[1] Les appelants ont obtenu la permission de se pourvoir contre un jugement de la Cour supérieure[1], district de Laval (l’honorable Danièle Mayrand), qui le 30 janvier 2012 a accueilli la Requête des défendeurs reconventionnels en déclaration d’abus de la Demande reconventionnelle ré-amendée, rejeté leur demande reconventionnelle ré-amendée et ordonné le renvoi du dossier devant la Cour du Québec.
[2] Aux paragraphes [2] à [13] de ses motifs, la juge de première instance décrit en détail la nature du litige entre les parties et il est inutile à ce stade de revenir longuement sur cet aspect des choses. Il suffit de mentionner que les intimés ont intenté leur action en Cour du Québec le 20 septembre 2010 et qu’ils ont réclamé à hauteur de 50 222,02 $ le remboursement d’un prêt fait par l’intimé Guy Décary à feu son fils Pierre Décary. Ce prêt, selon la demande, était constaté par une reconnaissance de dette revêtue de la signature de Pierre Décary. L’appelante Nehmat El-Hachem est la veuve de Pierre Décary et la liquidatrice de sa succession. Selon les allégations de la demande, l’appelante 2962357 Canada Inc. est une compagnie autrefois contrôlée par Pierre Décary et par l’entremise de laquelle une partie de la dette était remboursée à Guy Décary. Pierre Décary acquittait régulièrement les sommes dues mais ces paiements furent interrompus avec son décès.
[3] Le 31 mars 2011, les appelants déposaient une défense. Celle-ci alléguait au paragraphe 24 une donation de Guy Décary à Pierre Décary[2]. Cette défense était suivie d’une première défense et demande reconventionnelle amendée, laquelle provoquerait le transfert du dossier à la Cour supérieure le 10 novembre 2011, puis d’une demande reconventionnelle ré-amendée déposée au dossier de la cour le 14 décembre 2011.
[4] C’est cet acte de procédure qu’attaquait la requête en déclaration d’abus des intimés. Voici ce qu’énonce cette demande reconventionnelle ré-amendée, dont l’extrait qui suit est reproduit textuellement :
ET EN SE PORTANT DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE, LA PARTIE DÉFENDERESSE, NEHMAT EL-HACHEM ET LES HÉRITIERS DE FEU PIERRE DÉCARY, EXPOSE RESPECTUEUSEMENT CE QUI SUIT:
24. [...], tel qu’il sera établi lors de l’audition, la partie demanderesse avait [...] convenu de céder et de transférer au Feu Pierre Décary, sa part indivi d’un terrain vacant à la Ville du Lac Supérieur, canton Wolfe, connu comme le Mont Latuque situé au développement du versant nord du Mont Tremblant;
24 a. Au terme du contrat verbal, la demanderesse à titre de propriétaire de 50% du terrain définit en copropriété directement ou indirectement par le biais d’une société avec son autre fils, Jean Décary, a octroyé devant témoins au feu Pierre Décary sa part indivi de ce terrain qui avait une valeur de 2 millions de dollars sur la totalité du terrain ayant une valeur de 4 millions de dollars;
24 b. Les deux parties avaient convenu devant témoins que ceci représentait un actif que la demanderesse était prête à céder et à transférer à son fils, feu Pierre Décary, à compter de la date dudit contrat verbal, sans responsabilité quelconque envers la demanderesse par le feu Pierre Décary;
24 c. La demanderesse a expliqué au feu Pierre Décary devant témoins que lui et son fils, Jean Décary, étaient les promoteurs du projet de création au Mont Latuque situé au développement du versant Nord du Mont Tremblant, d’un futur développement de maisons résidentielles;
24 d. La demanderesse a expliqué au feu Pierre Décary devant témoins que le projet visait à inciter les individus tant locaux que nationaux et internationaux, à la recherche de résidences secondaires de campagne pour les loisirs et les sports à venir s’établir sur le site du Mont Latuque désignée pour la construction d’un futur développement du versant Nord du Mont Tremblant, à l’aide d’incitatifs fiscaux mis de l’avant par le gouvernement du Québec;
24 e. La demanderesse a indiqué au feu Pierre Décary devant témoins que c’est dans ce contexte qu’il avait obtenu des terrains vacants à la Ville du Lac Supérieur - Mont Latuque désignée pour le futur développement du versant Nord du Mont Tremblant qu’elle cèderait ensuite au feu Pierre Décary qui le développerait lui-même ou par l’entremise d’une partie liée, le tout tel qu’il appert de la copie des cartes et autres détails remis à M. Pierre Décary par M. Guy Décary produits au dossier de la cour sous la cote Pièce D-3;
24 f. La valeur de sa part indivi du terrain vacant à la Ville du Lac Supérieur, canton Wolfe, connu comme le Mont Latuque situé au développement du versant nord du Mont Tremblant, est estimée de façon conservatoire comme étant 2 millions de dollars;
25. Il est clair que de ce qui précède, il y a eu compensation conventionnelle et extinction d’une partie de la créance réclamée par la partie demanderesse de la dette de la partie défenderesse;
26. Pour les motifs précédemment exposés la partie défenderesse ne doit aucune somme envers la partie demanderesse;
26 a. Pour les motifs précédemment exposés la partie défenderesse / demanderesse reconventionnelle, Nehmat El;-Hachem et Les Héritiers de feu Pierre Décary, réclame de la partie demanderesse, Guy Décary, la somme de 2 millions de dollars;
26 b. De plus, tel qu’il sera établi lors de l’audition, la partie défenderesse, Nehmat El-Hachem, a été atteinte dans sa dignité, a subi un stress psychologique important et s’est placée totalement en retrait des siens, se croyant inutile et un fardeau pendant plus de deux ans; elle ne s’est pas totalement remis d’avoir été perçu comme une menteuse et une manipulatrice et traitée comme tel par la partie demanderesse;
26 c. La conduite de la partie demanderesse envers son fils, le Feu Pierre Décary et son épouse, la défenderesse Nehmat El-Hachem, autant avant qu’après son décès, était malveillante, abusive et devrait choquer le sens de la dignité de la Cour;
26 d. Le comportement de la partie demanderesse envers son fils, le Feu Pierre Décary et son épouse, la défenderesse Nehmat El-Hachem, autant avant qu’après son décès, était visiblement outrageant;
26 e. Les dommages généraux sont insuffisants pour rendre efficace la protection de la réputation de la partie défenderesse / demanderesse reconventionnelle, Nehmat El-Hachem et Les Héritiers de Feu Pierre Décary, suite à des agissements de la partie demanderesse envers son fils, le Feu Pierre Décary et son épouse, la défenderesse Nehmat El-Hachem, autant avant qu’après son décès;
26 f. La partie demanderesse a agi en toute connaissance des conséquences immédiates et naturelles, au moins extrêmement probables, que sa conduite a engendrée envers son fils, le Feu Pierre Décary et son épouse, la défenderesse El-Hachem, autant avant qu’après son décès;
26 g. Compte tenu de tous les faits évoqués relativement au comportement de la partie demanderesse, la partie défenderesse / demanderesse reconventionnelle, Nehmat El-Hachem et Les Héritiers de Feu Pierre Décary, réclame la somme de 5 cent milles dollars à titre de dommages punitifs pour atteinte intentionnelle à la vie privée, à la dignité, à l’honneur, à l’intégrité et à la réputation;
27. L’action de la partie demanderesse est mal fondée en faits et en droit;
28. La défense de la partie défenderesse est bien fondée en faits et en droit;
28 a. La demande reconventionnelle est bien fondée en faits et en droit.
[...]
CONDAMNER la demanderesse / défenderesse reconventionnelle à payer à la partie défenderesse / demanderesse reconventionnelle, Nehmat El-Hachem et Les Héritiers de Feu Pierre Décary, la somme de 2 millions de dollars plus les intérêts, ainsi que l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q.
CONDAMNER la demanderesse / défenderesse reconventionnelle à payer à la partie défenderesse / demanderesse reconventionnelle, Nehmat El-Hachem et Les Héritiers de Feu Pierre Décary, la somme de 5 cent milles dollars à titre de dommages exemplaires plus les intérêts, ainsi que l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q.
[5] Au sujet de cet acte de procédure, la juge de première instance observe avec raison dans une note de bas de page : « L'identification des parties à cette procédure, de même que le libellé des conclusions ne permettent même pas de déterminer avec certitude quelles sont les parties visées par les conclusions recherchées ni qui en sont les bénéficiaires. »
[6] Après avoir cité quelques arrêts récents de la Cour d’appel où la notion de « comportement blâmable » apparaît à plusieurs reprises[3], la juge examine méticuleusement la demande reconventionnelle citée ci-dessus sous chacun de ses aspects, soit la réclamation de deux millions de dollars relative à des terrains, la donation, promesse ou cession de ces terrains, les hypothèses d’une donation d’immeuble, d’un don manuel ou d’une promesse de donation, et la réclamation de 500 000 $ pour dommages punitifs. Il lui est nécessaire de procéder ainsi, c’est-à-dire avec grande prudence, parce que l’opacité des allégations impose de les décomposer afin d’en évaluer la viabilité. Elle se heurte cependant au mutisme de l’avocat auteur de la demande reconventionnelle car elle écrit notamment :
[21] Appelé par le Tribunal à qualifier la nature juridique de l'acte qui pourrait donner droit à la réclamation, le procureur des défendeurs a été incapable d'identifier l'assise juridique, si mince soit-elle, qui pourrait donner lieu à leur demande.
[22] La Demande reconventionnelle ne permet pas non plus d'identifier le créancier de cette obligation ni même l'assiette de celle-ci. Au mieux, on parle de terrains vacants non identifiés dans un futur développement résidentiel potentiel dans la Ville de Latuque dont la valeur est estimée à 2 M$.
[7] Enfin, au terme de cet exercice à la fois minutieux et fastidieux, elle conclut par les quatre paragraphes suivants :
[42] Il s'agit d'accusations gratuites qui ne sont pas étayées ni supportées par des faits ou gestes concrets et précis découlant d'une demande de donation, elle-même vouée à l'échec. La Demande reconventionnelle ne comporte aucune allégation de faute ou de reproche factuel et spécifique à l’endroit de Guy.
[43] Cette procédure frivole et dilatoire constitue un abus qui détourne les fins de la justice. En effet, les montants sont réclamés sans aucune justification, évaluation et sans un iota de preuve. Ils sont excessifs y compris les dommages punitifs qui n'ont aucune commune mesure avec les faits allégués. Cela en soi constitue une conduite blâmable suivant les enseignements de la Cour d'appel.
[44] De l'avis du Tribunal, il s'agit d'un cas flagrant où il y a lieu de mettre un terme, dès maintenant, à cette procédure manifestement abusive.
[45] La Requête en rejet ne vise que la Demande reconventionnelle et non la Défense amendée à l'action. Les défendeurs pourront faire valoir leurs droits à l'égard de l'action principale devant le forum approprié, soit la Cour du Québec.
[8] La demande reconventionnelle est donc rejetée en application des articles 54.1 et suivants C.p.c.
[9] Un « comportement blâmable » dans l’exercice d’un recours, c’est aussi, même sans mauvaise foi ou intention de nuire, faire preuve de témérité, par exemple en formulant des allégations qui ne résistent pas à une analyse attentive et qui dénotent une propension à une surenchère hors de toute proportion avec le litige réel entre les parties[4]. En l’occurrence, il est certain qu’un facteur aggravant tient au fait que de telles allégations ont été présentées en demande reconventionnelle dans le cadre d’un recours qui, envisagé de manière réaliste et pratique, avait la simplicité d’une modeste action sur compte.
[10] Déposer un acte de procédure devant un tribunal judiciaire est un geste grave et empreint de solennité, qui engage l’intégrité de celui qui en prend l’initiative. On ne peut tolérer qu’un tel geste soit fait à la légère, dans le but de chercher à tâtons une quelconque cause d’action dont on ignore pour le moment la raison d’être, mais qu’on s’emploiera à découvrir en alléguant divers torts hypothétiques et en usant de la procédure à des fins purement exploratoires. L’avocat qui verse un acte de procédure au dossier de la cour doit respecter certaines règles de forme et de fond. Parmi ces règles se trouvent les articles 76 et 77 du Code de procédure civile, deux dispositions dont il convient de rappeler à la fois l’importance et la portée dans le déroulement d’une procédure judiciaire.
[11] En outre, lorsque l’auteur d’un acte de procédure est un membre du Barreau, les parties sont en droit de s’attendre à ce que cet acte, rédigé par le détenteur d'une formation universitaire et professionnelle idoine, soit rédigé en des termes qui permettent d'en comprendre la teneur et qu’il expose autre chose que des généralités dépourvues de conséquence juridique apparente.
[12] Aussi y a-t-il lieu de sévir en présence d’un acte rédigé comme si quelques vagues imprécations, à la fois vindicatives et inconsistantes, suivies d’une affirmation d’autosatisfaction sous la forme de conclusions grossièrement outrancières, remplissaient ces exigences de fond et de forme. Ce genre de procédé ne saurait justifier que l’on surcharge le système judiciaire et qu’on lui impose de déployer encore plus de ressources pour tenter de tirer au clair ce que la partie elle-même ou son avocat se montre incapable d’expliquer avec un degré raisonnable d’intelligibilité. Donner le bénéfice du doute à cette même partie, à la manière dont on « donne la chance au coureur », implique en fin de compte que l’on tolère n’importe quoi de n’importe qui n’importe quand. Ce n’est assurément pas ce que la justice exige de la part de l’institution judiciaire.
[13] En l’espèce, la juge de première instance a soigneusement analysé les prétentions des parties appelantes dans leur demande reconventionnelle et elle a démontré par cette analyse que ces prétentions, telles que rédigées, n’avaient aucune assise perceptible en droit.
[14] Il y a donc lieu de rejeter l’appel, avec dépens, et de rappeler que les dépens adjugés en première instance devront comprendre l’honoraire additionnel prévu à l’article 42 du Tarif des honoraires judiciaires des avocats.
[15] POUR CES MOTIFS, la Cour :
[16] REJETTE l’appel, avec dépens.
[1] 2012 QCCS 920 .
[2] « De plus, tel qu’il sera établi lors de l’audition, la partie demanderesse avait, par acte de donation entre vifs convenu de céder et de transférer au Feu Pierre Décary, sa part indivi d’un terrain vacant à la Ville du Lac Supérieur, canton Wolfe, connu comme le Mont Latuque situé au développement du versant nord du Mont Tremblant. »
[3] Duni c. Robinson Sheppard Shapiro [2011] QCCA 677 , Acadia Subaru c. Michaud [2011] QCCA 1037 , Paquette c. Laurier [2011] QCCA 1228 et Lefrançois c. Charland [2011] QCCA 1877 .
[4] Ainsi, voir Royal Lepage commercial inc. c. 109650 Canada Ltd., 2007 QCCA 915 et Cosoltec inc. c. Structure Laferté inc., 2010 QCCA 1600 , paragr. 64 et suivants.
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