[1] L'appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 24 septembre 2010 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Gaspé (l'honorable Jean-Paul Decoste), qui a acquitté l'intimé des accusations portées contre lui, soit d'avoir transmis une menace de causer la mort ou des lésions corporelles (art. 264.1(1)a). Six chefs d'accusation ont été déposés contre l'intimé[1].
[2] Le juge résume ainsi les faits de la cause :
[2] En juin 2009, Stéphane McRae est en attente de plusieurs procès où il est accusé d'infractions relatives au trafic de stupéfiants. Il est détenu au centre de détention de New-Carlisle et également à celui de Rimouski. Pendant un certain temps, est aussi détenu Louis-Joseph Comeau, qui devra répondre également d'infractions relatives au trafic de stupéfiants. L'un et l'autre sont très révoltés des accusations portées contre eux, en veulent aux procureurs en poursuite, aux policiers et surtout à ceux qui les ont dénoncés et/ou signé des déclarations qui les incriminent. Sont détenus en même temps et au même endroit Édouard Collin et Patrick Cloutier.
[3] Messieurs Comeau[2] et McRae complotent ensemble un projet visant à attaquer Me Lili-Pierre Trottier-Lapointe, la procureur de la Couronne, un policier enquêteur au dossier, savoir Benoît Corriveau et les témoins Anthony Devouge, Armand Laflamme, Guillaume Bujold et Tony Gionest. Au centre de détention de Rimouski, l'accusé avait présenté Comeau à Patrick Cloutier comme son « tueur à gage ».
[4] Étant informés de ces faits, des enquêteurs décident de poser un dispositif d'écoute sur Patrick Cloutier avec le consentement de ce dernier. On veut par-là, non seulement entendre et présenter en preuve les paroles de l'accusé, mais aussi celles (théorie des actes manifestes) de l'autre participant au complot savoir Louis-Joseph Comeau.
[5] Ainsi le Ministère public a mis en preuve autant les paroles de l'accusé que celles de Louis-Joseph Comeau par les témoins Patrick Cloutier et Édouard Collin. Patrick Cloutier explique que pendant un certain temps il était dans la même aile (wing) que Louis-Joseph Comeau et passait des messages de celui-ci à l'accusé.
[6] On a aussi établi que : a) lors d'une visite de McRae à la cellule d'Édouard Collin à la prison de New Carlisle, il dit qu'il « va faire descendre des gars d'en haut pour arranger la face à la procureure Lili-Pierre Trottier-Lapointe (la grosse vache) et à Anthony Devouge parce qu'il est d'avis que ce dernier l'aurait dénoncé (stoolé) », b) il informe Patrick Cloutier qu'il a retenu les services d'un détective privé pour trouver l'adresse de Me Trottier-Lapointe, c) il demande à Patrick Cloutier de faire des démarches afin de trouver l'adresse du policier-enquêteur Benoît Corriveau, d) il dira aussi à Patrick Cloutier qu'une fois son procès terminé qu'il allait tuer les témoins qui auraient déposé contre lui (stoolé) entre autres Anthony Devouge, Armand Laflamme, Guillaume Bujold et Tony Gionest.
[3] Le juge pose ensuite les questions qui lui paraissent centrales et y répond :
[13] […] Nous nous posons la question suivante : la poursuite a-t-elle prouvé l'actus reus et la mens rea de l'infraction visée par l'article 264.1(1) du Code criminel, ou n'a-t-elle pas plutôt prouvé un complot pour meurtre (465.1a) C.cr.), pour commettre des voies de fait ou un complot pour entrave à la justice (139(2) C.cr.). Les paroles de l'accusé à Collin et/ou Cloutier constituent-elles vraiment des menaces ou l'accusé ne fait-il pas plutôt simplement raconter ses projets à l'un et l'autre ? Ou encore sa démarche ne vise-t-elle pas essentiellement à lui demander de l'aider à réaliser ses projets ?
[…]
[14] Nous avons en somme à statuer si Stéphane McRae a « sciemment proféré, transmis, ou fait recevoir par une personne une menace … » En l'instance, la preuve n'établit pas que les paroles qu'adressait l'accusé à Messieurs Collin et Cloutier étaient prononcées dans l'intention qu'elles soient transmises à ces témoins possibles ou potentiels, mais manifestaient plutôt l'intention de McRae de se venger de leur délation une fois le procès terminé. Il en eût été autrement si nous étions restés sous l'impression que cette intention était de faire transmettre un message à ces délateurs possibles dans le but de les dissuader de se présenter à la barre des témoins. Il n'y a pas ici de « destinataire »; les codétenus Collin et Cloutier entendaient ces paroles, mais la preuve ne laisse pas supposer qu'ils avaient le mandat tacite ou express de transmettre ce message aux personnes concernées.
[15] Et le raisonnement nous apparaît encore plus évident quand on s'arrête aux paroles qui faisaient allusion à la procureure du Ministère public Me Trottier-Lapointe et à l'enquêteur Benoît Corriveau. Il est invraisemblable que McRae puisse s'être imaginé que si Monsieur Cloutier ou Monsieur Collin rapportaient ces paroles à l'une ou l'autre qu'il y avait une possibilité que leur attitude allait changer.
[16] Nous interprétons ces paroles comme l'expression de la frustration et la révolte d'un criminel qui se sent coincé par le système judiciaire. Il n'exprime pas une menace de causer des blessures ou la mort aux témoins délateurs « s'ils témoignent », mais il manifeste sa colère : d'ailleurs il dira dans un cas qu'il posera ces gestes une fois sa peine purgée, et à une autre occasion demande qu'on l'aide à trouver l'adresse d'un policier.
[17] Si tant est qu'un complot était établi entre Comeau et l'accusé, (comme le soutenait le Ministère public pour faire la preuve d'actes manifestes), nous sommes d'avis que la preuve fait plutôt allusion à un « complot pour meurtre », ou « complot dans le but de commettre des voies de fait », ou « complot pour entrave à l'administration de la justice », qu'à une menace quelconque.
[Références omises]
* * *
[4] L'article 264.1(1)a) C.cr. édicte :
264.1(1) Commet une infraction quiconque sciemment profère, transmet ou fait recevoir par une personne, de quelque façon, une menace :
a) de causer la mort ou des lésions corporelles à quelqu'un;
[5] Le but de cette disposition est exposé ainsi par la Cour suprême :
Le législateur, lorsqu'il a créé cette infraction, a reconnu que l'acte de menacer permet à la personne qui profère la menace d'utiliser l'intimidation pour atteindre son but. Il n'est pas nécessaire que la menace soit exécutée; l'infraction est complète lorsque la menace est proférée. Elle est destinée à faciliter la réalisation du but visé par la personne qui profère la menace. Une menace est un moyen d'intimidation visant à susciter un sentiment de crainte chez son destinataire. Le but et l'objet de l'article sont d'assurer une protection contre la crainte et l'intimidation. […]
[…] C'est l'élément de crainte insufflé à la victime par la personne qui profère la menace qui est visé par la sanction criminelle. […].[3]
[Soulignement ajouté]
[6] En application de cette disposition, l'actus reus est le fait de proférer, de transmettre ou de faire recevoir des menaces de causer la mort ou des lésions corporelles[4], qu'elles soient présentes ou futures, et quelle que soit la personne visée. La Cour suprême résume ainsi la question :
La question à trancher peut être énoncée de la manière suivante. Considérés de façon objective, dans le contexte de tous les mots écrits ou énoncés et compte tenu de la personne à qui ils s'adressent, les termes visés constituent-ils une menace de blessures graves pour une personne raisonnable ?[5]
[7] Cette question est une question de droit[6]. Les mots utilisés par l'intimé constituent-ils de telles menaces ? Le juge de première instance ne s'est pas arrêté à cette question. Il a abordé d'emblée l'intention coupable.
[8] L'intimé n'est pas accusé d'avoir proféré mais d'avoir « transmis » des « menaces ». Les mots utilisés par l'intimé, considérés de façon objective, peuvent faire craindre, de façon sérieuse, que des gestes susceptibles de causer la mort ou des lésions corporelles seront posés à l'initiative de l'intimé. C'est d'ailleurs ce que les codétenus de l'intimé ont compris. Mais lorsque ces mots et propos sont mis en contexte, force est de conclure qu'il ne s'agit pas d'une «menace» au sens de l'article pertinent du Code criminel.
[9] Les propos transmis ou confiés par l'intimée à trois autres détenus ne peuvent être assimilés à « un moyen d'intimidation visant à susciter un sentiment de crainte chez son destinataire », au même titre que la lettre menaçante qui n'est jamais mise à la poste. Ces échanges s'effectuaient dans un cercle fermé. Le simple fait d'extérioriser une pensée ne suffit pas pour imputer un geste criminel. Comme le souligne à bon droit le premier juge, il n'y a pas ici de « destinataire ». Les propos tenus sont « l'expression de la frustration et la révolte d'un criminel qui se sent coincé par le système judiciaire »[7]. L'élément de crainte insufflé à une victime est dès lors absent.
[10] Cette difficulté n'est pas la seule. La menace doit être transmise « sciemment ».
[11] Au sujet de la mens rea, le juge Cory écrivait, pour la Cour suprême, dans l'arrêt McCraw :
[…] L'article 264.1 prévoit que la menace doit avoir été proférée et transmise sciemment par l'accusé. Le ministère public est donc tenu d'établir que l'accusé avait l'intention de menacer la victime de blessures graves. Toutefois, pour déterminer si une telle intention subjective est présente, il faudra souvent se fonder dans une large mesure sur un examen des mots employés par l'accusé. Lorsque l'accusé ne témoigne pas et ne produit pas de preuve, la détermination doit se fonder sur les mots employés. […].[8]
[Soulignement ajouté]
[12] Le juge Cory ajoutera quelques années plus tard, dans l'arrêt Clemente :
[…] Aux termes de la disposition, il doit s'agir d'une menace de mort ou de blessures graves. Or, il est inconcevable qu'une personne qui proférerait des menaces de mort ou de blessures graves avec l'intention qu'elles soient prises au sérieux n'ait pas également l'intention d'intimider ou de susciter la crainte. En d'autres termes, une menace sérieuse de tuer ou d'infliger des blessures graves a dû être proférée avec l'intention d'intimider ou de susciter la crainte. […].[9]
[…]
[…] la question de savoir si l'accusé avait l'intention d'intimider ou si les termes qu'il a employés visaient à être pris au sérieux sera habituellement tranchée, en l'absence d'explication de la part de l'accusé, en fonction des mots utilisés, du contexte dans lequel ils s'inscrivent et de la personne à qui ils étaient destinés.[10]
[Soulignement ajouté]
[13] Le juge Cory s'attarde ensuite à la transmission des menaces à la victime potentielle :
Le juge du procès a semblé croire qu'on devait nécessairement conclure que les menaces avaient été proférées avec l'intention qu'elles soient transmises à la victime potentielle. Il s'est fondé à cet égard sur l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario Henry c. R. (1981), 24 C.R. (3d) 261. En toute déférence, cet arrêt n'était pas pertinent en l'espèce. Le jugement était fondé sur l'ancien art. 331 (Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34), version antérieure de l'art. 264.1, qui ne s'appliquait qu'aux menaces transmises par certains moyens. La question de savoir si les menaces visaient à être transmises à la victime potentielle était, dans cet arrêt, pertinente quant aux moyens utilisés pour transmettre les menaces suivant l'ancien art. 331. Or il appert de la modification apportée à cet article ainsi que de l'arrêt de notre Cour R. c. McCraw, précité, que le fait que la victime visée soit au courant de la menace ne constitue pas un élément essentiel de l'infraction.
Sous le régime de la présente disposition, l'actus reus de l'infraction est le fait de proférer des menaces de mort ou de blessures graves. La mens rea est l'intention de faire en sorte que les paroles prononcées ou les mots écrits soient perçus comme une menace de causer la mort ou des blessures graves, c'est-à-dire comme visant à intimider ou à être pris au sérieux.[11]
[Soulignement ajouté]
[14] Le juge Hilton rappelait, dans l'arrêt Rudnicki :
[76] Il n’est pas non plus nécessaire de prouver une intention de transmettre les menaces aux victimes visées dans le message ou une connaissance des menaces de la part des victimes.[12]
[Référence omise]
[15] L'intention d'exécuter la menace n'est pas pertinente, mais l'intention de l'accusé de menacer doit être établie[13].
[16] Or, le juge conclut que la preuve « n'établit pas que les paroles qu'adressait l'accusé à Messieurs Collin et Cloutier étaient prononcées dans l'intention qu'elles soient transmises à ces témoins possibles ou potentiels », bien au contraire[14]. De même, « la preuve ne laisse pas supposer qu'ils [Collin et Cloutier] avaient le mandat tacite ou express (sic) de transmettre ce message aux personnes concernées »[15]. De l'avis du juge, l'intimé était frustré et manifestait simplement l'intention de se venger, éventuellement, sans pour autant transmettre une menace. En somme, dans le contexte de cette affaire, les propos de l'intimé ne pouvaient être perçus « comme visant à intimider ».
[17] Ces déterminations essentiellement factuelles ne sont affectées d'aucune erreur manifeste et déterminante.
[18] L'intimé n'a pas fait de preuve et ne s'est pas fait entendre. Il est bien difficile de savoir ce qu'il avait en tête. Croyait-il que ses propos seraient ébruités et pourraient apeurer les personnes visées par ses plans ? Le juge rejette cette hypothèse qu'il n'estime ni vraisemblable ni logique[16]. Peut-être le juge spécule-t-il à ce sujet, mais il demeure que la preuve de l'intention coupable, de l'intention de l'intimé de chercher à intimider, était à la charge du ministère public qui n'a pas été en mesure de s'en acquitter.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[19] REJETTE l'appel.
[1] Le ministère public n'a présenté une preuve que sur les cinq premiers chefs.
[2] Joseph Louis Comeau a été reconnu coupable d'accusations de même nature que celles auxquelles fait face l'intimé : R. c. Comeau, C.Q. Bonaventure, no 105-01-000605-092, 3 décembre 2010, j. Robert Lévesque.
[3] R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72 , 81-82.
[4] R. c. Clemente, [1994] 2 R.C.S. 758 , 763.
[5] R. c. McCraw, supra, note 3, 83.
[6] Id., 82.
[7] Au paragr. 16 précité.
[8] R. c. McCraw, supra, note 3, 82.
[9] R. c. Clemente, supra, note 4, 761.
[10] Id., 762.
[11] Id., 763.
[12] Rudnicki c. R., [2004] R.J.Q. 2954 (C.A.).
[13] Mercier-Rémy c. R., [1993] R.J.Q. 1383 , 1384 (C.A.).
[14] Au paragr. 14.
[15] Ibid.
[16] Aux paragr. 14 et 15.
AVIS :
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