Décision

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Carrier c. Québec (Procureur général)

2013 QCCS 4075

JM2364

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

 

N° :

200-06-000115-090

 

DATE :

8 août 2013

 

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE 

L’HONORABLE

ALAIN MICHAUD, j.c.s.

______________________________________________________________________

 

 

CHARLES CARRIER

et

MAURICE FILION

et

RÉAL MALTAIS

Demandeurs

c.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Défendeur

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

sur requête pour exiger la production de comptes d’honoraires d’experts

______________________________________________________________________

 

[1]           Les demandeurs requièrent que soient produits les comptes d’honoraires à jour des experts Dominique Leclerc et Pierre-Luc Grenon, en regard des expertises communiquées et déposées par ces derniers le 28 février 2013.

[2]           Le défendeur s’oppose à la requête, alléguant que les rapports d’expertise n’ont pas été dûment produits; il ajoute qu’ils bénéficient de la confidentialité assurée par les principes du secret professionnel et du privilège relatifs au litige.

I -        LES FAITS

[3]           Le 12 août 2011, les demandeurs entreprennent un recours collectif contre le Procureur général du Québec (PGQ), en regard de la pollution sonore provoquée par la circulation automobile sur un tronçon de 2.6 kilomètres de l’Autoroute Laurentienne (A-73), au niveau de l’arrondissement Charlesbourg de la Ville de Québec.

[4]           Les demandeurs y réclament la construction d’un ouvrage permettant de diminuer de façon significative le niveau sonore du secteur, ainsi que des dommages fixés à 10 000 $ par année, pour chacun des résidents d’un quadrilatère longeant l’autoroute[1].

[5]           Conformément au calendrier des échéances dressé avec l'assistance du Tribunal, les parties déposent toutes deux des expertises le 28 février 2013, s’agissant de la date limite prévue pour ce faire. Deux rapports sont alors présentés par le défendeur :

a)      un rapport d’expertise du 27 février 2013, signé par l’ingénieure Dominique Leclerc (de la firme Dessau), traitant des niveaux sonores le long de l’Autoroute Laurentienne (1ière Partie), et de sites similaires (2ième Partie);

b)      un rapport d’expertise du 10 décembre 2012, signé par l’ingénieur Pierre-Luc Grenon (de la firme Génivar), présentant des relevés de circulation à proximité de l’Autoroute Laurentienne.

[6]            C’est par le biais des avis de communication R-1 et R-2, sous 402.1 C.p.c., que les deux rapports d’expertise ici discutés sont transmis au procureur en demande, et déposés au dossier de la Cour en date du 28 février 2013.

[7]           Les avis et rapports ne sont toutefois pas accompagnés des comptes d’honoraires à jour des experts Leclerc et Grenon, alors que l’article 18.2 du Règlement de procédure civile de la Cour supérieure prévoit ce qui suit :

18.2.      C.v. et frais d’expert - La partie qui produit un rapport d’expertise doit aussi produire le curriculum vitae de son auteur, son compte d’honoraires à jour et son tarif actuel pour participation à une audience au fond.

[8]           La requête à l'étude est signifiée le 6 juin 2013 et demande au PGQ de produire les comptes d’honoraires à jour relatifs à la réalisation des expertises de Dominique Leclerc et Pierre-Luc Grenon. Le procureur des demandeurs y affirme que les honoraires à jour des deux experts « sont utiles au demandeur pour connaître, entre autres, le travail effectué jusqu’à maintenant par les experts du défendeur »[2].

II -       LES QUESTIONS EN LITIGE

[9]           À la vue des arguments mutuels des parties, les questions en litige se présentent tel qu’il suit :

1.    Les circonstances en cause justifient-elles que le PGQ soit tenu à la règle énoncée à l’article 18.2 du Règlement de procédure civile, voulant que les comptes d’honoraires à jour de ses experts soient produits?

2.    Si tel est le cas, le PGQ peut-il se soustraire à cette obligation sur la base du  principe du secret professionnel, ou subsidiairement de celui du privilège relatif au litige?

III -      L’ANALYSE

1.    La règle de l’article 18.2 R.p.c. (C.S.)

a)      l’objectif de la disposition

[10]        La procureure du défendeur produit sept décisions discutant de la taxation des frais d’expertise, à titre de dépens. On y voit que le Tribunal (selon 477 C.p.c.) ou le greffier (selon 480 C.p.c.) verra à considérer, arbitrer et peut-être mitiger les dépens relatifs aux expertises, selon la preuve qui sera faite devant l’un ou l’autre forum.

[11]        Le défendeur soutient dès lors que l’obligation de produire les comptes d’honoraires de l’expert, contenue à l’article 18.2 R.p.c.(C.S.), se veut d’abord et avant tout un outil à la disposition du juge pour qu’il exerce sa discrétion quant aux dépens, tout en permettant à la partie adverse de contrôler ou contester les honoraires réclamés à ce titre.

[12]        Le Tribunal est tout à fait en accord avec cette affirmation du défendeur, ainsi qu'avec celle voulant que la disposition ici discutée n’a pas pour principal objectif de permettre à la partie adverse de « connaître, entre autres, le travail effectué jusqu’à maintenant par les experts du défendeur »[3].

[13]        Toutefois, le procureur en demande ajoute que l’état des honoraires à jour des experts en défense lui permettra également d’en contrôler le coût, ce qui constitue bien sûr un objectif légitime de la demande de production des comptes. À ce stade-ci du dossier, le PGQ ne peut se soustraire à cette disposition impérative en soulevant simplement l'hypothèse qu'il n'est pas certain qu'il réclamera le coût des expertises lors de l’audition sur le fond.

[14]        Ainsi, quelles que soient les motivations principales ou accessoires des demandeurs lorsqu’ils demandent l’application de l’article 18.2, le Tribunal verra à déterminer si cette règle doit s’appliquer dans les circonstances présentées par le dossier.

b)      la mécanique de production des rapports

[15]        C’est lorsqu’un rapport d’expertise est produit par une partie que celle-ci doit également produire les comptes d’honoraires à jour de l’expert, selon les termes de l’article 18.2 R.p.c.(C.S.).

[16]        On en revient alors aux dispositions de l’article 402.1 C.p.c., qui prévoit qu’aucun expert ne sera entendu « à moins que son rapport écrit n’ait été communiqué et produit au dossier conformément aux dispositions des sections I et II du chapitre I.1 du présent titre ». On réfère ici aux articles 331.1 à 331.8 C.p.c..

[17]        L’article 331.1 C.p.c. énonce clairement qu’un rapport d’expertise visé à l’article 402.1 C.p.c. constitue une pièce[4], qui doit être communiquée à toute autre partie à l’instance suivant les dispositions des articles qui suivent, dont l’article 331.7, qui s’applique ici :

331.7.   Lorsque la défense est écrite, les parties doivent produire leurs pièces au plus tard 15 jours avant la date fixée pour l’enquête et l’audition.

[…]

[18]        Discutant de ce récent article 331.7 C.p.c., le juge Jules Allard mentionne que les rapports d’expertise de 402.1 C.p.c. « ne deviennent des documents du dossier que lorsqu’ils sont produits, après la date fixée pour l’audition, ce qui permet au Tribunal, s’il le désire, de prendre connaissance du contenu de l’écrit, avant que l’expert témoigne au procès pour appuyer son opinion… »[5].

[19]        On comprend donc que les rapports d’expertise pourront être considérés produits lorsqu’ils seront déposés au dossier de la Cour, au plus tard 15 jours avant la date fixée pour l’enquête et l’audition.

c)      l’application aux faits en cause

[20]        Le défendeur soutient que les rapports préparés par ses experts n’ont pas encore été produits, au sens de l’article 18.2 R.p.c.(C.S.), ce qui lui permet de refuser de communiquer à la partie adverse leurs comptes d’honoraires à jour.

[21]        Cette affirmation n’est pas exacte, pour les raisons suivantes :

a)      le terme « produit » de l’article 18.2 est en nécessaire relation et correspond à l’expression « produit au dossier » de l’article 402.1 C.p.c., puisque c’est par l'avis donné sous 402.1 que le rapport apparaîtra éventuellement au dossier de la Cour; selon les termes de l'article, cet avis en est un de communication et de production;

b)      les rapports en question, comme les autres pièces au sens de l’article 331.1 C.p.c., doivent être produits au plus tard 15 jours avant la date fixée pour l’audition, selon 331.7 C.p.c., mais peuvent évidemment l'être préalablement à cette époque;

c)      il n’y a pas lieu de distinguer entre le dépôt au dossier de la Cour et la production au dossier, ce que la Cour d’appel confirme en discutant d’une situation où les rapports n’avaient jamais été déposés au dossier de la Cour [6] :

[31]      Qu’en est-il lorsque l’expertise est communiquée à la partie adverse sans être déposée au dossier de la Cour?

[32]      Dans le dossier du recours collectif, les expertises furent communiquées à la partie adverse avec l’ensemble des autres pièces (art. 331.1 C.p.c.). Elles n’ont jamais été produites au dossier de la Cour comme le prévoit l’article 331.7 C.p.c.

d)      dans le cas qui nous occupe, le dépôt des expertises au dossier de la Cour a été effectué bien avant les 15 jours précédant l’audition, et plus particulièrement le 28 février 2013[7]; les deux avis de communication (R-1 et R-2) déposés au dossier à cette date mentionnent qu’une exemplaire du rapport d’expertise est joint à l’avis.

[22]        Il convient d’ajouter, comme le soulève le procureur des demandeurs, que trois procès-verbaux de gestion au dossier confirment - à une époque où les parties ne pouvaient être influencées par la distinction existant entre la communication et la production - que les rapports d’expertise en demande et en défense devaient être produits par les parties à certaines dates déterminées[8].

[23]        Au surplus, on ne peut douter que les rapports d’expertise aient été produits au dossier de la Cour, puisque des requêtes en rejet de l’expertise adverse ont été signifiées par chacune des parties, requêtes qui ont mené aux jugements des 6 et 7 mai 2013 : comment le Tribunal aurait-il pu rendre jugement sur les deux requêtes sans que les expertises n’aient été dûment produites au dossier?

[24]        De tout ce qui précède, le Tribunal conclut que le PGQ est assujetti à la règle générale de l’article 18.2 R.p.c.(C.S.). Il reste maintenant à savoir si le défendeur peut se soustraire à cette obligation en utilisant l’une ou l’autre des exceptions qu’il plaide.

2.    Les exceptions du secret professionnel et du privilège relatif au litige

[25]        Il importe d’abord de faire un bref survol des notions du secret professionnel et du privilège relatif au litige, lorsque ces principes sont examinés en fonction de facturations d’honoraires professionnels.

a)      le secret professionnel

[26]        Dans son ouvrage sur La preuve civile, l’auteur Jean-Claude Royer énonce que les comptes d’honoraires des avocats sont souvent protégés par le secret professionnel, et précise[9] :

[…] En matière pénale, une demande d’information sur les comptes d’honoraires d’un avocat de la défense remet en cause des droits fondamentaux, notamment le privilège contre l’auto-incrimination. Ainsi, le montant des honoraires est généralement protégé par le privilège avocat-client. Par ailleurs, en matière civile, un avocat ou un expert consulté par cet avocat peuvent être forcés de produire des comptes d’honoraires qui ne décrivent pas en détail la nature des services rendus322. […]

[nous soulignons]

___________________

322  Ruffo (Re), [2005] R.J.Q. 1637, 1647, EYB 2005-92132 (C.A.); Entreprises Yergeau 1998 inc. c. Immeubles Jo-Lin, s.e.n.c. J.E. 2006-732, EYB 2006-101012 (C.Q.); L.-A.D. c. P.-A.B. EYB 2004-69890 (C.S.); Maranda c. Richer, [2003] 3 R.C.S. 193, 212-213, REJB 2003-49826; Laprairie Shopping Centre Ltd. (Syndic de), [1998] R.J.Q. 448, 458-460 (C.A.), REJB 1998-04687; Dupont-Rousse c. Québec (Procureur général), J.E. 96-1699, EYB 1996-84952 (C.S.); Droit de la famille - 2407, J.E. 96-1260, EYB 1996-87618 (C.S.); Kruger inc. c. Kruco inc., [1998] R.J.Q. 2323, EYB 1988-63120 (C.A.); J. SOPINKA, S.N. LEDERMAN et A. W. BRYANT, op cit., note 60, nos 14.53.5-14.53.9, p. 123-124.

[27]        Par ailleurs, comme le rappelait la Cour d’appel en 2007, « […] Il est acquis au débat que les communications écrites et orales des experts engagés par l’avocat d’une partie s’inscrivent dans le périmètre du secret professionnel protégé par l’article 9 de la Charte québécoise et dont le Tribunal doit d’office assurer la protection »[10].

[28]        Compte tenu des distinctions existant entre le régime pénal et les matières civiles, le Tribunal préfèrera baser son examen de ce concept sur la décision Kruger inc.c. Kruco inc.[11], là où un litige entre actionnaires a mené à des objections sur la production de comptes d’honoraires d’avocats.

[29]        Dans cette affaire de 1988, le juge LeBel (alors à la Cour d’appel), plutôt que de s’engager dans le débat sur la nature même du secret professionnel, mentionne « Il s’agit tout simplement de déterminer si les informations recherchées sont couvertes par le secret professionnel dans les circonstances de cette affaire »[12].

[30]        Le juge LeBel balise ainsi l’examen à faire du fameux périmètre du secret professionnel[13] :

Le seul fait de reconnaître que le secret professionnel constitue maintenant un droit fondamental que le tribunal doit soulever d'office ne règle pas cependant tous les problèmes. Le recours au secret professionnel par une partie ne signifie pas que tous les éléments de la relation entre l'avocat et le client y soient soumis en toute circonstance. Le présent dossier est un exemple de cette prudence nécessaire. Avant même de regarder si des exceptions à la règle du secret professionnel s'appliquent, il faut examiner si l'on est entré ici dans la sphère du secret professionnel. Pour cette étude, l'on doit retenir la fonction propre au secret professionnel qui veut préserver la liberté et l'efficacité de la relation entre le client et son avocat pour permettre à celui-ci de connaître tout le dossier et de représenter adéquatement son mandant. Son objet essentiel est de préserver d'une part la liberté et la qualité de l'information transmise par le client au procureur et d'autre part d'assurer la liberté et l'objectivité des conseils que l'avocat donnera et celle des actes de représentation qu'il posera. Dans certains cas, l'information sur la nature même des services posés conduirait à violer le secret professionnel. Ce pourrait être le cas par exemple au moment de la production d'un compte relatant en détail la nature et la date des services rendus. Ce fut le cas apparemment dans l'affaire Ainsworth c. Wilding, (1900) 2 Chancery 315 invoquée dans certains traités au soutien de la prétention voulant que les comptes d'honoraires d'avocats soient en principe privilégiés (voir Phipson, On Evidence, 13e édition, p. 308).

[nous soulignons]

[31]        Après avoir examiné les comptes d’honoraires professionnels dont on demandait le dépôt, et constaté qu’ils étaient rédigés de la façon la plus sommaire, le juge LeBel rejette l’objection fondée sur le secret professionnel[14]:

[…] Ils comportent simplement la mention d'une demande de paiement pour services professionnels rendus et du montant réclamé. Ils ne contiennent pas plus d'informations qu'une simple entrée comptable dans les livres de la compagnie. Ils ne donnent aucun détail quant à la nature des services rendus. Ils ne sont aucunement susceptibles d'engager la Cour dans un examen des conseils donnés et des travaux professionnels effectués par les avocats en question.

b)      le privilège relatif au litige

[32]        Si le Tribunal concluait que le secret professionnel de l’avocat ne s’applique pas aux comptes d’honoraires, le PGQ soutient que le privilège relatif au litige accorde le bénéfice de la confidentialité à ces documents, dans les présentes circonstances.

[33]        La Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Fish, s’est particulièrement appliquée à définir les distinctions existant entre le secret professionnel de l’avocat et le privilège relatif au litige [15]:

27         Par ailleurs, le privilège relatif  au litige n’a pas pour cible, et encore moins pour cible unique, les communications entre un avocat et son client.  Il touche aussi les communications entre un avocat et des tiers, ou dans le cas d’une partie non représentée, entre celle-ci et des tiers.  Il a pour objet d’assurer l’efficacité du processus contradictoire et non de favoriser la relation entre l’avocat et son client.  Or, pour atteindre cet objectif, les parties au litige, représentées ou non, doivent avoir la possibilité de préparer leurs arguments en privé, sans ingérence de la partie adverse et sans crainte d’une communication prématurée.

28         R. J. Sharpe (maintenant juge de la Cour d’appel) a particulièrement bien expliqué les différences entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat :

[traduction]  Il est crucial de faire la distinction entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat.  Au moins trois différences importantes, à mon sens, existent entre les deux.  Premièrement, le secret professionnel de l’avocat ne s’applique qu’aux communications confidentielles entre le client et son avocat.  Le privilège relatif au litige, en revanche, s’applique aux communications à caractère non confidentiel entre l’avocat et des tiers et englobe même des documents qui ne sont pas de la nature d’une communication.  Deuxièmement, le secret professionnel de l’avocat existe chaque fois qu’un client consulte son avocat, que ce soit à propos d’un litige ou non.  Le privilège relatif au litige, en revanche, ne s’applique que dans le contexte du litige lui-même.  Troisièmement, et c’est ce qui importe le plus, le fondement du secret professionnel de l’avocat est très différent de celui du privilège relatif au litige.  Cette différence mérite qu’on s’y arrête.  L’intérêt qui sous-tend la protection contre la divulgation accordée aux communications entre un client et son avocat est l’intérêt de tous les citoyens dans la possibilité de consulter sans réserve et facilement un avocat.  Si une personne ne peut pas faire de confidences à un avocat en sachant que ce qu’elle lui confie ne sera pas révélé, il lui sera difficile, voire impossible, d’obtenir en toute franchise des conseils juridiques judicieux.

Le privilège relatif au litige, en revanche, est adapté directement au processus du litige.  Son but ne s’explique pas valablement par la nécessité de protéger les communications entre un avocat et son client pour permettre au client d’obtenir des conseils juridiques, soit l’intérêt que protège le secret professionnel de l’avocat.  Son objet se rattache plus particulièrement aux besoins du processus du procès contradictoire.  Le privilège relatif au litige est basé sur le besoin d’une zone protégée destinée à faciliter, pour l’avocat, l’enquête et la préparation du dossier en vue de l’instruction contradictoire.  Autrement dit, le privilège relatif au litige vise à faciliter un processus (le processus contradictoire), tandis que le secret professionnel de l’avocat vise à protéger une relation (la relation de confiance entre un avocat et son client).

(« Claiming Privilege in the Discovery Process », dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada (1984), 163, p. 164-165)

[…]

32         Contrairement au secret professionnel de l’avocat, le privilège relatif au litige prend naissance et produit ses effets même en l’absence d’une relation avocat-client et il s’applique sans distinction à toutes les parties, qu’elles soient ou non représentées par un avocat : voir Alberta (Treasury Branches) c. Ghermezian (1999), 242 A.R. 326, 1999 ABQB 407.  La partie qui se défend seule a autant besoin  d’une « zone » de confidentialité; elle devrait donc y avoir droit.  Une autre distinction importante mène à la même conclusion.  La confidentialité, condition sine qua non du secret professionnel de l’avocat, ne constitue pas un élément essentiel du privilège relatif au litige.  Lorsqu’ils se préparent en vue de l’instruction, les avocats obtiennent ordinairement des renseignements auprès de tiers qui n’ont nul besoin ni attente quant à leur confidentialité, et pourtant ces renseignements sont protégés par le privilège relatif au litige.

34         L’objet du privilège relatif au litige est, je le répète, de créer une « zone de confidentialité » à l’occasion ou en prévision d’un litige.  Aussitôt que le litige prend fin, le privilège auquel il a donné lieu perd son objet précis et concret — et, par conséquent, sa raison d’être. […]

[34]        Ce concept a également été revu récemment, par la Cour d’appel, dans l’affaire Imperial Tobacco Canada ltée c. Létourneau[16]. L’arrêt réfère également à une autre décision de la même Cour[17], où la juge Thibault - se fondant sur trois paragraphes de l’arrêt Blank - conclut que le privilège relatif au litige doit être interprété de façon restrictive[18] :

[38]       Ce privilège est interprété de façon restrictive puisqu'il « constitue un obstacle à la liberté de la preuve et à la découverte de la vérité » . C'est pour cette raison que, dans l'arrêt Blank précité, la Cour suprême en a restreint l'application aux documents préparés « principalement » en vue d'un litige :

59     La question s’est posée de savoir si le privilège relatif au litige devrait s’attacher aux documents dont un objet important, l’objet principal ou le seul objet est la préparation du litige.  Parmi ces possibilités, la Chambre des lords a opté pour le critère de l’objet principal dans Waugh c. British Railways Board, [1979] 2 All E.R. 1169.  Ce critère a également été retenu dans notre pays : Davies c. Harrington (1980), 115 D.L.R. (3d) 347 (C.A.N. É.); Voth Bros. Construction (1974) Ltd. c. North Vancouver School District No. 44 Board of School Trustees (1981), 29 B.C.L.R. 114 (C.A.); McCaig c. Trentowsky (1983), 148 D.L.R. (3d) 724 (C.A.N. B.); Nova, an Alberta Corporation c. Guelph Engineering Co. (1984), 5 D.L.R. (4th) 755 (C.A. Alb.); Ed Miller Sales & Rentals; Chrusz; Lifford; Mitsui; College of Physicians; Gower.

60      Je ne vois aucune raison de déroger au critère de l’objet principal.  Bien qu’il confère une protection plus limitée que ne le ferait le critère de l’objet important, il me semble conforme à l’idée que le privilège relatif au litige devrait être considéré comme une exception limitée au principe de la communication complète et non comme un concept parallèle à égalité avec le secret professionnel de l’avocat interprété largement.  Le critère de l’objet principal est davantage compatible avec la tendance contemporaine qui favorise une divulgation accrue.  Comme l’a souligné Royer, il n’est guère surprenant que la législation et la jurisprudence modernes portent de plus en plus atteinte au caractère purement accusatoire et contradictoire du procès civil, tendent à limiter la portée de ce privilège [soit le privilège relatif au litige]. [p. 869]

Ou, pour reprendre les termes utilisés par le juge Carthy dans Chrusz : 

[traduction]  La tendance moderne favorise une divulgation complète et il n’existe aucune raison apparente de freiner cette tendance dans la mesure où l’avocat continue à jouir d’une souplesse suffisante pour servir adéquatement son client qui est partie à un litige.  [p. 331]

61    Tandis que le secret professionnel de l’avocat a été renforcé, réaffirmé et relevé au cours des dernières années, le privilège relatif au litige a dû être adapté à la tendance favorable à la divulgation mutuelle et réciproque qui caractérise le processus judiciaire.  Dans ce contexte, il serait incongru de renverser cette tendance et de revenir au critère de l’objet important.

[soulignements ajoutés/références omises]

[35]        On peut comprendre que la « zone de confidentialité » créée par le privilège relatif au litige protégera l’expert d’une partie - entre autres - contre d'éventuelles demandes de production de son projet préliminaire, ou d’un brouillon de rapport.

[36]        Il est toutefois acquis que la protection procurée par le privilège relatif au litige s’éteint avec la fin du litige, et qu’elle est beaucoup moins forte que celle fondée sur le privilège relatif au secret professionnel[19].

c)      l’application aux faits en cause

[37]        On peut généralement admettre, comme le suggère le défendeur, que la lettre de mandat adressée à l’expert est un document protégé par le secret professionnel[20]. Le Tribunal ne peut cependant extensionner ce principe et accepter - de façon abstraite - la proposition universelle de l’exposé du défendeur voulant que « les comptes d’honoraires de l’expert, reflétant le mandat qui lui est confié par le PGQ, sont protégés par le secret professionnel de l’avocat ».

[38]        Ainsi, dans l’affaire Kruger, ce n’est qu’après avoir eu l’occasion d’examiner les factures d’honoraires que le juge LeBel a pu conclure « Dans ce contexte, les questions posées ne mettent pas en cause le caractère confidentiel de la relation professionnelle entre Kruger inc. et les avocats mentionnés… »[21].

[39]        Dans une affaire matrimoniale de 1996, la juge Rousseau énonce, sur la question de savoir si la communication de comptes d’honoraires porte atteinte au secret professionnel[22] :

La réponse du Tribunal est: « peut-être », dépendant du contenu de ces comptes.

Il est donc inutile, et serait d'ailleurs imprudent, de tenter de décider à l'avance, dans l'abstrait, i.e. sans prendre connaissance des documents et sans savoir de quoi il s'agit précisément.

L'objection est donc rejetée; les documents réclamés devront être communiqués; s'ils comportent des mentions confidentielles, ces mentions pourront être oblitérées; en cas de conflit quant au bien-fondé de telles oblitérations, le Tribunal en décidera.

[40]        Dans le même sens, le juge Clément Trudel traitait une objection similaire de la façon suivante[23] :

L’état actuel du dossier ne permet pas de décider si les notes d’honoraires tombent en tout ou en partie dans la catégorie des faits appris par le notaire dans le cadre de sa prestation professionnelle et s’ils doivent demeurer confidentiels. Comme il est impossible, à ce stade, de statuer jusqu’où doit aller la protection, l’objection formulée de façon aussi large doit être rejetée.

[41]        Dans ces circonstances, le Tribunal doit trancher dans le concret, et ne peut faire un « chèque en blanc » à toute partie qui soulèverait la question du secret professionnel associée à un compte d’honoraires professionnels. Tout n'est pas protégé, à l'intérieur du périmètre du secret professionnel :

a)    puisque l’auteur Royer rappelle qu’un expert peut être forcé de produire un compte d’honoraires qui ne décrit pas en détail la nature des services rendus; c'est ce que le juge LeBel a ordonné dans l'affaire Kruger;

b)    parce que, dans notre régime procédural, la tendance est à la divulgation mutuelle et réciproque de la preuve[24];

c)    parce qu’on ne sait pas du tout si les comptes des experts du PGQ contiennent ou non de l’information qui soit privilégiée, sous le principe du secret professionnel ou celui du privilège relatif au litige.

[42]        D’ailleurs, tenant compte du fait que les projets et brouillons de communications des experts doivent demeurer confidentiels - en vertu du privilège relatif au litige - le Tribunal estime que ce débat aurait pu être évité. Étant prévisible que les facturations d'un expert aient à être communiquées selon 18.2 R.p.c. (C.S.) en regard du contenu de son rapport, la présentation finale d'une facture ne devrait refléter et réclamer que les descriptions et montants relatifs aux démarches discutées au rapport, à l’exclusion des parties de mandat non traitées au rapport, ou que l’on souhaitait garder confidentielles.

[43]        À tout événement, le problème se pose aujourd’hui, et le Tribunal estime devoir ordonner la communication des comptes d’honoraires à jour des experts du PGQ, en prenant toutefois soin d’assurer la confidentialité des informations protégées par le secret professionnel - s'il en est - qui pourraient s’y trouver.

[44]        Divers moyens ont déjà été employés par les tribunaux pour procéder à cet exercice de contrôle, dont les suivants :

a)      le juge examine lui-même les comptes d’honoraires ex-parte, avant d’en ordonner la communication, pour s’assurer qu’ils ne contiennent aucune information couverte par le secret professionnel[25];

b)      le juge ordonne la communication des comptes en permettant au professionnel d’en oblitérer préalablement les mentions confidentielles, et réservant sa compétence pour décider du bien-fondé de ces oblitérations, en cas de conflit[26];

c)      le juge ordonne la communication du compte en laissant au professionnel l’opportunité préalable de s’adresser au Tribunal pour faire déterminer le caractère confidentiel ou non d’une mention et, le cas échéant, pour en ordonner le caviardage[27].

[45]        Le Tribunal estime que la troisième voie, employée par le juge Trudel dans l’affaire Société de fiducie du crédit foncier, permet de rencontrer les objectifs de protection de la loi que le Tribunal se doit de préserver[28].

[46]        Les experts du PGQ auront donc l’opportunité, avant de donner communication de leurs notes d’honoraires respectives, d’attirer l’attention du Tribunal sur les mentions y figurant susceptibles de révéler des faits destinés à demeurer ignorés, s’il en est.

[47]        Sur réception des comptes et de ces indications particulières des experts, le Tribunal statuera sur le caractère confidentiel de ces mentions - sans la participation de la partie demanderesse - et confirmera au défendeur si certaines portions des documents présentés peuvent être caviardées, avant leur communication à la partie adverse.

[48]        Bien entendu, si le défendeur s’engage formellement à ne pas réclamer l’intégralité des comptes d’honoraires de ses experts, ou quelques-uns de ceux-ci, il n’aura pas à les produire selon la règle de pratique 18.2, compte tenu de l’objectif principal de cette disposition, qui est de permettre le contrôle de la valeur des dépens.

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[49]        ORDONNE au défendeur de communiquer aux demandeurs et de produire au dossier de la Cour, au plus tard le 27 septembre 2013, les comptes d’honoraires à jour de ses experts Dominique Leclerc et Pierre-Luc Grenon, pour la réalisation des expertises communiquées et produites le 28 février 2013;

[50]        PERMET au préalable aux expert Dominique Leclerc et Pierre-Luc Grenon de signaler au Tribunal les mentions de leurs comptes respectifs susceptibles de révéler des faits destinés à demeurer ignorés, s’il en est, en transmettant les comptes et les indications pertinentes au Tribunal au plus tard le 30 août 2013;

[51]        DÉCLARE que le Tribunal déterminera alors, ex parte, si les mentions signalées par les experts contiennent ou non des renseignements de nature confidentielle, auquel cas il autorisera les experts à caviarder telles mentions, avant la communication et la production des comptes d’honoraires à jour;

[52]        AUTORISE le défendeur à ne pas produire l'intégralité des comptes d’honoraires à jour de ses experts, ou certains de ceux-ci, en autant qu’il s’engage formellement envers la partie demanderesse à ne jamais réclamer la valeur de ces comptes;

[53]        AVEC DÉPENS contre le défendeur.

 

 

 

 

 

 

 

__________________________________

ALAIN MICHAUD, j.c.s.

 

Me Michel C. Chabot

Gravel Bernier Vaillancourt (casier 95)

Pour les demandeurs

 

Me Marie-Claude Poulin

Chamberland Gagnon (casier 134)

Pour le défendeur

 

Date d’audience :

31 juillet 2013

 

 



[1]     Il s’agit d’une zone de 300 mètres de largeur située immédiatement à l’est de l’A-73 Nord, bornée au sud par le boulevard de l’Atrium et au nord par le boulevard Jean-Talon Ouest; un total de 498 bâtiments résidentiels se trouve à l’intérieur du quadrilatère (p. 11 et 16 du rapport Dessau, 1re Partie, volume 1).

[2]     Paragraphe 9 de la requête des demandeurs.

[3]     Paragraphe 9 de la requête des demandeurs.

[4]     Le juge Jules Allard confirme cette affirmation dans deux décisions, à savoir Daniel Lainesse c. C.S.D.I. de la Mauricie / Centre du Québec, 2004 QCCS 10133, et Beaudoin c. Optimum Assurance agricole inc., AZ-50188995 (C.S.).

[5]     Beaudoin c. Optimum assurance agricole inc., AZ-50188995 (C.S.), paragr. 8.

[6]     Centre Marcel-Boivin inc. c. Société immobilière du Québec, 2007 QCCA 749.

[7]     Plus précisément à 14h36, selon les timbres apposés par le greffe de la Cour supérieure.

[8]     Voir les procès-verbaux du 29 septembre 2011 (p. 3/5), du 7 septembre 2012 (p. 2/3) et du 5 février 2013 (p. 2/4).

[9]     Jean-Claude ROYER et Sophie LAVALLÉE, La preuve civile, 4e éd., Éditions Yvon Blais, 2008, paragr. 1204, p. 1094 et 1095.

[10]    Centre Marcel-Boivin inc. c. Société immobilière du Québec, 2007 QCCA 749, paragr. 28; voir également Poulin c. Prat, J.E. 94-450 (C.A.), p. 11.

[11]    Kruger inc. c. Kruco inc., AZ-88011935 (C.A.).

[12]    Id., p. 4.

[13]    Id., p. 4 et 5.

[14]    Id., p. 5.

[15]    Blank c. Canada (Ministre de la Justice), [2006] 2 R.C.S. 319.

[16]    Imperial Tobacco Canada ltée c. Létourneau, 2012 QCCA 2260.

[17]    Id., paragr. 11.

[18]    Union canadienne, compagnie d’assurances c. St-Pierre, 2012 QCCA 433.

[19]    Imperial Tobacco Canada ltée c. Létourneau, préc. note 16, paragr. 17.

[20]    Fortier c. Lavoie, 2008 QCCS 123, paragr. 16 et 17.

[21]    Kruger inc. c. Kruco inc., préc. note 11, p. 5.

[22]    Droit de la famille - 2436, AZ-96021492 (C.S.), p. 5

[23]    Société de fiducie du crédit foncier c. Desmarais, J.E. 88-1320 (C.S.).

[24]    Blank c. Canada (Ministre de la Justice), préc. note 15, paragr. 61.

[25]    La Société intermunicipale de gestion et d’élimination des déchets (SIGED) inc. c. La Société d’énergie Foster Wheeler ltée, [2001] R.J.Q. 2461 (C.A.), pourvoi à la Cour suprême rejeté ([2004] 1 R.C.S. 456); voir également Association de protection des épargnants et investisseurs du Québec (APEIQ) c. Corporation Nortel Networks, 2007 QCCA 1208, requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 21-02-2008, 32348).

[26]    Droit de la famille - 2436, J.E. 96-1260 (C.S.).

[27]    Société de fiducie du crédit foncier c. Desmarais, préc. note 23.

[28]    Art. 9 de la Charte des droits et libertés de la personne, et art. 2858 C.c.Q.

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