Décision

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Bérubé c

Bérubé c. Savard

2006 QCCQ 2077

COUR DU QUÉBEC

« Division des petites créances »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT D’

ABITIBI

LOCALITÉ D’

AMOS

« Chambre civile »

N° :

605-32-001889-053

 

DATE :

24 février 2006

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

NORMAND BONIN, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

GERMAIN BÉRUBÉ

et

FLORENCE LAFON

Demandeurs

c.

MICHEL SAVARD

Et

MONIQUE THIBODEAU-SAVARD

Défendeurs

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

 

[1]                Les demandeurs, M. Germain Bérubé et Mme Florence Lafon, ont acquis au cours des années de nombreux terrains dans la municipalité de La Motte en Abitibi.  En réalisant les spécificités propres de ce milieu, ils en ont fait la première réserve naturelle privée habitée au Québec et l’une des premières réserves naturelles reconnue par le gouvernement du Québec.  Ils se plaignent que plusieurs vaches du cheptel desdéfendeurs traversent dans la réserve naturelle et l’endommagent considérablement.  Ils réclament pour des dommages écologiques occasionnésà celle-ciainsi que pourdes dommages et inconvénients qui leur sont causés par un comportement continu de harcèlement.  Les défendeurs, M. Michel Savard et Mme Monique Thibodeau-Savard, sont agriculteurs.  Ils font, pour leur part, essentiellement valoir que les clôtures en place sont érigées de façon adéquate et nient que leurs vaches soient constamment sur la propriété des demandeurs.  Les défendeurs contestent aussi l’évaluation des dommages.

Les faits :

[2]                Les demandeurs sont propriétaires des lots 22, 23 et d’une partie des lots 25 et 26 du rang II, des lots 23A, 24A, 25A et d’une partie des lots 23B, 24B, 25B du rang III, d’une partie du lot 23 du rang IV, d’une partie des lots 22 et 23 du rang V du cadastre du canton de La Motte, circonscription foncière d’Abitibi.  Ils ont fait de ce territoire la réserve naturelle du Marais-Kergus avec l’assentiment du ministre de l’Environnement, lequel reconnaît, suivant la Loi sur la conservation du patrimoine naturel,[1] que ce territoire comporte des caractéristiques sur les plans biologique, écologique, floristique, géologique, géomorphologique ou paysagerprésentant un intérêt qui justifie sa conservation. 

[3]                Par cette entente de conservation signée le 2 avril 2003 avec le ministère de l’Environnement, les demandeurs s’engagent à conserver l’intégrité écologique du territoire qui contient une mosaïque dynamique d’habitats : 

-         un lac marécageux;

-         des herbiers aquatiques;

-         des milieux humides;

-         des secteurs forestiers dont certains naturels et d’autres plantés;

-         des milieux ouverts à des fins agricoles. 

[4]                L’agencement  de ceux-ci permet ainsi d’accroître la biodiversité de l’endroit.  Le territoire abrite une aire de concentration d’oiseaux aquatiques, notamment une zone d’utilisation pour la reproduction de la sauvagine, une zone d’utilisation par les hérons ainsi qu’un habitat du poisson.  Le territoire se situe à la tête de deux bassins versants majeurs, soit celui qui mène vers le nord par la rivière Harricana à la Baie James puis à l’océan Arctique et celui qui mène vers le sud par le bassin de la rivière Outaouais au fleuve St-Laurent puis à l’océan Atlantique.  Les demandeurs s’engagent à utiliser le terrain afin d’assurer la conservation du lac Kergus, de ses milieux humides et d’une zone tampon autour de ceux-ci dans une approche de gestion intégrée des ressources et de développement durable.  Ils doivent faire usage du territoire suivant un morcellement par zones comportant des zones de protection intégrale, des zones de protection avec aménagement visant la restauration des écosystèmes ou des habitats fauniques, soit pour permettre l’évolution des milieux humides arborescents à peuplements forestiers, soit pour permettre l’évolution des boisés des collines, de certaines zones coupées à blanc vers les peuplements forestiers, des zones de sylviculture «écosystémique» aux fins de favoriser une forêt mixte et des zones agricoles favorisant la biodiversité.

[5]                 Le secteur d’étude fait partie du bouclier canadien dont les roches sont parmi les plus vieilles de la planète.  L’assise rocheuse de la région est recouverte de dépôts glaciaires mis en place entre 10 000 et 8 000 ans avantaujourd’hui, au moment oùl’Abitibi se libérait de sa couche de glace du dernier âge glaciaire de l’Amérique du Nord.  Le till, composé surtout de sable, est le sédiment glaciaire le plusrépandu en Abitibi.[2]  Suivant l’étude de Anne-Marie Lemay, biologiste,[3] cette réserve naturelle se distingue par sa grande diversité biologique, ses traits géomorphologiques particuliers, la présence d’espèces et de communautés végétales peu communespour la région, la fréquentation du site par le pygargue à tête blanche, dont le statut est précaire auQuébec, et la présence d’un lac et d’un milieu humide avec une flore et une faune caractéristiques de ces milieux.  La réserve naturelle du Marais-Kergus constitueun milieu important pour préserver des éléments du patrimoine naturel.  Elle constitue également un point d’intérêt exceptionnel pour l’observation de la nature et chercher à mieux connaître le dynamisme de certains habitats, telsles milieux humides. Aussi, sa situation particulière à la tête des bassins versants et laprésence d’affleurements rocheux et de blocs erratiques en fait un milieu privilégié pour les observateurs.  Ce territoire constitue un lieu propice pour l’enseignement sur le réseau hydrographique et la géomorphologie.

[6]                Les demandeurs se sont engagés à ne pas changer l’utilisation faite du territoire sans obtenir, au préalable, le consentement écrit du ministre de l’Environnement.

[7]                Par cette entente notariée qui engage même les acquéreurs subséquents du territoire, les demandeurs se sont engagés envers le ministère à ne pas exercer ni autoriser ni tolérer d’activités ou d’interventions qui pourraient avoir pour effet ou être susceptibles de nuire, de quelque façon que ce soit, directement ou indirectement, aux caractéristiques particulières protégées.  Le tout sujet aux vérifications du ministre sans obtenir préalablement le consentement des demandeurs.  Ces derniers doivent, de plus, produire sur une base quinquennale un rapport sur l’évolution du territoire.

[8]                L’entente prévoit notamment que les demandeurs s’engagent à ne pas tolérer les activités spécifiques suivantes :  la pratique d’activités agricoles de toute nature, sauf dans deux zones spécifiques sur quinze sitesdistincts.

[9]                L’entente et la Loi sur la conservation du patrimoine naturel[4] prévoient que quiconque endommage une propriété reconnue comme réserve naturelle ou endommage ou détruit un bien en faisant partie commet une infraction et est passible des peines qui sont prévues à la loi.

Les problèmes de voisinage :

[10]             Malgré les dénégations des défendeurs, la preuve prépondérante démontre d’importants troubles de voisinage entre les demandeurs et les défendeurs, et ce, depuis 1992.  Les défendeurs ont démontré à plusieurs reprises le peu derespect qu’ils ont de la propriété de leurs voisins en y passant en motoneige et en véhicule tout terrainainsi qu’en faisant de la coupe de bouleaux.  Au cours de l’année 1993, M. Savard aurait laissé ses vaches en pacage sur la propriété des demandeurs pendant leur absence.  Au cours de l’année 1994, il s’est amené de nuit avec son tracteur pour pousser sur un des vieux bâtiments des demandeurs.  Au cours des années 1994 et 1995, les vaches de M. Savard sont allées à plusieurs reprises sur la propriété des demandeurs.  Au cours de l’année 1996, M. Savard s’est promené dans la plantation d’arbres des demandeurs en motoneige.  Il y a lieu de signaler qu’il n’est pas le seul, cependant.  Il semble que plusieurs motoneigistes soient en cause.  Aussi, au cours de l’année 1996, M. Savard aurait invité des amis à faire la trappe de lièvres sur la propriété des demandeurs.  À plusieurs reprises au cours de l’année 1997, les vaches de M. Savard ont été vues sur la propriété des demandeurs.  Il en est de même pour les années 2000, 2002, 2003, 2004 et 2005.

[11]            En date du 25 août 2005, l’inspecteur municipal fait les constations suivantes :

-         que la clôture dont le défendeur, M. Savard, a la responsabilité est inadéquate pour retenir ses animaux;

-         qu’à certains endroits, il y aune clôture délimitant les lots, mais qu’elle n’est pas adéquate pour retenir les animaux;

-         que, bien qu’il y ait 40 pieds de clôture en bordure du boisé au sud du pâturage, celle-ci ne permet probablement pas d’y retenir les animaux;

-         qu’il y adu piétinement récent d’animaux venantdes terres des défendeurssur la propriété des demandeurs;

-         que la clôture qui borde le ruisseau, dit ruisseau Langevin, au nord, s’arrête au niveau du boisé, c’est-à-dire qu’il y a presque 1 000 pieds de clôture, mais qu’il n’y en a pas au bout.  La preuve révèle en fait qu’il y a 2.8 kilomètres de bordure de lots sur lesquels sont les animaux des défendeurs qui ne sont pas clôturés;

-         qu’en bordure ouest du lot 20, rang II, il y a 400 pieds de clôture électrique sans électricité et queles vaches passent au bout.  Ainsi,les animaux ont accès au marais et à la propriété des demandeurs en raison de l’inexistence de clôture.  Il en est de même à l’égard du pâturage à l’est sur le lot 20, rang II, ainsi qu’au sud sur les lots 20, 21, 22, rang III;

-         quel’ensemble du marais et des propriétésdes demandeurs bordant le marais sont accessibles aux animaux de M. Savard. 

[12]            En date du 4 septembre 2005, deux témoins, Françoise Serru et Alain Tanguay, constatent qu’il y a quatre vaches appartenant nécessairement aux défendeurs qui errent sur la propriété des demandeurs, plus précisément sur le lot 23, rang III.

[13]             Au cours de l’été 2005, les demandeurs prennent la peine de noter que les vaches des défendeurs sont sur leur propriété les 9, 10, 13, 14, 15, 21, 22, 23, 24, 25 août 2005 et 1er, 4, 6, 7, 8 et 20 septembre 2005. 

[14]            Ainsi, en examinant l’ensemble de la preuve, le Tribunal ne peut donner foi aux allégations de bonne foi des défendeurs.  Les allégations suivant lesquelles les clôtures sont appropriées et que ses animaux ne traversent pas sur la propriété des demandeurs sont inexactes.  De plus, les témoins produits par les défendeurs apportent peu de lumière sur leurs allégations.  En effet, le premier témoin, Sylvain Guay, ne veut manifestement pas s’impliquer.  Il dit qu’il n’a pas fait attention à tous les éléments sur lesquels il a été interrogé.  M. Célestin Guay dit la même chose : « Où il passe, il ne peut rien remarquer ».  Enfin, Mme Rheault explique qu’elle n’a jamais vu les animaux des défendeurs sur la propriété des demandeurs.  Cependant, elle doit admettre que, où elle passe, elle n’est pas en mesure d’observer l’ensemble de la propriété des demandeurs.  Par ailleurs, le témoignage des demandeurs a été appuyé par plusieurs autres.

Les inconvénients causés à l’environnement :

[15]            Dans son étude sur la réserve naturelle du Marais-Kergus, la biologiste Anne-Marie Lemay[5] signale :

Parmi les faits observés, la présence de bétail dans des secteurs inondables adjacents au milieu humide est très préoccupante.  Au printemps, une partie des terres agricoles situées juste au nord-ouest du lac Kergus est inondée et des vaches pataugent dans ce milieu à cette période de l’année.  Au courant de l’été, une visite sur les rives du ruisseau Langevin a permis de constater qu’une bonne partie de la végétation basse était piétinée le long du ruisseau, à la jonction de la zone agricole et du milieu humide, et que des excréments de vache étaient présents au bord du cours d’eau.  Aucune clôture n’est installée pour tenir les vaches éloignées à aucun des endroits mentionnés ci-dessus.  Les impacts probables dus à cette source de pollution sont la perte de diversité biologique, l’eutrophisation (le vieillissement) des lacs et des cours d’eau, la prolifération d’espèces envahissantes et la réduction des ressources en eau utilisable. 

[16]            La biologiste est aussi d’avis que parmi les facteurs de perturbation, la pollution d’origine agricole en étant un, le lac Kergus et le milieu humide, en particulier, ne sont pas protégés de façon adéquate pour assurer leur conservation et risquent de se dégrader si des mesures de sauvegarde ne sont pas envisagées rapidement.

Les dispositions applicables du Code civil du Québec[6] :

 

SECTION I

DES CONDITIONS DE LA RESPONSABILITÉ

 

§ 1. —  Dispositions générales

 

1457.  Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

1991, c. 64, a. 1457.

 

§ 3. —  Du fait des biens

1466.  Le propriétaire d'un animal est tenu de réparer le préjudice que l'animal a causé, soit qu'il fût sous sa garde ou sous celle d'un tiers, soit qu'il fût égaré ou échappé.

La personne qui se sert de l'animal en est aussi, pendant ce temps, responsable avec le propriétaire.

1991, c. 64, a. 1466.

 

La source de la responsabilité

[17]            Dans le présent dossier, trois sources d’inconvénients reconnus par la jurisprudence peuvent exister :

-         La responsabilité du fait de ses animaux ;

-         La responsabilité pour abus de droit et troubles de voisinage ;

-         La responsabilité pour dommage environnemental découlant de la faute.

 

[18]            Quelle que soit la source de responsabilité par laquelle le tribunal l’examine, sont en cause le défaut de précaution, voire la négligence du défendeur dans le contrôle de ses animaux sur la propriété d’autrui. Ce quipeut, dans certaines circonstances, représenter un inconvénient tellement mineur qu’il ne serait pas source de responsabilité devient, dans le présent contexte, un événement qui va au-delà des inconvénients normaux du voisinage habituel.

[19]            Chaque partie exerce une activité légitime sur sa propriété. Ni l’une ni l’autre ne peut être insouciante des activités de l’autre. En l’espèce, la preuve révèle, contrairement aux prétentions des défendeurs, qu’ils ont eu plusieurs avertissements de différentes sources, notamment del’inspecteur municipal et dufait de savoir que ses voisins ramenaient leurs animaux. Ils ont agi avec une complète insouciance à leur égard et à l’égardde la réserve écologique privée pour laquelle les demandeurs ont manifestement consacré de nombreuses années et autant d’efforts.

L’évaluation des dommages écologiques

[20]            La Cour suprême dans Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd.,[7] alors qu’en1992 un incendie de forêt a ravagé la région de Stone Creek en Colombie-Britannique endommageant 1 491 hectares de forêt dans une région où des titulaires de tenure forestière étaient autorisés à exploiter la forêt, énonce le principe suivant :

Une demande d'indemnité pour une perte environnementale, comme pour toute perte, doit être basée sur une théorie cohérente des dommages, sur une méthode permettant d'évaluer ces dommages et sur une preuve suffisante.

[21]            Dans cette affaire, la Cour suprême a insisté sur le fait que la Couronne n’avait présenté aucune preuve relativement à la nature de la faune, de la flore et des autres organismes protégés par la ressource environnementale en question, au caractère unique de l'écosystème, aux avantages environnementaux qu'offre la ressource, à ses possibilités récréo-touristiques ou à l'attachement subjectif ou émotif du public à la zone endommagée ou détruite. Ainsi, dans cette affaire, les Cours de toutes instances ont estimé que la Couronne n’avait pas prouvé son droit d’être indemnisée du dommage environnemental du fait que la réclamation de la Couronne était dénuée de fondement tant au regard des actes de procédure qu’au regard de la preuve. En effet, la Couronne avait limité sa demande initiale d’indemnité à la diminution de la valeur du bois. 

[22]            Dans le présent dossier, il y a une preuve fort étayée sur la spécificité de la réserve privée et sur le lien de causalité entre la faute et le dommage. Ce dernier n’en demeure pas moins difficile à quantifier. Dans ce monde de prévalence d’économie de marché, il demeure néanmoins des préjudices difficilement quantifiables puisque extérieur au circuit économique.[8] Il apparaît néanmoins au tribunal qu’il doit être distingué d’un simple trouble de voisinage. L’évaluation comporte nécessairement une certaine partie arbitraire, vu l’impossibilité pratique de remettre ici le territoire endommagé dans son état initial.

[23]            La Cour suprême rappelle d’abord l’importance des mesures protectrices de l’environnement :

La question de l’indemnité pour dommage environnemental revêt une grande importance.  Comme la Cour l’a fait observer dans R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213 , par. 85, les mesures législatives prises en vue de protéger l’environnement « visent un objectif public d’une importance supérieure ».  Dans Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3 , la Cour a déclaré, à la p. 16, que « [l]a protection de l’environnement est devenue l’un des principaux défis de notre époque. »  Dans Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031 , « la responsabilité de l’être humain envers l’environnement naturel » a été qualifiée de valeur fondamentale (par. 55 (italiques supprimés)).  Encore plus récemment, dans 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241 , 2001 CSC 40 , la Cour a affirmé ce qui suit, au par. 1 : 

. . .  notre avenir à tous, celui de chaque collectivité canadienne, dépend d’un environnement sain. [. . .]  Notre Cour a reconnu que « (n)ous savons tous que, individuellement et collectivement, nous sommes responsables de la préservation de l’environnement naturel [. . .] la protection de l’environnement est [. . .] devenue une valeur fondamentale au sein de la société canadienne » . . .[9]

[24]            La Cour suprême rappelle qu’un tribunal ne peut s'autoriser de généralisations et d'assertions non étayées pour intervenir et qu’en l'absence d'un régime législatif encadrant la perte environnementale, la Cour doit user de circonspection dans son élaboration de la jurisprudence à l’égard de l’évaluation des dommages environnementaux.

[25]            Sans se prononcer sur l’à propos des techniques d’évaluation mentionnées par la Couronne dans l’affaire Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., la Cour suprême cite les passages des prétentions de la Couronne sur l’évaluation des dommages écologiques :

La Couronne a énuméré au moins trois éléments d’une perte environnementale : la valeur de jouissance, la valeur de jouissance passive ou d’existence et la valeur intrinsèque.

[traduction]  La « valeur de jouissance » inclut les services fournis aux humains par l’écosystème, notamment les sources de nourriture, la qualité de l’eau et les possibilités récréo-touristiques.  Même si le public n’a pas à payer pour ces services, il est possible de mesurer leur valeur économique en observant le prix que paie le public pour des services comparables sur le marché.

F. B. Cross, « Natural Resource Damage Valuation » 42 Vanderbilt L.R. 269 (1989) p. 281-292; OLRC Report, op. cit., ch. 3

La « valeur de jouissance passive ou d’existence » reconnaît qu’un membre du public peut être disposé à payer un prix pour la protection d’une ressource naturelle, même s’il ne l’utilise jamais directement.  Elle comprend tant l’avantage psychologique pour le public de savoir que la ressource est protégée que la valeur qu’offre la possibilité d’en jouir ultérieurement.  Une méthode de l’analyse économique appelée « évaluation contingente » utilise la technique des enquêtes pour chercher à mesurer ce que le public serait prêt à payer pour préserver ces avantages.  [Je souligne.]

Cross, « Natural Resource Damage Valuation », précité, p. 285-292; K. Arrow et al., Report of the NOAA Panel on Contingent Valuation (Washington, D.C. : National Oceanic and Atmospheric Administration, 1993) p. 3 et suivantes; OLRC Report, op. cit., p. 47 et suivantes.

Finalement, on peut affirmer qu’un écosystème a une « valeur intrinsèque » sans égard à son utilité pour les humains.  Ceux qui invoquent la valeur intrinsèque prétendent que les écosystèmes doivent être préservés non seulement à cause de leur utilité pour les humains, mais encore en raison de leur importance en soi.  [. . .] [D]ans la mesure où les humains reconnaissent cette valeur intrinsèque et sont prêts à renoncer à des revenus ou à des richesses en échange, elle fait dès lors partie de la valeur d’usage passif et peut faire l’objet d’indemnisation.

Cross, « Natural Resource Damage Valuation », p. 292-297.

[26]             Néanmoins, la Cour suprême reconnaît que les dommages-intérêts environnementaux ne sont pas à ce point particuliers que les tribunaux doivent négliger la possibilité que les tribunaux contribuentà concrétiser la valeur fondamentale qu'est la protection de l'environnement et qu’à ce titre ils ne doivent pas non plus paralyser les demandes légitimes présentées comme il se doit en opposant des objections excessivement techniques aux méthodes d’évaluation nouvelles des dommages environnementaux, dans la mesure où cela peut être fait avec équité pour les deux parties.

[27]            Dans le présent dossier, la demande vise clairement un dommage écologique et les montants réclamés sont tout de même limités. Il apparaît possible au Tribunal d’assurer une juste compensation pour les dommages causés aux demandeurs en tenant compte des spécificités du bien endommagé et de la valeur qu’il représente comme partie intégrante à une réserve écologique privée tout en s’assurant que cette indemnisation ne constitue pas une source d’enrichissement pour les demandeurs.[10]

Évaluation par les demandeurs :

[28]            Les demandeurs ont expliqué l’ensemble des troubles et inconvénients causés par les défendeursdepuis 1992.  Cependant, ils ne réclament des dommages que pour les années 2003, 2004 et 2005.  Ils conviennent qu’il est toujours difficile d’évaluer un dommage écologique.  Ils sont d’avis de l’évaluer à 1 000 $ par année.

[29]             Ils réclament 500 $ pour les troubles et inconvénients nombreux.  Ils expliquent qu’ils ont fait appel à la municipalité, au ministère de l’Environnement, à la police à plusieurs reprises et que les défendeurs n’ont jamais remédié à la situation.

[30]             Ils souhaitent aussi être indemnisés pour leurs  médicaments.  Ils allèguent vivre une dépression en raison de ces nombreuses préoccupations.  À l’égard de ce dernier chef, le Tribunal ne peut le retenir, d’autant que n’a été produit aucun rapport médical et qu’il n’y a pas de preuve prépondérante que ces dépressions puissent avoir été liées uniquement ou principalement à l’attitude des défendeurs.

[31]             Ils réclament enfin des montants pour être allés ramener les vaches qui étaient sur leur propriété une vingtaine de fois par année, pour une période de trois quart d’heure à chaque fois qu’ils ont calculé à leur taux horaire, et réclament trois fois la somme de 525 $.  Les autres troubles et inconvénients n’ont pas été expliqués davantage. 

[32]            Le Tribunal reconnaît qu’il est difficile d’évaluer des dommages écologiques dans un contexte où lorsqu’ils sont produits il est souvent préférable de ne pas les réparer, puisque cela impliquerait d’autres manipulations des sols qui pourraient êtreplus nuisibles à l’environnement.  Néanmoins, le Tribunal est d’avis qu’il doit, en l’espèce, accorder un montant suffisamment substantiel pour chacune des années, compte tenu de l’organisation du territoire faite à longue échelle et avec des restrictions très sévères du  ministère  de  l’Environnement.   Le  Tribunal  est  d’avis que la somme de 1 000 $ par année pour le dommage écologique est un montant approprié.  Au chapitre des troubles et inconvénients, le Tribunal est d’avis que la somme globale de 1 000 $ est appropriée pour les trois années.

[33]            PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[34]            CONDAMNE les défendeurs à payer aux demandeurs la somme de 4 000 $, plus les frais et l’indemnité additionnelle au sens de l’article 1619 du Code civil du Québec[11] depuis la mise en demeure des demandeurs du 16 août 2005.

[35]            CONDAMNE AUSSI les défendeurs à payer aux demandeurs les frais d’inscription à la Division des petites créances, soit la somme de 146 $, plus les intérêts au taux légal depuis le présent jugement.

 

 

 

__________________________________

NORMAND BONIN, J.C.Q.

 

Date d’audience :

26 octobre 2005

 



[1] Loi sur la conservation du patrimoine naturel, L.R.Q. c. C-61.01.

[2] L’étude de Anne-Marie Lemay, biologiste, Inventaire écologique de la réserve naturelle du Marais-Kergus, Abitibi (Québec), Été 2004.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] L’étude de Anne-Marie Lemay, supra note 2.

[6] Code civil du Québec, L.Q. 1991 c. 64.

[7] Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd. , 11 juin 2004, [2004] 2 R.C.S. 74 .



[8] André Prévost, Les dommages en droit de l’environnement, tiré du Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de l’environnement (1991), Cowansville (Qc),  Yvon Blais, 1991, p.210

[9] Ibid, para. 7

[10] Ibid.

[11] Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64.

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