bouchard :
[4] REJETTE la requête en rejet d'appel sans frais;
[5] ACCUEILLE l'appel, chaque partie payant ses frais;
[6] INFIRME le jugement de la Cour supérieure et, PROCÉDANT À RENDRE le jugement qui aurait dû être rendu :
REJETTE, frais à suivre, la requête pour rejet de la demanderesse-défenderesse reconventionnelle;
CONDAMNE la défenderesse-demanderesse reconventionnelle à payer 8 000 $ à la demanderesse-défenderesse reconventionnelle;
ORDONNE à la défenderesse-demanderesse reconventionnelle de se conformer dans les 30 jours du présent arrêt aux engagements suivants souscrits aux dates suivantes :
- le 15 décembre 2008 : engagements nos 2, 17, 19, 20, 21, 22, 23, 34, 37
et 42;
- le 16 décembre 2008 : engagements nos 2, 18, 23, 24, 41, 42 et 46;
LE TOUT avec dépens contre la défenderesse-demanderesse reconventionnelle.
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MOTIFS DU JUGE ROCHON |
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[7] L'intimée est fabricant et distributeur de produits manufacturés notamment des fermes de toit, poutrelles, murs et planchers préfabriqués. Le 8 août 2007, l'appelante et l'intimée convenaient d'un contrat de sous-traitance par lequel l'intimée s'engageait à fournir à l'appelante différents éléments préusinés, notamment des poutres, des poutrelles et des fermes de toit en vue de la construction d'un immeuble de 78 logements.
[8] Par sa requête introductive d'instance du 12 juin 2008, l'intimée réclamait à l'appelante un solde contractuel de 168 222,15 $ ainsi que 25 233,32 $ à titre de dommages-intérêts.
[9] L'appelante a produit une défense et une demande reconventionnelle le 16 octobre 2008. Dans cette procédure, l'appelante réclame des dommages-intérêts pour retard et travaux correctifs au montant de 135 361,12 $. Dans ses conclusions, elle demande à la cour d'opérer compensation entre la créance de l'intimée et le montant de sa demande reconventionnelle.
[10] Dans le cadre de la gestion de l'instance, les parties ont convenu qu'un représentant de l'appelante serait interrogé les 15 et 16 décembre 2008. Au cours de cet interrogatoire, l'appelante s'est engagée à communiquer des engagements au plus tard le 16 janvier 2009.
[11] Au 27 mars 2009, conformément à l'entente amendée sur le déroulement de l'instance, l'appelante n'avait toujours pas fourni ses engagements.
[12] Le 1er mai 2009, l'intimée faisait signifier une requête en rejet de défense et demande reconventionnelle.
[13] Le 14 mai 2009, la Cour constatait le défaut de communication des engagements et prononçait une ordonnance péremptoire de communiquer ses engagements avant le 29 mai et de justifier, par affidavit, les raisons pour lesquelles un engagement n'a pas été fourni, le cas échéant.
[14] Le 29 mai, il y a eu une communication partielle mais incomplète des engagements.
[15] Le 9 juin 2009, la Cour supérieure était saisie d'une requête en rejet de la défense et demande reconventionnelle qui, pour l'essentiel, alléguait que 30 des engagements n'avaient pas été fournis.
[16] Le 16 juin 2009, le juge de la Cour supérieure demandait, par écrit, aux avocats de commenter, au plus tard le 25 juin 2009, « les possibles applications du projet de loi 9 sanctionné le 4 juin 2009 par l'Assemblée nationale du Québec ».
[17] À l'occasion de sa plaidoirie additionnelle, l'avocat de l'appelante invoquait que les nouvelles dispositions n'étaient pas applicables au dossier et que, par ailleurs, il y avait un vide juridique puisque les articles 75.1 et 75.2 C.p.c. avaient été abrogés.
[18] Pour sa part, l'avocat de l'intimée plaidait que les nouvelles dispositions ne s'appliquaient pas mais que, malgré l'abrogation des articles 75.1 et 75.2 C.p.c., la Cour devait accueillir la requête en rejet de défense et demande reconventionnelle puisque, en l'espèce, l'appelante, en ne produisant pas ses engagements dans le délai fixé au jugement du 14 mai 2009, contrevenait à une ordonnance péremptoire de la Cour supérieure et que cette ordonnance conservait sa pleine vigueur, la loi nouvelle ne l'avait nullement abrogée ou rendue caduque.
LE JUGEMENT A QUO
[19] Le jugement de la Cour supérieure est sévère à l'égard de la conduite de l'appelante. Dans son appréciation globale, le juge fait les observations suivantes :
[176] Il ne s'agit pas d'un cas où l'on tenterait de piéger Cosoltec en raison d'oublis isolés, résultant d'inadvertance excusable.
[177] Plutôt, le comportement de Cosoltec dénote une désinvolture caractérisée face aux engagements des 15 et 16 décembre 2008. Il en résulte que le déroulement de l'instance est paralysé depuis bientôt sept mois. Par comparaison, le législateur exige de Laferté qu'elle mette le dossier en état à l'intérieur d'un délai de rigueur de 180 jours (article 151.1 C.p.c.).
[178] Le Tribunal constate ceci :
· Cosoltec ne s'est objectée à aucun des 30 engagements traités dans le présent jugement (sauf exception dûment notée). Personne ne soutient qu'ils seraient déraisonnables, extravagants, inutiles ou non-pertinents;
· ce n'est que le 9 juin 2009, de façon implicite et fragmentaire, que Cosoltec fait valoir que certaines réponses escamotées doivent être considérées comme autant de demandes d'être déliée des engagements correspondants;
· Cosoltec a, pratiquement parlant, consenti à l'ordonnance du juge Dubois quand, le 12 février 2009, il prévoyait que les engagements seraient produits au plus tard le 27 février 2009, soit 15 jours plus tard. Deux mois et demi après la tenue de l'interrogatoire, tout cela semblait adéquat et raisonnable, même conciliant;
· Cosoltec ne paraît pas s'être activée sur réception de la requête du 1er mai 2009, si bien que le juge Chabot a dû servir un ultimatum accordant un délai de grâce jusqu'au 29 mai 2009, péremptoirement;
· Cosoltec n'a pas fourni quelque engagement avant la date ultime du 29 mai 2009, alors qu'elle a procédé en bloc;
· fondamentalement, Cosoltec n'accepte aucun reproche sérieux quant à sa façon de tenir ses engagements, reprochant plutôt à Laferté de monter sur ses grands chevaux. Cosoltec ne propose pas de parfaire la tenue de ses engagements;
· pourtant, dans plusieurs cas, Cosoltec omet significativement de se conformer à l'engagement auquel elle a souscrit :
- le 15 décembre 2008 : engagements nos 2, 17, 19, 20, 21, 22, 23, 34, 37 et 42;
- le 16 décembre 2008 : engagements nos 2, 18, 23, 24, 41, 42 et 46;
· les manquements répétés et systématiques de Cosoltec, analysés dans leur ensemble, ne sont pas attribuables à de la maladresse et de l'inexpérience. Cosoltec est représentée par avocats;
· plutôt, on discerne la trame d'une stratégie d'épuisement de la partie adverse, consistant à des réticences, des faux-fuyants et à la non-divulgation délibérée d'informations et arguments significatifs;
· Cosoltec avance diverses représentations pour refuser de payer les matériaux livrés et pour tenir Laferté responsable de retards sur le chantier. Mais Cosoltec est très réticente à ouvrir son jeu et à fournir la documentation permettant de valider ses prétentions.
[20] Puis, après s'être mis en garde contre les sanctions extrêmes réservées au cas les plus graves, le juge ordonne la radiation des paragraphes et le retrait des pièces relatifs à la demande reconventionnelle de l'appelante. Par cette demande reconventionnelle, l'appelante recherche l'octroi de dommages-intérêts et la compensation entre ceux-ci et les sommes dues à l'intimée.
[21] De plus, le juge de la Cour supérieure interdit à l'appelante d'introduire un autre recours de quelque manière que ce soit pour faire valoir cette demande reconventionnelle jusqu'au jugement au fond. Partant, l'effet pratique du jugement est de scinder la demande principale et la demande reconventionnelle et d'interdire que ces deux recours soient réunis de quelque façon que ce soit.
ANALYSE
[22] Le débat en première instance eut lieu quelques jours après l'entrée en vigueur de la Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l'utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d'expression et la participation des citoyens aux débats publics[1].
[23] Préoccupé à juste titre de l'application de la loi nouvelle, le juge de la Cour supérieure a demandé aux parties « de commenter […] les possibles applications du projet de loi no 9 […] ».
[24] Ceci étant, je suis d'avis que le juge de la Cour supérieure s'est bien dirigé en droit lorsqu'il conclut que les articles 54.1 et suivants C.p.c. s'appliquaient à l'espèce.
[25] L'article 6 de la loi nouvelle est ainsi libellé :
6. Le caractère abusif des demandes en justice et des actes de procédure introduits avant l'entrée en vigueur de la présente loi est décidé suivant les règles nouvelles. Cependant, le deuxième alinéa de l'article 54.2 et l'article 54.6 du Code de procédure civile (L.R.Q. chapitre C-25), édictés par l'article 2 de la présente loi, ne s'appliquent qu'aux demandes introduites ou aux actes faits après le 4 juillet 2009.
[26] Le second alinéa de l'article 54.1 C.p.c. définit différentes formes d'abus aux fins de la nouvelle Section III du Chapitre III portant sur les pouvoirs des tribunaux et des juges. Ce second alinéa porte que :
54.1 […]
L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics.
[27] La requête en rejet de défense et demande reconventionnelle de l'intimée contient plusieurs allégations qui peuvent être aisément qualifiées d'abus, au sens du second alinéa de 54.1 C.p.c. Qui plus est, le juge de la Cour supérieure pouvait soulever d'office la question de l'abus, après avoir entendu la preuve et fourni aux parties l'occasion de commenter la situation. C'est ce qu'il a fait.
[28] Comme second moyen, l'appelante plaide que le juge de la Cour supérieure a erré en qualifiant sa conduite d'abusive. Ce moyen doit également échouer.
[29] La détermination de ce qui constitue un abus au sens de l'article 54.1 et suivants C.p.c. relève avant tout de l'appréciation des faits mis en preuve. En l'espèce, le juge de la Cour supérieure a procédé à un examen minutieux des engagements problématiques. Il a conclu que le refus de fournir certains engagements ne résulte pas « d'oublis isolés ou d'inadvertance excusable », mais plutôt d'une conduite désinvolte caractérisée par des manquements répétés et systématiques qui s'inscrivent dans « une stratégie d'épuisement de la partie adverse ».
[30] Bien qu'il soit approprié de placer ces propos dans leur contexte - j'examinerai cette question plus loin - l'analyse factuelle du jugement de la Cour supérieure est exempte de toute erreur révisable. L'appelante le concède implicitement en ne reproduisant pas dans son mémoire en appel le témoignage de sa représentante, alors que c'est principalement en fonction de ce témoignage que le juge de première instance tire ses conclusions sur l'abus.
[31] Reste à déterminer si la sanction de l'abus est appropriée.
[32] Outre les cas d'abus qui résulte de la quérulence (art 54.5 C.p.c.) ou des gestes posés par les administrateurs d'une personne morale ou du bien d'autrui (art. 54.6 C.p.c.), les articles 54.3 et 54.4 C.p.c. fournissent aux tribunaux un large arsenal pour compenser, remédier, endiguer et prévenir les abus. Ces deux articles sont ainsi rédigés :
54.3 Le tribunal peut, dans un cas d'abus, rejeter la demande en justice ou l'acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d'assignation d'un témoin.
Dans un tel cas ou lorsqu'il paraît y avoir un abus, le tribunal peut, s'il l'estime approprié:
1° assujettir la poursuite de la demande en justice ou l'acte de procédure à certaines conditions;
2° requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l'instance;
3° suspendre l'instance pour la période qu'il fixe;
4° recommander au juge en chef d'ordonner une gestion particulière de l'instance;
5° ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou l'acte de procédure de verser à l'autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l'acte, une provision pour les frais de l'instance, si les circonstances le justifient et s'il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu'elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.
54.4 Le tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif d'une demande en justice ou d'un acte de procédure, ordonner, le cas échéant, le remboursement de la provision versée pour les frais de l'instance, condamner une partie à payer, outre les dépens, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs.
Si le montant des dommages-intérêts n'est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d'abus, il peut en décider sommairement dans le délai et sous les conditions qu'il détermine.
[33] Soit dit avec égards, je suis d'avis que le rejet des éléments de la défense et de la demande reconventionnelle ne constituait pas en l'espèce une sanction appropriée, et ce, pour plusieurs motifs.
[34] D'abord, un retour sur certains éléments du dossier s'impose. Au cours de deux jours d'interrogatoire au préalable, l'appelante a souscrit à 96 engagements dont 22 sous objections. Au moment de l'audition devant le juge de la Cour supérieure, l'avocat de l'intimée considère que 30 de ces engagements n'ont pas été fournis ou l'ont été de façon incomplète ou de façon insatisfaisante. De ce contentieux de 30 engagements, le juge de la Cour supérieure conclut que l'appelante a fourni 13 d'entre eux et qu'à leur égard l'intimée ne peut se plaindre de la réponse reçue.
[35] Des 17 engagements restants, le juge de la Cour supérieure conclut que certains d'entre eux n'ont pas été remplis parce que le document transmis était incomplet et restait à parfaire. Pour d'autres, il s'agissait d'erreur d'inattention ou d'une mauvaise compréhension du témoin. Finalement, le refus de fournir certains d'entre eux résultait d'une conduite désinvolte ou bassement stratégique de la représentante de l'appelante.
[36] C'est à la suite de cet examen détaillé que le juge de la Cour supérieure conclut que la conduite de l'appelante, bien que répréhensible, « n'appartient pas à la catégorie des plus graves… ».
[37] C'est ici qu'apparaît le caractère inapproprié de la sanction imposée par le juge de la Cour supérieure.
[38] Des 96 engagements qu'elle a pris, l'appelante a satisfait à 79 d'entre eux. Parmi ceux-ci, nous retrouvons en majeure partie les éléments de calcul de l'appelante pour établir sa demande reconventionnelle. Dès lors, il apparaît inapproprié de rejeter la demande reconventionnelle et de créer deux recours judiciaires parallèles pour débattre des mêmes questions de fond.
[39] Il m'apparaît plus adéquat de sanctionner la conduite de l'appelante par l'octroi à l'intimée de dommages-intérêts pour la compenser des coûts engendrés par la conduite abusive de l'appelante, alors que la scission entre la demande principale et la demande reconventionnelle ne ferait qu'aggraver la situation et augmenter les coûts pour chacune des parties.
[40] Conformément au second alinéa de l'article 54.4 C.p.c., le montant des dommages-intérêts peut être établi aisément. L'examen du dossier de première instance fait voir les différentes démarches et procédures entreprises par l'avocat de l'intimée pour amener l'appelante à satisfaire en partie aux engagements qu'elle avait souscrits. À l'audience, les avocats des parties ont facilement identifié le temps requis pour préparer et débattre les différentes procédures. De même, l'avocat de l'appelante reconnaît que le tarif horaire de 290 $ est raisonnable dans les circonstances.
[41] En conséquence, je propose de substituer à la sanction imposée par le juge de la Cour supérieure une condamnation à des dommages-intérêts de 8 000 $ en faveur de l'intimée.
[42] Doit s'ajouter à cette condamnation une ordonnance supplémentaire. Sans cette ordonnance, l'intimée serait indûment privée de certaines conclusions tirées par le juge de la Cour supérieure. Voici pourquoi.
[43] Lors de l'audition du 9 juin 2009, les parties ont débattu, pour une première fois, de la validité et de la suffisance des engagements fournis. Le juge de la Cour supérieure a conclu que l'appelante avait omis sans motif valable de se conformer aux engagements suivants :
- le 15 décembre 2008 : engagements nos 2, 17, 19, 20, 21, 22, 23, 34, 37 et 42;
- le 16 décembre 2008 : engagements nos 2, 18, 23, 24, 41, 42 et 46;
[44] Vu la sanction retenue par le juge de première instance, il n'a pas prononcé d'ordonnance pour forcer la production de ces engagements. Toutefois, dans la mesure où je propose de continuer l'affaire dans sa forme actuelle (action principale et demande reconventionnelle) il y a lieu d'ordonner à l'appelante de fournir, dans un délai de 30 jours, les engagements ci-haut décrits. À défaut d'une telle ordonnance, le préjudice subi par l'intimée ne pourrait que s'aggraver.
[45] Finalement, je propose de rejeter la requête en rejet d'appel sans frais et d'accueillir l'appel, chaque partie payant ses frais, vu les circonstances de l'espèce.
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ANDRÉ ROCHON, J.C.A. |
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MOTIFS DU JUGE DALPHOND |
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[46] « […] pour que la procédure reste la servante de la justice et n'en devienne la maîtresse » : le juge Pigeon dans Hamel c. Brunelle et Labonté, [1977] 1 R.C.S. 147 . En d'autres mots, les dispositions du Code de procédure civile ont pour finalité la mise en oeuvre des droits et ne devraient pas devenir des obstacles à celle-ci, comme le confirme l’art. 2 C.p.c.
[47] Depuis 1977, le Code de procédure a fait l'objet de nombreuses modifications pour y prévoir :
- un rôle accru du juge dans l’administration de la preuve, incluant l'obligation de souligner des lacunes dans la preuve;
- la nécessité de faire progresser le dossier rapidement et de l'inscrire pour enquête et audition dans les 180 jours (sauf en matières familiales);
- la possibilité de scission de l’instance pour attaquer plus rapidement la question de fond;
- des conférences de gestion et des jugements de gestion;
- la gestion particulière du dossier sous la supervision d'un juge;
- le principe de la proportionnalité;
- les conférences de règlement;
- la sanction des abus.
[48] À ces modifications au Code de procédure s'en greffent d'autres aux règlements de fonctionnement des tribunaux.
[49] En fait, des efforts importants sont déployés par le législateur, le barreau et la magistrature québécoise pour moderniser la résolution des conflits. De plus, la voie judiciaire n'est désormais qu'une option parmi d'autres, comme la médiation et l'arbitrage. On souhaite une nouvelle culture juridique et on exhorte à pratiquer le droit différemment. On affirme vouloir favoriser l'accès à la justice en réduisant les délais et les coûts, en simplifiant les procédures, en encourageant les règlements. On réalise aussi que les tribunaux sont un service public aux ressources limitées, dont il ne faut pas abuser. Mais en même temps, on s'inquiète toujours de la baisse du nombre des dossiers, des délais persistants, des honoraires des avocats toujours à la hausse.
[50] Dans cet univers changeant, de plus en plus de jugements sont rendus non sur le fond des dossiers, mais sur des incidents d'application des nouvelles dispositions. À l'occasion, on peut s’inquiéter du temps, des ressources judiciaires et de l'argent des justiciables investis en modifications d'échéancier et en recherche d’instructions sur la gestion, en requêtes en prolongation de délais d'inscription, en requêtes pour autorisation d’appeler d'un jugement de refus, en pourvois qui n’aident en rien la résolution du différend, en déclarations de rejet sommaire d'une action ou procédure et en pourvois subséquents, etc. Tout cela gaspille des ressources judiciaires déjà limitées, représente des frais pour les parties et éloigne le jour du véritable débat ou de la résolution du litige.
[51] De plus, à la lecture de certains jugements portés en appel, je me demande parfois si nous n'avons pas oublié que ces nouvelles dispositions s'incorporent dans un ensemble, le Code de procédure civile, dont la finalité n'a pas changé, soit faire prévaloir le droit, et qu'elles doivent s'interpréter en conséquence.
[52] La procédure reste la servante de la justice et n’est pas devenue sa maîtresse.
[53] Les juges, dont le fardeau ne diminue pas, bien au contraire, peuvent être tentés de vouloir se servir des nouvelles dispositions et des pouvoirs qu'elles leur confèrent, souvent à fort contenu discrétionnaire, pour faire avancer les choses plus vite que nature et même forcer un changement de la culture juridique.
[54] Mais avant de refuser de prolonger un délai de 180 jours à l’égard d'un recours autrement prescrit ou de rejeter une déclaration ou une défense par défaut de respecter un engagement, les juges ne doivent jamais oublier que derrière l'avocat négligent, se cache souvent un client qui en est la victime et qui mérite rarement le rejet sommaire de son recours ou de sa défense. C'est pourquoi il est bien établi que l'erreur de l'avocat ne doit pas entraîner la perte du droit de son client lorsqu’il est possible de remédier aux conséquences de cette erreur sans injustice pour la partie adverse (Cité de Pont Viau c. Gauthier Mfg. Ltd., [1978] 2 R.C.S. 516 ; Construction Gilles Paquette Ltée c. Entreprises Végo Ltée, [1997] 2 R.C.S. 299 ). Cependant, des erreurs répétées de l’avocat peuvent entraîner des sanctions allant jusqu’au rejet de l’action sans jugement sur le fond, obligeant l’introduction d’une nouvelle demande, soit une sanction monétaire (Genest c. Labelle, 2009 QCCA 2438), sans parler des explications que devra fournir l’avocat à son client.
[55] Le rejet d'une action, d'une défense ou d’une demande reconventionnelle est la sanction procédurale ultime, dont les conséquences peuvent être sérieuses, voire irréparables, si un droit s'en trouve irrémédiablement perdu. Comme le souligne ma collègue la juge Thibault pour la Cour dans l’arrêt Aliments Breton (Canada) inc. c. Bal Global Finance Canada Corporation, 2010 QCCA 1369 , au par. 31, la jurisprudence enseigne que la sanction de rejet ne doit être utilisée qu'avec grande prudence. Là comme ailleurs, la modération s’impose.
[56] Grâce à divers ajouts récents au Code de procédure, il se trouve désormais dans le coffre des parties et des juges de nouveaux outils qui permettent d’encadrer, corriger et sanctionner : conférence de gestion de l'instance, gestion particulière, radiation d'allégations, avances d'honoraires et frais, condamnation au remboursement d'honoraires extrajudiciaires engagés inutilement et même à des dommages punitifs[2].
[57] Parmi ces nouveaux outils, il se trouve les art. 54.1 à 54.6 C.p.c. introduits par la Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l'utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d'expression et la participation des citoyens aux débats publics, L.Q. 2009, c. 12.
[58] Cette loi comprend un préambule, repris en note infrapaginale sous les art. 54.1 et suivants C.p.c., afin de souligner à la communauté juridique l’importance des modifications et la volonté du législateur de contrer les abus d’ester en justice et les abus de droit sur le fond du litige :
CONSIDÉRANT l'importance de favoriser le respect de la liberté d'expression consacrée dans la Charte des droits et libertés de la personne;
CONSIDÉRANT l'importance de prévenir l'utilisation abusive des tribunaux, notamment pour empêcher qu'ils ne soient utilisés pour limiter le droit des citoyens de participer à des débats publics[3];
CONSIDÉRANT l'importance de favoriser l'accès à la justice pour tous les citoyens et de veiller à favoriser un meilleur équilibre dans les forces économiques des parties à une action en justice.
[59] Ce préambule est ainsi commenté par la ministre de la Justice dans le Journal des débats de la Commission des institutions :
Mme Weil : […]
Le projet de loi inclut un préambule afin de bien marquer l'intention législative véhiculée par le projet, d'autant que les dispositions qu'il porte s'insèrent dans le Code de procédure civile.
Dans son premier élément, le préambule vise à renforcer le message donné aux citoyens par le projet, selon lequel il importe, dans une société démocratique, de protéger la liberté d'expression sans pour autant lui accorder une prépondérance sur les autres droits garantis par la Charte des droits et libertés du Québec, dont les droits à la sauvegarde de la réputation et au respect de la vie privée.
Le deuxième élément du préambule indique qu'il est également important d'empêcher ou à tout le moins de contrer et de sanctionner l'utilisation abusive des tribunaux et d'éviter ainsi un détournement des fins de la justice, notamment dans le contexte des poursuites-bâillons.
La prévention de l'abus devrait, comme l'indique le troisième élément, favoriser l'accessibilité à la justice pour l'ensemble des citoyens en limitant l'incidence des forces économiques des parties.
Le projet de loi vient donc renforcer les pouvoirs d'intervention des tribunaux lorsqu'ils examinent des demandes en justice ou des actes de procédure qui paraissent abusifs.[4] [je souligne]
[60] Le juge de première instance, bien au fait des plus récents amendements, a choisi de les appliquer de sa propre initiative, ce qu’il pouvait faire (art. 54.1 C.p.c.).
[61] L’art. 54.1 énonce qu'une demande[5] ou autre procédure peut être déclarée abusive. L'art. 54.2 permet un renversement du fardeau de la preuve et l'art. 54.3 prévoit une panoplie de réparations. L'art. 54.4 autorise l'attribution de dommages compensatoires et même punitifs[6], de même qu’une détermination sommaire des dommages-intérêts (Clinique Ovo inc. c. Curalab inc. et al, 2010 QCCA 1214).
[62] Si ces dispositions innovent sous certains aspects, notamment en matière de réparations, il demeure qu’elles s’inscrivent dans leur dimension droit substantiel dans une continuité, allant jusqu’à codifier la jurisprudence.
[63] Ainsi, avant de qualifier une procédure d'abusive, il faut se rappeler que l'abus ne se présume pas, contrairement à la bonne foi, et que la jurisprudence a toujours été exigeante avant de conclure en ce sens, tant au Québec qu’en France. Il ne me semble pas en aller autrement en common law canadienne.
[64] Mon collègue le juge Rochon écrit dans l'arrêt Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée, [2002] R.J.Q. 1262 (C.A.) :
74. Avant d'examiner plus avant cette question, il importe de distinguer et de définir l'abus de droit sur le fond du litige (l'abus sur le fond) de l'abus du droit d'ester en justice. L'abus sur le fond intervient avant que ne débutent les procédures judiciaires. L'abus sur le fond se produit au moment de la faute contractuelle ou extracontractuelle. Il a pour effet de qualifier cette faute. La partie abuse de son droit par une conduite répréhensible, outrageante, abusive, de mauvaise foi. Au moment où l'abus sur le fond se cristallise, il n'y a aucune procédure judiciaire d'entreprise. C'est précisément cet abus sur le fond qui incitera la partie adverse à s'adresser aux tribunaux pour obtenir la sanction d'un droit ou une juste réparation.
75. À l'opposé, l'abus du droit d'ester en justice est une faute commise à l'occasion d'un recours judiciaire. C'est le cas où la contestation judiciaire est, au départ, de mauvaise foi, soit en demande ou en défense. Ce sera encore le cas lorsqu'une partie de mauvaise foi, multiplie les procédures, poursuit inutilement et abusivement un débat judiciaire. Ce ne sont que des exemples. À l'aide d'hypothèses, Baudouin et Deslauriers cernent la nature de l'abus du droit d'ester en justice :
Fondement - La première hypothèse est celle où l'agent, de mauvaise foi, et conscient du fait qu'il n'a aucun droit à faire valoir, se sert de la justice comme s'il possédait véritablement un tel droit. Il n'agit pas alors dans le cadre de l'exercice ou de la défense de son droit, mais totalement en dehors de celui-ci. Une faute peut également être reprochée à l'agent qui, dans l'exercice d'un droit apparent, utilise les mécanismes judiciaires ou procéduraux sans cause raisonnable ou probable, sans motif valable, même de bonne foi. Tel est le cas de celui qui fait arrêter une personne sur de simples soupçons qu'une enquête rapide aurait suffi à dissiper. La mauvaise foi (c'est-à-dire l'intention de nuire) ou la témérité (c'est-à-dire l'absence de cause raisonnable et probable) restent donc les bases de l'abus de droit dans ce domaine. Contrairement à l'observation faite à propos du droit de propriété, il paraît difficile, sinon impossible, de concevoir un abus du droit au recours judiciaire dont le fondement ne serait pas une faute civile, mais le seul exercice antisocial du droit. Il ne saurait, en effet, y avoir abus lorsque, de bonne foi, et en ayant cause raisonnable et probable, un individu cause préjudice à autrui en recourant à la justice pour faire valoir ses droits. Ainsi, selon nous, celui qui utilise les recours que la loi met à sa disposition, dans un but strictement et exclusivement égoïste, mais de bonne foi et non témérairement, ne peut être tenu responsable des conséquences fâcheuses de son acte pour son adversaire. [je souligne]
[65] Commentant ce passage, j'écris dans Royal Lepage commercial inc. c. 109650 Canada Ltd., 2007 QCCA 915 :
39. En d'autres mots, l'abus du droit d'agir en justice se manifeste à l'occasion d'un recours judiciaire et non avant. Il rappelle aux parties au litige qu'elles ne sont pas admises à agir « de manière contraire aux normes de comportement généralement acceptables par la société » (Sawdon c. Dennis-Trudeau, J.E. 2006-888 (C.A.). La bonne foi requiert qu'elles exercent leur droit d'ester dans le respect de certaines règles afin de sauvegarder les finalités du système juridique et non les pervertir. L'action en justice est destinée à faire triompher le droit et la vérité; l'utiliser à d'autres fins est un abus (Jacques Ghestin et Gilles Goubeaux, Traité de droit civil, introduction générale, 4e éd., Paris, L.G.D.J., 1994, paragr. 803, p. 789).
40. Il s'ensuit que le rejet des prétentions d'une partie, même s'il donne généralement droit aux dépens calculés selon le Tarif (art. 477 C.p.c.), ne signifie pas que la position de cette dernière était abusive. Il en faut plus : un comportement contraire aux finalités du système juridique. De même, une partie pourrait très bien avoir gain de cause alors que son comportement dans le dossier judiciaire a été abusif, par exemple en multipliant inutilement les procédures interlocutoires dans le seul but de faire encourir des frais et du stress à la partie adverse.
41. Du passage des auteurs Baudouin et Deslauriers cité plus haut par mon collègue le juge Rochon, il ressort que l'abus du droit d'ester est associé à la mauvaise foi et à la témérité. (Voir aussi : Me Christian M. Tremblay, « L'abus de procédures : quand la limite est franchie, qui sera responsable? » dans Développements récents sur les abus de droit, vol. 231, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005, p. 453-531). La situation au Québec est ainsi similaire à celle en France, résumée comme suit par les professeurs Ghestin et Goubeaux, précités, p. 789-790 :
Les juridictions paraissent, le plus souvent, s'inspirer de telles considérations. Une formule maintes fois reproduite dans des arrêts énonce que l'exercice d'une voie de droit dégénère en abus en cas « de malice, de mauvaise foi ou d'erreur grossière équipollente au dol ». Déjà, cette prise en considération de « l'erreur grossière » ne s'accorde pas avec la conception restrictive de l'abus de droit. Mais l'idée de détournement de la fonction des procédures judiciaires se traduit surtout par les décisions de plus en plus nombreuses voyant un abus dans la simple faute résultant de la témérité ou de la légèreté blâmable. Parfois quelque peu hésitante dans ses formules, la jurisprudence ne laisse guère de doute sur son objectif : en exigeant des plaideurs un minimum d'attention et de loyauté, elle vise à maintenir l'exercice des voies de droit dans les limites raisonnables eu égard à leur but, sans le rendre périlleux au point de décourager les recours à la justice. (références omises) [je souligne]
42. Avant de tenter de définir la témérité comme source d'abus, je rappelle que la faute civile consistant en l'abus d'ester constitue une limite au droit fondamental de s'adresser aux tribunaux, un peu comme la diffamation par rapport à la liberté d'expression. Il faut donc dans son interprétation balancer des intérêts et des valeurs contradictoires et se rappeler qu'il faut éviter une interprétation qui dissuaderait tout plaideur de faire valoir, de bonne foi, une thèse nouvelle ou fragile.
43. Le législateur nous fournit quelques exemples dans le Code de procédure civile de ce qui peut être indicatif d'un comportement inacceptable. Ainsi, l'art. 75.2 C.p.c. reconnaît fautive et exposant à compensation l'action ou la procédure manifestement mal fondée ou frivole. De même, l'art. 524 C.p.c. reconnaît la possibilité d'une compensation sur constat qu'un appel est abusif ou dilatoire au sens de l'art. 501 , al.1, paragr. 5 C.p.c.
44. Par contre, le législateur semble l'exclure à l'égard d'un appel ne représentant aucune chance raisonnable de succès au sens de l'art. 501 , al.1, paragr. 4.1 C.p.c. Un appel faible aux yeux de trois juges peut donc être rejeté sommairement, mais celui-ci ne constitue pas pour autant un abus du droit d'agir en justice. En d'autres mots, l'appréciation inexacte qu'une partie fait de ses droits n'est pas aux yeux du législateur suffisante pour justifier une condamnation aux honoraires extrajudiciaires; un point de vue peut être soutenable bien que fragile. Comme l'écrit mon collègue le juge Rochon dans Viel, précité, paragr. 82 : « il faut éviter de conclure à l'abus dès que la thèse mise de l'avant est quelque peu fragile sans être abusive ».
45. Pour conclure en l'abus, il faut donc des indices de mauvaise foi (telle l'intention de causer des désagréments à son adversaire plutôt que le désir de faire reconnaître le bien-fondé de ses prétentions) ou à tout le moins des indices de témérité.
46. Que faut-il entendre par témérité? Selon moi, c'est le fait de mettre de l'avant un recours ou une procédure alors qu'une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l'argumente, conclurait à l'inexistence d'un fondement pour cette procédure. Il s'agit d'une norme objective, qui requiert non pas des indices de l'intention de nuire mais plutôt une évaluation des circonstances afin de déterminer s'il y a lieu de conclure au caractère infondé de cette procédure. Est infondée une procédure n'offrant aucune véritable chance de succès, et par le fait, devient révélatrice d'une légèreté blâmable de son auteur[7]. Comme le soulignent les auteurs Baudouin et Deslauriers, précités : « L'absence de cette cause raisonnable et probable fait présumer sinon l'intention de nuire ou la mauvaise foi, du moins la négligence ou la témérité ». [je souligne]
[66] Ces principes sont reconnus par la loi nouvelle. Ainsi, le deuxième alinéa de l'art. 54.1 C.p.c. précise que l'abus peut résulter : d'une procédure manifestement mal fondée, frivole ou dilatoire; d'un comportement vexatoire; d'un comportement quérulent; de la mauvaise foi; de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable; de l'utilisation de la procédure de manière à nuire à autrui; du détournement des fins de la justice, notamment pour limiter la liberté d'expression (les poursuites-bâillons ou « SLAPP action » dans les juridictions de common law).
[67] La ministre de la Justice commente d’ailleurs cet article ainsi :
Mme Weil : […]
Le premier alinéa de l'article 54.1 prévoit que les tribunaux, tant en première instance qu'en appel, pourront déclarer une demande en justice ou un acte de procédure abusif et sanctionner la partie qui l'a introduit. Les sanctions possibles sont prévues aux articles suivants.
Le deuxième alinéa définit ce qui peut constituer un abus et inclut sous cette notion plusieurs actes qui sont en eux-mêmes des manifestations d'un exercice abusif du droit. La disposition aborde la question de l'abus d'une manière beaucoup plus large que ne le fait actuellement l'article 75.1 du Code de procédure civile[8]. Celui-ci se fonde sur une approche plus procédurale. Il est interprété d'une manière stricte par les tribunaux. Ceux-ci ne voulant pas priver une partie d'être entendue ne rejettent généralement une action ou une procédure que si un cas clair le commande et en s'assurant que la procédure paraît futile et dilatoire et ne présente pas de chances raisonnables de succès.
Les dispositions du projet, tout en prenant acte de cette approche des tribunaux, visent à leur offrir des moyens additionnels lorsqu'ils sont confrontés à de possibles abus. Il est à souligner que la définition de l'« abus » vise notamment les poursuites-bâillons, les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique, qui ont fait l'objet du rapport préparé par les Prs MacDonald, Noreau et Jutras en 2007[9]. [je souligne]
[68] Je note aussi la prudence du législateur quand il déclare à l’art. 54.1 C.p.c. que les situations y décrites peuvent causer un abus, mais n'en constituent pas automatiquement une preuve irréfragable puisqu’en vertu de l’art. 54.2 C.p.c., l'auteur peut démontrer que son geste n'a pas été exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.
[69] L'oubli, le manque de diligence ou la négligence d'un avocat à l'égard de l'échéancier convenu ou des engagements souscrits constituent des manquements au contrat judiciaire. Ils ne sont pas sans conséquence pour l'autre partie. Ils entraînent aussi un certain gaspillage des ressources judiciaires (requête pour être relevé du défaut, requête en prolongation, requête pour sanctions (rejet, radiation, etc.)). Mais ils ne constituent pas pour autant des abus au sens de l'art. 54.1 C.p.c. Il faut en plus de la mauvaise foi, de la témérité du mépris évident pour les règles de procédure ou le contrat judiciaire, ou un détournement des fins de la justice.
[70] Quant aux art. 54.3 et 54.4, ils innovent en accordant aux juges une panoplie de moyens pour contrecarrer l’abus et l’apparence d’abus :
54.3. Le tribunal peut, dans un cas d'abus, rejeter la demande en justice ou l'acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d'assignation d'un témoin.
Dans un tel cas ou lorsqu'il paraît y avoir un abus, le tribunal peut, s'il l'estime approprié:
1° assujettir la poursuite de la demande en justice ou l'acte de procédure à certaines conditions;
2° requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l'instance;
3° suspendre l'instance pour la période qu'il fixe;
4° recommander au juge en chef d'ordonner une gestion particulière de l'instance;
5° ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou l'acte de procédure de verser à l'autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l'acte, une provision pour les frais de l'instance, si les circonstances le justifient et s'il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu'elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement[10]. [Soulignements ajoutés]
[71] L’art. 54.3 est ainsi commenté par la ministre de la Justice :
Mme Weil : Oui. Merci, M. le Président.
[…]
Le premier alinéa indique les possibilités qui s'offrent au tribunal dans un cas d'abus. Il pourra alors rejeter la demande en justice ou l'acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d'assignation d'un témoin.
Le deuxième alinéa prévoit les différentes mesures que peut prendre le tribunal s'il ne rejette pas immédiatement la demande en justice et permet à celle-ci de se poursuivre. Cela sera le cas s'il considère que l'abus ne justifie pas à lui seul le rejet de la demande ou s'il paraît qu'il peut y avoir un abus, mais que la chose n'est pas suffisamment avérée pour justifier l'une des actions prévues au premier alinéa. Il est à souligner que nombre de ces mesures ressortissent au domaine de la gestion d'instance.
Le tribunal peut notamment, en vue de favoriser un meilleur équilibre dans les forces économiques des parties, ordonner le versement d'une provision pour les frais de l'instance. Pour ce faire, deux critères doivent être remplis: les circonstances doivent le justifier; sans la provision pour les frais de l'instance, la partie défenderesse risque de se retrouver dans une situation économique telle qu'elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.[11] [Soulignements ajoutés]
[72] Il ressort du texte de l’art. 54.3 C.p.c. que le législateur a voulu distinguer entre les cas où l’abus est établi et ceux où, sans conclure en l’abus, le tribunal considère qu’il semble y en avoir, ce que confirme les propos de la ministre. L’apparence d’abus ne permet pas le rejet d’une demande ou d’une procédure ou sa modification. Seul le cas de l’abus démontré l’autorise comme l’indique le 1er al. de l’art. 54.3. Dans le cas de l’apparence d’abus, seul le2e al. s’applique.
[73] Somme toute, l'abus et l’apparence d’abus demeurent associés aux cas les plus lourds, mais les tribunaux se voient accorder plus de marge de manœuvre pour réagir et sanctionner au besoin.
[74] En l’espèce, après avoir analysé le comportement de l’appelante depuis le début, le juge Gagnon écrit :
[178] (...)
· les manquements répétés et systématiques de Cosoltec, analysés dans leur ensemble, ne sont pas attribuables à de la maladresse et de l’inexpérience. Cosoltec est représentée par avocats;
· plutôt, on discerne la trame d’une stratégie d’épuisement de la partie adverse, consistant à des réticences, des faux-fuyants et à la non-divulgation délibérée d’informations et arguments significatifs;
· Cosoltec avance diverses représentations pour refuser de payer les matériaux livrés et pour tenir Laferté responsable de retards sur le chantier. Mais Cosoltec est très réticente à ouvrir son jeu et à fournir la documentation permettant de valider ses prétentions.
[179] Dans notre régime de procédure civile, une partie peut alléguer ce qu’elle veut, sans devoir au départ en attester la véracité par serment. Mais l’heure de vérité survient souvent au moment de répondre sous serment aux questions de la partie adverse et de fournir les documents permettant de vérifier qui dit vrai.
[180] Une partie ne peut impunément cultiver un suspense artificiel jusqu’au procès au fond.
[181] On est ici en présence d’une partie agissant abusivement au sens de l’art. 54.1 C.p.c. soit de manière dilatoire, vexatoire, déraisonnable et de manière à nuire indûment à la recherche par Laferté d’informations pertinentes.
[...]
[75] L’appelante n’a pas tenté de démontrer que ces conclusions factuelles sont entachées d’erreurs manifestes et dominantes puisqu’elle n’a pas fait retranscrire la preuve.
[76] Or, ces conclusions factuelles sont suffisantes pour conclure en un comportement contraire aux obligations de l’appelante, notamment sous l’art. 151.3 C.p.c., et empreint de mauvaise foi (stratégie d’épuisement).
[77] Le juge de première instance pouvait sanctionner.
[78] Cela dit avec les plus grands égards, la sanction imposée sous l'art. 54.1 C.p.c., le rejet de la demande reconventionnelle de l'appelante, ne respecte pas les principes généraux que j’ai énoncés précédemment, notamment ceux de la modération en matière de perte de droit, de la proportionnalité de la sanction aux manquements[12] et de la meilleure administration de la justice.
[79] D’abord, l'interdiction à l’appelante de présenter à nouveau sa réclamation dans le même dossier ou dans un dossier qui pourrait ensuite y être joint, signifie que l'appelante devra procéder dans le cadre d’un recours parallèle, qui sera jugé séparément. Il en résultera un gaspillage des ressources judiciaires, une obligation pour les parties de s’affronter dans deux recours distincts (violation de la règle de proportionnalité : art. 4.2 C.p.c.) et la possibilité de jugements contradictoires (incohérence du système).
[80] Ensuite, cette sanction prive l’appelante d'un droit substantiel, celui à la compensation judiciairement prononcée (art. 1673 C.c.Q.), et ce, alors que le juge reconnaît qu’elle a fourni des informations adéquates à l’égard d’au moins la moitié de sa réclamation.
[81] Finalement, la radiation de tous les paragraphes relatifs à la demande reconventionnelle, alors que des pièces supportant la moitié de celle-ci ont été produites, est une sanction excessive. La réduction de la demande reconventionnelle aux seuls montants expliqués ou justifiés prima facie aurait, peut-être, été justifiable, mais le rejet de toute la réclamation ne l’est pas.
[82] Pour ces motifs, je suis d’accord pour décider du pourvoi comme le propose mon collègue le juge Rochon.
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PIERRE J. DALPHOND, J.C.A. |
[1] L.Q. 2009 c. 12.
[2] Lesquels ne seront réservés qu'aux cas les plus sérieux et devront respecter les paramètres établis à l'art. 1621 C.c.Q.
[3] Les poursuites-bâillons sont ici visées.
[4] Québec. Assemblée nationale. Journal des débats, 1ère sess., 39e lég., Commission permanente des institutions, Étude détaillée du projet de loi n° 9 - Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics, 26 mai 2009, n° 16, p. 3.
[5] Ce qui inclut une demande reconventionnelle.
[6] L'art. 1621 C.c.Q. doit alors être appliqué.
[7] C’est souvent le cas du plaideur vexatoire et de certains quérulents.
[8] L’abus découvert à la suite d’un interrogatoire hors cour de la partie qui a produit la procédure et qui révèle que cette procédure est frivole ou manifestement mal fondée.
[9] Québec. Assemblée nationale. Journal des débats, 1ère sess., 39e lég., Commission permanente des institutions, Étude détaillée du projet de loi n° 9 - Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics, 26 mai 2009, n° 16, p. 9.
[10] L'art. 54.3 , 2 e al., par. 5 C.p.c., codifie l'arrêt de notre Cour dans Hétu c. Notre-Dame-de-Lourdes (Municipalité de), [2005] R.J.Q. 443 (C.A.), 2005 QCCA 199 .
[11] Québec. Assemblée nationale. Journal des débats, 1ère sess., 39e lég., Commission permanente des institutions, Étude détaillée du projet de loi n° 9 - Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics, 26 mai 2009, n° 16, p. 20.
[12] L’appelante a fourni, tardivement il est vrai, plus de 75 % des nombreux engagements souscrits (près d’une centaine).
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.