[1] LA COUR; - Statuant sur l'appel d'un jugement rendu le 21 juin 2004, par la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Jeannine M. Rousseau), qui a condamné l'appelante à payer à l'intimée la somme de 54 009 $ avec intérêts et l'indemnité additionnelle prévue à la loi;
[2] Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;
[3] Pour les motifs du juge Dalphond, auxquels souscrivent les juges Hilton et Giroux;
[4] ACCUEILLE l'appel, sans frais;
[5] INFIRME le jugement de première instance;
[6] REJETTE la demande reconventionnelle avec dépens.
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MOTIFS DU JUGE DALPHOND |
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[7] L’appelante a intenté une action en réclamation d’une commission contre l’intimée. Mal lui en pris, car non seulement son action fut rejetée, mais elle fut condamnée à verser à l’intimée 54 009 $ en remboursement des honoraires extrajudiciaires encourus par cette dernière au motif que son action constituait un abus du droit d’ester en justice. Le pourvoi porte uniquement sur cet aspect du dossier et requiert de préciser ce qui constitue un tel abus.
[8] Le 31 août 1999, l’intimée retient les services exclusifs de l’appelante, courtier immobilier, et d’un tiers, Galleria Management Corporation (Galleria), un autre courtier, pour la location à 7,50 $ net du pied carré d’un vaste immeuble commercial devenu vacant à la suite de la faillite d'Aventure Électronique à l’automne 1998. Le contrat de courtage est pour une durée de six mois, prenant fin le 28 février 2000. Il contient la clause suivante :
Should the Premises be sold during the term of this contract, the Lessor agrees to pay the Brokers a commission of five percent of the total purchase price, such commission however, shall be payable upon the signature of the Deed of Sale.
[9] Le 13 septembre 1999, l’appelante et Galleria conviennent des modalités de partage de toute commission pouvant être reçue de l’intimée.
[10] Pendant la durée du contrat, des courtiers de l’appelante effectuent diverses démarches pour dénicher un locataire. Le 8 février 2000, une offre de location est présentée au nom du Centre Hi-Fi, une entreprise semblable à celle de l’occupant précédent. Elle est rejetée par l’intimée qui considère le loyer offert insuffisant (7,00 $ du pied carré); cela surprend l’appelante. Peu après, un de ses courtiers, André Vincent, dit avoir entendu que John Scotti, un homme d’affaires connu, avait trouvé un immeuble répondant au besoin de son entreprise, mais ne pouvait en donner les détails pour l’instant.
[11] Le contrat prend fin le 28 février 2000, sans qu’une offre ait été acceptée, puisque sa prolongation automatique fut écartée par un avis donné le 21 janvier 2000 par l’intimée, insatisfaite des services reçus (aucune offre acceptée).
[12] Le 8 mai 2000, l’immeuble est vendu à Les immeubles P. Scotti Inc. L’acte de vente mentionne que l’acheteur a été autorisé par résolution adoptée le 17 avril 2000. On peut en retenir qu'à cette dernière date les autres formalités requises avaient été complétées et, forcément, qu'elles avaient été entreprises plus tôt.
[13] D’avis que l’acquéreur avait été intéressé par l’un de ses courtiers pendant le mandat et que les parties avaient convenu de passer titre après le 28 février pour la priver de sa commission, l’appelante contacte l’intimée pour lui réclamer 5% du prix de vente. Devant le refus de cette dernière de payer quoi que ce soit, l’appelante se tourne vers la Cour supérieure.
[14] Dans son action, elle fait d’abord valoir être la source de l’intérêt de M. Scotti et, subsidiairement, que l’entente pour l’achat de l’immeuble aurait eu lieu avant l'expiration de son contrat, faits que l'intimée et M. Scotti auraient convenu de lui cacher en reportant la transaction après l’expiration de son contrat. Pour ces motifs, elle réclame la commission de 5% prévue au contrat, calculée en fonction de la juste valeur marchande de l’immeuble selon le rapport de son expert en évaluation, 1 970 000 $, ce qui se rapprocherait de la valeur portée au rôle pour fins de taxation, 2 375 000 $, et non le montant déclaré dans l’acte de vente, 1 050 000 $, qui ne serait qu’un prix apparent.
[15] Dans sa défense, l’intimée rétorque : « to be entitled to a commission in the event of a sale, the sale had to occur during the term of the mandate to a party not excluded there from and introduced by Plaintiff, which was not the case in the present matter ». L’intimée ajoute avoir mentionné à l’appelante qu’à l’automne 1998 des discussions sérieuses avaient eu lieu avec M. Scotti pour une location et que ce dernier connaissait bien les lieux et s’était montré intéressé à l’acheter. Cependant l’intimée souhaitait louer et non vendre. L’intimée prétend aussi : « it was clearly agreed … that John Scotti or any entities related to the said John Scotti were excluded from the mandate ». Finalement, la défense mentionne:
(…) throughout the previous autumn and winter, John Scotti had continued to express interest in purchasing the property, speaking with Mr. Bloom from time to time in order to inquire if he had been successful in leasing out the subject property and if he was willing to reconsider the possibility of selling the subject property;
[16] Puis, s’estimant victime d’une poursuite abusive, l’intimée se constitue demanderesse reconventionnelle et réclame des dommages pour atteinte à la réputation (20 000 $), des dommages exemplaires (20 000 $) et le remboursement de ses honoraires extrajudiciaires.
[17] Il est évident que le témoignage de M. Scotti est crucial dans cette affaire. L’avocat de l’appelante demande donc la permission de l’interroger hors cour en mars 2001, ce à quoi l’intimée s’opposera avec succès. Il sera entendu pour la première fois au procès, dans le cadre de la preuve de l’appelante.
[18] Initialement fixé pour une période de cinq jours, le procès en dure dix, dont cinq en mai 2002, trois en mars 2003 et deux en avril 2003. Selon les procès-verbaux d'audience, l’intimée contre-interroge longuement et fait entendre en défense des témoins pendant trois jours. En aucun moment durant l’enquête, la juge ne laisse entendre que la cause est frivole et encore moins abusive; au contraire, elle demande aux parties, une fois la preuve close, de lui remettre lors des plaidoiries des plans d’argumentation écrits. Le plan d'argumentation de l’intimée contient pas moins de 30 pages. De plus, en aucun moment, l’intimée ne présente une requête sous l’art. 75.1 C.p.c. pour rejet sommaire de l’action.
[19] Le jugement est rendu le 21 juin 2004. Il rejette l’action de l’appelante et accueille la demande reconventionnelle de l’intimée à hauteur de 54 000 $, soit la totalité des honoraires extrajudiciaires de l’intimée mis en preuve, avec une ordonnance, non sollicitée, d’exécution provisoire nonobstant appel. Le 14 juillet 2004, mon collègue Chamberland suspend cette dernière ordonnance, soulignant que la juge de première instance avait fait une erreur en l’ordonnant de son propre chef (Lutfy Ltd. c. Lufty, [1996] R.D.J. 317 (C.A.)).
[20] Traitant d'abord de la thèse de l’appelante que l’intéressement de l’acheteuse résulterait des efforts d’un de ses courtiers, la juge de première instance retient que « la preuve contraire est limpide et abondante : non seulement l’acheteur Scotti connaissait-il bien l’immeuble visé, il l’avait même visité bien avant le début du mandat ». Passant ensuite à la deuxième thèse, soit l’existence d’une vente entre le venderesse et l’acheteuse durant le contrat, mais reportée à plus tard pour éviter de payer une commission, la première juge précise que l’appelante a tenté de décharger son fardeau de preuve par une présomption à partir de faits dont on ne peut rien tirer de convaincant, une fois écarté le témoignage du courtier Vincent. Elle retient plutôt que l’intimée a mis en preuve des faits qui supportent son affirmation que l’entente de vente est réellement intervenue après la fin du contrat.
[21] Quant au prix de vente, la juge conclut sans expliquer pourquoi que l’appelante n’a pas réussi à établir une valeur marchande supérieure au prix convenu. Cependant, si tel avait été le cas, elle déclare : « c’eut été une base forte et stable sur laquelle construire son raisonnement quant à l’existence d’un complot. »; en d'autres mots, vendre un bien à vil prix suscite un questionnement.
[22] En dernier, la juge s’attaque à la demande reconventionnelle. Elle la rejette quant à la partie dommages à la réputation et dommages exemplaires, mais l’accepte pour la totalité des honoraires extrajudiciaires de la partie intimée, d’avis que l’appelante a agi de façon téméraire en intentant les procédures, en allant à procès et en ne se désistant pas une fois sa preuve close. Elle conclut que le procès ne fut, somme toute, qu’une longue recherche à l’aveuglette et constitue un abus du droit d’ester en justice qui a obligé l’intimée à avoir recours à des avocats.
[23] Tout en reconnaissant que la mauvaise foi et la témérité peuvent constituer un abus de droit et qu’une partie en justice qui réalise son erreur et s’acharne malgré tout à poursuivre inutilement le débat judiciaire peut être tenue responsable du coût des honoraires extrajudiciaires de la partie adverse, selon les enseignements de l’arrêt Viel c. Entreprises immobilières du Terroir ltée, [2002] R.J.Q. 1262 (C.A.), l’appelante soutient que la juge de première instance aurait commis une erreur manifeste et déterminante en concluant que son recours était abusif. Selon elle, il y a contradiction dans le raisonnement de la juge qui, d’une part, conclut que l’appelante a commis un abus de droit sur le fondement de la prémisse factuelle d’origine (qu'elle ne qualifie cependant pas de prémisse frivole) et, d’autre part, déclare qu’elle aurait pu remplir son fardeau de preuve si la preuve soumise avait été concluante sur la valeur de l’immeuble, sans préciser en quoi la preuve n’était pas concluante.
[24] Elle retient que la conclusion d’abus découle des reproches suivants que lui a fait la première juge : i) avoir réclamé une commission à la suite d'une vente alors que ses services avaient été retenus pour une location (or, le contrat énonce qu’en cas de vente durant sa durée, une commission de 5% sera payable); ii) avoir fait reposer sa cause sur des présomptions (or, la preuve d’une entente avec M. Scotti pendant la durée du contrat ne pouvait se faire que par présomption, faute d’une admission fort improbable de l’intimée ou M. Scotti; de plus, un interrogatoire hors cour de M. Scotti avait été refusé, ce qui ne lui laissait comme option que de l’interroger lors du procès); iii) avoir douté du fait que l’intimée avait rejeté l’offre de location présentée par son entremise en raison de son trop bas loyer, qualifiée de ridicule par son propre expert (or, cela n’a rien à voir avec le fait que l’intimée pouvait avoir déjà une entente avec M. Scotti et ne souhaitait plus alors louer l’immeuble; de plus, le rapport de son expert indiquait une juste valeur bien supérieure au prix payé); iv) la longueur du procès (or, les deux parties ont excédé la durée annoncée de leur preuve); v) le fait d’avoir demandé que la condamnation recherchée soit exécutoire nonobstant appel (or, l’avocate de l’appelante a énoncé lors de sa plaidoirie des motifs raisonnables à son soutien).
[25] L’intimée rétorque que la juge de première instance n’a aucunement erré en fait et en droit. Selon l’arrêt Viel, la mauvaise foi ou la témérité restent les bases de l’abus de droit, lequel peut se manifester au cours des procédures. Ainsi, l’abuseur qui réalise son erreur et s’enferme dans sa position pour poursuivre inutilement le débat judiciaire sera responsable du coût des honoraires extrajudiciaires. Elle ajoute qu’une conclusion de témérité est une question de fait (Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, 6e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, no 220, à la p. 158) et que l’appelante devait produire tous les extraits des dépositions pertinentes, si elle souhaite que la Cour d’appel substitue son appréciation de la preuve à celle du juge de première instance[1], en identifient des erreurs manifestes et dominantes.
[26] Commentant les reproches faits à l’appelante par la première juge, elle soutient qu’ils sont bien fondés. Ainsi, la notion d’introduction d'un acheteur durant le mandat n’aurait de pertinence que dans le cadre d’un contrat de courtage pour vente, et non de location, ce qui justifiait le reproche de la juge. Selon elle, la seule justification pour une commission serait une vente durant le contrat de courtage qui aurait privé l’appelante de la possibilité de gagner sa commission en trouvant un locataire. En l’espèce, l’appelante a pu rendre ses services jusqu’à la fin du contrat. Selon elle, la réclamation est indicative du fait que l’appelante a poursuivi sans raison et démontre ainsi sa mauvaise foi. Quant au fait que le témoin expert de l’appelante a déclaré ridicule l’offre de location de février 2000 présentée à l’intimée, il démontre que le refus de l’intimée de l’accepter étant raisonnable et non indicatif d’un motif secret, tel un arrangement avec un tiers pour vendre. La conclusion de la juge que le procès fut une longue « recherche à l’aveuglette » démontre que l’appelante s’est engagée dans des procédures et dans un procès dans l’espoir de découvrir des éléments de preuve, sans en avoir. Finalement, le reproche de ne pas s’être désistée est aussi bien fondé puisque la preuve documentaire ainsi que beaucoup de témoignages connus de l’appelante avant même l’institution de ses procédures ne supportaient pas les conclusions recherchées. À tout le moins lorsque sa preuve fut close, l’appelante était en mesure de mesurer la faiblesse de sa cause et aurait dû s’en désister.
I. Transcription de la preuve :
[27] L’appelante n’a pas reproduit dans son mémoire toute la transcription de la preuve. Pourtant, elle allègue de nombreuses erreurs de fait de la juge de première instance. Or, pour autoriser l'intervention de la Cour sur des questions de fait, il revient à l'appelante de démontrer une erreur manifeste et dominante de la part du juge du procès, ce qui requiert une transcription de la preuve pertinente, sauf les rares cas où l'erreur est manifeste à la lecture du jugement. Dans Pateras c. M.B., précité, le juge Bernier écrit aux pages 443-444 :
C'est à l'appelant qu'incombe de démontrer à la Cour d'appel que le jugement dont appel doit être modifié ou cassé; il doit alors fournir à la Cour l'entière preuve pertinente aux questions que soulève son appel. C'est ce que requiert l'article 507 C.P.: «(...) les extraits de la preuve nécessaires à la détermination des questions en litige». L'appelant ne peut choisir dans la preuve nécessaire que les parties qui lui sont favorables. S'il le fait et qu'il appert du jugement, ou si la partie adverse dans son mémoire le démontre, qu'il y avait d'autres éléments de preuve que le juge a considérés pour fonder une décision, en l'absence de ceux-ci, la Cour d'appel, n'étant pas en mesure de vérifier si le premier juge a commis une erreur, et vu la présomption de validité des jugements, ne peut que rejeter le motif d'appel dont il s'agit.
[28] Cela ne signifie pas que l’appelante devait reproduire toute la preuve. Il faut plutôt retenir que les avocats des parties, en leur qualité d’auxiliaires de la Cour, devraient s’entendre à l’avance sur ce qui constitue l’ensemble de la preuve pertinente pour réduire les frais des parties et le temps de lecture des juges de la Cour.
[29] En l’espèce, faute des transcriptions pertinentes, je m’en tiendrai au résumé de la preuve contenu au jugement et aux conclusions factuelles de la juge quant à la crédibilité des témoins, ce qui signifie, notamment, que sa décision d’écarter le témoignage du courtier Vincent ne peut être remise en question, de même que celle relative au caractère raisonnable du prix payé. Il faut retenir aussi le bien-fondé de sa conclusion que la preuve par présomption n’est pas concluante et que l’appelante a failli dans sa tentative d’établir l’existence d’une entente intervenue pendant son contrat de courtage.
II. Le droit aux honoraires extrajudiciaires :
[30] Les honoraires extrajudiciaires correspondent aux honoraires professionnels que chacune des parties doit verser à l’avocat qui la représente. Ils sont distincts des honoraires judiciaires compris dans les dépens, ne sont pas tarifés et sont généralement convenus à l’avance entre la partie et son avocat. En général, chaque partie à un litige mu devant les tribunaux est tenue d'assumer ses propres frais extrajudiciaires.
[31] Au Québec, cela signifie que la partie gagnante n’a généralement droit qu’aux honoraires et débours prévus au Tarif des honoraires judiciaires des avocats, R.R.Q. 1981, ch. B-1, r. 13 (Tarif), lequel ne reflète pas la réalité des honoraires extrajudiciaires[2].
[32] Il existe cependant quelques exceptions.
[33] L'une se trouve à l'article 15 du Tarif qui autorise le tribunal à accorder des honoraires spéciaux dans une cause importante : « 15. La Cour peut, sur demande ou d'office, accorder un honoraire spécial en plus de tous autres honoraires, dans une cause importante. ». Aux termes de cette disposition, des honoraires extrajudiciaires ont été remboursés, en partie du moins, dans des affaires d'intérêt public (voir à titre d'exemples : J.H. c. W.F., J.E. 2003-2208 (C.A.), un arrêt concernant l'interprétation de la Loi facilitant le paiement des pensions alimentaires, L.R.Q., ch. P-2.2; Conférences des juges du Québec c. Québec (Procureur général), J.E. 2001-1054 (C.A.), un arrêt en matière d'indépendance et de rémunération des juges) et dans les affaires civiles complexes (voir : Caisse de dépôt et placement du Québec c. Investissements Oxdon inc., [1996] R.J.Q. 1486 (C.A)).
[34] Une autre exception existe en matière de faillite, où les dépens se calculent au Québec comme ailleurs au Canada et peuvent, occasionnellement, inclure des honoraires judiciaires taxés sur la base d'honoraires entre l'avocat et son client (Biron c. Caisse populaire Desjardins Buckingham, [2003] R.J.Q. 1771 (C.A.)). De même, dans le cadre de recours en redressement en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, ch. C-44, le tribunal peut ordonner que les honoraires extrajudiciaires soient remboursés par la société ou ses administrateurs.
[35] Le législateur reconnaît aussi, en certaines situations, un droit à un remboursement des honoraires extrajudiciaires, par exemple, en matière d'aliments (art. 588 C.c.Q.) et d'appel devant la Cour dans certains dossiers fiscaux (art. 93.1.23 de la Loi sur le ministère du Revenu).
[36] Finalement, en vertu des principes généraux de responsabilité civile, la partie victime de procédures abusives peut réclamer, outre l'indemnisation pour les débours et honoraires prévus au Tarif, des honoraires extrajudiciaires à titre de dommages (Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée, précité). Le Code de procédure civile le reconnaît d'ailleurs expressément aux art. 75.2 et 524 C.p.c. En d'autres mots, la loi reconnaît à la partie victime d'une procédure abusive, le droit au remboursement des honoraires extrajudiciaires résultant de l'abus, et ce, par la partie adverse.
[37] En l’instance, la seule exception potentiellement applicable est celle pour abus du droit d'agir en justice.
III. La définition de l’abus du droit d’ester en justice :
[38] Mon collègue le juge Rochon écrit dans l’arrêt Viel :
74. Avant d'examiner plus avant cette question, il importe de distinguer et de définir l'abus de droit sur le fond du litige (l'abus sur le fond) de l'abus du droit d'ester en justice. L'abus sur le fond intervient avant que ne débutent les procédures judiciaires. L'abus sur le fond se produit au moment de la faute contractuelle ou extracontractuelle. Il a pour effet de qualifier cette faute. La partie abuse de son droit par une conduite répréhensible, outrageante, abusive, de mauvaise foi. Au moment où l'abus sur le fond se cristallise, il n'y a aucune procédure judiciaire d'entreprise. C'est précisément cet abus sur le fond qui incitera la partie adverse à s'adresser aux tribunaux pour obtenir la sanction d'un droit ou une juste réparation.
75. À l'opposé, l'abus du droit d'ester en justice est une faute commise à l'occasion d'un recours judiciaire. C'est le cas où la contestation judiciaire est, au départ, de mauvaise foi, soit en demande ou en défense. Ce sera encore le cas lorsqu'une partie de mauvaise foi, multiplie les procédures, poursuit inutilement et abusivement un débat judiciaire. Ce ne sont que des exemples. À l'aide d'hypothèses, Baudouin et Deslauriers cernent la nature de l'abus du droit d'ester en justice :
Fondement - La première hypothèse est celle où l'agent, de mauvaise foi, et conscient du fait qu'il n'a aucun droit à faire valoir, se sert de la justice comme s'il possédait véritablement un tel droit. Il n'agit pas alors dans le cadre de l'exercice ou de la défense de son droit, mais totalement en dehors de celui-ci. Une faute peut également être reprochée à l'agent qui, dans l'exercice d'un droit apparent, utilise les mécanismes judiciaires ou procéduraux sans cause raisonnable ou probable, sans motif valable, même de bonne foi. Tel est le cas de celui qui fait arrêter une personne sur de simples soupçons qu'une enquête rapide aurait suffi à dissiper. La mauvaise foi (c'est-à-dire l'intention de nuire) ou la témérité (c'est-à-dire l'absence de cause raisonnable et probable) restent donc les bases de l'abus de droit dans ce domaine. Contrairement à l'observation faite à propos du droit de propriété, il paraît difficile, sinon impossible, de concevoir un abus du droit au recours judiciaire dont le fondement ne serait pas une faute civile, mais le seul exercice antisocial du droit. Il ne saurait, en effet, y avoir abus lorsque, de bonne foi, et en ayant cause raisonnable et probable, un individu cause préjudice à autrui en recourant à la justice pour faire valoir ses droits. Ainsi, selon nous, celui qui utilise les recours que la loi met à sa disposition, dans un but strictement et exclusivement égoïste, mais de bonne foi et non témérairement, ne peut être tenu responsable des conséquences fâcheuses de son acte pour son adversaire.
(je souligne)
[39] En d’autres mots, l’abus du droit d'agir en justice se manifeste à l’occasion d’un recours judiciaire et non avant. Il rappelle aux parties au litige qu’elles ne sont pas admises à agir « de manière contraire aux normes de comportement généralement acceptables par la société » (Sawdon c. Dennis-Trudeau, J.E. 2006-888 (C.A.)). La bonne foi requiert qu’elles exercent leur droit d’ester dans le respect de certaines règles afin de sauvegarder les finalités du système juridique et non les pervertir. L’action en justice est destinée à faire triompher le droit et la vérité; l’utiliser à d’autres fins est un abus (Jacques Ghestin et Gilles Goubeaux, Traité de droit civil, introduction générale, 4e éd., Paris, L.G.D.J., 1994, paragr. 803, p. 789).
[40] Il s’ensuit que le rejet des prétentions d’une partie, même s’il donne généralement droit aux dépens calculés selon le Tarif (art. 477 C.p.c.), ne signifie pas que la position de cette dernière était abusive. Il en faut plus : un comportement contraire aux finalités du système juridique. De même, une partie pourrait très bien avoir gain de cause alors que son comportement dans le dossier judiciaire a été abusif, par exemple en multipliant inutilement les procédures interlocutoires dans le seul but de faire encourir des frais et du stress à la partie adverse.
[41] Du passage des auteurs Baudouin et Deslauriers cité plus haut par mon collègue le juge Rochon, il ressort que l’abus du droit d’ester est associé à la mauvaise foi et à la témérité. (Voir aussi : Me Christian M. Tremblay, « L'abus de procédures : quand la limite est franchie, qui sera responsable? » dans Développements récents sur les abus de droit, vol. 231, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005, p. 453-531). La situation au Québec est ainsi similaire à celle en France, résumée comme suit par les professeurs Ghestin et Goubeaux, précités, p. 789-790 :
Les juridictions paraissent, le plus souvent, s'inspirer de telles considérations. Une formule maintes fois reproduite dans des arrêts énonce que l'exercice d'une voie de droit dégénère en abus en cas « de malice, de mauvaise foi ou d'erreur grossière équipollente au dol ». Déjà, cette prise en considération de « l'erreur grossière » ne s'accorde pas avec la conception restrictive de l'abus de droit. Mais l'idée de détournement de la fonction des procédures judiciaires se traduit surtout par les décisions de plus en plus nombreuses voyant un abus dans la simple faute résultant de la témérité ou de la légèreté blâmable. Parfois quelque peu hésitante dans ses formules, la jurisprudence ne laisse guère de doute sur son objectif : en exigeant des plaideurs un minimum d'attention et de loyauté, elle vise à maintenir l'exercice des voies de droit dans les limites raisonnables eu égard à leur but, sans le rendre périlleux au point de décourager les recours à la justice. (références omises)
(je souligne)
[42] Avant de tenter de définir la témérité comme source d’abus, je rappelle que la faute civile consistant en l’abus d’ester constitue une limite au droit fondamental de s’adresser aux tribunaux, un peu comme la diffamation par rapport à la liberté d’expression. Il faut donc dans son interprétation balancer des intérêts et des valeurs contradictoires et se rappeler qu’il faut éviter une interprétation qui dissuaderait tout plaideur de faire valoir, de bonne foi, une thèse nouvelle ou fragile.
[43] Le législateur nous fournit quelques exemples dans le Code de procédure civile de ce qui peut être indicatif d’un comportement inacceptable. Ainsi, l’art. 75.2 C.p.c. reconnaît fautive et exposant à compensation l’action ou la procédure manifestement mal fondée ou frivole. De même, l’art. 524 C.p.c. reconnaît la possibilité d’une compensation sur constat qu’un appel est abusif ou dilatoire au sens de l’art. 501 , al.1, paragr. 5 C.p.c.
[44] Par contre, le législateur semble l’exclure à l’égard d’un appel ne représentant aucune chance raisonnable de succès au sens de l’art. 501, al.1, paragr. 4.1 C.p.c. Un appel faible aux yeux de trois juges peut donc être rejeté sommairement, mais celui-ci ne constitue pas pour autant un abus du droit d'agir en justice. En d’autres mots, l’appréciation inexacte qu’une partie fait de ses droits n’est pas aux yeux du législateur suffisante pour justifier une condamnation aux honoraires extrajudiciaires; un point de vue peut être soutenable bien que fragile. Comme l’écrit mon collègue le juge Rochon dans Viel, précité, paragr. 82 : « il faut éviter de conclure à l’abus dès que la thèse mise de l’avant est quelque peu fragile sans être abusive ».
[45] Pour conclure en l’abus, il faut donc des indices de mauvaise foi (telle l’intention de causer des désagréments à son adversaire plutôt que le désir de faire reconnaître le bien-fondé de ses prétentions[3]) ou à tout le moins des indices de témérité.
[46] Que faut-il entendre par témérité? Selon moi, c’est le fait de mettre de l’avant un recours ou une procédure alors qu’une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argumente, conclurait à l’inexistence d'un fondement pour cette procédure. Il s’agit d’une norme objective, qui requiert non pas des indices de l’intention de nuire mais plutôt une évaluation des circonstances afin de déterminer s’il y a lieu de conclure au caractère infondé de cette procédure. Est infondée une procédure n’offrant aucune véritable chance de succès, et par le fait, devient révélatrice d’une légèreté blâmable de son auteur. Comme le soulignent les auteurs Baudouin et Deslauriers, précités : « L’absence de cette cause raisonnable et probable fait présumer sinon l’intention de nuire ou la mauvaise foi, du moins la négligence ou la témérité ».
[47] Les principes nous guidant étant similaires en France et au Québec, on me permettra de terminer cet exposé par une revue de quelques décisions de la Cour de cassation sur le sujet.
[48] Dans Dame Amiot c. Soc. Anonyme Établissement Lagèze et Gazes, un arrêt du 12 janvier 1976, la chambre commerciale reconnaît le bien-fondé d’une condamnation de l’appelant pour avoir causé préjudice à l’intimé en lui intentant un recours pour lequel il n’avait pas qualité, faute d’un nombre approprié d’actions :
Mais attendu qu’ayant retenu que Bordat a intenté son action bien qu’il ne remplit pas les conditions de recevabilité expressément prévues par la loi, la Cour d’appel a pu le condamner à réparer le préjudice découlant de sa légèreté blâmable.
[49] De même, la procédure de la femme trompée contre l’amante de son mari a été jugée particulièrement infondée, téméraire et malveillante pour se caractériser d’abus de l’exercice de son droit d’agir en justice (Lassery c. Sicard, chambre civile 2, arrêt du 4 mai 2000, dossier 95-21567).
[50] Par contre, dans l'affaire Deux, chambre civile 1, arrêt du 28 janvier 1976, dossier 74-14382 et dans Georgeon c. Société Serval, chambre civile 1, arrêt du 7 octobre 1981, l'instance suprême française a conclu qu'une méprise par une partie sur l’étendue de ses droits ne pouvait justifier une condamnation.
IV. Application des principes :
[51] En l’instance, la preuve résumée au jugement et les conclusions y énoncées ne permettent pas de conclure en l’existence de l'intention de l’appelante d'engager des procédures dans le seul but de nuire à l’intimée.
[52] La juge de première instance retient plutôt que l’appelante a agi de façon téméraire en intentant les procédures, en allant à procès et en ne se désistant pas une fois sa preuve close. Cette qualification juridique des faits, tels que résumés par la juge, m’apparaît erronée en droit.
[53] En l’espèce, l’appelante a cru bon d’introduire une action à l’encontre de l’intimée à la lumière des avis reçus de ses avocats et des éléments factuels qu’elle connaissait à l’époque : fait connu dans le milieu que M. Scotti cherchait un grand immeuble, transaction conclue peu après l’expiration du contrat de courtage, paroles apparemment de M. Scotti rapportées par un des courtiers, refus de l’offre de location, prix payé bien inférieur à la valeur inscrite au rôle d'évaluation, etc. Elle a pu croire à un scénario qui visait à la priver d’une commission. Je ne puis conclure qu’au moment de l’introduction de l’action elle a fait preuve d’une légèreté blâmable.
[54] Par la suite, et ce jusqu’au procès, l’attitude de l’intimée pouvait laisser croire que cette dernière tentait de profiter d'une exception (affirmation que l’achat par M. Scotti avait été exclu et que la clause de commission ne s’appliquait pas à lui) ou de lui cacher des choses (opposition à permettre un interrogatoire hors cour de M. Scotti). Je ne puis conclure qu’en amenant l’affaire à procès l’appelante a fait preuve d’une légèreté blâmable. D’ailleurs, en aucun moment l’intimée n’a tenté de faire rejeter l’action au motif de frivolité (art. 75.1 C.p.c.).
[55] En fait, plusieurs éléments importants n’ont pu être connus qu’au procès. La conclusion que l’appelante s’était méprise sur l’étendue de ses droits est un constat qui n’est devenu possible qu'au terme du procès, conclusion qui aurait pu être différente si la juge avait cru le courtier Vincent ou encore avait été satisfaite que le prix payé était vil.
[56] De plus, tout au long du procès qui a duré 10 jours, la juge de première instance n’a jamais donné une indication pouvant laisser croire à un abus de droit. Au contraire, elle a demandé des argumentaires écrits et a présidé deux jours de plaidoirie. Puis, elle a consacré au dossier un long délibéré. Si la cause de l’appelante était sans fondement raisonnable, comment expliquer la demande de la juge pour des notes écrites? Comment expliquer le fait que l’intimée y ait consacré pas moins de trente pages?
[57] En fait, si une analyse exhaustive d’une preuve contradictoire est nécessaire pour trancher un litige, on ne peut dire que la partie qui succombe a fait preuve d'une légèreté blâmable en suscitant le procès.
[58] De même, je ne vois pas le bien-fondé du reproche que l’appelante aurait dû se désister une fois sa preuve close. Lui aurait-il alors fallu acquiescer à la demande reconventionnelle et payer tous les montants y réclamés, et ce, alors que deux des trois chefs de réclamation ont été rejetés par le jugement? Était-il abusif de contester des dommages refusés par la suite? Je ne le crois pas. De même, s’il était évident que la cause de l’appelante était sans fondement à la clôture de sa preuve, comment expliquer que l’intimée ait consacré trois jours à sa preuve, essentiellement de la contre-preuve? Pourquoi faudrait-il que l’appelante paie pour ces trois jours et pour les notes de trente pages? Est-ce vraiment des conséquences de l’abus allégué de l’appelante ou plutôt des frais encourus volontairement par l’intimée?
[59] Rien ne démontre non plus que l’appelante a abusé de ses droits processuels dans la conduite du dossier. En fait, elle a tenté de faire valoir les droits qu’elle croyait posséder, sans multiplier les procédures. Elle a même essayé d'interroger hors cour un témoin clé.
[60] Pour ces motifs, je propose d’accueillir l’appel, sans frais vu les circonstances, et d’infirmer le jugement de première instance afin de rejeter la demande reconventionnelle avec dépens.
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PIERRE J. DALPHOND, J.C.A. |
[1] Pateras c. M. B., [1986] R.D.J. 441 (C.A); Lachance c. Mercier, J.E. 89-1352 (C.A.).
[2] En France, l'art. 700 du Code de procédure civile permet d'accorder une indemnisation plus grand que les seuls dépens :
700 Comme il est dit au I de l'article 75 de la loi nº 91-647 du 10 juillet 1991, dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation.
(je souligne)
[3] Comme le reconnaît le Code de procédure civile, l’utilisation de la voie judiciaire afin d’échapper pour un temps à ses obligations (par. ex. un appel dilatoire) constitue de la mauvaise foi et expose la partie aux honoraires extrajudiciaires encourus par l’autre.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.