Savard c. Bérubé |
2008 QCCQ 8313 |
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COUR DU QUÉBEC |
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« Division des petites créances » |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT D’ |
ABITIBI |
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LOCALITÉ D’ |
AMOS |
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« Chambre civile » |
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N° : |
605-32-002108-073 |
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DATE : |
16 septembre 2008 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
JEAN-PIERRE GERVAIS, J.C.Q. |
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MICHEL SAVARD ET MONIQUE THIBODEAU SAVARD |
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Demandeurs |
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c. |
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GERMAIN BÉRUBÉ ET FLORENCE LAFON |
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Défendeurs |
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JUGEMENT |
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[1] La présente affaire constitue un autre épisode d’un litige opposant les propriétaires de deux lopins de terre contigus : les uns élevant des bovins, les autres investissant leur énergie dans la préservation de l’intégrité d’un milieu humide connu comme étant le Marais Kergus.
[2] L’actuelle procédure judiciaire est donc le résultat de la difficile cohabitation de ces voisins et a donné lieu à une audition répartie sur trois jours au cours de laquelle plusieurs témoins furent entendus.
[3] Les parties ont à cette occasion présenté une volumineuse preuve qui régulièrement n’offrait pas de pertinence directe avec l’objet du présent litige, mais que le Tribunal a tout de même autorisée afin de s’assurer que chacun des protagonistes ait l’opportunité de présenter tout élément ou argument qu’il estimait en lien avec la présente affaire.
[4] Malgré ceci, les parties ont été avisées que la présente décision ne s’adresserait qu’à la demande, telle qu’elle est formulée, et n’aurait pas pour effet de régler l’ensemble des problèmes soulevés par la complexe situation du Marais Kergus qui implique d’ailleurs bien davantage que les parties en présence.
[5] Quant à la réclamation des demandeurs, celle-ci se résume de la façon suivante.
[6] M. Michel Savard et Mme Monique Thibodeau Savard poursuivent leurs voisins, M. Germain Bérubé et Mme Florence Lafon, alléguant essentiellement abus de droit de la part de ces derniers en ce qu’ils ont, à au moins sept reprises, formulé des plaintes auprès du ministère du Développement durable de l’Environnement et des Parcs (le ministère) concernant la façon dont ils exploitent leur ferme bovine. Selon les allégations de la demande, la plupart de ces plaintes étaient sans fondement et ont eu pour seules conséquences de les importuner et de leur occasionner des pertes de temps et des désagréments.
[7] Les demandeurs s’en prennent également au fait que les défendeurs ont installé sur leur propriété une grande affiche sur laquelle ces derniers affirment qu’ils sont victimes de harcèlement de la part de leurs voisins. Les réclamants évaluent les dommages subis à 16 000 $; somme qu’ils abaissent à 7 000 $ afin de demeurer à l’intérieur de la juridiction de la Division des petites créances.
[8] La contestation des défendeurs nie pour l’essentiel les allégations, notamment quant au nombre de plaintes formulées au ministère, et précise que l’affiche dénonçant le harcèlement n’est pas nominative et qu’elle ne réfère d’aucune façon aux demandeurs.
[9] De la preuve entendue ainsi que des pièces produites par les parties, le Tribunal retient ce qui suit.
[10] Tel que mentionné plus avant, les demandeurs sont propriétaires d’une ferme située dans la municipalité de La Motte sur laquelle ils font l’élevage de bovins. Les défendeurs, quant à eux, acquièrent au cours des années les terrains voisins de ladite ferme sur lesquels se trouve situé le Marais Kergus. Conformément à la Loi sur la conservation du patrimoine naturel,[1] ils font de cet endroit une réserve naturelle de telle sorte que son intégrité est protégée.
[11] Estimant que les activités agricoles de leurs voisins sont susceptibles de nuire à l’équilibre de ce fragile écosystème, les défendeurs formulent certains griefs à leur endroit et s’adressent à la Cour du Québec, réclamant des dommages et intérêts pour atteinte à l’environnement.
[12] L’honorable Normand Bonin, J.C.Q., leur donne raison par son jugement du 24 février 2006 et condamne les demandeurs en la présente instance à verser des dommages et intérêts de 4 000 $.
[13] Essentiellement, le juge Bonin arrive à la conclusion que les éleveurs n’avaient pas mis en place les moyens nécessaires afin d’empêcher leur bétail de se rendre sur la propriété des défendeurs.
[14] De façon contemporaine, résultat de diverses plaintes produites par les défendeurs, l’exploitation agricole des demandeurs fait l’objet de sept inspections de la part du ministère du Développement durable de l’Environnement et des Parcs.
[15] Les défendeurs déposent une première plainte en novembre 2005 qui mène à une inspection par M. Pierre St-Louis et Mme Marlène Dallaire du ministère le 30 du même mois. Ceux-ci notent qu’il y a non-conformité vu que les animaux ont accès au cours d’eau et qu’ils peuvent circuler à l’intérieur de la ligne des hautes eaux du Marais Kergus. Tant les agriculteurs que les plaignants sont avisés de cette situation.
[16] Quelques jours plus tard, le ministère est avisé que les services d’un agronome ont été retenus afin d’assister les éleveurs dans la mise en place de solutions adéquates.
[17] Le 14 février 2006, M. St-Louis se rend sur les lieux et son inspection révèle que les demandeurs ont corrigé les irrégularités et qu’il n’y a aucune contravention quelle qu’elle soit.
[18] Le 19 avril de la même année, M. St-Louis se rend de nouveau sur place et constate que tout est en règle et ne note aucune contravention quelconque.
[19] Approximativement deux semaines plus tard, soit au début mai 2006, une nouvelle plainte est acheminée au ministère, provenant toujours de la même source, alléguant que les bovins en cause ont accès à un cours d’eau.
[20] L’inspection de M. St-Louis note un bris de la clôture longeant le ruisseau Thibodeau et la présence de piétinements qu’il ne peut dater cependant. Il conclut qu’il n’y a aucune contravention et considère que le bris de la clôture n’est rien d’autre qu’un incident ponctuel.
[21] Le 14 juin 2006, l’inspectrice Sarah Morin se rend sur les lieux suite à une nouvelle plainte des défendeurs. Selon ceux-ci, bien que les bêtes ne soient pas allées sur leur terre, elles ont accès à des cours d’eau se trouvant à proximité. Les plaignants ajoutent que c’est là la seule façon pour lesdits bovins de s’abreuver; ceux-ci n’ayant aucun autre accès à un point d’eau.
[22] Lors de sa visite, le premier constat qu’elle pose dément cette assertion; un abreuvoir étant accessible à tous les membres du troupeau.
[23] D’une façon générale, Mme Morin constate que les cours d’eau sont adéquatement clôturés et que rien ne permet d’affirmer que les bêtes ont quitté les lieux qui leur étaient dévolus. Selon ses observations, les clôtures présentes semblent adéquates et l’inspectrice ne souligne aucune contravention ou infraction. En fait, ses observations révèlent davantage que, d’une façon générale, les lieux sont aménagés de façon appropriée.
[24] À la toute fin d’octobre 2006, M. Bérubé se plaint à nouveau au ministère, alléguant que leurs voisins ont installé des aires d’hivernage pour leurs animaux à l’intérieur de la zone pouvant être considérée comme un milieu humide.
[25] L’inspecteur, M. St-Louis, effectue diverses vérifications et se rend sur les lieux pour constater que les animaux se trouvent à certains endroits qu’il connaît déjà et qui, selon lui, peuvent être utilisés sans risque par les éleveurs.
[26] À son avis, il ne voit aucun fait nouveau pouvant justifier une plainte et ne constate aucune infraction quelle qu’elle soit. Il considère alors la plainte comme étant non fondée.
[27] Quelques jours plus tard, les plaignants réitèrent le même grief, alléguant que les animaux se trouvent en milieu humide.
[28] Une nouvelle vérification faite par le même inspecteur l’amène à tirer les mêmes conclusions.
[29] C’est ici qu’apparaît une divergence d’opinions majeure qui occupera une partie importante du débat mû devant cette Cour entre les défendeurs et le ministère du Développement durable de l’Environnement et des Parcs. En effet, de l’avis de M. Bérubé et de Mme Lafon, la limite de la zone humide protégée se situe à un endroit autre que celui établi par le ministère.
[30] En effet, les défendeurs divergent fondamentalement d’opinion avec les représentants du ministère sur le lieu exact où débute la zone humide jouissant de la protection offerte par la loi. De l’avis de ceux-ci, ladite zone se situe au nord de la ligne tracée par le ministère de telle sorte que, bien que se retrouvant dans leur pâturage habituel, les animaux seraient alors à l’intérieur de la zone protégée.
[31] C’est donc en se basant sur cette prémisse que les défendeurs se permettent d’affirmer que leurs voisins contreviennent aux législations relatives à la protection de l’environnement.
[32] La preuve met en lumière que le litige dépasse considérablement une dispute de voisins et que les défendeurs sont en désaccord de façon importante avec la position du ministère quant à la zone qui doit bénéficier d’une protection.
[33] Au centre de ce désaccord se trouvent les demandeurs qui subissent les contrecoups de cette divergence de vues. La preuve révèle que les défendeurs dans la poursuite de leur objectif, légitime par ailleurs, de protéger le Marais Kergus ont mis leurs voisins sous haute surveillance et estiment devoir dénoncer ce qui, à leurs yeux, constitue un écart de conduite. Cependant, selon toute vraisemblance, le débat s’est déplacé et les plaintes déposées à l’endroit des éleveurs visent davantage à signifier au ministère leur désapprobation quant à la position tenue par celui-ci à l’égard de l’étendue de la zone protégée.
[34] Le Tribunal rappelle encore une fois que la présente procédure consiste à juger des agissements adoptés par les parties l’une à l’endroit de l’autre dans les limites de la réclamation formulée et non pas de décider de la délicate et technique question de savoir où débute la zone humide.
[35] Ce dernier débat devra, si l’une des parties le juge opportun, faire l’objet d’une démarche judiciaire spécifique devant le forum approprié qui n’est pas la Cour du Québec, Division des petites créances.
[36] Par ailleurs, concernant toujours les récriminations formulées par les demandeurs, il y a lieu d’examiner la question de l’affiche qui a été placée par les défendeurs sur leur propriété et dont le texte est le suivant :
«Ici, depuis 13 ans, nous sommes victimes de vandalisme et harcèlement.»
[37] Ladite affiche, de grande taille, n’identifie expressément ni même implicitement qui que ce soit et aucune preuve n’a été administrée devant le Tribunal afin d’établir qui est visé par le texte en question. Bien qu’on puisse supposer à qui elle s’adresse, on ne peut entretenir davantage que des soupçons à cet égard de telle sorte qu’il est fort difficile de tirer quelques conclusions que ce soit en faveur ou au détriment de l’une ou l’autre des parties.
[38] La question est donc de décider si, dans le contexte de la présente affaire, l’attitude et le comportement adoptés par les défendeurs constituent un abus de droit tel qu’il est de nature à entraîner leur responsabilité.
[39] L’abus de droit est une notion qui a évolué au fil des époques et qui est maintenant incorporée dans notre Code civil du Québec[2] aux articles 6 et 7 qui s’énoncent comme suit :
6. Toute personne est tenue d'exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi.
1991, c. 64, a. 6.
7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d'une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l'encontre des exigences de la bonne foi.
1991, c. 64, a. 7.
[40] D’une façon générale, on comprend qu’ils visent à bannir l’usage abusif, inapproprié, excessif ou de mauvaise foi des droits dont un individu peut jouir. Ainsi, la personne qui, par pure malice et dans le but unique de nuire, ferait un usage abusif des recours que la justice lui offre pourrait voir sa mauvaise foi sanctionnée et être jugée responsable du dommage qu’elle cause ainsi à autrui.
[41] La mauvaise foi n’est pas une composante essentielle de cette notion, puisqu’un individu ayant recours à la dénonciation ou aux procédures judiciaires de façon maladroite, téméraire ou encore avec trop de légèreté pourrait engager sa responsabilité. Il en est de même de la personne qui ne se soucie pas des conséquences réelles de l’exercice de ses droits, alors que de toute évidence elle cause davantage de tort que de bien en agissant comme elle le fait.
[42] Le Tribunal tient à souligner avec insistance que, d’une façon générale, il entretient un grand respect envers l’objectif des défendeurs.
[43] En effet, le but recherché par ces derniers de préserver cette zone humide est tout à fait louable et démontre l’importance des préoccupations environnementales que ceux-ci entretiennent.
[44] Non seulement leur implication mérite le respect, mais se doit d’être encouragée.
[45] Aussi valable que soit leur motivation, il est pour autant essentiel que celle-ci se fasse dans le respect tant de la loi que des droits des occupants des environs de l’aire qu’ils entendent protéger.
[46] Par ailleurs, s’il ne fait absolument aucun doute que les demandeurs ont l’obligation de respecter toutes les dispositions législatives ayant trait à la protection de l’environnement et qu’ils doivent s’assurer que leurs activités ne nuisent pas à celui-ci, le Tribunal est d’avis que dans la présente espèce les défendeurs sont allés trop loin.
[47] L’impression nette qui se dégage de la preuve administrée devant lui laisse croire au Tribunal que ces derniers ont mis leurs voisins sous haute surveillance, guettant les actions de ceux-ci. Selon toute vraisemblance, cette façon de faire semble avoir même impliqué certaines intrusions sur les terres propriétés des demandeurs; ce qui dans les circonstances est excessif.
[48] Également, tel que mentionné plus avant, le débat tenu devant cette Cour a démontré qu’au-delà du litige les opposant à leurs voisins les défendeurs ont voulu régler de cette façon un différend qu’ils entretiennent avec le ministère.
[49] Le Tribunal est d’avis que, même s’il est légitime de vouloir faire valoir un point de vue différent, la façon employée est inadéquate et a été de nature à causer des embêtements et des tracas aux demandeurs.
[50] Le Tribunal ajoute qu’un citoyen sera toujours fondé à s’adresser aux autorités compétentes pour dénoncer une atteinte à l’intégrité environnementale, mais que les défendeurs devraient choisir une autre façon de faire, possiblement en tentant de régler directement avec les agents de l’État les divergences de vues qu’ils entretiennent. Cette avenue permettrait possiblement d’éclaircir une situation et d’éviter que s’envenime encore davantage un conflit qui perdure et qui ne sert personne.
[51] Ceci étant dit, le Tribunal arrive à la conclusion qu’il y a eu abus de droit de la part des défendeurs dans les circonstances.
[52] Quant au montant des dommages subis, les demandeurs évaluent ceux-ci à un montant de 16 000 $ qu’ils ont réduit à 7 000 $ afin de demeurer à l’intérieur de la juridiction de la Cour du Québec, Division des petites créances.
[53] Pour l’essentiel, les dommages subis par les demandeurs se bornent aux pertes de temps résultant de la visite des inspecteurs du ministère et aux désagréments entraînés par toute cette histoire.
[54] Quant au premier de ces éléments, les défendeurs n’ont pas administré de preuve directe et détaillée de telle sorte qu’il n’est pas possible d’en faire une évaluation précise.
[55] Le Tribunal se retrouve donc dans une situation où il doit avoir recours à l’arbitraire afin de déterminer le montant constituant une juste réparation du préjudice subi.
[56] Le Tribunal arbitre donc à un montant de 1 000 $ la valeur des dommages, estimant que la preuve entendue ne permet pas d’aller au-delà de cette somme.
[57] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[58] ACCUEILLE la requête;
[59] CONDAMNE les défendeurs conjointement et solidairement à verser aux demandeurs la somme de 1 000 $ en plus des intérêts au taux légal et de l’indemnité additionnelle prévue par la loi, et ce, à compter de l’assignation;
[60] CONDAMNE les défendeurs à rembourser aux demandeurs les frais de 151 $.
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__________________________________ JEAN-PIERRE GERVAIS, J.C.Q. |
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Dates d’audience : |
19 décembre 2007, 26 février et 27 mai 2008 |
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AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.